Appel à communications
Les vertus démocratiques des récits contemporains en question
Journées d’étude
Les 26 et 27 mai au Conservatoire national des arts et métiers de Paris
292 Rue Saint-Martin, 75003 Paris
Depuis une vingtaine d'années, la littérature française contemporaine se repolitise (Sapiro 2018, Gefen 2022). Dans ce contexte, les écrivains français contemporains s’attachent à la représentation de différents groupes sociaux et d’une pluralité de formes de vie (Gefen 2021, 2022, Marx 2023). La littérature française contemporaine contribuerait alors, selon certains critiques littéraires et sociologues de la littérature, à dynamiser la vie démocratique. Les chercheurs qui s’inscrivent dans le paradigme cognitif voient dans les récits contemporains une manière d’établir et de renforcer le lien social dans les sociétés contemporaines libérales centrées sur l’individu. Ils partagent en cela les analyses des critiques littéraires et sociologues recourant à la tradition aristotélicienne qui les envisagent aussi au regard de leur pouvoir thérapeutique grâce auquel se « répare le monde ». Selon Alexandre Gefen, « les politiques littéraires d’aujourd’hui défendent […] le pouvoir concret de l’écriture et de la lecture individuelle comme exercice effectif d’une vie démocratique relationnelle fondée sur l’attention concrète à la pluralité des formes de vie et à la justesse de leur énonciation » (2022). Sylvie Servoise met en évidence, quant à elle, la « réinvention démocratique » d’écrivains comme François Bon qui, par ses écrits, réussit à « rend[re] compte de la parole des victimes des injustices » (2013). Ces vertus démocratiques ne concernent pas seulement les biens littéraires. En effet, dans la lignée des travaux de Stanley Cavell sur le cinéma populaire, Sandra Laugier souligne la recherche morale et pédagogique à vocation démocratique des séries télévisées dans leur saisie d’expériences « ordinaires » (Laugier 2019).
Se positionnant à distance des perspectives critiques du structuralisme et du poststructuralisme, ces approches des récits contemporains semblent faire l’impasse sur les rapports de domination qui ont cours dans les processus non seulement de production, mais aussi de réception des biens culturels. Alors que certaines d’entre elles voient dans ces récits des contre-discours, ceux-ci généreraient de manière paradoxale du consensus, par les vertus d’une catharsis purgeant l’antagonisme et de l’empathie déjouant les rapports de force. Cette interpellation de la démocratie par la littérature et les récits contemporains, dans leurs descriptions des formes de violence et de domination (Gefen), ne devrait-elle pas plutôt attiser l’esprit de lutte et produire de la conflictualité ?
En complément des précédentes approches, cette journée d’étude vise à explorer les enjeux de cette nouvelle politisation de la littérature et des récits contemporains, en invitant à davantage rechercher l’antagonisme sous la surface du consensus par le questionnement des vertus démocratiques trop rapidement et directement présupposées des récits. Elle propose de poursuivre la réflexion sur les liens entre littérature et politique en considérant dans une perspective critique la question des dominations à l’œuvre dans les processus de production et de réception des écrits et discours des récits contemporains. À cet effet, trois axes d’étude sont envisagés.
Axe 1 - Le rapport au réel et aux formes symboliques dominantes
Un premier axe est centré sur la question du rapport au réel et aux formes symboliques dominantes des récits contemporains français dans lesquels est répandu un style réaliste qui vise à « rendre compte du monde » (Houellebecq 2010). Plusieurs critiques littéraires conçoivent cette tentative de renouement à l’expérience commune et au langage ordinaire comme une volonté de mieux représenter les gestes et les comportements des différents groupes sociaux. Or, comme les théoriciens de la littérature des années 1960-1970 l’ont montré, en s’inspirant des formalistes russes, mais aussi des avant-gardes (Kaufmann 2011) et du romantisme d’Iéna (Todorov 1977, Lacoue-Labarte, Nancy 1978), le langage ordinaire reproduit les formes symboliques de l’idéologie dominante dans la mesure où le réalisme est un discours « qui voudrait se faire passer pour un autre » (Todorov 1982) et dont la transparence dissimule un contenu idéologique masqué. Selon Roland Barthes, « tout, dans notre vie quotidienne, est tributaire de la représentation que la bourgeoisie se fait et nous fait des rapports de l’homme et du monde » (1957). A contrario, l’utilisation d’un langage poétique, réflexif et autonome, constituerait un antidote aux dispositifs symboliques dominants, en permettant de raviver les aspirations démocratiques et révolutionnaires (Kristeva 1974). Selon les situationnistes, un changement des rapports de force ne s’accomplit qu’en activant le potentiel poétique du langage : « la poésie doit être comprise en tant que communication immédiate dans le réel et modification réelle de ce réel. Elle n’est autre que le langage libéré » (1975).
À partir de ces considérations, on peut s’interroger sur les répercussions sur la vie démocratique engendrées par le « retour au réel » de la littérature française contemporaine. S’il se manifeste par certains éléments stylistiques récurrents comme la narration à la première personne, la représentation réaliste de scènes de la vie quotidienne ou encore l’adoption d’un registre pathétique (Rabaté 2024), comment se module-t-il dans les textes et les écritures, dont certaines recourent aux sciences sociales ? De quelles manières se définissent les « écritures démocratiques » dans les récits contemporains ? Quelles sont les nouvelles formes de « populisme » et de « misérabilisme » (Grignon et Passeron 1989) que peut impliquer ce retour au réel au sein des écritures contemporaines, dont les manifestations doivent être envisagées à l’aune des rapports de force symboliques et matériels qui se jouent dans les représentations des catégories sociales populaires ? Comment les écrivains réfléchissent ou non dans leurs œuvres et leurs discours les enjeux sociaux des formes et écritures littéraires, dans une tension entre formalisme et naturalisme, entre élitisme et populisme ?
Par ailleurs, s’il est fréquent d’opposer les récits littéraires à la pratique de storytelling des politiciens contemporains, les narrations littéraires et le storytelling politique peuvent présenter une logique narrative semblable, comme le souligne Raphaël Baroni. Selon cet auteur, les récits littéraires ne constituent qu’une forme spécifique de storytelling fictionnel inscrit dans un cadre institutionnel défini (2016). On peut alors s’interroger sur les divergences, mais aussi les convergences possibles entre les choix formels adoptés par les politiciens et ceux de certains écrivains contemporains, marqués par l’individualisme et la radicalisation des opinions, dans une perspective d’hybridation des formes de discours.
Axe 2 - Écrivains, postures et champ littéraire
Une réflexion sur l’argument démocratique dans la littérature contemporaine invite à se pencher sur la sociologie des auteurs et sur la place qu’ils occupent dans l’espace littéraire en lien avec leurs origines et parcours sociaux (Wolf, 2003, 2017 ; Sapiro 2018). Il s’agit non seulement d’observer leurs attributs sociodémographiques qui se transforment au cours de la carrière, mais aussi leurs postures (Meizoz 2016) et engagements dans l’espace littéraire et public, qui peuvent relever d’une fonction de porte-parolat. En quoi ces éléments encouragent ou empêchent la mise en forme et la diffusion de leurs récits ? Comment leur prise en considération peut contribuer à l’interprétation des œuvres narratives, par exemple en recourant à une analyse de type « méta-herméneutique », telle que celle définie par Liesebeth Korthals Altes (2014) pour l’analyse des postures ?
La question est ainsi d’interroger la démocratisation du champ littéraire, entendue comme une réduction des inégalités pour y accéder et y poursuivre une trajectoire d’écriture, au vu d’une part des caractéristiques sociales des autrices et auteurs, des lieux de leur socialisation et de leurs voies d’accès à l’activité littéraire – à travers quels types de récits ? – mais aussi, d’autre part, du statut paradoxal qu’acquièrent celles et ceux issus de catégories sociales populaires. Le regain démocratique de la littérature française contemporaine serait en effet favorisé par de nouveaux profils d’écrivains issus des classes moyennes et populaires qui rendent compte dans leurs œuvres à la fois des conditions sociales d’existence de leur groupe d’appartenance, mais aussi de leurs expériences de la mobilité sociale. Quel champ de possibles professionnels leur offre alors l’espace littéraire ? Que produisent les parcours de migrations sociales en termes à la fois de dispositions littéraires et d’écritures, de postures et de stratégies éditoriales, mais aussi de catégorisations investies de valeurs symboliques, qui façonnent les identités artistiques (Ambroise 2001) ? Cet axe encourage les contributions qui mettent particulièrement en lumière les ambivalences des processus caractérisant les parcours sociaux, comme dans le cas des scripteurs issus de milieux populaires (Ernaux Lagrave 2023). Pris en étau entre un « besoin de dire » (Le Port, 2021) leurs mondes sociaux et la reconnaissance institutionnelle pouvant les mener à sentiment de « trahison » vis-à-vis de ces mondes (Veron, Abiven 2024), ceux-ci peuvent tenter, avec plus ou moins de succès, de réduire la distance entre les expériences vécues et l’écriture dont les pratiques différenciées seront rapportées aux inégalités sociales.
Dans la lignée de travaux récents (Meizoz 2020, Huppe 2023), cet axe invite par ailleurs à mettre en lumière les ambiguïtés que manifestent la perte d’autonomie de la littérature et la prégnance accrue des logiques marchandes qui y favorisent la reproduction de thèmes et de mécanismes narratifs facilement identifiables, au prix d’une standardisation des œuvres contemporaines.
Axe 3 - Réceptions, interprétations et mobilisations littéraires
Le dernier axe est centré sur la réception des œuvres contemporaines afin de considérer leurs apports démocratiques au regard de leurs publics. À qui s’adressent ces récits et qui sont leurs lecteurs et lectrices ? Quels sont les écarts qui peuvent apparaître entre les publics ciblés par ces textes en raison de leurs objets et de leurs ambitions démocratiques et la sociologie de leurs lecteurs, à travers une diffusion éditoriale que structurent les pôles de circulation restreinte et élargie de l’espace littéraire ? De quelle manière le recours aux sciences sociales (Ernaux, Lagrave, 2023), par exemple dans les « littératures de terrain » (Viart 2019), dont certaines souhaitent faire entendre la voix des marginaux de l’espace social, permet ou non d’élargir les publics de ces textes ? À quels obstacles se confronte l’aspiration de la littérature contemporaine à s’ouvrir à de nouveaux publics ?
Si, d’un point de vue cognitif et émotionnel, les mécanismes de la reconnaissance et de l’empathie constituent des outils pour toucher de plus larges publics, on peut s’interroger sur leurs limites, notamment au regard de leur répétition des logiques dominantes et des effets de distanciation nécessaire à la compréhension des rapports de force. Dans cette perspective, en quoi une réception fondée sur le non-sens, et sur une attitude d’« auto-estrangement » (Krakauer, 2010), permet-elle de confronter ces logiques dominantes par une distance critique ?
Cet axe de réflexion invite ainsi à explorer les réceptions et interprétations des écrits contemporains, mais aussi les formes de mobilisation qu’ils provoquent, pouvant amener les lecteurs à s’engager de multiples façons dans la vie sociale et politique. Des approches sociologiques analysant les prises de plume populaires et les nouvelles modalités d’appropriation des textes littéraires, lors de manifestations par exemple, sont les bienvenues. On pourra se demander si l’ouverture démocratique ne s’opère pas finalement en dehors de la littérature entendue dans son sens restreint, par exemple dans la littérature « hors du livre » (Rosenthal, Ruffel 2010), comme dans le cas des écrits sauvages de contestation produits par les « Gilets jaunes » (Saint-Amand 2024), ou dans les formes littéraires singulières que sont les factographies (Zenetti 2014). Plus généralement, qu’en est-il alors du « pouvoir » d’écrire dans un contexte démocratique particulier, à l’occasion de mobilisations, mais également dans les mois et les années qui les suivent ? Et que font les luttes visant l’égalité à l’écriture populaire ?
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Consignes de soumission
Les propositions de communication devront être envoyées au plus tard le 1er mars 2025 aux adresses : antonino.sorci@lecnam.net et claire.tomasella@univ-amu.fr. Elles ne devront pas excéder 500 mots et elles pourront mentionner l’axe au sein duquel la communication serait intégrée.
Le comité d’organisation répondra le 1er avril au plus tard.
Les journées d’étude auront lieu les 26 et 27 mai au Conservatoire national des arts et métiers de Paris.
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Comité d’organisation
Antonino Sorci, CNAM, Paris
Claire Tomasella, Aix-Marseille Université
Comité scientifique
Haud Guéguen, CNAM
Justine Huppe, Université de Liège
Rose-Marie Lagrave, EHESS
Éliane Le Port, Université d’Évry
Denis Saint-Amand, Université de Namur
Marie-Jeanne Zenetti, Université Lumière Lyon 2
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Références
Ambroise, Jean-Charles. « Écrivain prolétarien : une identité paradoxale ». Sociétés contemporaines 4, no 4 (2001): 41‑55.
Baroni, Raphaël. « Crier au storytelling ! Réflexions sur les usages instrumentaux des récits mimétiques ». Comparatismes en Sorbonne, no 7 (2016). http://www.crlc.paris-sorbonne.fr/pdf_revue/revue7/7_R_Baroni.pdf.
Barthes, Roland. Mythologies. Paris: Seuil, 1957.
Ernaux, Annie, et Rose-Marie Lagrave, Une Conversation. Paris: Éditions de l’EHESS, 2023.
Gefen, Alexandre. « Littérature et démocratie ». Esprit, no 7‑8 (2021): 47‑56.
Gefen, Alexandre. La littérature est une affaire politique. Paris: Éditions de l’Observatoire, 2022.
Grignon, Claude, et Jean-Claude Passeron. Le savant et le populaire : misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature. Paris: Seuil, 1989.
Houellebecq, Michel. La Carte et le territoire. Paris: Flammarion, 2010.
Huppe, Justine. La Littérature embarquée. Paris: Éditions Amsterdam, 2023.
Kaufmann, Vincent. La Faute à Mallarmé. L’aventure de la théorie littéraire. Paris: Seuil, 2011.
Korthals Altes, Liesbeth. Ethos and Narrative Interpretation: The Negotiation of Values in Fiction. Lincoln: University of Nebraska Press, 2014.
Kracauer, Siegfried. Théorie du film : la rédemption de la réalité matérielle. Paris: Flammarion, 2010.
Kristeva, Julia. La Révolution du langage poétique. L’avant-garde à la fin du XIXe siècle. Paris: Seuil, 1974.
Internationale situationniste, 8, Paris, Champ libre, 1975.
Lacoue-Labarthe, Philippe, et Jean-Luc Nancy. L’Absolu littéraire. Théorie de la littérature du romantisme allemand. Paris: Seuil, 1978.
Laugier, Sandra. Nos vies en séries. Philosophie et morale d’une culture populaire. Paris: Flammarion, 2019.
Le Port, Éliane. Écrire sa vie, devenir auteur. Le témoignage ouvrier depuis 1945. Paris: Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2021.
Marx, William. « « Le krach Valéry ». Cours au Collège de France, séance du 14 mars 2023. https://www.college-de-france.fr/fr/agenda/cours/valery-ou-la-litterature/le-krach-valery.
Meizoz, Jérôme. La littérature « en personne ». Scène médiatique et formes d’incarnation. Genève: Slatkine Érudition, 2016.
Meizoz, Jérôme. Faire l’auteur en régime néo-libéral. Rudiments de marketing littéraire. Genève: Slatkine, 2020.
Rabaté, Dominique. « Le pathétique du roman ». Fabula / Les colloques, Critique de la critique (récente), Une décennie de littérature en France (2010-2021). Déplacements de la critique et de la narration, 2024, URL : http://www.fabula.org/colloques/document11899.php.
Rosenthal, Olivia, et Lionel Ruffel. « Introduction à La littérature exposée. Les écritures contemporaines hors du livre ». Littérature 4, no 160 (2010): 3‑13.
Saint-Amand, Denis. « Rumeur latérale et griffonnages. Introduction ». Fabula / Les colloques, Les écrits sauvages de la contestation, 2024. http://www.fabula.org/colloques/document9556.php.
Sapiro, Gisèle. Les Écrivains et la politique en France : de l’Affaire Dreyfus à la guerre d’Algérie. Paris: Seuil, 2018.
Servoise, Sylvie. « Parole d’écrivain et crise de la représentativité ». Revue critique de fixxion française contemporaine, no 6 (2013).
Todorov, Tzvetan. Théories du symbole. Paris: Seuil, 1977.
Todorov, Tzvetan. « Présentation ». In Littérature et réalité. Paris: Seuil, 1982.
Véron, Laélia, et Karine Abiven. Trahir et venger. Paradoxes des récits de transfuges de classe. Paris: La Découverte, 2024.
Viart, Dominique. « Les littératures de terrain ». Revue critique de fixxion française contemporaine, no 18 (2019). http://journals.openedition.org/fixxion/1275.
Wolf, Nelly. Le Roman de la démocratie. Paris: Presses Universitaires de Vincennes, 2003.
Wolf, Nelly. « Roman et démocratie : contrat, fiction, diction ». Raison publique 21, no 1 (2017): 87‑96.
Zenetti, Marie-Jeanne. Factographies. L’enregistrement littéraire à l’époque contemporaine. Paris: Classiques Garnier, 2014.