Représenter la catastrophe au XXIe siècle : pratiques et enjeux contemporains
Colloque international, Université Jean Monnet, Saint-Étienne
ECLLA (Études du Contemporain en Littératures, Langues et Arts)
18 et 19 mai 2021
La catastrophe du 11 septembre 2001 marque, de façon spectaculaire, l’entrée dans le XXIe siècle, inaugurant « l’irruption du possible dans l’impossible » (Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé). Depuis, l’essor des thèses déclinistes, de la collapsologie ou de l’effondrisme, a engendré une prolifération de discours et d’images qui prédisent la fin de notre civilisation, anticipent les modalités de sa disparition, et imposent de penser la catastrophe avec une urgence renouvelée. En effet, l’heure ne semble plus à la conjecture ou à la prévision car le discours catastrophiste, que son relais soit scientifique, médiatique ou politique, ne cesse d’alerter sur la multiplication des catastrophes, nous invitant par là même à redessiner les contours d’une notion qui, jusque récemment, se caractérisait par sa dimension unique, inédite, et imprévisible. Signe que sa définition a déjà commencé à muter, la catastrophe est moins envisagée comme un dénouement ou une fin que comme une série de phénomènes sériels qui, par leur irruption répétée dans le quotidien, la placent dans une actualité permanente. Paul Virilio notait que notre société, à privilégier « inconsidérément le présent, le temps réel (…) met en œuvre l’immédiateté, l’ubiquité et l’instantanéité, met en scène l’accident, la catastrophe » (Paul Virilio, L’accident originel).
Employée au singulier, la catastrophe recoupe une pluralité de phénomènes imputables ou non à l’humain, qu’il s’agisse de désastres naturels, d’accidents nucléaires, d’attentats, ou encore de pandémies. Elle désigne non pas « un événement unique, mais un système de discontinuités, de franchissements de seuils critiques, de ruptures, de changements structurels radicaux » (Dupuy). En effet, elle relève moins d’un discours de l’après que d’un état d’alerte et de vigilance permanent à l’égard de phénomènes qui sont déjà en cours. Si, par son itération, l’aléa devient certitude, c’est également parce que la frontière entre le naturel et le culturel, instaurée par la Modernité occidentale, se dissipe, plus particulièrement depuis que les sciences de la terre ont pensé sous le terme d’anthropocène, créé par Paul J. Crutzen, ce moment charnière où l’être humain, par son action, est devenu le principal générateur de catastrophes, au risque d’évacuer le rôle de la contingence. À leur tour, les lettres et les arts explorent les problèmes conceptuels, éthiques et pratiques que pose cette « grande accélération » (John R. McNeill, The Great Acceleration), et, ce faisant, incitent à une réarticulation de notre rapport au temps, à l’espace, à l’image et au récit.
La catastrophe semble faire aujourd’hui l’objet d’un désir renouvelé (Henri-Pierre Jeudy, Le Désir de catastrophe). On s’intéressera donc à ce qui est en jeu dans l’utilisation même du terme et à la manière dont les pratiques artistiques contemporaines s’en saisissent pour mener une réflexion à la fois sur et par la catastrophe.
L’engouement constant pour les films catastrophe, l’essor des fictions éco-dystopiques (Frederick Buell, From Apocalypse to Way of Life) témoignent de la prolifération des imaginaires de la catastrophe, notamment dans l’industrie de la fiction. Ceux-ci reposent bien souvent sur une dramaturgie attendue dans laquelle la catastrophe elle-même constitue un prétexte et s’inscrit dans un récit fondé sur une logique causale avant/après. Comment l’œuvre d’art, quel que soit son medium, dépasse et/ou déplace cette dramaturgie ? Peut-on penser à un art qui ne traduise pas seulement la catastrophe mais qui la fasse advenir au sein même de l’œuvre ? En effet, la catastrophe comme dérèglement marquant une rupture d’intelligibilité nous engage, voire nous force, à repenser les manières dont nous appréhendons le monde. Il ne s’agit pas de reconduire les topoï de l’indicible et de l’irreprésentable. Comprise au sens morphologique du mot, la catastrophe se fait génératrice de potentialités littéraires et artistiques, et invite ainsi à une réflexion qui esquisserait les contours de ce que peut être sa poïétique.
S’il y a un besoin de rendre à la catastrophe sa puissance de sidération, sa charge aussi bien affective que sensible, c’est peut-être que la prolifération des imaginaires catastrophistes conduit à une certaine uniformisation. L’ubiquité de la catastrophe tient en partie à celle des images, prises par des témoins, anonymes ou non, et dont la circulation est accélérée par les réseaux sociaux. La multiplication des points de vue possibles semble achopper aux codes du spectaculaire qui donnent à certaines images leur valeur iconique – vision dantesque de méga-incendies, paysages dévastés par un tsunami, un ouragan ou le souffle d’une explosion. Il n’est en ce sens pas anodin que des experts des réseaux sociaux aient cherché à élaborer des « disaster emojis » (emerjis), selon eux, ce qu’il y a de plus proche d’un langage universel. On retiendra l’effort de standardisation au nom de l’efficacité communicationnelle et un désir de s’affranchir des barrières linguistiques qui réactualisent la « guerre des signes » (W.J.T. Mitchell, Iconology), cette rivalité entre mots et images. Au-delà de sa valeur anecdotique, cette démarche interroge par contrecoup la manière dont la catastrophe est donnée à voir au XXIe siècle, et donc la rhétorique des images qu’elle produit : non seulement ce qu’elles disent, mais aussi les discours qu’elles génèrent. Plus largement, on pourra en étudier les enjeux représentationnels à la lumière des études intermédiales, notamment de la réévaluation de la notion de remédiation introduite par Jay David Bolter et Richard Grusin en 1999.
La réévaluation de la dimension spectaculaire pose également la question de la catastrophe dans son rapport au lieu, dans son avoir lieu. L’importance accordée aux mémoriaux et aux ruines atteste cet enchevêtrement du temps et de l’espace pris dans un même bouleversement des modes d’être au lieu. On pense à ce parcours sonore en 2004 qui, narré par la voix de Paul Auster, conduit le flâneur aux abords de Ground Zero. De telles productions, par leur caractère multimédia et interactif, étendent l’expérience de la catastrophe à celles et à ceux qui n’en ont été ni victimes, ni témoins. On peut ainsi se demander si la catastrophe ne conduit pas à une monumentalisation du lieu, qui, en lui donnant un sens fixe et univoque, cherche à circonscrire ce dernier, comme pour contrer, pallier le caractère débordant de l’événement catastrophique. Les bouleversements des modes d’être au lieu ouvrent sur une problématique qui s’impose avec la catastrophe, celle de l’habiter, ou plutôt de l’habitabilité. La précarité que partagent l’espèce humaine et le reste du vivant invite les artistes contemporains à emprunter de nouvelles voies conceptuelles et esthétiques pour la penser et la donner à penser.
Les communications pourront aborder, dans le champ des pratiques artistiques contemporaines, les pistes de réflexions suivantes :
- fictions de la catastrophe (cinéma, séries, littérature) : critique, réévaluation de sa dramaturgie et de sa mise en récit
- la catastrophe par l’œuvre d’art : pratiques et réception
- scénographie de la catastrophe dans la photographie et les arts visuels
- médiatisation et médiation de la catastrophe
- représentations et réinvestissements des lieux de la catastrophe (béances, friches, ruines…)
- les rapports des arts et des lettres aux discours scientifiques
- le langage de la catastrophe (évolutions linguistiques, créations lexicales …)
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Les propositions de communications (400 mots environ), accompagnées d’une brève bio-bibliographie, seront adressées avant le 4 janvier 2021 à
Sophie Chapuis (sophie.chapuis@univ-st-etienne.fr),
Anne-Sophie Letessier (anne.sophie.letessier@univ-st-etienne.fr)
et Aliette Ventéjoux (aliette.ventejoux@univ-st-etienne.fr).
Les notifications d’acceptation seront envoyées avant le 29 janvier.
Les communications, en anglais ou en français, auront une durée de vingt minutes.
Étant donné les incertitude liées à la crise sanitaire, nous mettrons en place les moyens techniques pour que les interventions puissent se faire par visioconférence si besoin.
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Representing Catastrophe in Contemporary Arts and Letters:
Conceptual and Formal Reevaluation
International Conference, Université Jean Monnet, Saint-Étienne (France)
ECLLA (Études du Contemporain en Littératures, Langues et Arts)
18-19 May 2021
9/11 marked, in a spectacular way, the entry into the 21st century, inaugurating “the eruption of the possible into the impossible.” (Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé) Since then, the rise of declinist theses or collapse theories has generated a proliferation of discourses and images which predict the end of our civilization, anticipate the modalities of its disappearance, and urge us to think about the notion of catastrophe along new lines. Indeed, it seems the time for conjecture or forecast is over as catastrophist discourses – in science, in the media or in politics – alert us to the multiplication of catastrophes, thereby inviting us to reexamine a notion which, until recently, was characterized by its unique, unprecedented, and unpredictable nature. The evolution of its meaning is definitely under way since ‘catastrophe’ is now seen less as a dénouement or an endpoint than as a series of phenomena which, repeatedly surging in our daily lives, place it in a state of permanent topicality. Paul Virilio noted that a society which privileges “the present - real time” and “sets immediacy, ubiquity and instantaneity to work, brings accidents and catastrophes on to the scene.” (Paul Virilio, The Original Accident)
Used in the singular, catastrophe encompasses a plurality of phenomena which may or may not be attributable to humans, including natural disasters, nuclear accidents, terrorist attacks, or even pandemics. It does not refer to “a single event, but a system of discontinuities, of critical threshold crossings, of ruptures, of radical structural changes.” (Dupuy) Indeed, catastrophe is not so much regarded as an outcome or a prospect as a state of permanent alert and vigilance with regard to phenomena that are already under way. If its iteration transforms hazard into certainty, it is also because the border between the natural and the cultural, established by Western modernity, has been dissipating, more particularly since the term Anthropocene (Paul J. Crutzen) was coined within the Earth sciences to describe this pivotal moment when human beings, by their actions, have become the main generators of disasters, at the risk of eliminating the role of contingency. In turn, arts and letters are exploring the conceptual, ethical, and practical issues raised by this “great acceleration” (John R. McNeill, The Great Acceleration), and in doing so, are encouraging a re-articulation of our relation to time, space, images, and narratives.
Catastrophe seems to be the object of a renewed desire today (Henri-Pierre Jeudy, Le Désir de catastrophe). We will therefore interrogate what is at stake in the very use of the term and how contemporary artistic practices appropriate it for reflections on catastrophe as well as through catastrophe.
Be it the continuing success of disaster movies or the growing number of “ecodystopic fictions” (Frederick Buell, From Apocalypse to Way of Life), the imaginaries of catastrophe seem to be proliferating, notably in the fiction industry. Quite often, they draw on a familiar dramaturgy which takes the catastrophic event as a pretext for the unfolding of a story hinging on a causal, before/after logic. How can a work of art, whatever its medium, circumvent and/or counter such dramaturgy? How to envision art not merely as translating catastrophe but as performing it? As a disruption which, however briefly, defeats intelligibility, catastrophe prompts us – compels us even – to reexamine the ways in which we apprehend the world. Beyond the topoï of the unspeakable and irrepresentable, the etymology of the term refers to morphological changes. Understood thus, catastrophe may be regarded as generating aesthetic potentialities, which can lead us to ponder the specificities of its poïetics.
Restoring the emotional and sensory charge of catastrophe, its power of stupefaction may be all the more pressing as its proliferating imaginaries seem to have resulted in a certain uniformization. The ubiquity of catastrophes is partly related to the omnipresence of images, pictures taken by witnesses and circulated on social media with increasing speed. The multiplication of possible points of view, however, seems to falter over the codes of the spectacular which give some images their iconic value – Dantesque visions of megafires, scenes of desolation after tsunamis, hurricanes, or explosions. Social media experts have tried to create “disaster emojis” (emerjis), the closest thing to a global language in their view. Underlying the project is an effort towards standardization, a desire to break down linguistic barriers in the name of communicative efficiency, both of which renew the old rivalry between text and images described by W.J.T. Mitchell as “a war of signs.” (Iconology) More broadly, intermedial studies, notably the reevaluation of the notion of remediation introduced by Jay David Bolter and Richard Grusin in 1999, offer a lens through which the issues raised by the representation of catastrophe can be productively studied.
Reassessing the relation between catastrophe and the spectacular may also lead to reconsideration of the former’s relation to place. The importance given to ruins and memorials testifies to the intertwining of time and space, both subject to the same disruption of the sense of place. One may think of the Ground Zero Sonic Memorial Soundwalk narrated by Paul Auster. Interactive multimedia projects like this one extend the experience of catastrophe to those who were neither witnesses nor victims. One may wonder whether they participate in the monumentalizing of place: the circumscribing of a sense of place in an effort to palliate or counter the overflowing nature of the catastrophic event. The disrupting of the ways we inhabit space suggests another line of enquiry. The precariousness common to the human species and all other living beings indeed raises issues relating to practices of inhabiting, and more fundamentally to habitability itself. This, in turn, calls attention to the conceptual and aesthetic approaches contemporary artists have devised to reflect those issues and reflect on them.
We are inviting papers on 21st century artistic practices. Proposals may address but are not limited to the following:
- narratives of catastrophe (cinema, TV shows, literature): criticism and reevaluation of its dramaturgy and storytelling
- the work of art as catastrophe: practices and reception
- the scenography of catastrophe in photography and in the visual arts
- media coverage and mediation of catastrophe
- representing and reclaiming places of catastrophe (wastelands, ruins …)
- the relations between the arts and scientific discourse
- the language of catastrophe (linguistic evolutions and lexical creations …)
*Proposals (400-word abstract + short bio) should be sent before 4 January 2021 to the organizers:
Sophie Chapuis (sophie.chapuis@univ-st-etienne.fr),
Anne-Sophie Letessier (anne.sophie.letessier@univ-st-etienne.fr),
Aliette Ventéjoux (aliette.ventejoux@univ-st-etienne.fr).
Notification of acceptance by 29 January 2021.
Papers (presented in French or in English) should not exceed 20 min.
Given the current climate of uncertainty, we will arrange for videoconferencing if the need arises.