Colloque « Anthropocène(s) : femmes, féminin, féminismes »,
organisé par Hélène Machinal, ACE, Université Rennes 2 (AIS, Rennes métropole)
Les Jeudi 6 et vendredi 7 novembre 2025
Si l’anthropocène s’inscrit déjà dans une réflexion plurielle et transdisciplinaire qui a vu émerger pléthore d’autres termes (le capitalocène (Malm, 2014) et le plantationocène (Haraway, 2014, 2015), le plasticocène, le thermocène, le technocène, le chthulucène, l’indigénocène, etc), les journées d’étude organisées à Rennes 2 par le laboratoire ACE entendent approfondir plus spécifiquement les interactions entre l’anthropocène et les femmes, le féminin et le féminisme, voire les féminismes.
L’objectif est de commencer à identifier et à analyser l’implication des femmes dans les expressions littéraires et artistiques de l’anthropocène, de la théorie critique aux fictions et aux expressions artistiques pour interroger un féminisme de l’anthropocène (Grusin, 2017). Nous proposons de décliner femmes, féminin et féminismes de façon à rendre compte de différents degrés d’implication qui vont de la représentation, à l’auctorialité ou à l’engagement politique, voire à l’hybridation de deux de ces degrés. Ces thématiques sont déjà d’actualité comme en témoigne le collectif dirigé par Nathalie Grandjean et publié aux éditions de l’université de Bruxelles : https://www.editions-ulb.be/fr/book/?gcoi=74530100588620
Outre que l’éco-féminisme et le nouveau matérialisme féministe peuvent être considérés comme deux courants précurseurs de la façon dont le féminisme (au sens large et résolument inclusif) a pu s’emparer de questions relatives à la définition de l’humain, c’est avant tout dans la notion de biopouvoir posée par Michel Foucault dans les années 70 que l’on peut trouver une origine à la réflexion sur l’assujettissement des femmes et de la nature. Le biopouvoir implique la réduction du biologique à des enjeux de pouvoir qui reposent sur la production et le marché et induisent un contrôle de la vie et du vivant. Si Foucault pensait avant tout aux corps humains en 1969, son concept atteste d’une prescience étonnante tant il peut s’appliquer aux enjeux liés au vivant dans le cadre de l’anthropocène. On peut aussi identifier une généalogie et une progression qui irait des écrits de Foucault au féminisme de l’anthropocène en évoquant Les Mots et les Choses: Une archéologie des sciences humaines (1966) et le recours aux fossiles et à l’archive que le philosophe propose pour élaborer son archéologie du savoir. Cette approche atteste d’un décentrement, d’une mise en relation de la vie et la non-vie qui annonce de nouvelles échelles (non anthropocentrée) qui s’inscriraient non pas dans l’histoire des êtres humains mais dans le temps long (ou temps géologique, deep time). De fait, l’anthropocène combine les périodes historiques (le capitalisme tardif, l’industrialisation, le nucléaire) et le temps géologique de la planète. Les écrits de Bruno Latour at d’Isabelle Stengers sont également un jalon incontournable pour tenter d’appréhender les changements d’échelles et de dynamiques à l’œuvre.
D’un point de vue théorique, on peut identifier des liens entre le posthumanisme critique (à partir de D. Haraway, Cyborg Manifesto) et la réflexion sur l’anthropocène (D. Haraway, Staying with the Trouble) dans un contexte où Clare Colebrook parle de mort du posthumain (C. Colebrook, Death of the PostHuman, 2014 & Who Would Kill to Save the World, 2023) et initie les Extinction Studies. Ce fil rouge part du Manifeste Cyborg qui pose que « l’humain, le non-humain, la nature et la culture sont inextricablement liés » et articule ces enjeux à ceux de l’anthropocène tout en s’inscrivant dans une dimension politique. En effet, Clare Colebrook évoque le fait qu’avec l’anthropocène, la temporalité du politique et celle de la planète ne convergent pas mais, au contraire, entrent en collision. Partant, elle ré-introduit également à la fois une problématique temporelle et des questions d’échelle (présentisme, urgentisme, temporalité du capitalisme etc) mais aussi des enjeux liés à la fin (crise climatique, enjeux environnementaux, catastrophe, extinction des espèces, fin du monde, etc). Ces deux autrices ont par ailleurs apporté leur pierre à l’ouvrage collectif central édité par Richard Grusin, Anthopocene Feminism (2017) qui pose la question d’un féminisme de l’anthropocène, sur lequel il semble utile de poursuivre la réflexion.
La fiction et les expressions artistiques ont par ailleurs permis aux théoriciennes d’illustrer leur propos. On pense à la SF féministe des années 70 chez Haraway et sa reprise par ïan Larue dans Libère-toi cyborg (2018). Des spécialistes de l’imaginaire des sciences du XIXe siècle comme Gillian Beer (Open Fields, Darwin’s Plots) ont en effet déjà montré qu’une révolution ontologique et épistémologique comme celle que déclenche la théorie de l’évolution induit l’émergence nécessaire de nouvelles formes de récits (et souvent également la résurgence de figures mythiques qui cristallisent les tensions entre ordre ancien et nouveau, selon J-J Lecercle). De fait, la fiction et le récit, mais aussi les expressions artistiques, constituent des dynamiques de médiation par la représentation, en particulier lorsqu’il s’agit de fictions d’anticipation dont on sait qu’elles informent avant tout le présent (Langlet, Le Temps rapaillé). L’importance et le rôle du récit sont également au cœur de l’essai Valet noir, vers une écologie du récit, de Jean-Christophe Cavallin ou d’Autobiographie d’un poulpe et autres récits d’anticipation, de Vinciane Despret. Cette dernière se penche aussi avec Isabelle Stengers sur les interactions entre écriture, monde académique et engagement politique dans le sillage de Virginia Woolf (Les faiseuses d’histoires, que font les femmes à la pensée ?). La production contemporaine de récits écrits par des femmes qui entrent en résonance avec l’anthropocène et les enjeux politiques et éthiques contemporains permettra d’interroger les interactions entre fiction et imaginaire des sciences contemporains et d’envisager une nouvelle approche du vivant.
Comme Haraway et Colebrook, la philosophe Rosi Braidotti s’inscrit dans un parcours qui l’amène à réinterroger le posthumain dans le cadre de l’anthropocène en privilégiant le « devenir-minoritaire, le devenir-femme, le devenir-animal et le devenir-imperceptible ». Pour Rosi Braidotti, si le tournant post-anthropocentrique est initié par Haraway, il prend de l’ampleur avec la convergence de deux problématiques : le changement climatique et la nouvelle échelle mondialisée à laquelle opèrent les technologies de l’information. La philosophe propose un nouveau mode de relation sous la forme d’alliances inter-espèces, un désancrage (ce qu’elle nomme le « devenir-nomade »). Braidotti évoque aussi une pratique de la défamiliarisation qui pourrait ouvrir à une évolution vers un cadre de référence alternatif ; et, de fait, la fiction (en particulier la science-fiction et la fiction d’anticipation) peut s’appuyer sur des processus de défamiliarisation pour inciter à prendre en compte la différence au lieu de l’isoler et d’ainsi consolider un monde de la différentiation qui, si l’on suit Agamben, émerge de la pratique de l’indifférence.
Depuis les années 2010, avec sans doute une accélération initiée par la crise du Covid 19, la production littéraire et artistique d’œuvres écrites ou proposées par des femmes ou mettant en scène des personnages ou des enjeux liés au féminin n’a cessé de s’amplifier. La production de fictions qui interrogent le devenir de l’humain et de la planète s’est amplifiée avec les exemples de Meg Elison, Cherie Dimaline, Louise Welsh, Emily St Mandel ou Naomi Alderman, ou, pour ce qui est des fictions audio-visuelles (films, séries ou documentaires), Extrapolations, Don’t Look up, Annihilation, Avatar, Les Algues vertes, Flow.
La dystopie féministe initiée par Margaret Atwood et Octavia Butler semble faire un retour en force avec les exemples d’autrices telles que Sophie Mackintosh, Larisa Laï, Jennie Melamed, Naomi Alderman, Suzette Haden Elgin ou Kristyn Dunnion, mais de nombreux romans relèvent avant tout d’enjeux propres à un féminisme de l’anthropocène (Lydia Yuknavitch, Rivers Solomon). Ont également émergé des œuvres, plus clairement ancrées dans un propos politique, qui relèveraient peut-être également d’un féminisme de l’anthropocène, certaines de ces productions émanant de théoriciennes et/ou de philosophes, on pense à Autobiographie d’un poulpe (Despret) ou Histoires de Camille (Haraway). On remarque aussi une interaction entre un engagement militant féministe et les enjeux de la crise climatique ou de l’anthropocène, comme dans « L’expédition bleue » ( https://www.organisationbleue.org/expeditionbleue) qui a permis d’étudier et de documenter la pollution plastique et de témoigner des changements climatiques lors d’une expédition pluridisciplinaire de trois semaines dans le golfe du St Laurent. Cette approche éco-poétique et géo-poétique s’inscrit dans le sillage des écrits de Rachel Bouvet et dans la même dynamique que celle des carnets de la Traversée (https://latraverseegeopoetique.com/rachel-bouvet/). On pense aussi à l’ouvrage édité par Camille Prunet sur art et écologie, Paysages sensibles (2023), qui atteste d’un engagement artistique face à la crise climatique.
—
Lors de ce colloque, nous aurons l’honneur de recevoir deux conférencières pour des plénières :
- Nathalie Grandjean, philosophe et administratrice de Sophia, réseau belge des études de genre.
- Camille Deslauriers, professeure à l’UQAR (Université de Québec à Rimouski)
—
Les propositions de communications assorties d’une courte biobibliographie des auteurices sont à envoyer à Hélène Machinal : helene.machinal@univ-rennes2.fr ou ln.machinal@gmail.com jusqu’au 30 mai 2025.
—
Le comité scientifique du colloque est composé de Sylvie Bauer (Rennes 2), Jean-Jacques Defert (St Mary’s University), Elaine Després (UQAM), Jean-Paul Engélibert (Bordeaux-Montaigne), Gaïd Girard (UBO), Mélanie Joseph-Vilain (Université Bourgogne Europe), Monica Michlin (Montpellier 3), Jessy Neau (Poitiers), Camille Prunet (Toulouse 2), Arnaud Regnauld (Paris 8), Shannon Wells-Lassage (Université Bourgogne Europe).
Le comité d’organisation du colloque est composé de Sylvie Bauer, Maëlle Jeanniard Du Dot, Nawelle Lechevalier-Bekadar et Hélène Machina
—
Bibliographie :
BARNETT, Joshua Trey, Mourning in the Anthropocene: Ecological Grief and Earthly Coexistence, East Lansing, Michigan State University Press, 2022.
BEER, Gillian, Open Fields, Science in Cultural Encounter, Oxford, OUP, 1999.
------ Darwin’s Plots, Cambridge, CUP, 2000.
BONNEUIL, Christophe, Fressoz, Jean-Baptiste, L’événement anthropocène. La terre, l’histoire et nous, Paris, Le Seuil, coll. « Anthropocène », 2013.
BOURRIAUD, Nicolas, Inclusions esthétiques du Capitalocène, Paris, PUF, Collection « Perspectives critiques », 2021.
BUHNER, Stephen Harrod. Earth Grief, The Journey into and Through Ecological Grief, White River Junction, Raven Press, 2022.
BUTLER, Judith, Precarious Life: The Powers of Mourning and Violence, London, Verso, 2004.
CAMPAGNE, Armel, Le Capitalocène. Aux racines historiques du dérèglement climatique, éditions Divergences, 2017.
CAVALLIN, Jean-Christophe, Valet noir. Vers une écologie du récit, Paris, José Corti, 2021.
CHERTKOVSKAYA E., Paulsson A. ‘The Growthocene: Thinking through What Degrowth is Criticising’, ENTITLE (European political ecology network) blog, 19 février 2016, http://entitleblog.org/2016/02/19/the-growthocene-thinking-through-what-degrowth-is-criticising
COLEBROOK Clare, The Death of the Posthuman, Essays on Extinction, Michigan, Univresity of Michigan Library, 2014.
------ Who Would Kill to Save the World, Nebraska, University of Nebraska Press, 2023.
DESPRET, Vinciane, Autobiographie d’un poulpe et autres récits d’anticipation, Paris, Actes sud, 2021.
DESPRET, Vinciane & STENGERS, Isabelle, Les faiseuses d’histoires, que font les femmes à la pensée ?, Paris, Les empêcheurs de tourner en rond, 2011.
DAVIS, Heather and TODD, Zoe, “On the importance of a date, or, decolonizing the anthropocene”, ACME: An International Journal for Critical Geographies, 16(4), 2017, p. 761-780.
ENGELIBERT, Jean-Paul, « Comment faire monde à l’âge de l’extinction ? Trois contes philosophiques contemporains », RLC XCVII, n° 2, avril-juin 2023, p. 168-179.
FOUCAULT, Michel, L’archéologie du savoir [1969], Paris, Gallimard, 2008.
------ La volonté de savoir, Gallimard, 1976.
------ Cours public au Collège de France, leçon du 17 mars, « Il faut défendre la société », 1975-76, Hautes études, Gallimard/Seuil, 1997.
GRANDJEAN Nathalie (ed.), Écoféminismes, Au cœur de l'Anthropocène, Bruxelles, éditions de l’université de Bruxelles, 2025.
GRUSIN Richard (ed.), Anthropocene Feminism, Minneapolis, London, University of Minnesota Press, 2017
HACHE Émilie, Ce à quoi nous tenons. Propositions pour une écologie pragmatique, Les Empêcheurs de tourner en rond, Paris, 2011.
----- Reclaim, recueil de textes écoféministes, textes choisis et présentés par Émilie Hache, « Sorcières », Paris, Cambourakis, 2016.
HARAWAY, Donna, « A Cyborg Manifesto : Science, technology, and Socialist-Feminism in the Late Twentieth Century » (1985), in Simians, Cyborgs, and Women: The Reinvention of Nature, New York, Routledge, 1991.
------The Companion Species Manifesto: Dogs, People, and Significant Otherness, Chicago, Prickly Paradigm Press, 2003
------ Staying with the Trouble, Making Kin in the Chthulucene, Durham, Duke Univ. Press, 2016
------ “Anthropocene, Capitalocene, Plantationocene, Chthulucene: Making Kin”, Environmental Humanities 6, n° 1, 2015, p. 159-165.
KOLBERT, Elizabeth, The Sixth Extinction: An Unnatural History, New York, Picador, 2015.
LANGLET, Irène, Le temps rapaillé, Limoges, PU de Limoges, 2020.
LARUE, iän, Libère toi cyborg, Paris, Cambourakis, 2018.
LATOUR, Bruno, Face à Gaïa. Huit conférences sur le Nouveau Régime Climatique, Paris, La Découverte, 2015.
LATOUR, Bruno, Où Atterrir ?, Paris, La Découverte, 2017.
LEAR, Jonathan, Imagining the End: Mourning and Ethical Life, Cambridge, MA, Belknap Press, 2022.
LECERCLE, Jean-Jacques, « Généalogie de l’archétype du savant fou, ou : le savant Cosinus était-il fou ? », in H. Machinal (ed.), Le savant fou, rennes, PU de Rennes, 2013.
LEWIS, Simon et Mark MASLIN, “Defining the Anthropocene”, Nature, 519, n°. 7542, mars 2015, p. 171-180.
MALM, Andreas, L’Anthropocène contre l’histoire. Le réchauffement climatique à l’ère du capital, Éditions La Fabrique, 2017 [2016].
MARTIN Nastassja & Baptiste MORIZOT, « Retour du temps du mythe. Sur un destin commun des animistes et des naturalistes face au changement climatique à l’Anthropocène », Issue, Journal of Art and Design, HEAD, Genève, 13 décembre 2018, https://issue-journal.ch/focus-posts/baptiste-morizot-et-nastassja-martin-retour-du-temps-du-mythe-2/
MORIZOT Baptiste, Manières d'être vivant : enquêtes sur la vie à travers nous, Arles, Actes Sud, 2020
MORIZOT Baptiste, et Estelle ZHONG MENGUAL, Esthétique de la rencontre. L'énigme de l'art contemporain, Paris, Seuil, 2018.
MORTON, Timothy, Ecology without Nature: Rethinking Environmental Aesthetics, Cambridge [Mass.], Harvard University Press, 2009.
PRUNET, Camille (ed.), Paysages sensibles, art et écologie, Paris, Etérotopia Editions, 2023.
ROSE, Deborah Bird, Thom VAN DOOREN and Matthew CHRULEW, (eds.), Extinction Studies: Stories of Time, Death, and Generations, New York, Columbia University Press, 2017.
STENGERS, Isabelle, Résister au désastre, Marseille, Wildproject, 2019.
USHER, Phillip John, “Untranslating the Anthropocene”, Diacritics, Volume 44, n. 3, 2016, p. 56-77.