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Épistémocritique, n° 25 : « Généalogies de la nature »

Épistémocritique, n° 25 : « Généalogies de la nature »

Publié le par Marie Berjon (Source : Axel Hohnsbein)

Parution

Epistémocritique n° 25 (décembre 2024)

"Généalogies de la nature"

Numéro coordonnée par Laurence Dahan-Gaida et Bertrand Guest

En libre accès à cette adresse :
https://epistemocritique.org/genealogies-de-la-nature/ 

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Sommaire

1. Laurence Dahan-Gaida, Bertrand Guest : introduction
 
2. William Pillot (université d’Angers) : « Gaia, phusis, kosmos. Réflexions sur quelques représentations de la « nature » en Grèce ancienne et sur certaines de leurs réceptions et relectures modernes en contexte de crise écologique »

Résumé : comment restituer, à partir d’une étude des sources anciennes transmises jusqu’à nous, la diversité et les évolutions des perceptions et représentations de ce que le naturalisme moderne, au sens de Descola, désigne sous le nom de « nature », dans le monde grec antique ? De la « Gaia aux larges flancs, assise sûre à jamais offerte à tous les vivants » chantée par Hésiode dans sa Théogonie comme origine du monde et source de toute vie, à la conception matérialiste mais non entièrement désacralisée de la phusis que propose l’école aristotélicienne quelques siècles plus tard, en passant par les diverses traditions mythologiques et religieuses mettant en scène un sympathetikos kosmos ensuite théorisé en tant que tel par certaines écoles philosophiques, il s’agit avant tout de restituer la diversité de ces différentes représentations antiques, parfois irréconciliables et relevant de cosmologies radicalement diverses, que l’on aurait tort de vouloir réduire à une unique « pensée de la nature en Grèce ancienne ». Reconnaître cette diversité permet ensuite de questionner certaines des réceptions et relectures modernes de ces cosmologies grecques antiques, en remettant notamment en perspective les interprétations proposées par John Baird Callicott à propos de l’origine supposément grecque de la rupture occidentale entre nature et culture, ou celles de Bruno Latour à propos de ce dont « Gaïa » serait aujourd’hui le nom, à l’ère de l’Anthropocène et de la crise écologique actuelle.
 
3. Kan Shen (université de Franche-Comté) : « L’émergence de la « nature » dans la Chine moderne. Quand le terme « ziran » rencontre le naturalisme occidental »

Résumé : l’adaptation de la notion de « nature » dans la Chine moderne connaît des évolutions significatives. Aujourd’hui, le mot ziran 自然 est utilisé en chinois pour dire la « nature ». Cependant, dans la pensée traditionnelle de la Chine, l’idée de ziran diffère considérablement de la notion de « nature » telle que nous la connaissons actuellement, en termes d’acception, de signification et d’utilisation. Elle renvoie à l’idée d’une spontanéité « naturelle » incarnant un ordre cosmique harmonieux auquel l’homme doit s’intégrer et se conformer. Cette idée reflète la manière spécifique dont les anciens Chinois perçoivent le monde et entretiennent des relations avec lui. Cette vision traditionnelle est bouleversée au cours du XIXe siècle avec l’arrivée de la pensée moderne. Ainsi la notion de nature introduit en Chine une vision matérialiste et mécaniste du monde, révélatrice d’une ontologie naturaliste qui sépare et oppose l’homme à la nature. Ces nouvelles perspectives contribuent à un processus de modernisation de la société chinoise, de ses institutions et de ses pensées. Ce processus historique marque un dialogue vivant et complexe entre la tradition chinoise et la pensée occidentale, comme en témoignent le développement sémantique et conceptuel du terme ziran, ainsi que son association à la notion de « nature ».
 
4. Nicolas Wanlin (École polytechnique) : « Qui est la Nature ? Remarques sur la personnification au XIXème siècle »

Résumé : la tradition poétique comprend de nombreuses personnifications de la nature : elle est tantôt l’objet d’une apostrophe tantôt le sujet d’une prosopopée. Mais de telles personnifications ne sont pas l’exclusivité de la poésie car les sciences aussi recourent, plus discrètement, à des discours anthropomorphiques. Qu’il s’agisse de désigner la marche de la nature ou son déploiement providentiel, qui ne pourrait être dû au hasard, les discours naturalistes peuvent difficilement se passer de ces manières de parler ambiguës. Même si cela fait l’objet de critiques, notamment au moment positiviste de la science du XIXème siècle, la personnification de la nature demeure. Son usage dans l’esthétique romantique peut même signifier que l’ambition scientifique d’objectiver la nature fait fausse route et manque une dimension essentielle de la nature.

 
5. Bertrand Guest (université d’Angers) : « La « biosphère » et son monde. Écorce vivante et cosmique, ou bulle théologique et mécaniciste ? »

Résumé : depuis le XIXème siècle, les sciences se divisent, se spécialisent et se séparent de la poésie. Or c’est au prix d’efforts pour imaginer un regard synthétique, global, interdisciplinaire et holistique qu’émerge dans ces sciences la notion de « biosphère », dont les premières formulations par Suess (1875) puis Vernadsky (1926) essaiment sans cesse. Elles continuent aujourd’hui d’inspirer des pensées du terrestre marquées par l’inventivité, la mutabilité lexicale, une certaine agentivité poétique. Cet essai envisage le long bouillonnement qui prépare, souvent sous d’autres noms, un concept qui imprègne durablement l’écologie, dans laquelle il introduit l’échelle d’un espace-temps très élargi, au-delà de toute perception immédiate ou locale. Entre mysticisme et matérialisme, téléologie et contingentisme, voire entre perfection et chaos, quelles en ont été, et parfois en demeurent, les oscillations, sinon les ambiguïtés ?
 
6. Damien Marage (université de Franche-Comté) : « Les temps de la biodiversité : continuité, inflexions et résistances »

Résumé : l’émergence du concept de biodiversité sur les bases de la biologie de la conservation et le Défi de Rio était due à l’origine au désir d’articuler protection de la nature et développement durable. Or ce projet est toujours tenu en échec. La biodiversité, terme apparu en 1986, transcende le concept de « nature » pour devenir un objet scientifique, politique et économique. Ce concept reflète la complexité et l’interdépendance des êtres vivants, tout en mettant évidence les menaces anthropiques, à l’ère Anthropocène. L’évaluation des services écosystémiques a provoqué des débats sur sa valeur intrinsèque et sa valeur instrumentale. Une erreur épistémologique majeure a été de penser la substituabilité totale des éléments naturels. Cette erreur a permis l’émergence d’une éthique basée sur le respect de la vie, élargissant la compréhension des interdépendances humaines et des autres êtres vivants. Ce concept invite à une approche intégrative, combinant sciences et perceptions culturelles, pour promouvoir une coexistence équilibrée. Une perspective d’« humanisme écologique » est proposée, appelant à réconcilier progrès scientifique et respect des limites planétaires.

7. Valentin Denis (EHESS) : « La texture du social. Retour sur la critique du concept de nature dans l’anthropologie des sciences de Bruno Latour »

Résumé : on se propose ici de préciser et d’expliciter le diagnostic d’époque posé par Bruno Latour dans Nous n’avons jamais été modernes (1991), essai qui remet en question la pertinence du partage entre nature et société pour caractériser la modernité. On se concentre pour ce faire sur les travaux publiés par Latour depuis le début de sa carrière jusqu’en 1991, afin de retracer chronologiquement l’édification d’une critique du concept de nature qui ne cesse de monter en généralité. Dans un premier temps, l’anthropologue récuse ce concept pour l’étude empirique des sciences de laboratoire. Dans un second temps, il montre comment le concept de nature inhibe la description des rapports entre sciences et sociétés, en ce qu’il ne permet pas de saisir la manière dont les premières contribuent à intégrer de nouveaux êtres au collectif, bien plus qu’elles n’unifient un domaine prétendument homogène de la nature qui ferait face à la société. Ce qui lui permet, dans un troisième temps, d’en venir à une critique générale du « grand partage » entre nature et société comme autodescription déformée des sociétés modernes. L’enjeu principal de cet article est de restituer précisément les multiples étapes par lesquelles Latour en arrive à cette thèse provocatrice, en se distanciant toujours plus du concept de nature sans jamais pour autant adopter un cadre philosophique relevant du constructivisme social.
 
8. Camille Chamois (FNRS) : « La fin d’un grand partage – vraiment ? Autour de l’anthropologie de la nature »

Résumé : la critique de la notion de « nature » est une des thèses fameuses commune à Philippe Descola et à Bruno Latour. Selon le premier, la notion de « nature » ne peut pas constituer une base épistémologique pour l’anthropologie. Pour le second, l’écologie politique doit se débarrasser de la notion de « nature » afin de prendre la mesure de la crise environnementale contemporaine. Le but de cet article est de présenter l’émergence de ces analyses en les resituant dans leur contexte d’élaboration afin d’en discuter la pertinence épistémologique et politique.
 
9. Marie Cazaban-Mazerolles (Université Paris VIII – Vincennes Saint-Denis) : « La nature réanimée. Sur un moment fantastique de la rhétorique épistémique contemporaine »

Résumé : en 1980, la philosophe Carolyn Merchant avançait l’hypothèse d’une « mort de la nature » entendue comme la disparition, au cours de la révolution scientifique, des représentations de la nature en tant que domaine animé. A contrario, le discours épistémique contemporain apparaît colonisé par une nébuleuse d’analogies et de métaphores plus ou moins solidairement apparentées – l’entrée en scène, l’intrusion, le réveil, la résurrection, la contre-attaque, etc. – qui participent toutes d’une isotopie de la nature réanimée. En étudiant cette rhétorique et les emprunts à la culture littéraire et cinématographique dont elle procède, l’article souligne l’affinité qui la lie à la tradition du récit fantastique et horrifique, et considère le paradoxe dont relève ce phénomène. L’usage, en contexte épistémique, de figures et de registres issus de la fiction de genre est notamment ressaisi à l’aune du renouvellement de l’expérience de la nature induit par la crise climatique et écologique globale ; il est interprété comme une réponse aux défis descriptifs et analytiques lancés par l’époque contemporaine aux discours qui cherchent à déterminer la nature de la nature.