Colloques en ligne

Nicole G. Albert

Renée Vivien, un discours à/de la marge

Renée Vivien or a discourse at/from the margin

1Contrairement à ce que pourrait laisser croire la plupart de ses portraits, la poétesse Renée Vivien est une personnalité complexe, qui se joue des apparences et dont la féminité même n’est qu’un des multiples masques qu’elle endosse pour tenir un discours d’une grande radicalité, dissimulé dans les interstices et les marges de son œuvre. Sa bibliothèque contenait d’ailleurs un exemplaire des Histoires de masques de Jean Lorrain (1900)1 et ceux-ci apparaissent dans divers chapitres de son roman L’Être double (1904c, chap. v, xxi, xxxii).

2Elle a entamé ce jeu auctorial fondé sur le cache-cache dès les prémices. Qui, à part son cercle restreint, aurait pu soupçonner que son premier recueil, Études et Préludes, paru en 1901 chez Lemerre, n’avait pas été composé par un homme ? Elle a tout fait pour entretenir l’ambiguïté, grâce à un mensonge par omission ou plutôt une signature tronquée. Publié sous le pseudonyme de R. Vivien, il retient et dissimule, dans la simple initiale du prénom, le sexe de son auteur, tandis que le patronyme adopté, lui-même un prénom, est à consonance masculine. Afin de tromper les critiques, il lui arrive même de joindre à ses envois une carte de visite où René [sic] figure en toutes lettres, élidé de son e muet – si sonore. Nul doute qu’elle poursuit un objectif qui n’a en réalité rien à voir avec l’imposture : il s’agit plutôt d’inviter souterrainement à une approche à la fois non-genrée et homo-centrée de son recueil. Renée Vivien avance donc doublement masquée grâce à un pseudonyme incomplet qui obéit à une « masculinité » ou une « virilité d’emprunt »2 pouvant induire en erreur. Dans une lettre à Jean Charles-Brun datée du 6 mai 1901, elle fait ainsi allusion sur un ton badin à la méprise dont a été victime Charles Fuster. Ce dernier, à l’occasion d’une conférence consacrée à la poésie, avait déclaré à son auditoire au sujet d’Études et Préludes (1901), « combien on sentait ces vers vibrants d’amour écrits par un tout jeune homme idolâtre d’une première maîtresse3 » ; elle fait mine de consulter son correspondant sur la marche à suivre non sans rapporter une autre facétie qui témoigne de son goût pour les canulars :

Vous avez oublié de me dire s’il eût été mieux d’aviser Fuster de mon identité féminine ne recevant aucun conseil de vous je lui ai écris [sic] que : j’avais été aussi étonné [sic] qu’amusé [sic] de savoir qu’on me prêtait ainsi un sexe gracieux qui n’était pas le mien et j’ai ajouté que ma femme goûtait fort ses conférences. J’aime beaucoup les mystifications comme vous voyez !
Quel dommage que, à cause de ce chaste auditoire de jeunes filles que ma pauvre petite « Victoire » eût scandalisées, il n’ait pu mettre : « Un Amour Lesbien » à la place de « Un Amour Parisien. » Cela aurait eu beaucoup plus d’allure, ne trouvez-vous pas ? (Vivien, [1901] 2020, p. 74)

3Or comment expliquer, au-delà d’un nom d’auteur volontairement imprécis, que le recueil ait pu se prêter à une lecture aussi innocente et erronée – comme le recherchait l’autrice ?

Une écriture en trompe-l’œil

4Pour commencer, remarquons que le titre adopté par Renée Vivien, Études et Préludes, paraît lui-même assez classique, vague, pour ne pas dire inoffensif. Néanmoins, en parcourant le sommaire, on constate que les principaux thèmes de son œuvre sont déjà là, incarnés notamment par des figures féminines inquiétantes et rebelles à l’ordre établi et qui très tôt nourrissent une mythologie féminine personnelle et décalée : on voit défiler sous sa plume une « Bacchante triste », « Ondine », une « Naïade moderne », une « Amazone »4, entre autres personnages ambigus auxquels viendront par la suite s’adjoindre des femmes sirènes, des magiciennes comme la fée Viviane – et des androgynes !

5Ce premier recueil comporte enfin des poèmes adressés à la femme, souvent fatale, autant aimée que haïe, autant encensée que vilipendée. Renée Vivien chante donc la Femme, avec un F. majuscule, comme l’ont fait les poètes de l’amour idéal, de Pétrarque aux Romantiques. La mystérieuse et elliptique « N…… » à laquelle elle dédie son volume n’est autre que Natalie Clifford Barney, sorte de mauvais ange tout aussi omniprésent à ce moment-là dans la vie de Vivien comme l’atteste sa correspondance. N[atalie] est donc la dédicataire implicite de la pièce initiale (dont le titre original était d’ailleurs « Dédicace » dans l’édition princeps de 1901), maintenant connue sous le titre « À la femme aimée ». Les quatre strophes ondoyantes composées chacune de 5 alexandrins suivis d’un hexasyllabe sont à l’image du corps de l’amante qui avance dans le poème et vers celui/celle qui la contemple en tremblant. L’hymne amoureux superpose deux lectures : une lecture conventionnelle et une lecture transgressive.  Porte d’entrée du recueil – voire de l’œuvre tout entière –, ce poème inaugural, dont l’étrangeté se signale par l’emploi de l’italique, est aussi un cheval de Troie poétique lancé dans une citadelle littéraire occupée par les hommes et où le langage de l’amour est codifié selon des normes hétérosexuelles. Nous avons donc à faire à un texte programmatique et à une profession de foi : écrit par une femme, il s’adresse à une autre femme mais le – véritable – sexe du Je lyrique est soigneusement gommé, posture que Vivien parvient à tenir tout au long du volume et qui s’apparente à une contrainte ou à une démarche quasiment pré-oulipienne5.

6En réalité, elle cherche à maintenir le Je lyrique dans une sorte de flou, voire d’abstraction, à l’image de cette « aube incertaine » qui éclaire à peine l’étreinte des deux amant/e/s ([1901] 2009, p. 34-35). Elle n’hésite pas, pour ce faire, à distiller de faux indices de virilité : ici une structure attributive – « J’ai l’émoi du pilleur devant un butin rare » (p. 30) – fondée sur une métaphore sous-jacente, là un trait évoquant la physionomie masculine – « ma lèvre grossière » (p. 34) contrastant avec la « bouche délicate aux fines ciselures » de l’amante (p. 24) –, ailleurs une apostrophe trompeuse – «  Ô Femme » lancée à la fin de « Lucidité » – censée nous faire croire que le Je lyrique n’appartient pas à la perfide espèce féminine (p. 36).

7Toutefois, le féminin est partout dans ces pages et le locuteur se situe dans une sorte d’angle mort du genre non sans emprunter parfois quelques détours retors. Ainsi ces deux derniers vers tirés de « Victoire » : « L’âme des conquérants, éclatante et barbare / Chante dans mon triomphe au sortir de ton lit » (p. 30). Le substantif masculin « conquérants » se trouve absorbé, voire sabordé par le féminin, pris en tenaille entre « âme » et « éclatante et barbare », et signale un trouble dans le genre. En effet, dans le 3e tiers du volume, un basculement s’opère, l’ambiguïté sexuelle s’insinue et s’instaure, préparée en amont par une épigraphe tirée de Psappha en tête de « Sourire dans la Mort ». Preuve supplémentaire que le genre est pris à cet endroit-là d’un certain tremblement, qu’il hésite, le vers « La maison du Poète, où le deuil n’entre pas » de l’édition originale a plus tard été remplacé par « La maison de l’Aède, où le deuil n’entre pas » (p. 38). À l’origine, Vivien rattachait donc Sappho à la figure du poète (masculin), ce qui aurait pu servir d’indice à sa propre appartenance sexuelle. Quoi qu’il en soit, la mention de Sappho aux abords d’un poème pourrait passer inaperçue si, quelques pages plus loin, on n’avait une quasi syllepse sémantique sur « lesbiennes » dans « les accords aux langueurs lesbiennes » (p. 43). Dans ce poème qui convoque les « Musiciennes » antiques, l’adjectif renvoie à la fois au lieu (Lesbos, patrie de Sappho, et épicentre symbolique de la poésie), à la prosodie, c’est-à-dire au « rythme saphique », enfin à la sexualité : le sonnet cherche à appréhender ce chant – c’est-à-dire cet amour – qui échappe à toute catégorie et se montre fuyant (« échos », « souffle », « silence », « frissons », « ombres », « hésiter », « lèvres entr’ouvertes ») avec, à l’autre extrémité du spectre poétique, « le poète [qui] seul les [les chœurs] entend revenir ». On pourrait se dire : le poème est ambigu et audacieux et Vivien cherche à donner le change en introduisant une figure masculine à laquelle identifier le Je lyrique. Or ce vers ultime est une possible référence à la figure élue du poète baudelairien « dès l’enfance admis au noir mystère » de « Lesbos » (Baudelaire, [1866] 1980, p. 103), d’une part, une revendication poétique qui dépasse les sexes, d’autre part. Ce poète épicène est aussi Renée Vivien, toute pétrie d’« orgueil masculin » (Vivien à Charles-Brun, [2 sept. 1901] 2020, p. 83) et qui, on le sait, ne faisait pas toujours référence à elle-même au féminin, tant s’en faut.

8À peine plus loin, dans un groupe de deux sonnets, elle évoque, dans une atmosphère panthéiste et un « songe pervers », « l’harmonieux baiser de l’amante à l’amante6 » ([1901] 2009, p. 45) – dont on notera que seule la lecture permet d’identifier la première occurrence comme féminine puisque le –e muet est absorbé dans la préposition « à » –, poème aussitôt suivi d’« Amazone » dont l’héroïne trouve la volupté dans le spasme d’agonie de ses amants. Exit le mâle ! De fait, « Nocturne », l’ultime poème qui fait retour sur la pièce initiale du recueil, annonce « la nuit d’amour depuis longtemps promise » (p. 47) et invite à envisager l’ensemble du recueil comme de longs préliminaires à la communion charnelle annoncée in fine. Mais je voudrais aussi revenir sur le titre général, Études et Préludes, qui évoque évidemment la musique et plus spécialement Chopin que Renée Vivien, pianiste amatrice, appréciait beaucoup. Cependant, dans ce terme de préludes – dont la connotation érotique n’est pas absente –, on entend aussi le sens d’annonce, de prologue, voire d’avertissement. Outre qu’un grand nombre de motifs et d’accents sont déjà présents ici, il s’agit bien d’une entrée en matière, voire en fanfare, comme si Vivien prévenait ses lecteurs : vous allez voir ce que vous allez voir !

9Enfin, le hasard des dates veut qu’en ce mois d’avril 1901, au moment même où Études et Préludes sort des presses, Jacques d’Adelswärd-Fersen publie chez Léon Vanier un recueil dont le titre fait ironiquement écho à celui de sa consœur et invite à envisager les deux volumes comme une sorte de diptyque. Avec Ébauches et Débauches, le baron, dont la pédérastie n’a pas encore éclaté au grand jour, choisit un titre explicite et décadent, sans pour autant tenir le propos radical auquel on aurait pu s’attendre. Il préfère lui aussi cultiver l’ambiguïté, manifester son attirance pour les femmes et les hommes afin de brouiller les pistes et, à l’instar de Renée Vivien, tromper le lecteur ou tout du moins l’amener à son insu sur les terres d’Arcadie, là où la poétesse le dirigeait vers l’île de Lesbos.

Sous la protection de Sappho ou s’affirmer comme lesbienne

10Avant de lever le voile sur son identité sexuelle, Renée Vivien publia encore deux autres recueils, Cendres et Poussières en 1902, puis Évocations en 1903, où la présence tutélaire de Sappho se précise. Le premier poème de Cendres et Poussières, « Invocation », peut se lire comme le pendant de la pièce initiale d’Études et Préludes, bien que cette fois la Femme aimée s’efface derrière Psappha à laquelle s’adresse un Je lyrique insexué mais qui se fond dans un nous collectif féminin renvoyant à une communauté sororale, phénomène qui ira s’accentuant avec les pièces consacrées à Lesbos et à Sappho7. Dès l’ouverture du recueil, Vivien s’inscrit sous la protection de Sappho l’inspiratrice – en amour et en poésie. Il en va de même pour le poème d’ouverture d’Évocations, « Douceur de mes chants, allons vers Mytilène », qui se présente comme « l’hymne de Lesbos » ([1903] 2009, p. 1). De plus, Cendres et Poussières comporte deux pièces ouvertement tournées vers Lesbos : « Sur le rythme saphique », qui porte en exergue un fragment de Sappho, et « Sonnet féminin »8, sur lequel je reviendrai. Dans Évocations, les épigraphes tirées de Sappho se multiplient ainsi que les poèmes à l’antique consacrés à ses disciples et amantes. Ces deux ouvrages sont assez bien accueillis par la critique qui commence néanmoins à douter devant la nature des accents poétiques qu’ils font entendre. Entre-temps, Vivien s’est mise à apprendre le grec ancien avec acharnement et c’est avec le recueil Sapho, traduction nouvelle avec le texte grec (1903) qui, malgré son titre sobrement érudit, est en soi un coming-out, qu’elle franchit le pas en signant cette fois-ci Renée Vivien en toutes lettres.

11Tout en obligeant par ce geste irrévocable à une lecture rétrospective de ses recueils précédents soudain placés sous le patronage de Sappho, elle invite à reconsidérer cette dernière dans une même perspective résolument lesbienne, grâce une adaptation de ses fragments qui lève les ambiguïtés en pointant les gommages opérés jusque-là par la plupart des hellénistes. Elle réintroduit Sappho dans l’orbe d’un féminin exclusif comme elle a enfin féminisé la désinence de son prénom de plume. Cette double démarche procède d’un même geste de réappropriation identitaire, chacune étant le prolongement naturel, voire l’aboutissement de l’autre. Comme elle le rappellera dans Une femme m’apparut… (1904a), roman inclassable et protéiforme dans lequel elle clarifie sa position littéraire et exprime un certain nombre de principes, « Psappha […] n’a point daigné s’apercevoir de l’existence masculine. Son œuvre n’en porte ni la trace, ni la souillure » (1904a, chap. xiii, p. 151) – une formule qu’elle aurait pu faire sienne. D’ailleurs, elle prend soin dans le texte introductif, intitulé « Vie de Psappha », d’examiner les uns après les autres pour les invalider les faits concernant le mariage de Sappho puis son suicide par amour pour Phaon, une légende colportée par Ovide dans ses Héroïdes. Une fois cette mise au point effectuée, elle la fait entrer dans la traduction, vierge de toute présence, sinon de tout attachement masculin, l’œuvre de Sappho se voulant l’expression d’un univers poétique gynocentré. La démarche est nécessaire pour justifier l’existence d’une traduction renouvelée dans laquelle la poétesse antique apparaît ouvertement lesbienne. Les épithalames, pièces célébrant les mariages, sont certes retenus mais rangés dans une catégorie à part, en marge, comme des vers de circonstances sans incidences sur les choix personnels de la lyricine antique. En revanche, Vivien accueille, dans la partie la plus importante consacrée aux odes, des poèmes de Swinburne tirés de Poems and Ballads, preuve que la poésie est à ses yeux un domaine de dissolution des sexes, le territoire d’une écriture androgyne9. En ouverture, elle décline d’ailleurs Sappho au masculin en parlant de « l’œuvre du divin Poète » – possible clin d’œil à Baudelaire évoquant, dans « Lesbos », « […] la mâle Sapho, l’amante et le poète »10. Témoignage d’admiration envers la dixième muse, cette adaptation poétique a pour dessein de doter le saphisme d’un passé glorieux marqué au sceau du génie lyrique et s’inscrit dans une volonté de reconstituer une « généalogie de la création féminine » (Bartholomot-Bessou, 2012, p. 20). Dans sa préface, Renée Vivien lie d’ailleurs les deux termes – poésie et homosexualité –, tout en reconnaissant la difficulté de sa tâche face à une œuvre très mutilée.

12Avec ce texte à quatre mains où, dans une sorte de communion littéraire et amoureuse à laquelle la mise en page fournit un écrin, les lyres des deux poétesses se mêlent, se répondent et tendent par-delà les siècles le fil d’une continuité saphique, Renée Vivien a basculé aux yeux du public du côté de Lesbos, ce dont se ressentira la réception de ses ouvrages, certains critiques s’en voulant, et lui en voulant, d’avoir été bernés.

Déjouer le genre

13À partir du recueil Sappho (1903), une fois révélé le sexe de l’auteur-e, les poèmes se prêtent à une interprétation ouvertement saphique et, dès La Vénus des Aveugles (1904), le Je lyrique opte volontiers pour la désinence féminine, par exemple dans « Péché des Musiques » – « Je me suis égarée en la vaste Musique », déclaration lancée triomphalement en tête de la seconde strophe ([1904b] 2009, p. 131) – ou dans « La Nuit latente » qui la montre en « fervente disciple » (p. 134).

14Renée Vivien chante dorénavant les baisers des « lèvres pareilles11 » (p. 148), l’étreinte des corps jumeaux, l’extase des lits sororaux. Toutefois, se démarquant des littérateurs de l’époque pour qui saphisme rimait avec voyeurisme, elle brouille les pistes, les lignes et les sexes afin de soustraire les partenaires du couple lesbien à la reproduction en miroir du couple hétérosexuel avec ses rôles bien tranchés. Elle affirme, quitte à dérouter :

Nous savons effleurer d’un baiser de velours,
Et nous savons étreindre avec des fougues blêmes
[…]
Et nous pouvons, quand la ceinture se dénoue,
Être tout à la fois des amants et des sœurs.
(« Psappha revit », 1906, p. 166)

15« Nos corps sont pour leur corps un fraternel miroir », ajoute-t-elle dans ce poème saturé de féminin : « nos amantes », « nos compagnes » et « nos maîtresses » habitent un univers érotique conforme au paradis lesbien originel (p. 166-167). D’ailleurs, l’hybridité de Sappho finira aussi par se déplacer sur le terrain de la sexualité : dans « Invocation », poème d’ouverture de Sillages (1908), Renée Vivien l’aborde sous l’angle d’Eros et déclare qu’elle « fu[t] à la fois l’amoureuse et l’amant », la dimension poétique passant ici au second plan ([1908] 2009, p. 237). Vivien se plaît à bousculer la traditionnelle grammaire sexuelle, évoquant les « corps insexués » des succubes ([1904b] 2009, p. 136), déclarant « Je fus l’amant » ([1903] 2009, p. 103) ou se peignant en faune dont les « pipeaux vibrants » nous rappellent la vocation poétique (1907, p. 203). La fluidité et l’hybridité des identités genrées se conjuguent avec l’émancipation de toute hiérarchie sexuelle. La pénombre invoquée dans les poèmes traduit cet entre-deux insaisissable dont la modernité ne laisse pas d’étonner. Ainsi, dans « Twilight » où, comme son titre l’indique, « l’heure équivoque » et « la lumière double » servent de cadre à « l’ambigu du corps », à la « grâce androgyne » de l’amante ([1903] 2009, p. 100), Vivien encense un personnage à la physionomie indécise, labile, qui préfigure l’avènement d’un troisième sexe en majesté :

Souris, amante blonde, ou rêve, sombre amant.
Ton être double attire ainsi qu’un double aimant,
Et ta chair brûle avec l’ardeur froide d’un cierge.
Mon cœur déconcerté se trouble quand je vois
Ton front pensif de prince et tes yeux bleus de vierge,
Tantôt l’Un, tantôt l’Autre, et les Deux à la fois. (p. 76)

16La figure androgyne sert à inventer de nouvelles combinatoires amoureuses fondées sur le brouillage des identités fixes dans ses vers dépourvus de tout marquage grammatical qui révèlerait le genre. Conçu comme une sorte de jeu de rôles, le texte devient l’espace d’une fluctuation sexuelle et offre à l’écrivaine la possibilité de s’incarner dans une autre voix et un autre corps, de surmonter les clivages sexuels, et de tromper les attentes du lecteur en suscitant des questionnements, de faire du poème et de la poésie l’espace – fantasmé – de tous les possibles. Vivien dessine ainsi les contours d’une « Double ambiguïté » et fait rimer « féminine » avec « androgyne » (Riversdale [Vivien], [1903] 1986, p. 466) afin de lézarder la rigidité des catégories de genre. Elle propose, ce faisant, un nouvel imaginaire sexuel où le féminin – « l’ondoyant infini du Féminin » (1904a, p. 11) – règne sans partage jusque dans la métrique.

17Alors que Verlaine recourait à la rime féminine pour sexuer les « scènes d’amour saphique » dans « Les Amies » (1867), Renée Vivien l’utilise pour interroger l’inscription du genre en poésie. Elle confère à la notion de sonnet féminin une double acception, thématique (il est dédié à une femme) et poétique (les rimes sont exclusivement féminines). Explorant ce double registre, le titre « Sonnet féminin » signale une intimité tant littéraire que sexuelle, concentrée dans la mention des « strophes érotiques », héritées de Sappho :

Ta voix a la langueur des lyres lesbiennes,
L’anxiété des chants et des odes saphiques,
Et tu sais le secret d’accablantes musiques
Où pleure le soupir d’unions anciennes.
([1902] 2009, p. 67)

L’androgyne (au) féminin

18L’hymne à l’amante initiée aux mystères d’une voix immémoriale lui permet de s’adresser aux femmes, et plus précisément aux lesbiennes. Unique façon pour elle de transcender les lieux communs forgés par l’imaginaire masculin, Renée Vivien opte dans « Sonnet féminin » pour une écriture que l’on pourrait, en risquant l’anachronisme, qualifier de séparatiste, dans la mesure où elle se veut hermétique à l’homme, symboliquement expulsé de la versification. Ce poème crypté devient le lieu sacré d’une langue retrouvée, dans le sillage de Sappho. C’est volontairement qu’il se dérobe au sens ; il se donne comme l’espace privilégié de célébration de la poésie saphique à travers l’amante, outil d’une quête esthétique. Le monde de la poésie apparaît ainsi débarrassé de la fallacieuse complémentarité des sexes comme des divisions genrées.

19Ces questions innervent ses quelques œuvres en prose où elle les décline de manière encore plus déroutante. Dans un geste de dépliement et de déploiement identitaires, Renée Vivien essaime des doubles d’elle-même dans deux ouvrages atypiques parus en 1904 : elle apparaît en ombre chinoise sous les traits de la narratrice et de San Giovanni, son alter ego, dans Une femme m’apparut…, et sous ceux de Vivian Lindsay dans L’Être double, publié sous le nom de Paule Riversdale, un autre de ses hétéronymes qui évoque le retournement, l’inversion12. Dans cet ouvrage vaguement ésotérique où alternent prose et poésie (en français, en italien, en allemand, en anglais et en japonais), elle rattache l’androgyne à l’équivoque Natacha, au « corps d’Adonis féminin [troublant] par sa voluptueuse insexualité13 » (Riversdale [Vivien], [1904c] 2014, p. 166), et inscrit la figure mythique du côté du féminin, contrairement à Péladan, par exemple, qui l’associait à l’éphèbe, réservant à sa version féminine le qualificatif péjoratif de « gynandre »14. Or si Pierre Quillard, ne s’y trompant pas, qualifia Renée Vivien d’« éphèbe victorieux » (1907), elle-même se considérait comme « un être androgyne du sexe féminin » (lettre à Charles-Brun, [4 mai 1901] 2020, p. 72)15. C’est ce qu’elle confie à Jean Charles-Brun, ami, mentor et destinataire d’une abondante correspondance dans laquelle il est pour sa part dépouillé de son sexe masculin et revêtu d’une identité féminine, Suzanne16 ; quant à son épouse, Renée Vivien la baptise Mme Suzanne, dissolvant toute référence masculine au sein de ce couple hétérosexuel et l’intégrant à un féminin fantasmatique. Déclinant Charles-Brun au féminin et s’appropriant le genre masculin, Renée Vivien orchestre avec son destinataire une permutation qui neutralise la sexualité et saborde la sexuation rigide des individus.

L’hybridation à/dans l’œuvre 

20En outre, que ses romans-poèmes répondent imparfaitement à la définition que l’on donne du genre romanesque auxquels ils sont censés appartenir est en soi une sorte de manifeste en faveur d’une forme littéraire, sinon renouvelée, du moins hybride, à l’image de leur propos. Ils se situent ouvertement dans les marges de l’œuvre en vers à laquelle ils font signe, non seulement à travers la présence de personnages de femmes poètes mais aussi grâce à l’inclusion de pièces rimées parfois empruntées à l’œuvre même de Vivien dans un geste d’autotextualité et donc de démultiplication. Ainsi « La Double ambiguïté » (tiré de Échos et Reflets) figure en ouverture, presqu’en frontispice, de L’Être double et lui sert de clé de lecture. Cet être double partagé entre « le masculin despotique » et la « féminité en révolte »17 est aussi bien Vivien qui, dans À l’heure des mains jointes, se dédicace à elle-même, sous le nom de Paule Riversdale, le poème « D’après Swinburne », avec, comme commentaire gigogne, « En souvenir d’une épigraphe  de L’Être double » ([1906] 2009, p. 178). Or, le poète victorien pastiché qui fait ici office de figure transitionnelle est aussi celui qui parvint à s’incarner en Sappho dans « Anactoria » et dans « Sapphics » ; il sanctionna la fusion de deux voix poétiques – et partant du masculin et du féminin – et effectua en sens inverse ce que Vivien tenta dans ses premiers recueils : ventriloquer le sexe opposé. Elle s’y emploie à nouveau avec ironie et succès dans La Dame à la Louve (1904d), où elle réussit à s’exprimer sous les traits et la voix de narrateurs masculins. De fait, elle déconstruit de manière parodique les rôles masculin et féminin et reconduit le jeu sur le genre du Je, ici du narrateur, opérant ce que Martine Reid a qualifié de « travestissement de la voix narrative » (Reid, 2012, p. 44). En effet, la plupart des nouvelles sont non seulement des histoires rapportées par des hommes mais elles portent aussi sur les relations entre les sexes et l’incompréhension ou l’incommunicabilité qui les caractérisent. Ces récits sont couronnés par « Le Prince charmant » un conte emblématique de retournement qui scelle la supériorité du genre féminin et dont la dimension ironique s’impose dès le titre trompeur et faussement banal (1904d, p. 39-47). Annoncée par une frappante ressemblance qui confine à la gémellité entre un frère (efféminé) et une sœur (sorte de garçon manqué), l’intrigue s’articule autour d’une réjouissante usurpation d’identité : Terka se faisant passer pour son frère Béla, elle séduira – et épousera – une jeune fille qui voit en elle le Prince charmant idéal car si différent des autres hommes. Les jeunes marié.e.s finiront par s’enfuir dans des contrées lointaines afin de filer le parfait amour. La nouvelle opère ainsi une double subversion : subversion du conte et subversion de la norme sexuelle.

21Les deux romans susmentionnés nous apprennent, à l’instar du « Prince charmant », que Renée Vivien ne peut pas penser le genre (gender) sans penser le genre littéraire, les phénomènes d’hybridation générique renvoyant à sa réflexion sur la porosité des identités sexuelles. Sans véritable intrigue, ni dénouement, comme l’atteste sa refonte totale un an plus tard, Une femme m’apparut… pousse le procédé à l’extrême et confine à l’agrégat de textes composites (lettres, poèmes, micro-récits, partitions musicales, versets en style biblique) dominés en clair-obscur par la figure énigmatique de saint Jean Baptiste androgyne de Léonard de Vinci en guise de frontispice, là on l’on attendrait un portrait de l’autrice. Ce portrait est d’ailleurs annonciateur de la poétesse San Giovanni qui fait irruption au chapitre IV et dont l’arrivée dans le texte est préparée par la présence, dans le boudoir où l’attend la narratrice, d’« une reproduction du San Giovanni de Lionardo [...], qui semblait le portrait, ou plutôt l’âme même de la poétesse saphique » (1904a, p. 40). Roman hors-norme, chimérique, à l’image de l’androgyne, corps textuel aux contours flous, il est le point d’orgue d’une œuvre qui cherche à échapper à toute assignation genrée pour promouvoir un ni-homme, ni-femme, une idée, ou plus exactement ce « désir du neutre » comme « valeur forte, active » que Barthes se donnait pour mission de débusquer dans son cours du Collège de France ([1977-1978] 2002, p. 262).

Démultiplication et réinvention de soi

22Cette réflexion menée autour de la labilité du genre en tant que mascarade ne se limite pas à l’œuvre écrite et publiée mais traverse de part en part toute l’existence de Renée Vivien, par exemple dans les mises en scène photographiques élaborées en marge de sa production littéraire, notamment celles où elle pose aux côtés de Natalie Barney, les deux amantes se livrant à une véritable performance du genre pour paraphraser Judith Butler. Sur une série de photos, l’Amazone, qui n’hésita pas à se déguiser en page pour aller séduire Liane de Pougy et à arborer culotte de soie noire et chemise blanche sur certains clichés, se prête au jeu en endossant une longue robe de style Empire. En revanche, la féminine Renée Vivien de certaines images célèbres s’y transforme en muscadin ou en Camille Desmoulin, troquant le volumineux chapeau à plumes et à fleurs (dont une mention sur un cliché nous apprend qu’il « était en papier – d’un cotillon – », information qui n’est pas anodine puisqu’elle signale une sorte de supercherie vestimentaire, un jeu sur les apparences dont elle était coutumière18) pour le bicorne, la robe longue vaporeuse en mousseline à volant pour la redingote et le jabot, les escarpins pour les souliers à boucle, et ce avec un étonnant naturel. C’est sans doute davantage sous ces atours qu’elle se sent en accord avec elle-même et non pas quand elle « [se] déguise en femme », revêtue d’un « tcharchaf épais » pour déambuler dans les rues de Constantinople, comme elle l’écrit à Charles-Brun ([4 sept. 1906] 2020, p. 288).

23Les diverses identités que Renée Vivien endossait montre que la variété des masques tendus vers le monde extérieur – et intérieur – ne répondait pas seulement à la nécessité de se dissimuler mais bien à la volonté d’être multiple et de transcender, notamment grâce à l’amour unisexuel, les frontières du genre : on sait que Pauline Tarn recourut à deux pseudonymes littéraires – Renée Vivien, le plus célèbre et le plus usité, Paule Riversdale, plus rare et un peu plus tardif19. Mais on ignore souvent que, dans sa correspondance privée, elle se dédoubla différemment, de manière moins ludique qu’il n’y paraît : elle signe non seulement Pauline ou Renée mais aussi « Paul » au bas de plusieurs missives à Natalie Barney20, voire « Petit Paul pour les Dames » comme elle l’indique crânement à Charles-Brun ([3 juil. 1903] 2020, p. 107), et parfois même, dans un étonnant mélange franco-anglais/masculin-féminin, « ton boy Renée », formule utilisée en guise de signature à une lettre d’amour à Kérimé à laquelle elle déclare « Je te possèderai de nouveau », comme si elle s’offrait dans l’écriture la possibilité de nouvelles incarnations, témoignant au passage d’une certaine virilité dans son comportement amoureux21. Dans une des toutes premières lettres déjà citée qu’elle écrit à Charles-Brun, elle oscille entre le genre féminin et masculin d’une manière très consciente qui confine presque au dédoublement de personnalité :

J’ai été très amusé(e) cher Monsieur par la souscription de votre lettre de ce matin – et très touchée de la détresse de ce poète dont vous me parlez – Je vous envoie la somme de 500f à son intention mais je serais très vivement contrariée si on mettait mon nom d’emprunt sur une liste quelconque. J’ai horreur de cette publicité des souscriptions – mettez cela comme un don anonyme – ou si l’on veut absolument découvrir un donateur, dites que cela vient de la Veuve d’un Poète ! le titre est majestueux et sonne – n’est ce pas ? ([6 mai 1901], 2020, p. 73)

24Dans l’exorde de ce courrier signé Pauline M. Tarn, où elle fait plus loin allusion à l’erreur commise par Fuster sur son appartenance sexuelle, Renée Vivien joue de la suspension du féminin, de sa provisoire mise à l’écart ; « elle met, typographiquement et symboliquement, la désinence féminine entre parenthèses » comme si elle pouvait « la soustraire [fugitivement] de son identité » (Levy, 2009, p. 132), avant de la réintroduire dans la phrase où elle se dit « très touchée de la détresse [d’un] poète », puis de procéder à une sorte de retrait personnel : « J’ai horreur de cette publicité des souscriptions – mettez cela comme un don anonyme ou si l’on veut absolument découvrir un donateur, dites que cela vient de la Veuve d’un Poète ! » – formule étrange où elle se dédouble en poète mort et en figure de l’ombre incarnée par sa Veuve, tous deux drapés dans un total anonymat. Le ton souvent enjoué ou facétieux de ses missives qui, comme ici, cultivent l’indécision identitaire, fera place plus tard à un constat d’échec et non pas à un cri de victoire. Dans un poème tardif intitulé « Pèlerinage » et recueilli dans le volume posthume Haillons (1910), qui comporte aussi « Épitaphe sur une pierre tombale » – sa propre épitaphe ! –, elle confesse « Il me semble n’avoir plus de sexe ni d’âge » ([1910] 2009, p. 329), observation où percent l’amertume et le sentiment de la défaite : l’insexuation y préfigure l’effacement de soi envisagé comme toujours sous le signe de la mort, mais d’une mort jusque-là tenue à distance par l’ironie.

25À la voir louvoyer pour tenter d’échapper aux genres grammaticaux qui brident et étiquettent, à constater son refus d’être enrôlée dans le bataillon du genre féminin, tant comme autrice que comme amante, on imagine que Renée Vivien aurait pu faire sienne la déclaration de Claude Cahun, dont on connaît la propension à changer d’identité et de sexe dans ses autoportraits photographiques : « Masculin ? Féminin ? Mais ça dépend des cas. Neutre est le seul genre qui me convienne toujours » (Cahun, 1930, p. 176). En ces quelques mots pourrait tenir la démarche théorique de Renée Vivien, c’est-à-dire une non-théorie car la théorie fige et arrête. Or « le neutre, c’est la moire » dont les reflets changent « selon l’inclinaison du regard du sujet » – hélas essentiellement masculin sous la plume de Barthes ([1977-1978] 2002, p. 83) – ; le neutre, c’est le corps débarrassé du binarisme sexuel, c’est le signe d’un dépassement libérateur, d’une pulvérisation du genre, que Renée Vivien a poursuivis en se dédoublant dans son œuvre et dans sa vie avant de procéder à sa propre éradication physique.