Naturalisme et théorie littéraire dans « Le Sang » de Jane de la Vaudère
1La participation de nombreuses écrivaines aux courants littéraires qui ont marqué la fin du XIXe siècle, comme le naturalisme, en France et ailleurs dans le monde, a été relevée par plusieurs chercheurs1. Pourtant, ces femmes ont été exclues des « soirées de Médan » et restent, encore aujourd’hui, peu étudiées pour leurs contributions au naturalisme. Il faut dire que cette esthétique ne s’est jamais vraiment distanciée de son créateur. Certes, il y a bien eu des « petits naturalistes » et le « groupe de Médan » (Pagès, 2014), à qui se sont rattachés Huysmans et Maupassant, au début de leur carrière, mais reste que le mouvement en lui-même a été associé pendant ses heures de gloire comme par la suite, presque exclusivement à la figure d’Émile Zola. C’est bien d’ailleurs ce que soulignait avec amertume l’écrivaine Georges de Peyrebrune dans sa parodie du champ littéraire, « Jupiter et les Bas-bleus2 », où elle représentait Zola, au sommet de la gloire, en Jupiter, dieu de l’Olympe tout puissant, certes, mais insensible et aveugle face aux travaux littéraires des « bas-bleus ». Ainsi, bien que le naturalisme ait influencé l’écriture des femmes, comment celles-ci ont-elles contribué à le théoriser et à en assurer la fortune, elles qui en étaient exclues? En quoi les fictions féminines inspirées des romans de Zola constituent-elles un discours critique métalittéraire? Par quels moyens ces écrivaines ont-elles chercher à s’imposer comme naturalistes?
2Pour éclairer notre propos, nous proposons de nous pencher sur la production littéraire de Jane de la Vaudère (1857-1908). Son œuvre est, en effet, truffée de références parfois explicites, parfois subtiles à l’esthétique naturaliste3. Nous voudrions aller plus loin dans cette lecture et proposer une autre hypothèse quant à l’usage de l’intertextualité et des emprunts divers que fait Jane de la Vaudère de la fiction et du discours naturalistes. En effet, il ne faut peut-être pas seulement interpréter au premier degré les emprunts littéraires de Jane de la Vaudère au naturalisme, comme une simple forme de « plagiat », d’imitation ou de « copie au féminin », mais comprendre l’usage de l’intertextualité, allant parfois même jusqu’au « collage » de plusieurs œuvres, dans un ensemble plus vaste et complexe de pratiques de lecture et de stratégies discursives métalittéraires. Contrairement à Georges de Peyrebrune ou Emilia Pardo Bazan4 qui ont, toutes deux, mené des campagnes dans la presse en faveur du naturalisme, il convient de noter que La Vaudère n’a jamais signé de préfaces, de traités, ou d’articles théoriques sur la littérature ou sur les œuvres d’Émile Zola.
3Ce dont l’œuvre de Jane de la Vaudère témoigne est le fait que l’exclusion des femmes du mouvement naturaliste au moment fort de son développement dans les années 1880, va favoriser et permettre, quelques années plus tard, d’autres pratiques littéraires ambivalentes, souvent non-officielles, liées à des phénomènes de sérialité, de transfictionnalité et de « fanfiction ». Nous voudrions explorer comment ces pratiques peuvent être associées au développement d’un discours métalittéraire : comment Jane de la Vaudère définit-elle et théorise-t-elle la littérature à travers les emprunts qu’elle fait à la fiction naturaliste?
Jane de la Vaudere et Émile Zola
4La carrière de Jane de la Vaudère est remarquable sous plusieurs aspects. La prolixité de sa plume fait d’elle une figure incontournable du champ littéraire de la fin du XIXe siècle. Non seulement La Vaudère produit dans tous les genres, mais son œuvre rend compte des discours scientifiques, orientalistes, naturalistes et décadents de l’imaginaire fin-de-siècle. La Vaudère débute en littérature en s’essayant en poésie. Elle publie en 1889 le recueil Les Heures perdues. Elle devient également une romancière à succès : elle publie coup sur coup une à deux œuvres par année entre 1890 et 1908. Ses romans sont traduits en Espagne, en Allemagne et au Portugal. Jane de la Vaudère use des stratégies médiatiques qu’offre le journal : elle est conviée à des interviews, elle fait paraitre des nouvelles et des articles divers dans la presse5.
5La Vaudère vit pleinement son époque : elle fréquente les salons, les théâtres, les salles de presse, s’intéresse aux sujets à la mode. De l’occultisme à la technologie, en passant par la médecine et l’histoire, son œuvre témoigne d’intérêts variés. La Vaudère épouse la cause du progrès et de la modernité. Une photographie datant de 1906, provenant des archives de la Bibliothèque historique de la ville de Paris, la montre au volant d’une automobile. Tant dans son œuvre romanesque que journalistique, La Vaudère n’a pas froid aux yeux: elle ose critiquer les stéréotypes littéraires comme ceux liés aux genres sexuels et traiter de sujets licencieux. Ses romans mettent en scène des personnages féminins qui donnent libre cours à leurs désirs en prônant le libertinage ou le mariage d’amour. C’est pourquoi son œuvre est une clé pour comprendre l’évolution du champ littéraire et du rôle que les femmes écrivains ont joué au tournant du XXe siècle.
6Dans un article publié dans Le Pays du 18 mai 1900 La Vaudère est présentée comme « un écrivain de valeur, une femme délicieuse6». Les notices annonçant les obsèques de l’écrivaine qui décède en 1908 rappellent unanimement la popularité de ses romans, leur style poétique et leurs sujets jugés audacieux : « écrivain de talent, Jane de la Vaudère était l’auteur de nombreux romans où la grâce et le style et une jolie sensibilité s’alliaient à une ingéniosité parfois hardie dans le choix des sujets 7».
7Si les lettres assez lacunaires échangées entre La Vaudère et Zola8 ne nous permettent pas d’affirmer avec exactitude dans quelles circonstances les deux écrivains se sont rencontrés, on peut poser, par ailleurs, l’hypothèse qu’ils appartenaient aux mêmes réseaux et fréquentaient les mêmes cercles sociaux. La Société des Gens de Lettres semble avoir été un lieu de rencontre et d’échange important pour les écrivaines de la génération de La Vaudère. La volumineuse correspondance de Georges de Peyrebrune avec la société, récemment publiée (2016), permet de constater cet état de fait. Comme de Peyrebrune et d’autres femmes écrivains de la période, La Vaudère est très engagée auprès de l’association : elle posera même sa candidature, en 1900, pour siéger au sein du comité exécutif. La bibliothèque municipale de Bordeaux possède les lettres que Jane de la Vaudère adresse à Fernand Lafargue, romancier et poète qui fut lui-même élu au comité de la Société en 18939. Ces correspondances montrent que Jane de la Vaudère était très impliquée et connaissait bien les membres influents de cette association littéraire. La fréquentation des salles de presse et des réunions de la Société fait de La Vaudère une habituée des milieux littéraires parisiens. Elle fréquente aussi le monde du théâtre, connaît les grands metteurs en scène de l’époque comme Lugné-Poe, l’acteur Mévisto10.
8En plus d’avoir adapté pour la scène en 1898 un drame tiré de la nouvelle de Zola, Pour une nuit d’amour, La Vaudère soutient l’écrivain lors de son procès la même année, suite à la publication de J’accuse ! en pleine tourmente de l’Affaire Dreyfus. Elle figure parmi les gens présents à la cour « sur invitation » et se fait remarquer par son chapeau qui, aux dire du journaliste Charles Chincholle, « met un peu de gaieté entre les toques des avocats » (Le Figaro, 16 février 1898). Ces faits ne font que souligner l’intérêt de La Vaudère pour l’œuvre et l’engagement public de Zola. Et puis, comment ne pas interpréter symboliquement le désir de se faire voir à travers le port de cette coiffe jugée un peu tapageuse comme un appel, une bouteille à la mer lancée en guise de reconnaissance ?
Le Sang de Jane de la Vaudère: une nouvelle théorie naturaliste?
9L’œuvre protéiforme et difficilement classable de l’écrivaine en fait un monument qui déroute les chercheurs. Des échos des œuvres de Hugo, pour la poésie, de Maupassant, Zola, Huysmans, pour le roman naturaliste et décadent, de Gautier pour le fantastique, figurent côte à côte dans une œuvre riche qui n’est pas définie par des concepts esthétiques précis, mais qui embrasse au contraire les grandes tendances littéraires du siècle. On peut émettre l’hypothèse que cette flexibilité qui caractérise l’écrivaine et en fait un caméléon de la littérature a pu servir de stratégie éditoriale lui permettant d'élargir son lectorat et ses réseaux sociaux. D’un autre côté, son relatif anonymat au sein de l’histoire littéraire et le manque de reconnaissance des écrivains naturalistes contemporains pour son œuvre sont sans doute liés à cette même diversité qui prédispose au succès commercial plutôt qu’à la renommée institutionnelle. Il faut dire aussi que l’essai, l’éditorial, la lettre ouverte, la critique d’art et la critique littéraire, formes et genres dont s’est largement servi Zola, par ailleurs, pour publiciser son esthétique littéraire, restent presque exclusivement réservés aux hommes. Suivant une tradition déjà bien établie reléguant les genres sentimentaux et autobiographiques aux « bas-bleus », les écrivaines n’ont d’autres choix que d’exprimer par voies cachées, dans des œuvres à clé, jouant souvent de subterfuges identitaires ou par le biais de parodies diverses, un discours métalittéraire. Il n’est pas étonnant alors de constater que la fiction peut devenir pour une autrice prolifique comme La Vaudère un espace de contestation et de théorisation littéraire. Son roman Le Sang nous apparaît suivant cette perspective une œuvre particulièrement intéressante du fait qu’elle remet en circulation, au moment où Zola fait la une des journaux pour sa défense du Capitaine Dreyfus, les thèmes privilégiés de son œuvre.
10Après s’être intéressée au destin de prêtresses des temps anciens, dans des décors mettant en scène un imaginaire orientaliste, c’est donc en 1898, la même année où son adaptation théâtrale de Pour une nuit d’amour est montée au Grand Guignol que Jane de la Vaudère publie, chez Ollendorff, ce roman d’inspiration naturaliste. Ce dernier reprend, en apparence, les théories des tempéraments et des milieux élaborées par l’auteur des Rougon-Macquart. Comme l’annonce le titre du roman même, qui fait écho à un texte de jeunesse de Zola paru dans le recueil des Contes à Ninon, le thème principal en est l’hérédité. Le roman s’ouvre sur le suicide du Comte de Bertheuse, victime d’une crise de folie passionnelle. Son fils, le « petit Claude », restera toute sa vie un enfant chétif, faible de constitution, sensible à toutes les maladies. Il est présenté dans le roman comme un être atteint d’une « dégénérescence physiologique » (1898, p. 52), héritier de gènes pathologiques, pris dans la fatalité d’un destin inéluctable. Un discours scientifique sur l’hérédité parsème le roman dont l’intrigue est construite sur le principe de la filiation à laquelle on peut attribuer une double interprétation qui peut se restreindre à la lecture thématique de l’œuvre ou, dans un sens plus large, à l’intention littéraire de l’écrivaine.
11Le personnage de Claude dans le roman de La Vaudère rappelle le personnage de Camille dans Thérèse Raquin, que la description physique et le choix d’un prénom épicène rapprochent. Malgré sa faiblesse et sa mélancolie, Claude souffre de crises de violence subites et incontrôlables. Les descriptions des symptômes de sa folie et le personnage du médecin Maloir du Sang font écho à Une page d’amour ou au Docteur Pascal. On peut bien sûr aussi penser au Horla de Maupassant. Claude est également le prénom choisi par Zola pour l’autre fils de Gervaise, le frère d’Étienne et de Jacques Lantier, héros de L’Oeuvre. La folie comme phénomène héréditaire rappelle surtout la prémisse de La Bête humaine. Ainsi, comme pour le personnage de Jacques Lantier, la folie de Claude de Bertheuse est apparentée à une forme d’ubiquité, de division interne remontant à un passé ancestral. Chez Lantier, l’instinct de meurtre est assimilé à une « fêlure héréditaire », « de subites pertes d’équilibre, comme des cassures, des trous par lesquels son moi lui échappait, au milieu d’une sorte de grande fumée qui déformait tout » (Zola, 1966, iv, p. 1043). Dans Le Sang, Bertheuse est présenté comme un être toujours dans les nuages : « Claude n’écoutait plus, ayant la faculté de se dédoubler et de répondre à ce qu’il entendait sans y prêter la moindre attention. Sa pensée était bien loin dans les brouillards ténus des souvenirs lointains » (p. 75). L’image de la brume est tout autant reprise ici que celle de la double personnalité.
12Cependant, si dans les Rougon-Macquart l’hérédité est associée à la branche généalogique féminine de la famille, ici la folie qui consume Claude de Bertheuse est causée par l’héritage génétique masculin. La « faute originelle » chez Zola est une faute maternelle : la « tare » génétique qui hante le destin des personnages de la famille des Rougon-Macquart est issue d’Adelaïde Fouque, dite « Tante Dide ». Chez La Vaudère, le dérèglement génétique provient de l’ascendance paternelle. À plusieurs reprises dans le roman de l’écrivaine, les différences entre Claire, la mère de Claude, et ce dernier, sont soulignées. D’abord la distance génétique entre Claire et Claude est articulée à travers leurs disparités physiques :
Claude n’avait de sa mère que l’ovale du visage et la forme de la bouche sinueuse et tendre. Sur les traits de la femme, les impressions glissaient comme des feuilles sur un lac, sans laisser une trace ni une ride; chez l’enfant, au contraire, on sentait cette profondeur d’analyse, cette ténacité de réflexion qui, quelquefois, mènent à la monomanie, à l’idée fixe, au hasard des événements heureux ou tristes. Ces deux natures ne pouvaient se comprendre, malgré les liens du sang; il y avait entre elles l’influence d’une autre race, et peut-être d’une dégénérescence physiologique. (p. 66)
13L’élégance et la beauté presque statuesque de Claire s’opposent à la laideur de Claude dont les traits creusés annoncent une prédisposition pour l’obsession, l’entêtement. Claire est décrite comme un être raffiné par ses traits délicats, sa candeur, son éloquence, tandis que Claude, est présenté au contraire, comme un être de nature primitive, ayant l’allure physiologique attribuée alors aux criminels11, « ressembla[n]t, trait pour trait, [au] défunt détesté » (p. 66). Puis, plus tard, les ressemblances entre Claude et son père le comte de Bertheuse sont à nouveau décrites : « La figure de Claire semblait reculer dans un lointain de rêve. Elle n’avait fait que passer dans sa vie ; il ne comprenait pas qu’il fût né d’elle, tant elle était différente. Chose étrange, son père, qu’il avait, au contraire, à peine connu, sollicitait sa pensée presque à chaque heure, et il s’étonnait de retrouver ses traits nettement gravés dans son souvenir à chaque évocation » (p. 200). Le lien physique qui unit Claude et son père est ici même associé à l’idée de la transcendance de la pensée. Tel père, tel fils.
14La Vaudère remet donc en cause les théories sur l’hérédité et les discours reçus à son époque sur la nature, l’évolution et les genres sexuels en renversant les rôles. Le mythe de la faute originelle attribué au féminin suivant la tradition romaine et chrétienne et repris par les premiers théoriciens de la génétique12 est ici inversé : la décadence de la société serait plutôt la conséquence de l’influence héréditaire masculine.
15La cause de la maladie de Claude diffère également de celle qui émane du discours naturaliste dans La Bête humaine. Dans ce roman, la folie de Jacques Lantier est exacerbée par la présence sexualisée du corps de certains personnages féminins. Le désir de meurtre est lié à l’appétit sexuel, comme au chapitre II, lorsque Jacques est pris d’un accès de folie meurtrière conduit par une violente envie de posséder Flore : « Toujours le désir l’avait rendu fou, il voyait rouge. […] Il l’avait saisie d’une étreinte brutale, et il écrasait sa bouche sur la sienne. […] Et elle s’abattit sur le dos, elle se donnait, vaincue. Alors, lui, haletant, s’arrêta, la regarda, au lieu de la posséder. Une fureur semblait le prendre, une férocité qui le faisait chercher des yeux, autour de lui, une arme, une pierre, quelque chose enfin pour la tuer » (Zola, op. cit, p. 1041). Au contraire, dans Le Sang, le personnage de Claude est présenté comme timide et réservé devant les femmes. Le désir n’est pas à l’origine de son comportement hors-norme. « Il se rappelait que depuis longtemps, lorsqu’une femme s’approchait de lui, il frémissait comme frappé de la peur d’une bête éperdue qui ne songe qu’à la fuite. Il riait maintenant de ses terreurs se sentant assez maitre de lui pour faire baisser les yeux aux plus intrépides » (p. 201). En fait, la femme n’est pas la cause de son mal, mais plutôt le remède. Les pulsions primitives de meurtre et de viol ne sont pas assimilées à une haine refoulée entraînée par des « générations d’ivrognes », « une sauvagerie qui le ramenait avec les loups mangeurs de femmes, au fond des bois » (Zola, op. cit., p. 1043), comme pour Lantier dans La Bête humaine, mais plutôt à un dérèglement émotif décrit comme une dépression nerveuse. Il n’est pas représenté comme une bête « sauvage », mais comparé tout au plus à un animal sans défense. C’est en connaissant l’amour physique dans les bras de Suzanne Vatrin que Claude découvre une thérapie à son mal de vivre : « Non! Non! Je ne veux plus mourir ! Je ne veux plus mourir ! ». Après sa nuit d’amour, Claude se sent « complètement rétabli » (p. 203-204). La femme n’est pas représentée uniquement comme une victime de son milieu social et des dérèglements des désirs masculins souvent mis en lumière dans le roman zolien13. À la fin du roman, lorsqu’il est pris d’une crise de jalousie, Claude de Bertheuse résiste à la tentation d’assassiner Suzanne Vatrin, qui lui a pourtant été infidèle. Au contraire des personnages masculins dans le roman sur les chemins de fer de Zola, Claude surmonte sa « folie » en choisissant l’amour au lieu de céder à la violence. Le roman se conclut sur une fin heureuse, les retrouvailles de Bertheuse et son amante, Myrielle.
16Le Sang met en scène un discours sur l’infidélité qui contrarie et complète à la fois les hypothèses évoquées par Zola sur la question. Dans Pot-Bouille, par exemple, rappelons que Zola met en scène, à travers l’action des personnages de Valérie Vabre, Berthe Josserand et Marie Pichon, trois types d’adultère qui définissent selon lui les comportements sociaux du milieu bourgeois qu’il cherche à dénoncer : l’infidélité physiologique, l’infidélité par éducation, et, enfin, l’infidélité par bêtise14. Dans son analyse, le romancier omet d’inclure un autre type possible de comportement : l’adultère commis par suite d’abus physiques ou psychologiques ou comme conséquence d’un manque d’attirance sexuelle. Ainsi, dans Le Sang, la mère de Claude a trompé son mari pour se défendre de sa brutalité et du dédain qu’il lui inspire : elle méprise cette union forcée basée sur la pitié et le statut social. Elle choisit un mariage d’amour avec le baron de Bréval qui avait été son amant. Claire refuse toute responsabilité dans le malheur de son premier époux et sollicite pour elle-même le rêve d’un bonheur conjugal :
Souvenez-vous, Olivier ?...Oh! nous n’avons pas été coupables, mais nous nous aimions, et, peut-être le laissions-nous trop paraître, sans songer que le fou que nous gardions avait des moments de lucidité… […] Non, Olivier, je n’ai ni le droit ni le courage de vous rien reprocher, puisque je n’ai jamais aimé que vous. Mais, malgré les instances de ma mère, je n’aurais pas dû épouser ce malheureux qui n’avait que le tort de se faire illusion sur les autres et sur soi-même. (p. 91)
17À la différence de Gervaise dans L’Assommoir qui « ne demande pas grand-chose […], travailler tranquille, […] manger toujours du pain,[…] avoir un trou un peu propre pour dormir […] et de ne pas être battue » (Zola , 1961, II, p. 410-411), ou de Séverine, dans La Bête humaine, qui passe du statut de victime à complice et vice-versa, Claire se distingue des héroïnes de Zola par son attitude ambitieuse. Elle parvient à surmonter ses difficultés, à s’émanciper même si cette réussite n’est permise qu’à travers le mariage et la maternité — ce qui peut paraître sans doute contradictoire pour un lecteur moderne, mais il s’agit là d’une prise de position ambivalente qui est bien dans l’air du temps pour les écrivaines de cette période15.
18Outre l’hérédité, un autre motif zolien est incorporé au roman de La Vaudère. Le mal du père de Claude, le Comte de Bertheuse, aurait été causé par une existence recluse, une mauvaise éducation. « Peut-être son père aurait-il échappé au terrible mal, s’il n’avait été élevé en serre chaude en dehors du monde et de la vie réelle16 » (p. 90), remarque le personnage de Claire. La « serre chaude » est un lieu symbolique de décadence et d’érotisme déjà bien exploité par Zola, entre autres, dans La Curée. C’est bien dans la serre chaude que prend forme la relation incestueuse de Renée et son beau-fils, Maxime. Il s’agit également d’un lieu reflétant l’insularité17. La référence est utilisée aussi chez Zola pour critiquer le mode de vie des jeunes filles que l’on surprotège et qui grandissent dans un état d’innocence et d’illusion. Toujours dans Pot-Bouille, en étudiant l’adultère féminin, Zola souhaitait montrer ainsi « la fleur malsaine poussée dans l’étouffement chlorotique et les vanités imbéciles des petits appartements bourgeois18 » (p. 1607). Cette éducation amènerait, selon Zola, de grandes difficultés conjugales et feraient des femmes, des malades inadaptées au contexte social, peu préparées pour affronter les défis de la vie réelle. Il explique dans Le Figaro du 28 février 1881:
Une fille naît dans l’étroit logement. Ce n’est plus ici la misère ni la débandade des ménages ouvriers; c’est moins de liberté et moins de santé à la fois […] La petite pousse chétivement […]. Souvent, toute gamine, elle est déjà une détraquée qu’il faut soigner pour la sauver de la crise de ses quatorze ans […] La névrose couve. On la marie, et brusquement voilà une femme fantasque qui désole son mariage19.
19La critique de l’éducation du père de Claude, jugée de médiocre qualité, fait écho au discours qui traverse les Rougon-Macquart et les campagnes journalistiques de Zola à propos de l’éducation des jeunes filles. Il est frappant de constater que chez La Vaudère, les personnages masculins sont tout aussi victimes d’une mauvaise éducation que les personnages féminins.
20Le Sang propose donc une réinterprétation des topoï naturalistes. Au contraire du mode parodique qui utilise le pastiche pour ridiculiser l’œuvre référencée, le roman de La Vaudère n’a rien de grotesque ou de burlesque. Il s’agit davantage, pour notre écrivaine, d’incarner un univers fictionnel que de raconter une histoire originale ou dénigrer l’œuvre zolienne. Le Sang relèverait dans ce sens d’un phénomène de transfictionnalité où les modes de production et de réception procèdent de la logique du réseau et de la sérialité. Comme l’a bien démontré Matthieu Letourneux, le xixe siècle est l’époque de la « montée en puissance de la communication sérielle » et l’on observe à partir de cette révolution une circulation de la fiction « entre les formes commercialisées, lettrées ou industrielles, et les activités des consommateurs » (Letourneux, 2017, p. 76) . Les fictions des romans feuilletons se voient constamment réinvesties et réappropriées de diverses manières par leurs lecteurs et admirateurs.
21Comme l’explique aussi Richard Saint-Gelais, les « fanfictions » qui sont l’une des manifestations littéraires de la transfictionnalité, génèrent des pratiques collaboratives où la reprise et la répétition constituent les critères de valeur mêmes de ces textes. Ceux-ci sont écrits par « les amateurs d'une fiction à partir des personnages, des intrigues ou parfois mêmes des mondes d'une fiction médiatique ». Ces textes relèvent d’une « activité de coproduction inégalitaire » qui se joue sur le « mode de la réduplication: aux épisodes d'une série, [ces auteurs] en ajoutent d'autres obéissant au même schéma narratif ». Ce type de fiction se caractérise donc aussi par une résistance affichée et voulue face à certains éléments du texte d’origine jugés insatisfaisants. Saint-Gelais ajoute:
[plusieurs auteurs] adoptent une attitude plus frondeuse, [et] insatisfaits de l'orientation prise par une série, nient ces développements malvenus en se greffant, contrefictionnellement, au point où la diégèse est censée avoir pris un tournant funeste — élimination de tel personnage, idylle jugée inconcevable entre deux protagonistes, etc. (2011, p. 397-398)
22La Vaudère présente de manière subtile et dissimulée une version renouvelée du naturalisme zolien. Suivant cette perspective, Le Sang illustre les pratiques de lectures en vigueur à la fin du XIXe siècle. Le public visé par l’œuvre de Jane de la Vaudère était sans doute aussi celui des textes originaux, car la connaissance préalable des théories naturalistes est vraisemblablement une clé de lecture importante pour en apprécier les subversions discursives et génériques. Ce type de texte en régime de « sérialité » et de « coproduction » fonctionne donc justement à partir d’une grille de lecture exigeante que seuls les adeptes des textes originaux peuvent saisir. En utilisant les codes du roman zolien tout en en offrant une perspective différente, l’œuvre de Jane de La Vaudère se distingue par la critique esthétique qu’elle propose en renversant les valeurs liées à la représentation thématique, dans l’univers naturaliste, des genres sexuels, de la folie, de l’hérédité, de l’éducation et de l’infidélité. En outre, le dénouement heureux du Sang permet de déjouer l’horizon d’attentes du public lecteur habitué à la « chute » du personnage naturaliste et instaure ainsi une forme d’originalité au récit.
23L’intertextualité fonctionne ici comme un moyen de résister à la doxa du texte d’origine, mais également comme un moyen de s’intégrer, participer à un mouvement culturel, voire de s’adresser à une grande masse de lecteurs. Selon le théoricien des médias Henry Jenkins, les fictions issues des « fandoms » réunissent un ensemble de pratiques créatives qui témoignent du désir chez les amateurs d’un produit culturel de devenir des membres actifs de cette même communauté20.
24À travers les changements proposés par Jane de La Vaudère à la perspective zolienne de l’hérédité, un nouveau modèle théorique du naturalisme émerge au sein de l’espace romanesque. L’œuvre de Jane de la Vaudère révèle que ces pratiques littéraires perçues comme illégitimes dans le champ culturel du XIXe siècle constituent une stratégie de consécration par la bande, pour ainsi dire, des autrices qui cherchent alors à participer à un mouvement littéraire qui ne leur donne aucune voix, qui refuse de leur accorder une place créative de prestige.
25Sous la plume de l’écrivaine, la fiction cache un discours métalittéraire et devient un moyen détourné de proposer de nouvelles alternatives théoriques et critiques tout en lui assurant de marquer son appartenance à la communauté naturaliste.