Flaubert et la prostitution
Revue Flaubert, 2017
sous la responsabilité d'Éléonore Reverzy
Le numéro de la Revue Flaubert consacré à « Flaubert et la prostitution » entend étudier la prostitution chez Flaubert à la fois dans le discours de l'écrivain et la représentation des amours tarifées qu'il propose notamment dans sa Correspondance, et de manière métaphorique - la prostitution étant de ces objets qui excèdent leur signification première. On s'intéressera donc à la fois à ce que Flaubert livre de son expérience de la prostitution (fréquentation des filles de joie, sociabilité bordelière, fraternité virile) et de quelques rencontres de prostitué(e)s lors du voyage en Orient en particulier, et au discours qu'il tient à son sujet dans sa Correspondance. La fascination pour la figure de la prostituée, comme figure anti-bourgeoise est un des éléments de ce discours, qui cependant peut aussi en venir à formuler le constat d'un embourgeoisement de la prostituée dont la lorette offre le visage (Rosanette devenue Mme Oudry) et qui est perçue comme symptôme d'une évolution de la société. Que la prostitution soit « un mythe » et que sa réalité et son essence se perdent sont ainsi décrites comme révélatrices d'une dégradation des relations humaines et affectives.
Peut-on parler d'une « métaphysique de la putain », pour détourner le titre d'un ouvrage récent (Laurent de Sutter, Métaphysique de la putain, éditions Léo Scheer, 2014) ? À l'évidence la prostituée touche chez Flaubert au sacré. Les projets que consigne le jeune homme dans une lettre à Bouilhet datée du 14 novembre 1850 et dans lesquels se dessinent les visages d'Emma et de Salammbô, semblent bien annoncer ce désir de représenter « l'amour inassouvissable sous les deux formes de l'amour terrestre et de l'amour mystique », en les combinant ou en montrant le glissement de l'un à l'autre. La question a été en partie éclairée par un article d'Yvan Leclerc : « Sacralisation et désacralisation du sexe chez Flaubert » (Site Flaubert, études critiques, en ligne). L'expérience de la nuit avec la danseuse Kouchiouk-Hanem telle qu'elle est relatée par Flaubert relève bien d'un contact avec le sacré, en même temps qu'elle permet de formuler le vœu de la « grande synthèse », fondement de l'esthétique flaubertienne.
Peut-on voir dès lors dans la prostituée une figure de la Vérité ? Le mythe de Phryné, étudié par Bernard Vouilloux (Le Tableau vivant. Phryné, l’orateur et le peintre, Paris, Flammarion, « Idées et recherches », 2002) est réactivé au XIXe siècle, et notamment chez les écrivains naturalistes et les peintres contemporains : la fille est celle qui, malgré ses fards et la contrainte sociale à laquelle elle est soumise (le bordel est volontiers décrit comme une caserne, dans laquelle elle change d'identité, joue un rôle devant les clients par exemple), dit vrai ou dit le vrai. Il n'est pas rare ainsi, et les pages que les Goncourt consacrent dans leur Journal à Suzanne Lagier le confirment, que la prostituée ait un parler franc, une langue crue et énonce ainsi une vérité de l'expérience qu'elle est seule à détenir. Ayant accès à l'envers du corps masculin qui se débride devant elle, elle possède ainsi un point de vue privilégié, et presque exclusif, sur l'autre visage du bourgeois, son vrai visage. Marie dans Novembre expose ainsi au narrateur de son histoire cet exceptionnel savoir qu'elle a acquis dans des bras inconnus.
Sans doute ne faut-il pas négliger la charge sociologique du personnage de la prostituée. Tout au long du siècle sa représentation dans la littérature et dans l'art réfère à une marchandisation de l'immatériel dont elle est le signe. À ce titre, la prostituée peut figurer l'oeuvre ou l'artiste dans ce nouveau régime d'une littérature publique, de plus en plus ouvert et démocratique. Comme chez Baudelaire, la publication est prostitution. La figure de Rosanette, entretenue par le directeur de L'Art industriel et représentée par le peintre Pellerin dans une toile qui orne la vitrine d'un marchand, avec son prix et le nom de son propriétaire, serait comme l'emblème de cette prostitution de l'art. Quant à la prostituée de Novembre, on a pu la percevoir comme une allégorie du cliché, dont son « grabat commun » (Novembre, sous titré Fragments de style quelconque) offrirait la figuration. Shoshana Felman (« Modernité du lieu commun : en marge de Flaubert : Novembre », Littérature, 1975, p. 32-48), ainsi que Ruth Amossy et Elisheva Rosen (Les Discours du cliché, SEDES, 1982), ont mis au jour cette inscription du lieu commun que permet celle qui est à tous. Sachant le coup de force que représente pour Flaubert (comme à l'époque, pour Baudelaire), l'invention d'un poncif, on n'y verra pas nécessairement un discrédit jeté sur la prostitution : la prostituée n'aurait-elle pas les traits de l'oeuvre commune, une œuvre « où l'Art excède1 » ?
Ce sont là diverses pistes dont la liste n'est certainement pas exhaustive. La question de la prostitution chez Flaubert appelle de plus des comparaisons avec d'autres auteurs (Baudelaire au premier chef, mais également Balzac et Zola pour ne citer qu'eux).
Bibliographie sélective
Roger Bellet, « La prostituée emblématique du 24 février 1848 ou le traitement de l'histoire par Daniel Stern et par Flaubert », Revue d'histoire du XIXe siècle [En ligne], 3 | 1987.
Charles Bernheimer, Figures of Ill Repute : Representing Prostitution in Nineteenth-Century France, Duke University Press, 1997.
Jean Borie, Le Célibataire français, Paris Le Sagittaire, 1976 ; Frédéric et les amis des hommes, Paris, Grasset, 1995.
Alain Corbin, Les Filles de noces : misère sexuelle et prostitution, Paris, Champs histoire, 1978.
Lucette Czyba, Mythes et idéologie de la femme dans les romans de Flaubert, Lyon, PUL, 1983 ; « Paris et la lorette », dans Paris au XIXe siècle. Aspects ďun mythe littéraire, Lyon, PUL, 1984.
Lynda A. Davey, « La croqueuse d'hommes : images de la prostituée chez Flaubert, Zola et Maupassant », Romantisme, 1987, n°58.
Jacques-Louis Douchin, La Vie érotique de Flaubert, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1987.
Shoshana Felman, « Modernité du lieu commun. En marge de Flaubert : Novembre », Littérature, n°20, 1975.
Flaubert, la femme, la ville, Marie-Claire Bancquart dir., Paris, PUF, 1980.
Gerhard C. Gerhardi, « Romantic love and the prostitution of politics : on the structural unity of L'Éducation sentimentale », Studies in the novel, vol. 4, (fall 1972).
Guillaume Gomot « Est-elle bête !... Rosanette : une figure animale de L’Éducation sentimentale ?», Revue Flaubert, n°10, 2010, «Animal et animalité chez Flaubert», numéro dirigé par Juliette Azoulai, http://flaubert.univ-rouen.fr/revue/article.php?id=6033.
Yvan Leclerc, « Sacralisation et désacralisation du sexe chez Flaubert », Site Flaubert. Études critiques [en ligne].
Jann Matlock, Scenes of Seduction : Prostitution, Hysteria, and Reading Difference in Nineteenth-Century France, New York, Columbia University Press, 1994.
Mary Orr, Flaubert : Writing the masculine, Oxford, Oxford University Press, 2000.
Thierry Poyet, « Le voyageur et sa sexualité : Flaubert ou l’interdit des sens levé pour rien », dans Sur les pas de Flaubert. Approches sensibles du paysage, Philippe Antoine dir., Amsterdam, Rodopi, 2014.
Jean-Paul Sartre, L'Idiot de la famille, Paris, Gallimard, « Tel », 1971.
Albert Sonnenfeld, « La tentation de Flaubert », CAIEF, 1971, vol. 23.
Barbara Vinken, « “Comme une idole des îles Sandwich” : l'iconographie mariale dans L'Éducation sentimentale », dans Voir, croire, savoir : Les épistémologies de la création chez Gustave Flaubert, Pierre-Marc De Biasi, Anne Herschberg Pierrot, Barbara Vinken, Berlin/München/Boston, De Gruyter, 2015, 59-83.
Michel Winnock, Flaubert, Paris, Gallimard, « Folio », 2013.
Les propositions sont attendues pour la fin mars 2016 (ereverzy@free.fr).
Elles seront examinées pour la fin avril 2016.
Les articles devront être livrés fin octobre.
La mise en ligne de la revue est prévue début 2017.
1« Les œuvres qui me plaisent par-dessus toutes les autres sont celles où l'art excède. J'aime dans la peinture, la Peinture ; dans les vers, le Vers » (lettre à Amélie Pommier, 8 septembre 1860, Correspondance, éd. citée, t. III, p. 111).