L’espace et le genre
Colloque international interdisciplinaire
Du 1 au 3 juillet 2021
Université d’Augsburg, Département de romanistique
Appel à contributions
« Nous sommes à un moment où le monde s’éprouve, je crois, moins comme une grande vie qui se développerait à travers le temps, que comme un réseau qui relie des points et qui entrecroise son écheveau. » Michel Foucault « Des espaces autres », Empan, 2004/2, (no54).
L’épistémologie des sciences humaines et sociales connaît de nouvelles orientations à partir de la seconde moitié du vingtième siècle, et plus intensivement, depuis les années 1990. L’intérêt pour les rapprochements entre les catégories spatiales et les phénomènes sociaux est grandissant - nous assistons à « un tournant spatial » (Soja, 1989; Levy, 1999, Warf et Arias, 2008 ; Torre, 2008), et in extenso, « géographique » pour penser le monde. Le philosophe français Marcel Gauchet constate l’existence de cette nouvelle réalité épistémologique dans l’introduction au dossier « Nouvelles géographies » en 1996.[1] D’Henri Lefebvre (1961, 1974), qui analyse « La production de l'espace » en mettant en avant sa dimension politique, à Michel Foucault (1967, 1984), pour qui l’espace émerge dans ses acceptations alternatives et sexuées, les références à l’espace se multiplient. L’espace représente, donc, la composante substantielle de la complexité du social et invite à le repenser, en induisant de nouvelles méthodes et entrées : territoire, lieu, distance, environnement, nature, paysage, écologie.
Les tendances de la recherche sur le genre s’accordent à cette constellation conceptuelle. Partons d’une évidence – le corps est, primo sensu, l’espace. Les liens initialement établis avec les réalités spatiales s’opèrent, avant tout, par le biais et à travers le corps : pensons aux notions de la distance, de la mobilité, de l’étendue. Néanmoins, en suivant la réflexion de Francine Barthe (2010) : « le corps s'est installé en géographie dans la clandestinité, il n'a pas encore gagné le statut d'objet scientifique à part entière et reste non élucidé. » Or, le corps et le genre constituent un binôme d’entrées à la fois problématique et inséparable. Peut-on, à l’instar de cette perspective, tenter de construire une herméneutique genrée qui servirait de grille interprétative à l’espace ? De quelle manière les réflexions sur le genre permettent-elles de remettre en question la compréhension de l’espace, et inversement, comment les interprétations de l’espace questionnent les catégories relatives aux études du genre ?
Les contributeurs pourront explorer cette question à partir des axes analytiques suivants :
Pour une lecture genrée de l’espace
L’espace public, l’espace privé – l’accès étant longuement défini et hiérarchisé à partir de l’appartenance au genre ; le droit de s’en approprier et de s’y déplacer librement est au centre des revendications féministes et des exigences des activistes en faveur des droits LGBT. Pensons à l’essai de Virginia Woolf, A Room of One’s Own (Une chambre à soi, 1929) dans lequel l’auteure souligne l’importance de la possession d’un espace propre qu’elle met évidemment en lien avec l’acquisition de l’autonomie de la femme. Or, la construction de genre s’opère à travers la confrontation à des espaces. Une telle optique est susceptible de fournir de nouvelles réflexions sur ce rapport complexe : peut-on et dans quel contexte évoquer les espaces « masculins », « féminins », « LGBT », « queer » et autres ? Existent-ils les territoires propres à la transmission des savoirs et des valeurs des communautés délimitées en fonction du genre ? Quelle place peut-on accorder à l’acte d’écriture qui est apte à construire une histoire et une géographie genrée des récits ? Quel rôle peut-on attribuer au genre dans les procédés de l’écriture des lieux et de la lecture des paysages ?
Dans une perspective inverse, l’espace se construit à l’intérieur et en fonction du corps qui l’entoure. Ainsi, nous sommes amenés à examiner la deuxième dimension de cette question – l’incorporation d’espace que Court Martine définit de manière suivante : « dans une première acception – littérale –, elle désigne un travail de transformation physique des corps, qui s’effectue pour partie à travers des interventions directes sur la chair des individus, pour partie à travers la socialisation. Dans une seconde acception – figurée –, elle renvoie au processus d’acquisition des dispositions qui sont constitutives de l’habitus. »[2] Quels liens peuvent être établis entre l’incorporation de l’espace, l’écologie du corps et le genre, si l’on ose revenir aux interrogations fondamentales sur les relations entre le corps et les milieux naturels et/ou sociaux ? Quelles analogies peuvent être identifiées entre les concepts de la terre-mère et de la fécondité ?
Mutations : genre, espace, engagements
La recherche sur l’espace et sur le genre partagent une caractéristique commune : toutes les deux émergent d’un contexte de remise en question de l’ordre établi (qu’on n’hésiterait pas à dénommer de post-moderne) et ont pour vocation à redonner la place aux êtres et aux réalités marginalisées. Pensons, d’un côté, à la fluidité du concept-même du genre - femmes, hommes, les communautés LGBTQ+ dans toutes leurs acceptations, et, d’autre côté, à la multiplication des concepts désignant l’espace – question urbaine, question rurale, nature, environnement, écologie, territoires…
Dans une époque où l’exode rural prend de plus en plus d’ampleur, la question de l’urbanisation devient centrale. Or, quelle place dans la « cité » est réservée pour les communautés en « marge » ? Quelles résonances peut-on identifier entre le genre, les espaces urbains et/ou les espaces ruraux ? S’agit-il d’un enjeu local ou d’un enjeu mondial ? Quels échos des voix et des écritures engagées ? Trouvons-nous, enfin, devant « l’entrée dans une nouvelle cosmologie environnementale et genrée »[3] si l’on reprend le propos de Charles-François Mathis ?
Espaces Dominants, espaces dominés : subversions et binarités en question
« Je suis une maudite Sauvagesse.
Je suis très fière quand, aujourd’hui, je m’entends traiter de Sauvagesse.
Quand j’entends le Blanc prononcer ce mot, je comprends qu’il me redit sans cesse que je suis une vraie Indienne et que c’est moi la première à avoir vécu dans le bois…
Or toute chose qui vit dans le bois correspond à la vie meilleure.
Puisse le Blanc me toujours traiter de Sauvagesse. »
Antane Kapesh
Kapesh, Anatane, Je suis une maudite sauvagesse. Ottawa, Éditions Leméac. Paris, 1976, Éditions des femmes [2e éd. : 1982].
Les rapports entre l’espace et le genre ne peuvent pas être pensés sans contourner les questions de la domination. Si l’on revient à la définition donnée par philosophe allemand Max Weber[4][5] « [la domination] (Herrschaft) est la chance d'obtenir, chez des personnes déterminées, obéissance à un ordre doté d'un contenu spécifique ». Au contraire « [la puissance] (Macht) » est « toute chance de faire triompher au sein d'une relation sociale sa propre volonté même contre des résistances, peu importe sur quoi repose cette chance » Sur quoi cette chance, donc, repose-t-elle ? Comment acquérir la « puissance » et la plénitude de la libération des espaces et des genres (autrefois et/ou aujourd’hui) dominés ? Quelle est la nature propre à ces rapports : superposition, subordination, soumission ? Dans quel contexte peut-on parler de la subversion ? Or, la mise en question des ordres établis introduite par la pensée et les réalités historiques post-modernes a pour résultat la multiplication des perspectives ; dans cette optique, nous sommes amenés à réinterroger la pertinence des entrées purement binaires : centre – périphérie, hégémonie – manque de pouvoir, homme-femme... Enfin, quels sont les pouvoirs de la représentation (littéraire ou artistique) qui contribuent à la fois à la compréhension et à la subversion de ces rapports complexes ?
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Modalités de participation :
Interdisciplinaire et international, ce colloque accueillera les jeunes chercheurs en Lettres, Arts, Sciences humaines et sociales.
Les propositions de communication (titre et résumé de 300 mots en français, allemand ou italien, accompagnés d’une courte notice bibliographique) devront être envisagées pour une communication de vingt minutes et seront à soumettre au comité organisateur au plus tard le 30 avril 2021 par mail au format PDF à sekr.kulessa@philhist.uni-augsburg.de
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Pistes bibliographiques :
Barthe-Deloizy, Francine, Les spatialités du corps : Des pratiques ordinaires aux expériences extrêmes. « Géographie » Université Michel de Montaigne - Bordeaux III, 2010.
Bernard, Andrieu, « Les fondateurs de l'écologie corporelle : immerseurs-naturiens-émerseurs », Sociétés, 2014/3 (n° 125), p. 23-34.
Bernard, Andrieu, Olivier, Sirost « Introduction l'écologie corporelle », Sociétés, 2014/3 (n° 125).
Collot, Michel, Pour une géographie littéraire, José Corti éditions, Paris, 2014.
Collot, Michel, Knebusch, Julien, « Vers une géographie littéraire ? Compte rendu de la séance de séminaire du 4 février 2011 », 2011, http://geographielitteraire.hypotheses.org
Court, Martine, « Incorporation », dans : Juliette Rennes éd., Encyclopédie critique du genre. Corps, sexualité, rapports sociaux. Paris, La Découverte, « Hors collection Sciences Humaines », p. 321-330, 2016.
Döring, Jörg, Thielman, Tristan, Spatial Turn. Das Raum Paradigma in den Kultur- und Sozialwissenschaften, Bielefeld, Transcript, 2008.
Foucault, Michel, Conférence de 1967 « Des espaces autres » [archive] Dits et écrits (1984), T IV, « Des espaces autres », no 360, p. 752-762, Gallimard, Nrf, Paris, 1994.
Foucault, Michel, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975. [Discipline and punish : The birth of the prison, Penguin Books, 1977].
Gauchet, Marcel ; Lévy, Jacques « Une géographie vient au monde », Le Débat, 1996, 92, p. 43-57.
Gottschalk, Aenne; Kersten, Susanne, Krämer, Felix (Hg.), Doing Space while Doing Gender – Vernetzungen von Raum und Geschlecht in Forschung und Politik, Transcript Verlag, Bielefeld, 2018.
Hallet, Wolfgang, Neumann, Brigit, Raum und Bewegung in der Literatur. Die Literaturwissenschaften und der Spatial Turn, Bielefeld, Transcript, 2009.
Jullien, François, L’écart et l’entre. Leçon inaugurale de la Chaire sur l’altérité, Galilée, Paris, 2012.
Lefebvre, Henri, La production de l’espace, « Anthropos », Paris, 1974.
Lévy, Jacques, Le Tournant géographique. Sur la dimension géographique de la fonction politique, Pais, Belin, 1999.
Livingstone, N. David, « Science, text and space : thoughts on the geography of reading », Transactions of the Institute of British Geographers, NS 30, 2005, p. 391-401.
Mathis, Charles-François, « Introduction », Genre & Histoire [En ligne], 22 | Automne 2018, mis en ligne le 01 janvier 2019.
Rosemberg, Muriel, « La spatialité littéraire au prisme de la géographie », L’Espace géographique, 4, p. 289-294.
Soja, Edward, Postmodern Geographies: The Reassertion of Space in Critical Social Theory. Verso, New York, 1989.
Soja, Edward, Thirdspace. A Journey into Los Angeles and Other Real-and-Imagined Places, Oxford, Blackwell, 1996.
Warf, Barney, Arias, Santa, The Spatial Turn: Interdisciplinary Perspectives, Londres, Routledge, 2009.
[1] « Nous assistons à un tournant « géographique » diffus des sciences sociales » note Marcel Gauchet. Le Débat, n° 92, 1996, p. 42.
[2] Court, Martine, « Incorporation », dans : Juliette Rennes éd., Encyclopédie critique du genre. Corps, sexualité, rapports sociaux. Paris, La Découverte, « Hors collection Sciences Humaines », 2016, p. 321-330.
[3] Charles-François Mathis, « Introduction », Genre & Histoire [En ligne], 22 | Automne 2018, mis en ligne le 01 janvier 2019.
[4] Wirtschaft und Gesellschaft. Grundriss der verstehenden Soziologie, 5e édition révisée, : Mohr, Tübingen, 1976.
[5] Economie et société, t. 1. (traduction J. Freund et al., Pocket , Paris, 1995.