Imaginaires du corps, sensualités imaginées
Colloque de jeunes chercheurs
À Rennes et en ligne, les 10-11-12 mars 2021
« Nous sommes notre corps. Nous pensons et ressentons grâce à ses cellules, qui sont bien matérielles ; les processus et les incidents dont il est le lieu, blessures, maladies, altérations hormonales, affectent nos jugements, nos perceptions, nos désirs, notre vision de la vie. »
Mona Chollet conclut ainsi un paragraphe consacré à « la dissociation, la mise en distance du corps qui imprègne toute la culture occidentale ». Cette idée selon laquelle nous aurions tous tendance, « à des degrés divers », à effectuer cette mise à distance peut certainement justifier l’importance que prend le corps dans les cultures de l’imaginaire de nos jours. L’imaginaire peut sembler être le milieu idéal dans lequel reconnaître l’importance du corps et son impact sur notre vie, tout en demeurant dans cet état de mise à distance permis ici par la fiction. Si ces médias sont depuis longtemps des moyens de représenter le corps, d’utiliser l’imaginaire pour en imposer une vision, nous pouvons aussi les considérer comme des moyens de réflexion sur nos corps.
En science-fiction comme en fantasy, le corps humain semble présenté dans ses limites, et la façon dont celles-ci peuvent être dépassées par l’intervention de l’imaginaire. Le corps peut alors être rêvé, doté de capacités exceptionnelles. On retrouve ici le mythe du surhomme, qu’il soit naturel - comme chez Tolkien où Numénoréens et elfes représentent ce fantasme d’un corps plus parfait, meilleur en tout point - ou artificiel. Dans ce second cas, les exemples sont légion en science-fiction, où transhumanisme rime souvent avec eugénisme. Pour autant, l’idéal présenté par ces corps imaginaires demeure ancré dans une vision bien réelle et subjective de ce à quoi un corps doit ressembler. Plus simplement, on pensera aussi à la présentation de corps littéralement inhumains, via la création d’espèces à part entière (on évoquait les elfes, mais on pourra aussi songer aux orcs, nain·e·s, draconien·ne·s… ou aux multiples espèces extraterrestres).
Parfois c’est justement la limite de la forme qui est franchie et l’humain devient polymorphe, doté du pouvoir de se changer en animal ou de modeler son corps à l’infini. Ces changements ne sont bien sûr pas toujours volontaires : si les animagus de Harry Potter savent pleinement tirer parti de leurs pouvoirs, le cinéma de Lynch nous montre bien comment l’horreur peut naître d’un organisme affranchi de sa forme première. C’est d’ailleurs là un point important : si les corps imaginés peuvent prendre mille formes, et laisser derrière eux nos limites physiques, le prix à payer est souvent élevé. Si notre corps détermine notre « vision de la vie », alors un changement du premier bouleverse nécessairement la seconde.
En faisant ainsi le choix de mettre en scène des corps divers, les cultures de l’imaginaire répondent au défi de présenter d’autres perceptions. Quelles sont les sensations d’un animal dans lequel le protagoniste aurait projeté sa conscience ? Quel bruit font les cervomoteurs greffés sous la peau d’un cyborg ? Comment un alien, étant né et ayant grandi dans un monde totalement étranger, peut-il vivre et percevoir son environnement ? Cet exercice est difficile et varie selon le média : par exemple, le jeu vidéo devra proposer aux joueur·se·s non pas seulement d’observer mais d’incarner ce corps inconnu, avec toutes les contraintes techniques que cela pose. Celui·celle qui joue avec une manette et un écran n’incarnera pleinement son personnage qu’au prix d’un important travail de game design, qui inclura potentiellement la création d’un avatar, tandis que la VR ouvre de son côté un nouveau champ de réflexion et d’expérimentation dans ce domaine. La question de la perception est cruciale dans le rapport de notre corps à l’espace et est donc déterminante pour permettre de placer le·a joueur·se, comme le·a lecteur·rice ou le·a spectateur·rice, dans un rapport d’empathie avec un corps différent. Cet enjeu de permettre d’imaginer le corps autre n’est pas uniquement important lorsque l’on parle d’aliens ou d’animaux : il l’est aussi quand ces médias mettent en scène des personnages dont les corps sortent de la norme blanche, masculine, cisgenre ou valide.
Le corps en fiction est également étroitement associé à la mise en scène de la sexualité. Sur ce sujet, les cultures de l’imaginaire sont au croisement d’influences diverses. Narrativement, la sexualité est bien souvent porteuse d’enjeux politiques ou sociaux. Dans une oeuvre comme A Song of Ice and Fire, elle est à la fois outil et moyen d’oppression, et les différences de traitement sur ce sujet entre l’oeuvre romanesque et la série Game of Thrones montrent quels enjeux traversent le traitement de la sexualité pour les spectateur·rice·s. Notamment, le traitement du consentement, du harcèlement ou de l’agression sexuelle en fiction ont souvent été critiqués dans leur usage : celle de facilités narratives qui ne représentent en rien la violence et la complexité de ces problèmes.
Mettre en scène la sexualité est aussi une stratégie marketing : c’est le cas de la bit-lit, mais aussi de toute la pratique du fan service dans les séries, les jeux vidéo, où les couvertures de magazines pulp du siècle dernier. De façon générale, une grande partie de l’imaginaire sexuel et corporel en fiction semble marqué par le male gaze, et bien souvent les oeuvres, tous médias confondus, paraissent reproduire à l’infini le mythe de Pygmalion, en cherchant à créer des corps parfaits, fantasmés, qui correspondent en vérité à une norme homogène et irréaliste. L’imaginaire des dominants est alors imposé à tous.
On s’assurera pourtant de s’intéresser également aux productions indépendantes, ou « amatrices », largement démocratisées par internet, et qui produisent un vrai travail de diversification. Le sujet de la sexualité a longtemps été pris en main par les divers fandoms, tout comme la question de la représentativité, mais on retrouve aussi ces enjeux dans de nombreux webcomics ou récits audio indépendants. Ces thématiques ne sont cependant pas contraintes aux médias « de marge » mais se retrouvent aujourd’hui dans les circuits de diffusion classique, que ce soit sur la scène du dessin animé (on pensera à She-Ra ou Steven Universe) ou dans la littérature, où des autrices comme Estelle Faye, Becky Chambers, Ellen Kushner, Rivers Solomon et Sabrina Calvo prennent également le parti de représenter d’autres corps et d’autres pratiques.
Lignes directrices
En plus des points évoqués plus haut dans l’appel, les propositions pourront s’inspirer des points suivants :
Les corps aliénés : l’imaginaire du corps est bien souvent, nous l’avons dit, associé à ce qui sera perçu comme une dénaturation de celui-ci. Ainsi les freaks ont-ils un rôle prépondérant dans l’imaginaire (notamment dans le fantastique), rôle qui prend racine dans la mise en scène qui entourait les cirques de « monstres » des XIXe et XXe siècles. On retrouve cet imaginaire du corps altéré en science-fiction, Dark Vador étant un bon exemple de fantasme du corps difforme, caché, symbole ici de la chute morale ; ou dans le genre du body horror par exemple - et à ce titre on se doit de mentionner la filmographie de David Cronenberg ou la chose de John Carpenter.
L’imaginaire de l’immortalité : parmi les limites du corps que nous avons évoquées plus haut, celle de la mortalité est centrale. Les cultures de l’imaginaire regorgent de moyens de s’affranchir de cette limite, des moyens qui exercent un prix sur le corps de l’intéressé. Dans Donjon et Dragon, les liches acquièrent la vie éternelle en devenant des morts-vivants, sacrifiant ainsi leur humanité. Une démarche que l’on peut rapprocher des immortels virtuels de la science-fiction, qui abandonnent leur corps au profit d’une éternité numérique. Comment l’imaginaire traite de cette limite tant inhérente à notre corps ?
Rôles imaginaires pour corps réels : il est intéressant de voir que les cultures de l’imaginaire recouvrent un certain nombre de pratiques ancrées dans le réel, où les corps bien physiques sont appelés à incarner des rôles imaginaires. Les jeux de rôle sur table ou grandeur nature, le spectacle vivant ou encore le cosplay, tous posent le défi de donner forme et texture aux corps imaginaires.
*
Organisation
Le colloque « Imaginaires du corps, sensualités imaginées » prendra place à Rennes, sur le campus de Villejean, les 10-11-12 mars 2021.
Organisé par l’association du Laboratoire des Imaginaires, il est destiné en priorité aux jeunes chercheur·euse·s, doctorant·e·s, masterant·e·s, ou étudiant·e·s en licence, qui souhaitent consacrer une part de leurs recherches aux cultures de l’imaginaire. Il est conseillé de consulter la définition des cultures de l’imaginaire proposée par l’association afin de vous assurer de la cohérence de votre proposition vis-à-vis de l’appel. Vous pourrez la trouver à l’adresse suivante.
Les propositions sont attendues pour le 22 novembre 2020. Ces dernières devront comporter deux documents : une proposition anonyme incluant un titre et un résumé de votre communication de 1 500 caractères (espaces compris), ainsi qu’un autre document comprenant votre nom, prénom, et votre bio-bibliographie (mémoire, éventuelles publications, etc.). Elles sont à faire parvenir à l’adresse : laboratoiredesimaginaires@gmail.com
Afin de faciliter le traitement des propositions, merci de suivre le modèle d’intitulé suivant :
NomPrenom_Titre-de-la-communication_Proposition pour le premier document et
NomPrenom_Titre-de-la-communication_Bio pour votre biobibliographie.
La réponse du comité de direction sera donnée le 30 novembre. Le colloque donnera lieu à la publication d’actes.
*
Comité organisateur et scientifique :
Le Laboratoire des Imaginaires est une association étudiante de Rennes 2, fondée dans le but de valoriser les travaux de recherche des étudiant·e·s spécialisé·e·s dans les médias de l’imaginaire. Le comité organisateur du colloque est constitué des membres du bureau, ainsi que de plusieurs étudiant·e·s bénévoles : Fanny Ozeray, Corentin Daval, Marie Kergoat, Corentin Le Corre.
Le comité scientifique est composé de :
Charline Pluvinet, maîtresse de conférence en littérature générale et comparée à l’Université Rennes 2.
Anaïs Lefèvre-Berthelot, maîtresse de conférence en études étatsuniennes à l’Université Rennes 2.
Zelda Chesneau, doctorante en littérature comparée à l’Université Rennes 2.
Ariane Lefebvre, doctorante en littérature médiévale à l’Université Laval, Québec.
*
Bibliographie indicative :
BERTHELOT Francis, Le corps du héros. Pour une sémiologie de l’incarnation romanesque, Paris, Nathan, 1997.
BUTLER Judith, Trouble dans le genre, trad. Cynthia Kraus, Paris, Éditions La Découverte, 2005.
CHOLLET Mona, Beauté fatale. Les nouveaux visages de l’aliénation féminine, Paris, La découverte, 2012.
DARDIGNA Anne-Marie, Les châteaux d’Eros ou l’infortune du sexe des femmes, Paris, François Maspero, « PCM », 1980.
DUMOULIE Camille et RIAUDEL Michel (sous la direction de), Le corps et ses traductions, Paris, Éditions Desjonquères, 2008.
FOUCAULT Michel, Histoire de la sexualité (1. La Volonté de savoir [1976], 2. L'Usage des plaisirs [1984], 3. Le Souci de soi [1984], 4. Les Aveux de la chair [2018, posthume]), Paris, Gallimard.
FRANCOIS Anne Isabelle, « Sexualité », dans BESSON Anne, Dictionnaire de la fantasy, Paris, Vendémiaire, 2018, p. 363-364.
KOSOFSKY SEDGWICK Eve, Épistémologie du placard, trad. et préface de Maxime Cervulle, Paris, Éditions Amsterdam, 2008.
LEHOUCQ, Roland, STEYER, Jean-Sébastien, La Science fait son cinéma, Saint-Mammès, Le Bélial’, “Parallaxe”, 2018.
REICHLER Claude, Le corps et ses fictions, Paris, Les Éditions de Minuit, 1983.
RUBIN Gayle, « Penser le sexe : Pour une théorie radicale de la politique de la sexualité », traduction de Flora Bolter, in Surveiller et jouir : Anthropologie politique du sexe, textes rassemblés et édités par Rostom Mesli, traductions de Flora Bolter, Christophe Broqua, Nicole-Claude Mathieu et Rostom Mesli, EPEL, 2010.
SPURLIN William J., TOMICHE Anne et ZOBERMAN Pierre, Écritures du corps. Nouvelles perspectives, Paris, Classiques Garnier, « Rencontres », 2013.