
Lusotopie
« Écrits du lieu, lieux de l’écrit en lusotopie (du xixe siècle à nos jours) »
Numéro thématique co-dirigé par Gautier Garnier et Pedro Cerdeira
Ce numéro thématique aborde la production et la circulation des écrits en lusotopie – et non en lusophonie – sur le temps long. Localisés, les écrits circulent – ou pas – sont conservés – perdus, détruits –, appropriés, et contribuent à produire du lieu autant que des lieux leurs sont assignés (Bombart, Cantillon, 2008). Dès lors, ils participent à la construction de la localité au milieu d’autres actions (Torre, 2011). Le suffixe grec topoi qui caractérise le titre et l’ambition de la revue invite précisément à passer par le lieu voire par les lieux (Cahen, Dos Santos, 2018). Il s’agirait donc d’interroger les lieux par l’écrit et les écrits par les lieux. Les écrits, pas uniquement en langue portugaise, sont envisagés dans leurs articulations aux lieux de la lusotopie – et inversement. Ils sont dans un même mouvement pris comme observatoire et saisis comme objet observé.
Si les Lusíadas de Camões apparaissent comme un livre qui parle des lieux et circule en lusotopie depuis l’époque moderne jusqu’au début du xxie siècle, quantité d’autres écrits doivent être envisagés, depuis les documents d’archives et les imprimés jusqu’aux « écritures ordinaires » (Fabre, 1993) en passant par les « écritures exposées » (Petrucci, 1993) et les « écritures grises » (Fossier, Petitjean, Revest, 2019). Tous entretiennent des rapports spécifiques et/ou partagés aux lieux : inscriptions et graffiti, affiches officielles, guides touristiques, rapports d’inspection, carnets de voyages, échange de lettres, poèmes de circonstance, inventaires, etc. Qu’ils contribuent à instituer le lieu, qu’ils y prennent place ou qu’ils en découlent, ces exemples (non exhaustifs) d’écrits renvoient à des configurations multiples analysables à l’échelle de la lusotopie.
État de l’art
Depuis quinze ans, des travaux ont permis d’envisager les relations entre écriture et localisation sans pour autant que l’articulation soit thématisée comme telle. En matière de pratiques d’écritures, on songe aux réflexions relatives aux enjeux de l’appropriation en Angola (Madeira Santos, 2009), aux rapports entre culture impériale et écrits (Xavier, 2008 ; Curto, 2009), ou encore au rôle de l’écriture dans le fonctionnement administratif des colonies au xxe siècle (Cerdeira, 2018). Ces travaux qui s’intéressent aux écrits mettent en exergue des circulations intra-impériales, telle que la traversée transatlantique de la bibliothèque royale (Schwarcz, 2007) et des archives étatiques (Martins, 2007) de Lisbonne à Rio de Janeiro au début du xixe siècle. Les circulations sont également trans-impériales, comme dans le cas de Goa (Vicente, 2015) voire envisagées de concert (Bala, 2018). Elles peuvent notamment se retourner contre l’empire pendant et après sa disparition dans le cas des écrits dénonçant la domination portugaise (Boulanger, 2022).
À la suite de l’archival turn, l’historiographie s’est emparée des archives comme objet, depuis le statut de la documentation (Rosa, 2012) jusqu’aux lieux et conditions de leur rassemblement (Ribeiro, 1998). Au même moment, les interrogations autour des conditions de possibilité d’écriture de l’histoire de l’Afrique ont conduit à problématiser l’utilisation de la documentation coloniale (Curto, Lara, Reginaldo, 2015). Entre archival turn et histoire impériale, la correspondance coloniale portugaise au xixe siècle a fait l’objet d’une thèse récente (Henrique, 2019). Cette dernière étude s’inscrit également dans le champ de l’histoire de l’État qui a contribué à mettre en évidence l’importance de l’écrit au sein de l’administration étatique et de ses lieux bureaucratiques aux xixe et xxe siècles (Tavares de Almeida, Branco, 2007 ; Estorninho de Almeida, 2008 ; Subtil, 2011). Les autorités ont ainsi créé des lieux où sont produits des écrits pour censurer d’autres écrits, en particulier sous l’Estado Novo (Seiça, Sá, Rego, 2022).
L’histoire du livre et de la lecture a mis en évidence lieux et acteurs de l’écrit imprimé de l’époque moderne au xxe siècle (Guedes, 1987 ; Anselmo, 1997 ; Curto, 2006 ; Curto, 2007 ; Medeiros, 2010) sans pour autant faire du lieu un élément de problématisation, à l’exception des bibliothèques (Melo, 2004). Les potentialités de cette historiographie ont de plus été mobilisées dans le cadre colonial (Pinto, 2007).
L’intérêt pour les écrits en lusotopie ne relève pas que de l’objet d’étude : il pose aussi des questions méthodologiques, en particulier lorsqu’anthropologues et historiens s’interrogent sur leurs pratiques (Roque, Traube, 2019).
Axes
Le dossier « Écrits du lieu, lieux de l’écrit en lusotopie » s’organisera ainsi autour d’articles partant d’une problématique commune – celui de l’articulation écrits/lieux – et d’un terrain partagé – la lusotopie. Le dossier thématique souhaite proposer un ensemble de regards depuis l’histoire jusqu’à l’anthropologie en passant par les sciences politiques, la géographie, la sociologie et les études littéraires. Les auteurs sont invités à procéder par étude de cas afin de saisir au plus juste les rapports entre production d’écrits, lieux et jeux d’échelles. La chronologie retenue s’étend du xixe siècle aux enjeux contemporains. Trois axes qui sont autant de questionnaires structurent le numéro et les propositions :
· Axe 1 – Les écrits au défi du lieu. Les écrits sont envisagés dans la mesure où ils prennent au sérieux le lieu, c’est-à-dire qu’ils le placent au cœur de leur problématisation. Le lieu n’est plus alors un simple arrière-plan : il justifie l’existence de l’écrit. On pense par exemple aux histoires locales ou institutionnelles, aux enquêtes hygiénistes ou médicales, aux poèmes de circonstances (inaugurations et célébrations diverses). Le processus d’écriture peut contribuer à faire exister un lieu ou du moins à la reconfigurer : projets architecturaux, urbanistiques, écologiques et environnementaux, articles de presse publiant un lieu, décisions administratives qui font du lieu un problème, écritures d’apparat. Ce premier axe suppose également de se détacher des catégories étiques permettant de classer a priori les écrits (littéraires, administratifs, journalistiques, scientifiques, etc.) pour faire place aux catégorisations émiques. Dès lors, qu’est-ce que le lieu fait à l’écrit, aux conditions de sa production, de sa réception et de son classement ? La re-publication dans un autre lieu produit-elle un déplacement ou un reclassement ?
· Axe 2 – Usages des lieux, usages des écrits. Le lieu peut être pris comme échelle d’analyse pour observer les pratiques d’écriture au milieu d’autres actions. Cet observatoire ne présume pas de l’échelle des pratiques qui peuvent se déployer dans un au-delà du lieu (nation, empire, transnational ou transimpérial). En inscrivant la production d’un ou de plusieurs écrits au milieu d’autres pratiques localisées, on se donne les moyens de penser ce que produire un écrit veut dire : on écrit pour s’intégrer au lieu – et à ses enjeux – (écrits journalistiques), on mobilise un lieu comme ressource de l’écriture (récits de voyages, articles de presse, romans), on écrit sur le lieu pour avoir prise sur lui (écrits administratifs, enquêtes médicales) – la liste n’est évidemment pas exhaustive. Ce deuxième axe conduit donc à analyser à l’échelle locale la place des écrits et de leurs producteurs dans le monde social.
· Axe 3 – Matérialités. Ce troisième axe invite à s’intéresser aux enjeux de la transmission (ou pas), de la copie (totale, partielle), de la conservation (ou destruction) des écrits, entre matérialités des supports et variation des lieux. Les écrits sont replacés au milieu d’une temporalité parfois longue de plusieurs siècles (conservation des archives, redécouverte) et d’une géographie mouvante (colonisation/décolonisation, urbanisation). En envisageant les écrits à l’aune de leur matérialité on s’interroge sur les conditions et effets du phénomène de la délocalisation : que fait à l’écrit l’arrachement à un lieu ? Les lieux institutionnels dédiés à la conservation des écrits (bibliothèques, centres d’archives, musées), à leur production (bureaux des administrations ou des entreprises, imprimeries, presse) ou à leur transmission (poste) doivent être pris en compte, mais d’autres lieux peuvent être envisagés (domiciles, espace public, etc.). À ce titre, les enjeux socio-politiques et politico-culturels de la conservation des écrits et de la constitution d’archives doivent être pris en compte. La révolution numérique pose la question de la dématérialisation des écrits ou plutôt de leur re-matérialisation vers des supports informatiques. En outre, cette réflexion autour des matérialités permet de se pencher sur le rôle des acteurs dans la circulation et transmission des écrits. Enfin, l’attention portée à la matérialité conduit à saisir de concert écrits et images. Les cartes constituent à ce titre un objet hybride. Les renouvellements récents de l’histoire de la photographie suggèrent un rapprochement possible autour de la co-présence de l’image et de l’écriture à l’échelle d’albums ou d’autres supports de conservation et de présentation.
—
Calendrier
· Appel : 15 mars 2025
· Envoi des propositions (résumé de 500 mots) à gautier.garnier@hotmail.fr et Pedro.Cerdeira@unige.ch : 9 juin 2025
· Notification d’acceptation ou de rejet : 1er juillet 2025
· Envoi des articles (v1) : 1er octobre 2025
· Publication : premier semestre 2026
Bibliographie indicative
Anselmo, Artur, Estudos de História do Livro, Lisboa, Guimarães Editores, 1997.
Bala, Poonam, Learning from Empire : Medicine, Knowledge and Transfers under Portuguese Rule, Newcastle-upon-Tyne, Cambridge Scholars Publishing, 2018.
Bombart, Mathilde et Cantillon, Alain, « Localités : localisation des écrits et production locale d’actions – Introduction », Les Dossiers du Grihl, 2008/1, URL : http://dossiersgrihl.revues.org/2163 ; DOI: 10.4000/dossiersgrihl.2163.
Boulanger, Dorothée, Fiction as History : Resistance and Complicities in Angolan Postcolonial Literature, Abingdon-on-Thames, Taylor & Francis, 2022.
Cahen, Michel, Dos Santos, Irène (dir.), « Lusotopie, Lusotopy. What Legacy, What Future ? », Lusotopie, xvii (2), 2018, p. 187-203.
Cerdeira, Pedro, « Reconstruire le quotidien administratif à Cacheu (Guinée-Bissau) à la fin des années 1950 », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 140, 2018/4, p. 69-81.
Curto, Diogo Ramada (dir.), Estudos de sociologia da leitura em Portugal no século xx, Lisboa, Fundação Calouste Gulbenkian, 2006.
Curto, Diogo Ramada, Cultura escrita (séculos xv a xviii), Lisboa, ICS, 2007.
Curto, Diogo Ramada, Cultura Imperial e Projetos Coloniais (séculos xv a xviii), Campinas, Editora Unicamp, 2009. Curto, José, Lara, Silvia Hunold et Reginaldo, Lucilene (éd.), « Dossiê : Arquivos da África austral – potencialidades », Africana Studia, n° 25, 2015.
Estorninho de Almeida, Joana, A Cultura Burocrática Ministerial. Repartições, empregados e quotidiano das Secretarias de Estado na primeira metade do século xix, Tese de doutoramento em sociologia histórica, Universidade de Lisboa, Lisboa, 2008.
Fabre, Daniel (éd.), Écritures ordinaires, Paris, POL, 1993.
Fossier, Arnaud, Petitjean, Johann et Revest, Clémence, Écritures grises. Les instruments de travail des administrations (xiie-xviie siècles), Paris, EFR/École Nationale des Chartes, 2019.
Guedes, Fernando, O Livro e a Leitura em Portugal. Subsídios para a sua história (séculos xviii-xix), Lisboa, Editorial Verbo, 1987.
Henrique, Sónio Isabel Duarte Pereira, Informar, administrar, conservar prova: circuitos e significados da correspondência no arquivo colonial (Direção-Geral do Ultramar, 1835-1910), Tese de doutoramento em história, Universidade Nova de Lisboa, Lisboa, 2019.
Madeira Santos, Catarina, « Écrire le pouvoir en Angola. Les archives ndembu (xviie-xxe siècles) », Annales. Histoire, Sciences sociales, 2009/4, p. 767-795.
Martins, Ana Canas Delgado, Governação e arquivos: D. João vi no Brasil, Lisboa, Instituto dos Arquivos Nacionais/Torre do Tombo, 2007.
Medeiros, Nuno, Edição e Editores. O mundo do livro em Portugal (1940-1970), Lisboa, ICS, 2010.
Melo, Daniel, A Leitura Pública no Portugal Contemporâneo (1926-1987), Lisboa, ICS, 2004.
Moritz Schwarcz, Lilia, A Longo Viagem da Biblioteca dos Reis. Do terremoto de Lisboa à Independência do Brasil, São Paulo, Assírio&Alvim, 2007.
Petrucci, Armando, Jeux de lettres. Formes et usages de l’inscription en Italie, 11e-20e siècles, Paris, Éditions de l’EHESS, 1993.
Pinto, Rochelle, Between Empires. Print and Politics in Goa, New Delhi, Oxford University Press, 2007.
Ribeiro, Cândida Fernanda Antunes, O acesso à informação nos arquivos, Dissertação de doutoramento em Arquivística, Porto, Faculdade de Letras da Universidade do Porto, 1998.
Roque, Ricardo, Traube, Elizabeth G. (éds.), Crossing Histories and Ethnographies. Following Colonial Historicities in Timor-Leste, New-York/Oxford, Berghahn, 2019.
Rosa, Maria de Lurdes (org.), Arquivos de família, séculos xii-xx : que presente, que futuro ?, Lisboa, IEM/CHAM, 2012. Seiça, Álvaro, Sá, Luís et Rego, Manuela (coord.), Obras proibidas e censuradas no Estado Novo: Biblioteca dos Serviços de Censura e « Obras Proibidas » na Biblioteca Nacional, Lisboa, BNP, 2022.
Subtil, José Manuel, O Desembargo do Paço (1750-1833), Lisboa, EDIUAL, 2011.
Tavares de Almeida, Pedro et Branco, Rui Miguel (coord.), Burocracia, Estado e Território. Portugal e Espanha (séculos xix-xx), Lisboa, Livros Horizonte, 2007.
Torre, Angelo, Luoghi. La produzione di località in età moderna e contemporanea, Roma, Donzelli Editore, 2011.Vicente, Filipa Lowndes, Entre dois impérios. Viajantes britânicos em Goa (1800-1940), Lisboa, Tinta-da-China, 2015.
Xavier, Ângela Barreto, A Invenção de Goa. Poder imperial e conversões culturais nos séculos xvi e xvii, Lisboa, ICS, 2008.