À un moment où la transmission des savoirs et la formation des enseignants sont en pleine redéfinition, où les humanités connaissent une crise de légitimité, le numéro 36 de Perspectives médiévales interroge la place des lettres médiévales dans l’enseignement, la société et la cité. Quelle pertinence y a-t-il à cultiver les lettres médiévales aujourd’hui ? Quels enjeux y a-t-il à les soigner, les faire croître et embellir ? Quels fruits le monde contemporain peut-il récolter de la culture des lettres médiévales ?
Les contributions de ce numéro réfléchissent aux voies de transmission et de médiation de la langue et de la littérature du Moyen Âge, à travers plusieurs axes. L’enseignement d’abord, secondaire et universitaire, en France et à l’étranger : quelle place est donnée, quelle place faut-il donner à la littérature médiévale, et comment inventer ou réinventer démarches pédagogiques et didactiques ? Comment transmettre aux élèves et aux étudiants le goût du Moyen Âge, comment s’appuyer sur le pouvoir de dépaysement de cette période tout en en éclairant la pertinence pour le monde contemporain ? Les productions et pratiques culturelles ensuite : la littérature médiévale est connue du « grand public » par le biais d’écritures ou de réécritures qui convoquent, rappellent, hybrident les langues et les textes. Ses supports matériels, manuscrits et images, prennent place à la fois dans des expositions muséales et savantes, et dans l’imagerie véhiculée par différents médias. Le numéro accorde une large place à des témoignages et des entretiens portant sur des modes divers d’incarnation des textes du Moyen Âge : adaptations, créations ou recréations musicales et théâtrales, visant à incarner et à revivifier les lettres médiévales.
Ce nouveau numéro de Perspectives médiévales consacré à la transmission des lettres médiévales aujourd’hui comporte exceptionnellement trois volets : des « analyses » des « témoignages » et aussi des « entretiens ». On pourra y entendre les voix d’enseignants, de chercheurs et d’artistes discuter de la façon dont on peut « cultiver les lettres médiévales » aujourd’hui.
Dans le premier volet, « analyses », le lecteur trouvera un panorama des pratiques, des enjeux et des possibilités encore inexploitées de l’enseignement de la littérature médiévale à l’école primaire, dans le secondaire et à l’université.
Dans le premier article qui ouvre le recueil et pose les principales problématiques abordées dans les contributions suivantes, Florence Bouchet part d’un postulat difficilement contestable : « le Moyen Âge, du fait peut-être de sa rareté et de son ancienneté, est doté d’un pouvoir de dépaysement et de fascination dont le pédagogue peut se faire un atout ». Mais alors pourquoi le Moyen Âge est-il « tombé aux oubliettes » ? Des essais sérieux, dont l’objectif est d’embrasser l’histoire des genres ou de la littérature, oublient purement et simplement d’envisager la littérature médiévale, ou ne l’évoquent que succinctement ou de manière erronée. À cet égard, une approche à partir de la notion d’école ou de courant littéraire laisse de facto la littérature médiévale en retrait, comme s’il était impossible de l’intégrer. De tels ouvrages, malgré leurs qualités incontestables, en viennent ainsi à donner une image biaisée et fausse de l’histoire de la littérature dès lors que le Moyen Âge se voit condamné « par contumace », pour reprendre la formule de Florence Bouchet. Qu’en est-il de la présence de la littérature médiévale dans les manuels scolaires ? On peut se féliciter de voir accorder une place de choix aux textes médiévaux, et ce, depuis une vingtaine d’années. Toutefois ce constat riche de promesses ne doit pas occulter un certain nombre de points problématiques parmi lesquels la mise sur le même plan de versions diverses, textes édités par de philologues, traductions ou adaptations sans souci réel de distinguer ces différentes versions. « Un flottement supplémentaire est introduit dans les chapitres qui confondent littérature médiévale et littérature médiévalisante ». Mais au-delà des constats, Florence Bouchet s’emploie à envisager des solutions parmi lesquelles « une nécessaire collaboration des enseignants du secondaire et du supérieur ». Elle propose des approches variées qui iraient dans le sens d’une « défense et illustration » de la littérature médiévale « mal (re)connue ». Ainsi, à titre d’exemple, nous retiendrons que la littérature médiévale peut trouver sa place dans une approche par courant ou école littéraire. « À partir de l’étude de Rabelais comme figure de l’humanisme, on peut aborder “en creux” le Moyen Âge, à la fois rejeté sous prétexte d’obscurantisme, parodié et malicieusement imité. Autre exemple : ce n’est pas par hasard qu’un certain Moyen Âge est redécouvert à l’époque romantique ; il constitue un miroir (fantasmatique) de la sensibilité du temps ».
La contribution de Séverine Abiker prolonge ces réflexions dans une approche résolument didacticienne, ce qui prouve que les médiévistes sont soucieux de collaborer avec leurs collègues du primaire ou du secondaire. Elle dresse un état des lieux assorti de propositions sur la place des lettres médiévales à l’école élémentaire. Son inventaire des six années d’application des instructions de 2008 dans les établissements scolaires et les établissements de formation, ainsi que dans les supports d’enseignement, permet de dégager certains éléments parmi lesquels le fait qu’il est au fond « moins question d’apprécier des œuvres que de fonder des « compétences » de lecture adossées à la reconnaissance des genres ». Un autre constat s’impose : « Il y a un non-dit ou un impensé du médiévalisme présenté dans le meilleur des cas comme une pratique d’écriture (le roman historique) mais jamais comme une réception (hommage, recréation) ou comme une esthétique (réappropriation consciente et sélective de conventions graphiques, linguistiques, sonores...) ». Mais l’auteur propose aussi des esquisses de scénarios pédagogiques autour d’œuvres, notamment cinématographiques, dont on ne peut que saluer la richesse ; citons par exemple « deux courts-métrages sur le loup garou : le superbe Bisclavret d’Émilie Mercier (2011) et Le Loup-garou de Michel Ocelot (premier chapitre du film Les Contes de la nuit, 2011) ».
Fabienne Pomel s’intéresse à la part dévolue à la littérature médiévale dans le secondaire, au collège, et part du constat que l’histoire de Tristan et Iseut figure en bonne place dans le corpus scolaire depuis l’après-guerre. Elle dégage, dans une étude comparée de deux manuels de Français, les partis pris et les enjeux autour de deux séquences narratives empruntées au récit tristanien, la voile noire et la mort des amants, en analysant aussi l’apparat iconographique sélectionné, souvent cantonné « à une symbolique figée des couleurs », sans se préoccuper des apports novateurs sur la symbolique des couleurs et leur histoire de Michel Pastoureau. Outre les effets de brouillages sur les versions retenues – constat qui fait l’unanimité dans les contributions – qui tendent à occulter la singularité de la transmission médiévale (mouvance et variance, alors même que la question de la réécriture centrale pour la littérature médiévale serait aussi une riche entrée pour explorer les processus de réécritures et d’adaptations avec les élèves), ces ambiguïtés induisent aussi des flous sur l’état de la langue elle-même et sa compréhension pour l’élève. Ainsi, la présentation des textes et leur choix ne facilite pas toujours l’opération qui viserait à distinguer clairement langue médiévale et langue troubadour qui recrée une patine médiévale du point de vue de l’élève. Au fond, la question cruciale que soulève Fabienne Pomel est celle de « la démarche pluri ou inter-disciplinaire qui pose globalement problème aujourd’hui ». L’enjeu, de taille, serait d’« offrir une véritable formation humaniste sans sacrifier la diachronie ». Pour ce faire, « c’est aussi le modèle du manuel qui est à réinventer, en privilégiant à destination des enseignants la richesse et la pertinence des ressources textuelles et iconographiques mais aussi le guidage didactique via le support numérique ».
Isabelle Olivier s’interroge sur les « Enjeux et perspectives d’une culture médiévale au lycée ». Elle propose un historique des Instructions Officielles concernant les œuvres au programme de français au collège. On constate que depuis les années 70, le corpus ne s’est guère renouvelé et se cantonne pour l’essentiel à des œuvres des XIIe et XIIIe siècles, « souvent considérés comme une période d’apogée culturel, avant un irrémédiable déclin, dans une conception évolutionniste de l’histoire ». Pour ce qui est du lycée, la littérature médiévale brille par son absence. Au mieux, les « programmes de 2010-2011 actuellement en vigueur laissent la possibilité d’aborder une œuvre poétique du Moyen Âge dans le cadre d’un objet d’études précis en classe de 1ère : « Écriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos jours », relève-t-elle. Ainsi la littérature médiévale se trouve en état « d’ex-communication », alors même qu’elle pourrait « constituer au lycée un excellent levier pour une approche de la notion même de genre littéraire, qui constitue un point nodal de la recherche théorique en littérature ». Il convient donc de repenser la place dévolue à la littérature médiévale dans le cursus des lycéens en faisant de son altérité un atout majeur.
Dans une très stimulante contribution, Sarah Delale dresse un « panorama de la méthode moderne de l’histoire littéraire en retraçant ses fondements méthodologiques » à partir de l’ouvrage de référence de Paul Zumthor, Parler du Moyen Âge. Elle s’intéresse aux problèmes et écueils rencontrés par cette méthode dans l’enseignement universitaire avant de proposer quelques approches méthodologiques alternatives, parmi lesquelles les théories des textes possibles. Elle part du constat que « L’histoire littéraire transmet en fait bien souvent aux étudiants un usufruit du texte et non sa pleine possession ». Il convient « de donner aux étudiants un plus grand pouvoir sur les textes étudiés » en privilégiant des « expérimentations critiques (qui) s’appuient sur une perception de l’histoire et du temps qui favorise le détour ou la rétrogradation sur la progression et la distanciation ».
Lucile Jaeck aborde un autre écueil propre à l’enseignement universitaire, la question du cloisonnement disciplinaire et analyse les rapports entre les littératures latine et vernaculaire du Moyen Âge qui pourraient se révéler d’une précieuse fécondité si le cloisonnement institutionnel des disciplines concernées ne venait mettre un frein à la recherche. On dénombre fort heureusement des initiatives individuelles de plus en plus nombreuses qui tendent à établir une continuité ou une transition entre la littérature latine et la littérature en langue vernaculaire, témoignant une fois encore d’une prise de conscience chez les universitaires de la nécessité d’une entreprise concertée pluridisciplinaire et pluriméthodologique. Approche vers laquelle il faudrait tendre.
Pour clore ce premier volet, Justine Breton nous entraîne dans l’univers de la comédie musicale Camelot de Lerner et Loewe, née sur les planches du Majestic Theatre de Broadway, où elle a séduit le public au cours de 873 représentations, de décembre 1960 à janvier 1963, véritable « décantation » de l’oeuvre de Malory pour le grand public.
Le second volet de notre recueil assemble des témoignages d’enseignants médiévistes et de la conservatrice en chef au département des manuscrits de la BnF. Ceux-ci nous font part d’expériences ou d’expérimentations dans des domaines comme le théâtre, la musique, la muséographie ou encore l’enseignement de la langue et / ou de la littérature médiévale en Pologne et au Canada.
Emanuele Arioli fait partager l’expérience qu’il a menée dans le cadre de l’Atelier de théâtre médiéval en 2012, lequel consistait d’abord en une activité proposée à la Cité Universitaire Internationale de Paris, ouverte aussi bien aux résidents qu’aux étudiants extérieurs. Ce travail théâtral visait à favoriser l’intégration des étudiants étrangers à Paris et à valoriser la francophonie ainsi que le multilinguisme tout en leur faisant découvrir la littérature médiévale hors du cadre académique. De fait, la question de la langue était au centre des réflexions sur le travail d’adaptation des textes médiévaux.
Kyrie Kristmenson donne à comprendre les difficultés auxquelles est confrontée l’interprète du répertoire des trobaïritz. « Ces 800 ans qui nous séparent d’elles ont crée une telle rupture, une telle fragmentation, que la moindre expression musicale à leur sujet est une curieuse mélange entre réalité et fiction, archéologie et fantaisie ».
Marie-Hélène Tesnière fait pénétrer le lecteur dans l’univers de la Bibliothèque nationale de France au travers des cinq expositions médiévales qu’elle a organisées sur ses trois sites parisiens pendant les dix dernières années : « Bestiaire médiéval », « Trésors carolingiens », « La Légende du roi Arthur », « L’Art d’aimer au Moyen Âge : le Roman de la rose » et « Les Miniatures flamandes, 1404-1482 ». Il s’agit à la fois de donner à voir, à entendre et à comprendre ces œuvres patrimoniales au grand public.
Dans sa contribution, Anna Gęsicka témoigne de son expérience d’enseignante médiéviste en Pologne. Dans la continuité des travaux d’Antoni Bartosz, qui explique que « l’altérité entière de l’objet étudié » est « le nœud du problème et l’obstacle principal que pose la littérature médiévale », elle explore les possibilités pour initier au mieux les étudiants aux lettres médiévales.
Enfin, Corinne Denoyelle et Mario Longtin nous font partager leurs expériences d’enseignement de la langue et de la littérature françaises médiévales en Ontario, pour un public anglophone dans sa majorité. « Étudier le lexique médiéval dans un contexte multiculturel devient alors une enquête passionnante », concluent-ils et à maints égards, en lisant les diverses expérimentations auxquelles ils se prêtent, on a parfois le sentiment d’être dans un laboratoire de pratiques et de modalités d’enseignement. On ne doute pas que « voir tout un continent s’approprier un univers culturel est fascinant tant cela bouleverse les idées reçues de cultures nationales, d’isolement intellectuel. »
Le dernier volet de ce 36e volume de Perspectives médiévales propose de faire entendre la voix d’artistes d’univers différents, entre expériences artistiques et confidences sur le lien qu’ils ont tissé avec la matière médiévale. Chacun s’interroge sur la question de la modernité, l’actualité ou l’actualisation du texte médiéval, le travail d’adaptation et de réécriture auquel il s’est adonné. Chaque expérience artistique, singulière, entre aussi en résonance avec les autres.
Michel Arbatz, metteur en scène, chanteur, musicien, comédien, livre avec générosité son approche de Villon, explore les difficultés et contraintes qui ont été les siennes pour mettre en scène le Testament, son travail d’adaptation de la langue pour le théâtre ; il nous parle de sa fréquentation des ouvrages scientifiques de médiévistes dans son travail de lecture et de son amour de la langue de Villon.
Marie-Sophie Ferdane, comédienne, pensionnaire à la Comédie Française de 2007 à 2013, a mis en espace et en voix les Lais et les Fables de Marie de France. Elle évoque avec nous le travail sur la voix, la musique, la langue, assumant une mise en scène féministe de Marie de France.
Frédéric Boyer, écrivain, traducteur et éditeur revient pour nous sur son Rappeler Roland, (P.O.L en 2013), triptyque composé d’un monologue pour la scène, d’une traduction intégrale de la Chanson de Roland en décasyllabes et d’un essai sur le thème du combat. « Traduire, bien sûr, c’est faire passer un texte, une langue, dans une langue moderne, contemporaine, mais c’est aussi, ce qu’on voit moins, l’effet sur la langue réceptrice de la traduction et, donc, sur la réception », souligne-t-il. Dans son travail de réécriture, il distingue notamment la « réappropriation », qui « se situe dans la question savante, historique, de savoir ce qu’on fait aujourd’hui avec un texte ancien » et la « convocation (qui) relève quant à elle d’un principe poétique ». Il nous parle aussi du rapport entre mémoire et communauté, la Chanson de Roland comme « chanson de vétérans », dit-il.
Céline Minard nous entraîne dans son univers chimérique où l’ultra contemporain flirte avec le Moyen Âge, où le manga voisine avec Froissart, Villon, Rutebeuf, la Châtelaine de Vergy, dans son roman foisonnant Bastard Battle (2008, réédit. 2013). « Prenez un bon John Woo et Tyran le blanc, comparez les batailles, et vous verrez la même chorégraphie, la même distance avec la violence réelle, la même élégance. Ni l’épique médiéval ni le manga ne parlent de brutalité. Mais tous les deux d’une énergie plus enfouie, plus archaïque, plus dérangeante. Et plus joyeuse ».
Le romancier, poète, essayiste, Christian Prigent parle de son rapport à la langue médiévale :
« Si j’ai jamais espéré faire quelque chose en littérature, c’est donner, dans le style, la sensation de cette renaissance, de cet état perpétuellement renaissant du parler. Du coup, il m’a fallu d’une part fantasmer une origine de langue (et reconstruire ici et là dans ma propre langue quelques bribes de cette origine) ; d’autre part saisir la langue aux moments, dans les lieux et selon les vecteurs qui la font perpétuellement renaître », nous dit-il. À propos de la matière de Bretagne, matière de l’enfance, et de la figure récurrente de Perceval, de la merveille médiévale aussi : « On aimerait avoir les yeux baignés de l’eau de cette savante naïveté, et tout voir des magnificences et des horreurs effrayantes du monde dans cette lumière fraîche qui est celle de la merveille (mais cela veut dire simplement : dans la vertigineuse et ravissante clarté du non-savoir) ».
Nous espérons que les regards croisés ici réunis d’enseignants, chercheurs, metteurs en scène, artistes, écrivains, bibliothécaires donneront à nos lecteurs une image plus précise de la place que tient ou que pourrait tenir la connaissance et la diffusion des lettres médiévales dans la société contemporaine.