Être cartésien au xviie siècle, est-ce philosopher entre plusieurs mondes ?
1Pour qualifier la philosophie française du xviie siècle, quoi de plus banal que d’y associer la figure de Descartes ? Avec le Discours de la méthode, on aurait l’émergence d’un lieu de mémoire, « d’une passion française » pour reprendre la formule de François Azouvi (2002). Dès le xviiie siècle avec les éloges de l’Académie française puis le projet de panthéonisation, Descartes devient en effet l’icône emblématique du « génie » français1. Au xixe siècle, les usages politiques de Descartes mettent pourtant au jour contradictions, tensions et appropriations diverses autour de la question nationale. Condamné par l’Action française au nom de son rationalisme, Descartes se verra récupérer après-guerre par le Parti communiste comme philosophe de la liberté. En 2002, nous avions accordé une attention à cette construction feuilletée du cartésianisme par ses multiples représentations, soulignant qu’il tenait sa robustesse d’un ensemble de communautés interprétatives et de pratiques de lecture, autant que de ses stratégies d’auteur.
2Ces représentations patiemment construites sur plusieurs siècles disent cependant peu de l’excentricité cartésienne de son temps, entendue comme une expérience risquée dans une société marquée par le renforcement de la censure doctrinale et le contrôle éditorial exercé via l’institution des privilèges et comme une position géographiquement dé‑centrée par rapport au monde savant français du xviie siècle2. La référence à Descartes est en effet loin de se limiter au royaume de France. Replacer Descartes dans son siècle peut dès lors consister à prendre au sérieux ce déplacement philosophique (Antoine-Mahut, 2013, 2019, 2021). Rupture avec le temps ordinaire, la mobilité philosophique se présente en effet comme un dérèglement moral, comme une mise en tension entre le voyage et l’enracinement. De ce fait, la mobilité a rarement été prise au sérieux par les études cartésiennes, trop occupées à vouloir fonder une identité intellectuelle française sur la figure cartésienne.
3À l’inverse, cet article se veut une tentative pour faire de la mobilité une clef permettant de déplacer les thèmes traditionnels des études cartésiennes (autobiographie du discours, rapport entre sciences et sagesse, rapport à la coutume, pratiques empiriques contre méthode mathématique, rapport à la langue, etc.) et pour réarticuler l’intériorité du doute cartésien avec une ouverture au monde, pour passer de la reconnaissance à la connaissance. Alors que j’avais accordé beaucoup d’attention à la diachronie, à la temporalité de la réception cartésienne dans cet autre travail, je me propose de prendre au sérieux ici un jeu d’espaces. Les débats soulevés par la littérature comparée autour du French Global me semble déplacer le cadre des analyses que j’avais menées il y a vingt ans.
Une philosophie itinérante : lire le « grand livre du monde »
4L’expérience de rupture dans la formation de la philosophie cartésienne a rarement été associée à l’expérience du voyage et à la sédentarité (Morice, 2016). Le Discours de la méthode a ainsi souvent été présenté comme une autobiographie intellectuelle dans la veine des Confessions d’Augustin ou des Essais de Montaigne. Or la place prépondérante faite au récit d’expérience personnelle invite aussi à relire le Discours comme un récit de voyage, comme un récit de mobilité et d’exil3. Selon Daniel Roche, « Descartes lui fait une place dans le Discours de la Méthode. Les métaphores spatiales habituelles abondent au moment décisif où l’itinéraire suivi auparavant par le philosophe va se transposer en modèle discursif et en impératif pour parvenir à la vérité » (Roche, 2003, p. 61).
5La mise en récit du Discours de la méthode se présente comme un récit de voyage. Après s’être engagé dans l’armée du protestant Maurice de Nassau, Stathouder de Hollande en 1618, Descartes effectue entre 1619 et 1628 plusieurs voyages qui le conduisent du Danemark en Italie, en passant par l’Allemagne et par Paris où il séjourne de 1625 à 1627, fréquentant les cercles mondains et savants autour de Guez de Balzac et du P. Marin Mersenne. À l’automne 1622 par exemple, il va en Italie, à Venise, Rome et Florence avant de retourner en France en mai 1625. À partir de 1628, il s’installe définitivement aux Provinces-Unies où il entreprend la constitution d’une philosophie complète abordant l’ensemble des domaines de savoirs, de la géométrie à la musique, des traités de physique jusqu’aux réflexions métaphysiques et morales, en passant par la mécanique ou les questions relevant de la médecine ; seule la politique échappe en apparence à sa réflexion. L’acquisition des vertus intellectuelles ne dépend pas simplement d’une culture livresque. C’est par le voyage que Descartes souhaite compléter sa formation. Comme il l’écrit dans le Discours de la Méthode publié en 1637 :
« Mais après que j’eus employé quelques années à étudier ainsi dans le livre du monde, et à tâcher d’acquérir quelque expérience, je pris un jour la résolution d’étudier aussi en moi-même, et d’employer toutes les forces de mon esprit à choisir les chemins que je devais suivre. » (Disc. Méth., première partie, p. 87)
6L’expérience du monde participe ainsi d’abord d’une remise en cause des savoirs livresques et scolaires (seconde partie, p. 91-92) et en particulier contre « les sciences des livres » (p. 89).
7La fortification intérieure est donc contrebalancée par une dynamique d’extériorité. Ainsi la mobilité cartésienne est valorisée comme source d’expériences, comme manière de se mettre à l’épreuve du monde :
« C’est pourquoi, sitôt que l’âge me permit de sortir de la sujétion de mes précepteurs, je quittai entièrement l’étude des lettres. Et me résolvant de ne chercher plus d’autre science que celle qui se pourrait trouver en moi-même, ou bien dans le grand livre du monde, j’employai le reste de ma jeunesse à voyager, à voir des cours et des armées, à fréquenter des gens de diverses humeurs et conditions, à recueillir diverses expériences, à m’éprouver moi-même dans les rencontres que la fortune me proposait, et partout à faire telle réflexion sur les choses qui se présentaient, que j’en pusse tirer quelque profit. » (Disc. Méth., première partie, p. 86-87)
8Ainsi la justification d’un discours de la méthode ne peut se priver de l’horizon du lointain dans les années 1630. La globalisation imposée par la dynamique de projection des empires comme l’intensification des pratiques de voyage interpelle le savant (ou l’intellectuel) de la première moitié du xviie siècle. La collecte de ces traces qui témoignent d’une attention aux mondes naturels et physiques permet de rendre compte de cette ouverture. Dans les Principes de Philosophie par exemple, abordant la question de la Terre dans la quatrième partie, Descartes prend le cas du Brésil et de la Guinée :
« Comme on voit, par exemple, qu’il fait moins chaut au Bresil qu’en la Guinée, dont on ne peut donner autre raison, sinon que le Bresil est plus rafreschy par l’air qui luy vient de la mer, que la Guinée par celuy qui luy vient des terres qu’elle a au Leuant. » (Descartes, 1647, quatrième partie, scolie 54, p. 331)
9De même, sur les volcans, Descartes naturaliste compare différentes situations géologiques :
« Ce qui est cause qu’il y a des montagnes où plusieurs tels embrasemens ont esté veus, comme sont Ethna en Sicile, le Vesuve pres de Naples, Hecla en Islande, &c. » (scolie 78, p. 351)
10On pourrait poursuivre cette cartographie pour montrer l’attention que Descartes porte au monde.
L’horizon du monde : l’ombre portée de Montaigne et de Charron
11L’horizon du monde n’est pas donc anecdotique, métaphorique ou onirique comme on s’est plu à le penser, il est le reflet d’une crise de la philosophie depuis la Renaissance et d’une remise en cause de la circularité de la pensée scolastique.
12Si la valorisation de l’expérience du voyage comme topos de la philosophie permet de se délivrer du culte des autorités pratiqué au collège, cette culture du voyage philosophique n’est pas juste le complément nécessaire à une formation intellectuelle, elle s’enracine dans une ouverture sur le monde qui est à la fois épistémologique, morale et politique, elle se présente comme le cogito au fondement de la méthode cartésienne :
« et depuis, en voyageant, ayant reconnu que tous ceux qui ont des sentiments fort contraires aux nôtres, ne sont pas pour cela barbares ni sauvages, mais que plusieurs usent, autant ou plus que nous, de raison ; et ayant considéré combien un même homme, avec son même esprit, étant nourri dès son enfance entre des Français ou des Allemands, devient différent de ce qu’il serait, s’il avait toujours vécu entre des Chinois ou des Cannibales ; et comment, jusques aux modes de nos habits, la même chose qui nous a plu il y a dix ans, et qui nous plaira peut-être encore avant dix ans, nous semble maintenant extravagante et ridicule : en sorte que c’est bien plus la coutume et l’exemple qui nous persuadent qu’aucune connaissance certaine ; et que néanmoins la pluralité des voix n’est pas une preuve qui vaille rien pour les vérités un peu malaisées à découvrir, à cause qu’il est bien plus vraisemblable qu’un homme seul les ait rencontrées que tout un peuple ; je ne pouvais choisir personne dont les opinions me semblassent devoir être préférées à celles des autres, et je me trouvai comme contraint d’entreprendre moi-même de me conduire. » (Disc. Méth., seconde partie, p. 91)
13Dans ce passage, les allusions à une caractérologie nationale des Français, des Allemands, « des Chinois ou des Cannibales » ne sont pas anodines, bien que rarement commentées dans toute la tradition de l’exégèse cartésienne4.
14Trois éléments semblent saillants ici : la filiation sceptique ; la critique de la coutume ; la déstabilisation du dogmatisme.
15D’abord, on reconnaît en effet ici les thèmes chers à une culture sceptique dans le sillage de Montaigne dont l’œuvre est citée ou paraphrasée 18 fois (10 fois dans le premier discours, 3 fois dans le second, 2 fois dans le sixième, et 1 fois dans le reste). La référence à une culture sceptique incarnée par la figure de Montaigne est donc fondamentale5. Si on a souvent souligné le parallèle de la confession cartésienne avec le chapitre consacré à la formation de Montaigne dans les Essais (I, 26), cette posture du philosophe itinérant a rarement intéressé. Ces multiples références à la culture sceptique ne sont pas le fruit du hasard ou ne relèvent pas de l’anecdote culturelle mais font sens, et pas simplement dans les termes d’une filiation (Panichi et Spallanzani 2013). Le voyage au proche (entre France et Allemagne) renvoie presque littéralement à une citation des Essais de Montaigne : « Nous sommes Chrestiens à mesme titre que nous sommes ou Perigordins ou Alemans » (Montaigne, 1965, II, ch. 12, p. 445B). Le voyage au lointain est plus flou (« Chinois » et « Cannibales »). Le terme de « cannibales » est la traduction française du terme latin « Americani », dans une allusion encore plus explicite à Montaigne : « ce monde nouveau que nous venons de descouvrir », n’a « rien de barbare et de sauvage » écrivait ce dernier dans les Essais, au fameux chapitre « Des Cannibales » (I, ch. 31, p. 205A), où le terme désigne les habitants de la côte caraïbe6.
16La question de la coutume est en second lieu le thème principal de la critique de l’universalité catholique. C’est un trait commun à la pensée sceptique de Montaigne à Cyrano de Bergerac, en passant par Charron ou La Mothe Le Vayer. La critique des coutumes et la dénonciation des jésuites et des « sorciers » permet de retourner la supériorité des religions européennes pour mettre en avant la relativité du dogme et le poids des coutumes, pour ne pas dire des cultures locales.
17La troisième critique formulée par Descartes porte sur l’ordre de l’information savante. Ainsi, Descartes reprend une formule que l’on trouve chez Montaigne pour stigmatiser l’exotisme, l’étrangeté, comme source d’incertitude et d’erreurs :
« Le vray champ et subject de l’imposture sont les choses inconnuës. D’autant qu’en premier lieu l’estrangeté mesme donne credit ; […] Il advient de là qu’il n’est rien creu si fermement que ce qu’on sçait le moins, ny gens si asseurez que ceux qui nous content des fables, comme Alchimistes, Prognostiqueurs, Judiciaires, Chiromantiens, Medecins […]. » (Montaigne, 1965, I, ch. 32, p. 215A)
18Descartes reprend ce passage en retirant de sa propre liste les « Judiciaires » et les « Medecins », en accentuant la dimension épistémologique au détriment de la question de l’étrangeté et de l’inconnu :
« Et enfin pour les mauvaises doctrines, je pensais déjà connaître assez ce qu’elles valaient, pour n’être plus sujet à être trompé, ni par les promesses d’un alchimiste, ni par les prédictions d’un astrologue, ni par les impostures d’un magicien, ni par les artifices ou la vanterie d’aucun de ceux qui font profession de savoir plus qu’ils ne savent. » (Disc. Méth., première partie, p. 86)
19On retrouvera chez Furetière la même liste des sciences curieuses comme la chimie, l’optique, l’astrologie judiciaire, la chiromancie, la géomancie, la cabale et la magie (Dictionnaire universel, 1690, cité par Gilson (Descartes, [1925] 1976, p. 109). Descartes fait de cette incertitude un problème de démarcation des sciences. Mais Descartes ne s’en tient pas à la position commune, il ajoute une réflexion sur les limites de cet ordre de l’information rapportée par autrui et privilégiant l’opinion, la culture du ouï-dire. C’est parce que la pluralité des sources de l’information laisse proliférer des opinions et des jugements contradictoires que se justifie de repartir de l’expérience personnelle comme source de certitude.
20Un peu plus loin, la relation qu’il y a dans un même paragraphe entre « changer mes désirs [plutôt] que l’ordre du monde » et la référence à l’impossible possession de la Chine ou du Mexique (Disc. Méth., troisième partie, p. 98) invite à évoquer une critique de la dynamique d’expansion impériale. Ces références déstabilisent « la connaissance certaine ». La mobilité fonde une épistémologie qui repose sur la « pluralité des voix » ou sur les « vérités » au pluriel.
21La force de l’intertextualité dans ce passage n’est pas un hasard, mais souligne le travail du scepticisme pour saper les jugements d’opinion ou des jugements dogmatiques. La filiation montanienne a été remarquablement étudiée dans les dernières décennies. Elle fait ressortir une attention au monde que permet la méthode. On le sait au moins depuis Montaigne, « le désir de savoir n’est plus une caractéristique ontologique de l’homme mais découle de la diversité du monde » (Roose, 2015, p. 12). Cette sagesse s’oppose aux connaissances inutiles que l’on accumule et que l’on mémorise. La tradition critique y voit un procès des arts de la mémoire de la Renaissance.
22S’il n’y a pas encore chez Descartes une critique des récits de voyage que l’on trouvera formulée plus tard chez La Mothe Le Vayer ou Samuel Sorbière, le lointain se donne à voir chez Descartes sans médiation. Le lointain comme les exemples historiques autorisent la montée en généralité, d’un déplacement de registre de la description ethnographique à la philosophie politique :
« Ainsi je m’imaginai que les peuples qui, ayant été autrefois demi-sauvages, et ne s’étant civilisés que peu à peu, n’ont fait leurs lois qu’à mesure que l’incommodité des crimes et des querelles les y a contraints, ne sauraient être si bien policés que ceux qui, dès le commencement qu’ils se sont assemblés, ont observé les constitutions de quelque prudent législateur. » (Disc. Méth., première partie, p. 88-89)
23Les empires européens ont déjà plus d’un siècle et sont entrés dans l’histoire, on en fait même le procès (Bertrand, 2015).
Descartes en philosophe hollandais
24Cette philosophie de la mobilité, qui s’exprime aussi bien dans la justification des savoirs de la mobilité que dans l’épistémologie du voyage, s’enracine dans une série d’expériences longues. Comme on l’a dit, la rédaction du Discours s’élabore dans les Provinces-Unies. Or les Provinces-Unies ne sont pas un lieu ordinaire, un cadre inerte, un pur décor sur lequel fait fond la méthode cartésienne, c’est à la fois le point de rencontre, la « zone-contact » entre monde européen et mondes extra-européens, mais aussi la « zone critique » (Bertrand, 2009).
25Les développements historiographiques inversent la perspective affirmant que c’est le réseau et les lieux (certains diraient la culture) qui informent la pratique cartésienne. Amsterdam correspond bien à ce « magasin de l’univers » où sont publiés tous les livres, ou à cet « entrepôt du monde » (Cook, 2008) ouvert sur les espaces lointains, de l’Amérique du Sud aux mondes insulindiens. Magasin de l’univers, certainement si l’on songe à la prospérité de l’économie de l’imprimé dans les Provinces-Unies à cette époque. Descartes n’aura de cesse de travailler avec imprimeurs, graveurs, et libraires hollandais. Or, ces graveurs et imprimeurs sont non seulement intéressés par les auteurs français, mais se font la spécialité des nouvelles et informations venant des mondes extra-européens. Ils auraient eu une responsabilité particulière dans la fabrique du « globe » (Schmidt, 2011).
26Ce n’est pas un hasard si les Provinces-Unies attirent l’attention de nombreux savants français tels que Pierre Gassendi et Nicolas Fabri de Pereisc ou encore Marin Mersenne (d’avril à octobre 1630, selon Cook, 2007, p. 228-235). Dès son arrivée le 8 octobre 1628, Descartes rendit visite à son ami Isaac Beeckman à Dordrecht. On le trouve en avril 1629 enrôlé à l’université de Franeker, université connue pour son professeur Johannes Maccovius, anti-aristotélicien et ramiste. Son enseignement était considéré comme relançant les questions de métaphysique contre la théologie en important les réflexions de Francesco Suarez. Au début des années 1630, Descartes entendait situer ses travaux sur les mathématiques, et en particulier la géométrie, dans un horizon métaphysique à l’aune des principes premiers. À l’automne 1629, il déménage à Amsterdam, avec l’ambition résolue d’expliquer tous les phénomènes de la nature, c’est-à-dire de rédiger son traité du Monde. Selon Harold Cook, Descartes va se placer dans le sillage de Henri Reneri et de son enseignement fondé sur la pratique de la médecine et de l’histoire naturelle. D’abord enseignant à Amsterdam, Reneri dut prendre un poste à Deventer, puis en 1634 à Utrecht. C’est dans cette ville que Descartes est introduit auprès de Constantijn Huygens et de Pieter Corneliz.
27Pour Cook, il ne fait aucun doute que la réorientation des travaux de Descartes dans les années 1630 s’inscrit dans « l’enquête sur les phénomènes utilisant les méthodes physiques comme fondements de la philosophie naturelle » (2007, p. 232, nous traduisons). Selon Daniel Garber, l’esprit de système est abandonné au profit de la méthode. Harold Cook voit dans cette méthode cartésienne la pratique de la circumspice (regarder autour de soi) des savants hollandais orientés vers les savoirs éclectiques, des buts pratiques mais aussi les informations arrivant des Indes orientales. C’est aussi à l’occasion de ce séjour qu’il approfondit sa relation de proximité avec les fabricants d’instruments et le monde artisanal. Dans les Règles pour la direction de l’esprit (règle 9 et 10), Descartes met l’accent sur la pratique et la force de l’habitus érigeant en modèle le travail artisanal, capable d’améliorer notre sens de la perspicacité et du discernement (sagacitas). La perspicacité, cette capacité à se concentrer sur des détails, est présentée comme une faculté mentale essentielle pour la poursuite des sciences : « Le savoir des gestes ne peut pas conduire à la production d’idée par lui-même, cependant il peut exposer les différentes étapes pour guider l’esprit vers la scientia » (cité dans Gauvin, 2006, p. 190).
28Le second trait original de l’expérience hollandaise consiste dans la pratique anatomique. Cet accent mis sur l’anatomie rejoint dans le Discours l’importance des trois essais publiés (sur les Météores, sur la Dioptrique). La forme des essais est ici essentielle et constitue un régime de connaissance (Schaffer, 2002). La description, l’observation tirée de l’expérience, sont défendues comme des pratiques fondamentales de la méthode scientifique. Attaqué aux Provinces-Unis et en France dans les années 1640, il entre en correspondance avec la Princesse Elisabeth de Bohême à partir de 1645. Enfin, à l’invitation de la reine Christine, Descartes est accueilli à la Cour de Suède en 1649, et y mourra le 11 février 1650 d’une pneumonie. Le savant itinérant développerait ainsi une autre vision du monde social, une compétence tirée de sa mobilité et de son absence d’attaches (Verbeek, 1992). Les travaux classiques d’historiens de l’art comme Simon Schama ou Norman Bryson ont montré combien la sensibilité matérialiste avait été déterminante dans le regard porté sur les choses, la nature, les objets mais aussi la ville. Ces représentations de l’abondance furent largement contrebalancées par un discours moral insistant sur la vertu, l’abstinence et le contrôle des passions (Goldgar, 2007, p. 13). Le Discours de la Méthode est saturé de références à l’univers urbain, à l’architecture, à la culture de l’ingénieur. Les métaphores ou les comparaisons avec l’architecture illustrent un double problème philosophique : celui des transformations, de la maintenance (du bâti) donc d’un rapport à la tradition et à l’innovation ; celui des fondements et des limites incarnées par les fortifications. La ville se fait métaphore du changement et de la permanence dans l’ordre des savoirs.
29Les différents contextes où s’élabore sa philosophie (dans les Flandres espagnoles avec Beekman ; à Amsterdam puis à Utrecht, etc.) fournissent des ressources matérielles (cabinets de curiosité, théâtres anatomiques, écoles philosophiques, etc.) et immatérielles pour repenser la pratique philosophique. Confronté à un autre univers savant, Descartes abandonne le monde provincial de la scolastique jésuite du collège de La Flèche. Harold Cook a pu montrer combien Descartes avait pris dans le contexte de débats de savants néerlandais qui entendaient aller au-delà des lois de la nature divines et faire valoir que notre rationalité pouvait être augmentée par ce rapport nouveau au monde et à sa matérialité. Cette vision matérialiste entendait reconnaître que « la nature était source de grands bénéfices, de la santé aux richesses jusqu’au bonheur et à l’amour » (Cook, 2007, p. 226). Ces nouvelles valeurs entraient en conflit avec celles, plus traditionnelles, des vertus et de l’éthique religieuse. Il n’est donc pas étonnant, selon Harold Cook, que cela soit dans ce cadre que Descartes développe à la fois son Discours de la méthode et son traité sur les passions humaines. Le Descartes métaphysicien de la fin des années 1620 devient un Descartes empiriste dans la décennie suivante (p. 259 ; voir aussi Cook, 2018).
Le Monde en transit : Descartes italien ?
30Cette aventure intellectuelle dans les Provinces-Unies est aussi pondérée par la perception d’un risque diffus, d’un contrôle de la mobilité intellectuelle qui délimite un espace des possibles de l’action cartésienne. La condamnation de Galilée en juin 1633 touche directement Descartes qui refuse de publier son traité du Monde qui ne paraîtra qu’à la fin des années 1640. Contre la multiplication des censures royales ou religieuses, la « révolution » cartésienne se fonde sur un principe de précaution, sur une pratique prudentielle. La condamnation de Galilée pour son Dialogue sur les deux grands plus grands systèmes du monde, où il fait l’apologie de l’héliocentrisme et fustige l’aristotélisme, a eu un retentissement très vif dans toute l’Europe savante. L’affaire Galilée allait durablement marquer les esprits, au point d’être à l’origine d’un infléchissement notable dans les pratiques d’écriture et de publication du philosophe français. Écoutons-le commenter l’événement auprès de son ami, le P. Mersenne, en novembre 1633 :
« […] ie m’estois proposé de vous enuoyer mon Monde pour ces estrennes, & il n’y a pas plus de quinze iours que i’estois tout resolu de vous enuoyer au moins vne partie, si le tout ne pouvoit estre transcrit en ce temps-là ; mais ie vous diray, que m’estant fait enquerir ces jours à Leyde & à Amsterdam, si le Sistème du Monde de Galilée n’y estoit point, à cause qu’il me sembloit auoir apris qu’il auoit esté imprimé en Italie l’année passée, on m’a mandé qu’il estoit vray qu’il avoit esté imprimé, mais que tous les exemplaires en auoient été brûléz à Rome au mesme temps, & luy condamné à quelque amande : ce qui m’a si fort estonné, que ie me suis quasi resolu de brûler tous mes papiers, ou du moins de ne les laisser voir à personne. Car ie ne me suis pû imaginer, que luy qui est Italien, & mesme bien voulu du Pape, ainsi que j’entens, ait pû estre criminalizé pour autre chose, sinon qu’il aura sans doute voulu establir le mouuement de la Terre, lequel ie sçay bien auoir esté autresfois censuré par quelques Cardinaux ; mais ie pensois auoir oüy dire, que depuis on ne laissoit pas de l’enseigner publiquement, mesme dans Rome ; & ie confesse que s’il est faux, tous les fondemens de ma Philosophie le sont aussi, car il se demonstre par eux euidemment. [...] Mais comme ie ne voudrois pour rien du monde qu’il sortit de moy vn discours, où il se trouvast le moindre mot qui fust desaprouué de l’Eglise, aussi aymé-je mieux le supprimer, que de le faire paroistre estropié. » (Lettre XLIX, de Descartes à Mersenne, fin novembre 1633, dans Descartes, [1902] 1974, p. 270-271)
31Comme le rappelle Ian Maclean, Descartes avait pris connaissance d’un document officiel de la condamnation produit à Liège en septembre 1633 qui relatait l’interrogatoire mené par le Tribunal de l'Inquisition et sa détention en prison (Descartes, 2006, Introduction, p. xxxiii-xl). Il était parfaitement au courant de la ligne de défense du savant florentin. En février 1634, il commentait encore l’affaire à Mersenne précisant que les jésuites, et en particulier le Père Scheiner, n'étaient pas de son côté. Les recherches menées par Gideon Manning (2014) ont révélé que cette prise de position s’inscrivait dans le contexte d’une possible arrivée de Descartes à Bologne pour une chaire de professeur de médecine théorique au début de l’année 1633.
32Les archives du Sénat de Bologne rapportent les efforts faits par Andrea Torelli, un professeur de droit de l’université conjointement avec le nonce extraordinaire du Pape à Paris, Adriano Ceva, pour convaincre René Descartes d’accepter le poste de professeur d’anatomie (il est un second choix après le célèbre professeur de médecine Sciarpio). Cet épisode illustre, selon G. Manning, l’investissement du philosophe français dans les savoirs médicaux autour des années 1630 (aussi bien théorique – principalement chimie et anatomie – que pratique) :
« Il [Torelli] y fait sa première tentative le 28 septembre à Montpellier, la ville qui possède la plus célèbre faculté de médecine de France. Ayant appris par de grands médecins de Lyon que le plus éminent Giorgio Sciarpio y enseignait, Torelli fit tout ce qu'il put par lettres et ensuite en personne pour le persuader de transférer son poste de professeur ici [Bologne].
Croyant qu’il n’avait aucun espoir d’obtenir Sciarpio, Torelli se tourna vers l’Université de Paris, où Monsignore Ceva était parti. Il était très irrité d’avoir perdu cette personne de Montpellier. Tous les deux [Ceva et Torelli], avec la même assiduité, persuaderont le Signore Renato Cartesio de considérer la proposition, au sujet de laquelle le Nonce Monseigneur [Ceva] a écrit la lettre ci-jointe, qu'il a donnée à Torelli quand il a quitté Paris ». (Lettre au Sénat de Bologne, Archivio di Stato di Bologna, Assunteria du Studio, n°6, citée dans Manning, 2014, nous traduisons).
33Si l’écriture du traité du Monde avait d’abord été conçue comme un travail appartenant à la météorologie ou à l’optique (dans le cadre du traité des Météores) et une recherche sur la lumière, elle renvoie aussi avec son Traité de l’Homme à la médecine. Descartes évoque ainsi son désir de travailler sur la génération des animaux et pour comprendre les principales fonctions de l’homme (digestion, battement du cœur, mais aussi imagination et mémoire), il dit avoir procédé à des dissections de têtes d’animaux7. Au début du la sixième partie du Discours de la Méthode, il rappelle combien la condamnation de Galilée l’avait surprise :
« Or il y a maintenant trois ans que j’étais parvenu à la fin du traité qui contient toutes ces choses, et que je commençais à le revoir afin de le mettre entre les mains d’un imprimeur, lorsque j’appris que des personnes à qui je défère, et dont l’autorité ne peut guère moins sur mes actions que ma propre raison sur mes pensées, avaient désapprouvé une opinion de physique publiée un peu auparavant par quelque autre, de laquelle je ne veux pas dire que je fusse, mais bien que je n’y avais rien remarqué, avant leur censure, que je pusse imaginer être préjudiciable ni à la religion ni à l’État, ni par conséquent qui m’eût empêché de l’écrire, si la raison me l’eût persuadée (…). » (Disc. Méth., sixième partie, p. 121)
34Cet épisode révèle une ambivalence vis-à-vis du livre imprimé entre prudence et audace qui occupe une bonne partie de l’argumentation de la fin du Discours, mais surtout située après la sollicitation papale, il marque une évolution décisive et l’expression d’un courage de la vérité :
« Mais, j’ai eu depuis ce temps-là d’autres raisons qui m’ont fait changer d’opinion, et penser que je devais véritablement continuer d’écrire toutes les choses que je jurerais de quelque importance, à mesure que j’en découvrirais la vérité, et y apporter le même soin que si je les voulais faire imprimer. » (p. 125)
Descartes cosmopolite ? Translation, corruption et traduction
35La question de la canonisation de Descartes en philosophe français a souvent été associée à celle du triomphe d’un usage de la langue. Avec Jean-Robert Armogathe (1990), Marc Fumaroli (1988) ou plus récemment Bruno Clément (2009), la question de la langue de la philosophie cartésienne a été analysée comme le pilier d’un transfert, d’une vernacularisation de la philosophie. Pour Marc Fumaroli, « il a dû recourir à la rhétoricité du langage pour faciliter aux autres l’accès à sa vérité de philosophe ». Pour Bruno Clément, le recours au français fait partie d’une stratégie de destination élargie aux curieux. Dans la péroraison du Discours de la méthode, Descartes s’explique sur ce point :
« Et si j’écris en français, qui est la langue de mon pays, plutôt qu’en latin, qui est celle de mes précepteurs, c’est à cause que j’espère que ceux qui se servent de leur raison naturelle toute pure jugeront mieux de mes opinions que ceux qui ne croient qu’aux livres anciens. Et pour ceux qui joignent le bon sens avec l’étude, lesquels seuls je souhaite pour mes juges, ils ne seront point, je m’assure, si partiaux pour le latin qu’ils refusent d’entendre mes raisons, pource que je les explique en langue vulgaire. » (Disc. Méth., sixième partie, p. 133)
36Pour les philosophes comme Philippe Sabot ou Pierre Cahné, l’attention à la forme littéraire est essentielle, qu’il s’agisse des genres empruntés comme de la langue. La valeur heuristique de la langue cartésienne s’appuie en particulier sur l’instrument de la comparaison qui n’est pas à confondre avec la métaphore : « la puissance poétique de Descartes apparaît dans les correspondances qu’il sait établir entre le monde visible et le monde mental » (Cahné, 1980, p. 113). Le choix de la langue serait donc aussi un choix rhétorique et heuristique. Mais qu’est-ce qu’une philosophie écrite en français dans un contexte non-francophone ?
37L’approche de Roger Chartier offre une méthode pour réexaminer la question de la langue et la défétichiser : « Les processus de traduction ne se limitent pas au passage des textes d’une langue à l’autre. Ils s’emparent également des œuvres dont la langue n’est pas changée, mais qui sont transformées par les formes de la publication. C’est en ce sens que l’édition est considérée dans ce livre comme une modalité de “traduction” » (Chartier, 2021, p. 15). D’abord, Chartier en revenant à la matérialité, en réarticulant éditer et traduire, montre que la mobilité n’est pas un simple transfert mais a une valeur transformatrice du texte qui lui rend son instabilité ancienne. La preuve en est de la question de l’orthographe, sur laquelle Descartes n’a pas une position ferme. Il écrit en effet :
« Il est vray que, pour l’orthographe, c’est à l’imprimeur de le défendre ; car je n’ay en cela désiré de luy autre chose, sinon qu’il suivist l’usage…Au reste, je n’ay point dessin de réformer l’orthographe françoise…, mais il faut icy que j’en die mon opinion, je croy que si on suivoit exactement la prononciation, cela apporteroit beaucoup plus de commodité aux estrangers pour apprendre nostre langue. » (Cité par Henri-Jean Martin, « Normalisation de la prose de langue française », dans Martin, 2000, p. 323)
38Cette stabilisation du texte qui est associée à la canonisation de l’œuvre, au sacre du philosophe est tardive. C’est au contraire la versatilité du texte, sa corruption qui dépend du travail des imprimeurs, des éditeurs, des correcteurs. Premier point à noter, c’est l’implication du philosophe à la fois dans le processus éditorial mais aussi dans les traductions du latin vers le français ou du français vers le latin de son œuvre.
39Descartes, on le sait, a apporté beaucoup de soin à la publication de ses écrits. En ce qui concerne le Discours de la méthode, Descartes s’est installé à Leyde en 1635 et « s’occupe à faire imprimer » ensemble le discours et la géométrie. Nicolas Schapira a bien étudié l’attention que Descartes porte à l’obtention de ses privilèges mais aussi à la censure de la Sorbonne (Schapira, 2003, p. 127-129). Dans une lettre de 1641 adressée à Christian Huygens, Descartes s’inquiète des différentes médiations et des intermédiaires dont le travail a corrompu le texte original et ouvre une grande incertitude sur sa publication en France :
« Monsieur, J’ai rougi en apprenant le soin que vous daignez avoir de recueillir, feuille à feuille, ce qu’on imprime pour moi à Paris, car votre bienveillance fait en cela beaucoup plus d’honneur à mes écrits qu’ils n’en méritent. Et je vous dirai aussi que j’ai un peu honte que vous ayez vu ces feuilles avec toutes les fautes d’impression qui les défigurent. J’en ai marqué ici quelques-unes de celles qui corrompent le sens, mais il y en a outre cela quantité d’autres qui ne font que déguiser le style, et parce que je craignais de paraître trop curieux si je m’arrêtais à les corriger, elles me déplaisent le plus. La cause de ce genre de fautes non accoutumé vient de la trop grande précaution du bon Père Mersenne, qui ne voulant pas fier mon manuscrit à l’imprimeur, ne lui en a donné qu’une copie en laquelle plusieurs mots ont été transposés par le caprice de l’écrivain. Et le Père Mersenne a aussi retranché 2 ou 3 pages de ce que j’avais mis, à la fin de ma réponse aux quatrièmes objections, touchant l’Eucharistie, parce qu’il craignait que les docteurs ne s’offensassent de ce que j’y prouvais que leur opinion touchant ce point-là ne s’accordait pas si bien que la mienne avec l’Écriture et les Conciles. » (Lettre à C. Huygens, 29 juillet 1641, dans Descartes, 1992, p. 355-356).
40Ici se révèle la multitude des acteurs qui interviennent dans le processus de publication, mais aussi l’importance des imprimeurs francophones en Hollande (Jean Le Maire, Elzevier). On sait que dès 1644, du vivant de Descartes, les Elzevier ont commencé à publier des recueils composites, Opera physica et mathematica, qui reprennent des écrits du philosophe associés à d’autres auteurs (Guibert 1976, p. 229). La question des fautes d’impression y apparaît centrale et éclaire le processus de stabilisation du texte et de fabrication du livre imprimé où interviennent le copiste comme le typographe.
41La mobilité du texte invite Descartes à prendre au sérieux la traduction d’une langue à une autre. Il attend 1641 pour donner sous son nom les Meditationes de prima Philosophia (avec privilège) qui paraissent en français en 1647. En 1643, c’est l’Epistola ad Voetium, chez Louis Elzevier. En 1644, c’est la traduction latine du Discours et des Essais qui paraît chez Elzevier, puis en 1647, il donne la traduction française des Principia. En 1649, la Géométrie est publiée en latin. La même année, les Passions de l’âme voient le jour à Amsterdam et Paris.
42Après sa mort en 1650, la question des appropriations du cartésianisme en Europe a donné lieu à une histoire des « réceptions philosophiques » de Descartes, qu’il s’agisse de sa réception en Allemagne, en Italie, en Espagne ou en Angleterre, en privilégiant des cadres nationaux8. Mais derrière cette idée un peu plate et irénique de la traduction, on est frappé par la multiplication des controverses et la mise en scène d’un cartésianisme problématique. Le dossier de la « réception » de Descartes doit non seulement sortir d’une vision diffusionniste et passive d’une affirmation de la transmission d’un héritage cartésien pour montrer combien la pensée de Descartes est maintenue vivante et discutée. En France comme en Allemagne, on a cherché à relier la philosophie cartésienne à la philosophie aristotélicienne, alors qu’en Italie, on essayait de l’articuler à la tradition pythagorico-platonicienne9. Si indéniablement, on a souvent parlé de l’héritage cartésien comme un bloc, l’étude des traductions montre le caractère composite d’une œuvre dont on privilégie d’abord les écrits médicaux et mathématiques. La dimension controversée de sa métaphysique va autoriser aussi un démantèlement de l’œuvre. Et c’est moins parce qu’il est canonisé que parce qu’il représente une forme de subversion de l’aristotélisme qu’il est traduit. Cette mobilité intellectuelle qui caractérise la philosophie cartésienne va d’abord favoriser les éditions latines. Déjà de son vivant, le philosophe a laissé de nombreux commentaires sur les traductions en français de ses livres écrits en latin.
43Plus récemment, on a vu ainsi se développer un intérêt pour les circulations atlantiques de Descartes où la question de la traduction va devenir centrale, qu’il s’agisse de la Nouvelle-France ou du collège d’Harvard où la logique cartésienne retravaillée par le prisme écossais s’impose (Kennedy, 1995 ; Raymond, 2003). L’œuvre de Descartes est en effet utilisée comme un emblème ambigu de la philosophie européenne qui vient troubler l’action des missionnaires jésuites.
44Prenons l’exemple de sa diffusion dans l’Inde moghole. Elle est due à François Bernier, médecin, ancien disciple de Gassendi, qui a séjourné dans l’empire moghol durant treize années, et publie en 1670-1671 ses récits de voyage : Histoire de la dernière révolution des estats du grand Mogol (1670) et Suite des mémoires du Sieur Bernier sur l’Empire du grand Mogol (1671) ; puis en 1679 les Voyages de François Bernier… contenant la description des estats du grand Mogol. Son récit de voyage est un grand succès éditorial puisqu’il est republié à quatorze reprises entre 1670 et 1725. En mettant en scène différents groupes de savants dans la société de cour moghole, Bernier défend une vision de la cour moghole qui a déjà une histoire puisque les Moghols se sont attachés depuis la fin du xviie siècle à reconnaître les différentes sensibilités religieuses et intellectuelles. Cela s’est illustré par l’accueil des jésuites à la cour sous le règne d’Akbar et de son successeur Jahangir (1605-1627), qui a ouvert une période d’intense circulation, de traduction par les jésuites portugais entre 1580 et 1615. François Bernier est en contact à la cour avec des sanskritistes indiens comme avec des savants perses, sans parler des Occidentaux, missionnaires jésuites ou marchands protestants. Le cosmopolitisme célébré par Bernier a donc une histoire longue et complexe qui n’est pas exempte d’ambiguïtés politiques, mais que celui-ci ne perçoit pas, obnubilé par les intrigues de cour qu’il connaît. Le cosmopolitisme des Moghols est pris dans une multipolarisation de l’activité philologique et une défense du monde indo-persan. Cependant, les longues descriptions accordées à ce milieu intellectuel dans le récit de voyage de Bernier ne sont pas anecdotiques mais constituent un véritable plaidoyer pour une vision pluraliste inspirée par le cosmopolitisme asiatique. Cette vision pluraliste ne neutralise pas pour autant les critiques et les asymétries car Bernier ne cache à aucun moment ses préférences. C’est la raison pour laquelle il aurait conclu sa description par un exposé de la doctrine secrète qu’il attribue à un mysticisme. Cette modalisation est typique du regard libertin. Elle s’inscrit enfin dans le contexte de conquête des positions jésuites à la cour moghole dont une des principales activités fut de traduire des arts de gouvernement en persan, comme ce fut le cas pour le De Officis de Cicéron, traduit par Jérôme Xavier (Flores, 2015, p. 44). La traduction est une zone d’affrontement et de compétition entre Européens. Comment analyser, dans ce récit de voyage, les références à Descartes et Gassendi ? Ce ne sont pas des référents vides d’une culture philosophique européenne dominante, sinon comme l’a suggéré Serge Gruzinski (2004), la discussion aurait porté sur la traduction d’Aristote qui est la figure qui domine la mondialisation ibérique. La mise en avant de la nouvelle philosophie vise un double travail de légitimation : en Europe, contre les ennemis scolastiques de Descartes et de Gassendi qui, dans les années 1660, sont très actifs contre Claude Clerselier l’éditeur de Descartes ; en Inde, contre les jésuites portugais plutôt aristotéliciens (Martin, 2014). Ces références sont en outre les signes distinctifs d’un naturalisme à la française, d’une voie française de la philosophie qui ne peut que plaire aux interlocuteurs parisiens de Bernier, comme Chapelain, membre de l’Académie française. Légitimées par la curiosité de la cour moghole, elles illustrent à distance la grandeur de la philosophie française (Van Damme, 2002). La légitimité par retour est ainsi potentiellement forte, publicisant en position de prestige des auteurs qui en Europe subissent censure et interdit (Van Damme, 2019). En mettant en évidence un large spectre d’interprétations et d’appropriations, les traductions (au sens retenu par Roger Chartier) montrent bien la difficulté d’assigner Descartes à résidence.
45La mobilité intellectuelle et géographique dont il a fait preuve ouvre un espace d’équivocités. La prise en compte de la culture de la mobilité et du voyage, la curiosité pour le lointain, pour le Mexique, le Brésil ou pour la Chine, ne sont pas neutres mais font écho à une tradition sceptique. Descartes est le témoin inquiet d'une Europe en recomposition mais ouverte sur le monde. Moins maître de vérité que voyageur du doute.