
Repenser la remédiation médiatique : retour et perspectives critiques sur la pensée intermédiale de Richard Grusin
Dossier coordonné par Rémy Besson (UdeM, Laboratoire CinéMédias, Québec) et Sébastien Fevry (UCLouvain, Belgique)
Voici vingt-cinq ans paraissait l’ouvrage de Jay David Bolter et de Richard Grusin Remediation. Understanding new medias (1999) qui connut un grand retentissement autant en Europe qu’en Amérique du Nord, aussi bien dans le champ particulier des études intermédiales que dans celui plus large des études médiatiques et des sciences de l’information et de la communication. Dans cet ouvrage sorti au moment de l’émergence des médias numériques (d’où l’importance du sous-titre), les deux auteurs proposaient une relecture de l’histoire des médias basée sur le principe de remédiation, un principe impliquant que les nouveaux médias se constituent comme tels en remédiant des formes et des contenus médiatiques plus anciens. Dans leur ouvrage, Bolter et Grusin montraient aussi que cette logique de remédiation est gouvernée par deux principes complémentaires, à savoir l’immediacy et l’hypermediacy désignant le degré de transparence ou d’opacité que le média entretient à l’égard du monde qu’il est chargé de représenter.
Vingt-cinq ans après la parution de cet ouvrage, force est de constater que la pensée de Bolter et Grusin a peu fait l’objet de retours critiques. Avec le temps, le concept de remédiation médiatique a fini par intégrer une vulgate qui se trouve mobilisée dans de nombreux travaux issus notamment des approches intermédiales sans nécessairement être questionné ou mis en perspective, bien que certaines critiques aient été formulées à l’encontre de Remediation en pointant par exemple une conception assez binaire des rapports entre médias (Baetens, 2018).
Ce recul critique nous paraît d’autant plus pertinent à approfondir que le concept de remédiation a continué d’évoluer dans les écrits de Richard Grusin. En 2010, dans Premediation. Affect and Mediality After 9/11, Grusin introduisait le concept de prémédiation pour focaliser l’attention non sur la remédiation de formes anciennes dans les nouveaux médias, mais pour désigner la capacité de certains médias, particulièrement informationnels, de proposer des pré-configurations des événements futurs, telles des perturbations climatiques, en vue de faire baisser l’anxiété de la population et d’éviter des chocs traumatiques comparables à celui résultant des attentats du 11 septembre 2001.
Mais c’est surtout l’article Radical Mediation paru en 2015 dans la revue Critical Inquiry qui nous paraît constituer le tournant le plus significatif dans la pensée de la (re)médiation. Malgré son importance, cet article n’a pas connu la même fortune critique que l’ouvrage paru en 1999 et reste peu connu en dehors des études médiatiques nord-américaines produites en anglais (à l’exception des travaux de Jean-Marc Larrue). En écho notamment avec les travaux de Thacker, Warz et Galloway (2013), le déplacement principal de Grusin consiste à détacher la médiation du paradigme visuel et représentationnel, et plus largement du paradigme de la communication comme production de connaissance et d’information. Dans cette perspective, la médiation devient « radicale » et immédiate en ce sens que sa fonction première est de permettre à un milieu et à des sujets de se constituer en tant que tels. En ce sens, la médiation ne médiatise plus qu’elle-même et devient l’opération préalable à toute mise en relation.
Avec cet appel à communications, nous souhaitons mettre en discussion dans l’espace francophone la pensée de Grusin à la fois pour faire mieux connaître ses apports théoriques, mais aussi pour en proposer une approche critique étant donné que nous avons dorénavant le recul temporel nécessaire. Les principaux concepts que nous proposons de discuter sont la prémédiation, la médiation et la remédiation, même si la pertinence d’autres notions connexes comme la transparence ou l’opacité médiatiques peut également être questionnée.
Pour cet appel, nous sollicitons aussi bien des études de cas correspondant à autant d’opérationnalisation des concepts développés par Grusin que des articles plus théoriques qui mettent en discussion ces concepts.
Comme Bem et Froger l’ont théorisé, les études de cas constituent des entrées pertinentes pour les études (inter)médiales, car c’est une façon de saisir un instantané de phénomènes dynamiques qui resteraient sinon difficiles à objectiver (2023). Dans notre perspective, le cas est une manière de mettre les théories de Grusin à l’épreuve de singularités médiatiques. Il s’agit tout à la fois de tester les effets heuristiques de propositions théoriques de Grusin, tout en discutant de leurs limites et en envisageant d’autres pistes de réflexion. Les cas peuvent porter sur des configurations médiatiques tout à fait contemporaines ou très anciennes, brève dans leur actualisation ou s’étendant sur des durées plus longues. Nous pensons que des études de cas pourraient être menées sur des configurations médiatiques telles que des productions sonores (nous estimons que c’est une bonne manière de sortir d’un mode de pensée dominé par le visuel), des médias résiduels (Acland, 2007), des médias imaginaires ou non advenus (Parikka, 2017), des médias oubliés (Müller, 2007). Il est aussi possible d’envisager l’étude d’une production culturelle (un film, une pièce de théâtre, un jeu vidéo, etc.) ou d’un petit corpus de productions culturelles.
Les études plus théoriques passent par la comparaison entre les notions développées par Grusin et celles proposées par d’autres chercheurs et chercheuses, l’idée principale étant de sonder l’intérêt de ces concepts dans un contexte que certains qualifient de post-médiatique. Il serait par exemple intéressant de mettre en regard l’approche de Grusin avec des courants de pensée relevant des Nouveaux matérialismes (Guay, Larrue & Nolette, 2023) ou de l’écocritique (Bruhn & Salmose, 2023). Des notions telles que celles d’intra-action (Barad, 2020-2023), d’excommunication (Galloway, Thacker & Wark, 2013) ou encore de matière vibrante (Bennett, 2020) pourraient être ainsi abordées. C’est aussi sur ce versant plus théorique que pourraient prendre place des articles questionnant la réception du concept de remédiation médiatique dans le champ francophone des sciences de l’information et de la communication ou des articles visant à rapprocher ce concept de celui de médiation culturelle (Caune, 2017) dans le domaine de la sociologie de la culture. L’important sera de spécifier la démarche adoptée, en précisant si elle repose sur une critique de la pensée de Grusin ou sur la mise en lumière d’effets de complémentarité entre les différentes approches envisagées.
Il est entendu que nous encourageons aussi la soumission de propositions qui se situent à l’articulation entre étude de cas et volonté de théorisation. Dans tous les cas, nous sollicitons des propositions d'articles abordant les enjeux de prémédiation, de médiation et de remédiation, que ce soit pour effectuer un retour critique sur la pensée de Grusin ou pour en tester les potentiels heuristiques et leurs limites.
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Modalités de soumission
Les propositions d'articles (une page maximum accompagnée d'une courte biographie) pour ce numéro thématique de la revue Recherches en Communication sont à envoyer avant le 30 avril 2025 à remy.besson@umontreal.ca et sebastien.fevry@uclouvain.be.
Les auteur·es recevront une réponse pour la mi-mai.
Si la proposition est sélectionnée, l'article d'environ 40 000 signes (espaces compris) devra être soumis sur la plateforme de la revue avant le 30 septembre 2025. Une évaluation en double aveugle sera effectuée avant publication.
Les modalités de présentation des articles sont disponibles sur le site à l’adresse suivante : https://ojs.uclouvain.be/index.php/rec/about/submissions.
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Références bibliographiques
Acland, C. R. (2007). Residual media. University of Minnesota Press.
Baetens, J. (2009). Études culturelles et analyse médiatique. Autour du concept de re-médiation. Recherches en Communication, 31, 79-91.
Baetens, J. (2018, 19 septembre). Remédiatisation / Remediation. Dans Glossaire du RéNaF. https://wp.unil.ch/narratologie/2018/09/remediatisation-remediation/
Barad, K. (2022-2023). À la rencontre de l'univers. La physique quantique et l’enchevêtrement matière-signification (traduit par D. Petit). L'Unebévue.
Bem, C. & Froger, M. (2023). Case Studies as a Heuristic of Intermediality. In J. Bruhn, A. López-Varela Azcárate & M. de Paiva Vieira (eds), The Palgrave Handbook of Intermediality (pp. 159-184). Palgrave Macmillan.
Bennett, J. (2020). Vibrant matter: A political ecology of things. Duke University Press.
Besson, R. (2023). Towards a Definition of the Montreal School of Intermediality. In J. Bruhn, A. López-Varela Azcárate & M. de Paiva Vieira (eds), The Palgrave Handbook of Intermediality (pp. 135-158). Palgrave Macmillan.
Bolter, J. D. & Grusin, R. (1999). Remediation. Understanding New Media. The MIT Press.
Bruhn, J. & Salmosen N. (2023). Intermedial Ecocriticism. The Climate Crisis Through Art and Media. Rowman & Littlefield.
Caune, J. (2017). La médiation culturelle. Expérience esthétique et construction du Vivre-ensemble, Presses universitaires de Grenoble.
Galloway, A. R., Thacker, E. & Wark M. (2013). Excommunication: Three inquiries in media and mediation. University of Chicago Press.
Grusin, R. (2010). Premediation. Affect and Mediality After 9/11. Palgrave MacMillan.
Grusin, R. (2015). Radical Mediation. Critical Inquiry, 42(1), 124-148.
Guay, H., Larrue, J.-M. & Nolette, N. (2023). Théâtre et Nouveaux matérialismes. Les Presses de l'Université de Montréal.
Müller, J. E. (2007). Séries culturelles audiovisuelles. Des premiers pas intermédiatiques dans les nuages de l’archéologie des médias. Dans M. Froger et J. E. Müller (eds), Intermedialité et socialité : histoire et géographie d’un concept (pp. 93-110). Münster : Nodus.
Parikka, J. (2017). Qu'est-ce que l'archéologie des média? UGA éditions.