Colloques en ligne

Alexis Hassler

There is no game, Pony Island - le glitch vidéoludique ou la narration impossible

There Is No Game, Pony Island – Videogame Glitches and Impossible Narrations

1L’idée d’une narration impossible peut recouvrir bien des sens, celui auquel cet article s’intéressera concerne tout acte narratif impossible. Autrement dit, l’absence, ou la réticence, d’instance narrative devant assurer le bon déroulement de l’histoire. En l'occurrence, pour les deux jeux vidéo étudiés, Pony Island de Daniel Mullins et There is no game de Draw me a Pixel, un narrateur récalcitrant prenant la forme d’un glitch perturbant le récit.

2L’histoire de Pony Island se déroule à travers la représentation d’un écran de borne d’arcade. À la manière du cinéma et de son emploi de la vue subjective, nous incarnons un joueur ordinaire tentant de démarrer un programme informatique résolument récalcitrant. Tandis que l’écran visible présente toutes les promesses d’un jeu vidéo classique, ce dernier est en réalité victime d’un bug. Il nous faut alors lutter contre la machine afin de permettre le bon déroulé du récit interactif, une lutte qui conduira le joueur au cœur du code informatique afin de le modifier et ainsi permettre la progression de l’histoire.

3Concernant There is no game - Wrong dimension, le concept initial est fortement similaire. Dès le menu principal, le joueur fait face à un programme refusant de s’exécuter. Là encore, le jeu se refuse à nous et nous oblige à trouver une solution à même de régler ce problème anéantissant toute possibilité de narration. Le bug informatique se livrera à une lutte sans merci avec le joueur pour le détourner de son envie de jouer comme cacher le menu démarrer, enlever des options ou s’amuser avec le curseur de la souris d’ordinateur.

4Cet article cherche à interroger la relation entre le principe de la narration impossible et le phénomène informatique du glitch. Autrement dit, comment les développeurs Daniel Mullin et ceux du studio Draw me a pixel s’emparent-ils de cette anomalie qu’est le glitch pour instaurer une narration impossible où l’interaction entre le joueur et le programme informatique devient une lutte pour délivrer le récit ? Un regard holistique sera nécessaire pour aborder au mieux les jeux vidéo du corpus, le média dont ils sont issus étant par essence multimodal. Ainsi, une perspective intermédiale, empruntant autant à la narratologie qu’aux game studies, et plus largement aux études transmédiales, permettra d’analyser le jeu vidéo dans l’ensemble de ses spécificités narratives.

5Afin de répondre à cette interrogation concernant le glitch et la narration, une présentation de l’origine et de la nature de ce phénomène est essentielle. Puis, il s’agira d’aborder la question des instances narratives, de la littérature expérimentale à leur distribution singulière dans le cadre du média jeu vidéo. Enfin, il conviendra d’analyser plus en détail les procédés ludo-narratifs utilisés par les développeurs du corpus pour renforcer l’implication du joueur dans la narration vidéoludique du fait d’une position polyvalente causée par le fameux bug informatique, à la fois joueur et narrateur pour ne pas dire docteur d’un récit malade.

Glitch involontaire et volontaire

6Les origines du mot « glitch » sont discutées mais une des références premières semble être celle émanant de l’astronaute John Glenn définissant ce terme dans son livre Into Orbit :

“Another term we adopted to describe some of our problems was "glitch". Literally, a glitch is a spike or change in voltage in an electrical circuit which takes place when the circuit suddenly has a new load put on it. You have probably noticed a dimming of lights in your home when you turn a switch or start the dryer or the television set. Normally, these changes in voltage are protected by fuses. A glitch, however, is such a minute change in voltage that no fuse could protect against it.”1

7Selon lui, ce mot était donc adopté par les équipes aérospatiales pour décrire un problème concernant un changement rapide de voltage provoquant, selon les contextes, des modifications de la lumière et autres dysfonctionnements du genre. Derrière ce phénomène initialement électromagnétique, il y a donc l’idée d’un dérèglement d’un processus standardisé causant des anomalies d’affichage.

8Le jeu vidéo, selon Janet H. Murray, a pour caractéristiques d’être un média participatif, procédural, spatialisé et encyclopédique (Murray, 2017, p. 87). Le fait d’inclure dans le fonctionnement de ce média une personne externe à la création initiale du programme informatique, un joueur interagissant avec l’univers virtuel et plus largement la diégèse proposée via la figure d’un avatar, peut conduire à une gestion difficile des interactions provoquant ainsi des problèmes informatiques de type bug. En effet, comment un développeur peut-il anticiper toutes les interactions potentielles de « l’audience-joueuse » ?2

9Avec la complexification des jeux vidéo, en termes de représentations virtuelles par exemple, le glitch est devenu un élément récurrent et redouté par bon nombre de créations vidéoludiques. Certains joueurs louent le glitch pour sa valeur esthétique, ce dernier provoquant des changements imprévus proches de l’esthétique surréaliste comme des déformations sur les visages des protagonistes ou un mauvais affichage du décor amalgamant des textures; d’autres y voient une source de comique involontaire dont ils feront la chasse afin de lister les erreurs les plus déroutantes (voir Collectif Ascidasciea et Drouet, 2018; Watchmojo.com, 2019). Ce qui est certain, c’est que les développeurs victimes de glitchs involontaires, liés à un développement complexe, les redoutent en cherchant au maximum à optimiser leur création avant publication ou à corriger ces dysfonctionnements le plus vite possible en proposant des patchs correctifs si le jeu a déjà été publié.

10Dans notre cas présent, il ne s’agit pas d’un glitch involontaire mais bien volontaire. Les deux jeux du corpus se sont amusés en effet à imaginer les conséquences narratives de la présence d’un problème informatique de taille empêchant le bon déroulement du récit vidéoludique interactif. Le postulat est simple : « Et si le jeu vidéo refusait tout simplement de s’exécuter ? ». Commence alors une bataille entre le proto-récit qui ne demande qu’à être actualisé, un joueur faisant tout son possible pour déboguer ce programme, et un narrateur virtuel créant des problèmes pour enrayer les efforts du joueur. Une dualité du récit est ainsi rapidement visible. D’un côté, le récit du jeu vidéo originel caché par la présence du bug, de l’autre le récit de la bataille entre le joueur et le glitch-PNJ.

11Si la présence du bug est relativement original, la dynamique narrative des jeux étudiés l’est finalement moins. Il s’agit uniquement de réactualiser le principe de la quête que le joueur retrouve dans de nombreux jeux vidéo, une quête par essence composée d’obstacles incarnés par une série de personnages le plus souvent. Ici, l’adversaire n’empêche pas le joueur d’accéder à un niveau supérieur d’une tour ou de poursuivre son voyage vers une contrée prisée mais uniquement de lever les verrous empêchant l’actualisation de la prochaine séquence du jeu, et donc la délivrance d’un nouveau fragment du récit.

Narrateur récalcitrant et narration lacunaire

12Dans Figures III, Gérard Genette établit une tripartition entre l’histoire, le récit et la narration (Genette, 1972, p. 282). La série d’événements touchant un ou plusieurs personnages, l’histoire, serait liée au récit, soit l’organisation de ces événements. La question du lecteur se pose face à cette organisation, quelle est sa place dans la narration ? Selon Umberto Eco, le « récepteur », ou « fruitore » dans l’édition originale, participe à l’élaboration de la fabula par sa « coopération interprétative » (Eco, [1962] 2015, p. 320), faut-il encore qu’un narrateur, plus ou moins défini, délivre des événements, structurés ou non.

13L’idée d’une écriture lacunaire, pendant littéraire du glitch évoqué précédemment, a été depuis longtemps utilisée par les romanciers afin d’imposer au lecteur une participation cognitive élevée, conduisant à une coopération accrue, ou simplement pour renforcer l’aspect ludique de la lecture. Concernant la spatialisation du récit, de nombreux cas sont à relever comme celui de Franz Kafka dans Le Procès où « l’impossibilité pour le lecteur de comprendre la cour de justice, via le discours de Joseph K., et de connecter la réalité de cette cour avec notre réalité (...) n’est pas le problème d'informations manquantes mais l’objet d’une différence ontologique radicale. » (Ryan, Foote et Azaryahu, 2016, p. 25).3

14À propos de l’organisation logique du récit, et donc son déchiffrage, un exemple les plus connus de narration impossible, du fait d’un narrateur récalcitrant, serait à chercher du côté de Denis Diderot. Pour écrire son roman Jacques le fataliste, Diderot s’inspire de Vie et opinions de Tristram Shandy de Laurence Sterne. L’objectif initial du récit est de livrer au lecteur la biographie d’un certain Tristram Shandy, or les digressions seront fréquentes, longues et emboîtées. Finalement, comme le dira Michel Otten « Sterne a bouleversé toutes les traditions narratives et a produit un livre littéralement inénarrable, puisqu’il est impossible de le résumer » (Otten, 2019, p. 26).

15Diderot s’inspire donc de Sterne et l’assume en ouverture du roman lorsqu’il affirme : « il est bien évident que je ne fais pas un roman puisque je néglige ce qu’un romancier ne manquerait pas d’employer » (Diderot, [1796] 2005, p. 27). L’objectif d’une narration impossible chez Diderot est ici double : se jouer du lecteur et des conventions du roman. Pour cela, il utilisera deux procédés d’écriture.

16Tout d’abord, la rupture de l’illusion narrative. Selon Michèle Bokobza Kahan, le pacte de lecture traditionnel « repose sur un principe de vraisemblance et le situe autour d’un savoir partagé de l’illusion » (Kahan, 2009, p. 9) ; or, dès le départ, Diderot s’amuse à rompre cette illusion en adressant directement au lecteur une série de questions telles « Comment s’étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde. Comment s’appelaient-ils ? Que vous importe ? » (Diderot, p. 25)

17Deuxième procédé employé pour créer une narration impossible : la digression. Toujours dans l’idée de renforcer la participation cognitive du lecteur, sans promesse d’un débouché sur un sens définitif, Diderot promet initialement le récit des aventures amoureuses de Jacques à son maître durant leur voyage mais ces aventures seront perpétuellement interrompues par des récits autonomes souvent décorrélés du récit premier comme l’histoire du poète de Pondichéry. Au final, le lecteur est perdu puisqu’il ne retrouve ni continuité, ni linéarité, ni unité du récit.

18Si chez Kafka, le narrateur met à mal le confort du lecteur par son discours, afin de lui faire ressentir l’étrangeté du monde que traverse Joseph K., et si du côté de Diderot il s’amuse du lecteur pour lui faire comprendre l’absurdité de certaines conventions liées au roman, le roman moderne, lui, s’est emparé de la question du narrateur de façon encore plus complexe. Plusieurs œuvres de fiction récentes ont jeté le trouble concernant l’identification du narrateur, comme Hier de Nicole Brossard et ses deux personnages dont on ne saurait à qui attribuer la narration. Cette indécision du lecteur vient d’abord de la composition fragmentaire du livre, en effet ce roman mélange poésie, œuvre théâtrale et essai philosophique ainsi que plusieurs récits et narrateurs comme la vie de Carla ou la mort du philosophe Descartes. Le lecteur se retrouve face à une narration complexe lui demandant un effort cognitif appuyé pour dégager du sens des différentes parties de ce tout morcelé. Le lecteur devient pour ainsi dire un explorateur tentant de se frayer un chemin dans un ensemble volontairement abscons.

19Les expérimentations littéraires du courant « hypertexte » des années 90 ont elles aussi contribué à repenser le rôle du narrateur afin d’accroître la participation du lecteur. Par exemple, la nouvelle de Marc Saporta Composition No 1 est présentée sous la forme d’un set de cartes pouvant produire différentes séquences narratives. Comme le rappelle Marie-Laure Ryan, dans de tels cas, si l’auteur existe, Marc Saporta a bien rédigé ces différentes cartes, il n’a aucun contrôle sur la construction du récit. Le lecteur se substitue d’une certaine façon au narrateur classique, dans le cas présent c’est lui-même qui organise selon son propre désir l’histoire qu’il lira : « In such a text, the author has no control over narrative sequence, and the reader has no reason to choose one path rather than another » (Ryan, 2015).

20Or, Gérard Genette rappelle que le narrateur n’est jamais absent, il est plus ou moins impliqué selon le degré de diégésis du récit. Selon lui, le récit ne peut imiter la réalité, il est toujours un acte fictif de langage provenant d’une « instance narrative ». Genette fait surtout une distinction forte entre raconter et représenter : « Le récit ne “représente” pas une histoire (réelle ou fictive), il la raconte, c’est-à-dire qu’il la signifie par le moyen du langage […]. Il n’y a pas de place pour l’imitation dans le récit […] » (Genette, 1972, p. 29).

21Gérard Genette reprend, comme l’explique Dominic Arsenault, la distinction entre narration et représentation, diègèsis et mimèsis, que nous retrouvons déjà chez Platon et Aristote. Seulement, cette conception relativement limitée du récit pose des problèmes lorsqu’il s ‘agit d’aborder la question du théâtre, du cinéma et du jeu vidéo puisque ces arts mimétiques ne pourraient, selon Genette, que représenter des histoires sur un mode descriptif et non créer des récits (Arsenault, 2006). C’est pour cette raison que des chercheurs comme Raphaël Baroni prône une narratologie transmédiale (Baroni, 2017), à même de dépasser la narratologie modale, afin de comprendre plus efficacement la structure de la transmission narrative des modes mimétiques comme le jeu vidéo.

Le glitch, problème informatique poussant à l’exploration-expérimentation

22Concernant le jeu vidéo, nous nous retrouvons face à un média résolument différent du roman, classique, moderne ou expérimental. Le jeu vidéo n’est ni un film, ni un roman même s’il peut en emprunter les codes. Nous pouvons évoquer par exemple autant l’usage des plans aux échelles variées provenant du septième art que l’emploi de dialogues ou l’usage d’une ou de plusieurs focalisations propres à n’importe quel roman. Pour analyser le rôle du narrateur et plus largement la spécificité de la narration relevant de ce média, il faut alors considérer le jeu vidéo comme un média narratif tout en prenant en compte ses spécificités. Henry Jenkins le rappelle :

Game designers don’t simply tell stories; they design worlds and sculpt spaces (…) Monopoly, for example, may tell a narrative about how fortunes are won and lost...but ultimately, what we remember is the experience of moving around the board and landing on someone’s real estate. (Jenkins, 2002)4

23Pour Jenkins, la spécificité du jeu vidéo réside dans son usage de la spatialité, il définit alors les concepteurs de jeux vidéo comme des « narrative architects ». C’est en manipulant le monde virtuel, au sein duquel évolue le joueur, que le récit se dégage : « The organization of the plot becomes a matter of designing the geography of imaginary worlds so that obstacles thwart and affordances facilitate the protagonist’s forward movement towards resolution ». Il y a donc une divergence majeure concernant la construction du récit, et le déroulement d’une narration, entre un roman et un jeu vidéo : le contrôle de l’auteur concernant la distribution des informations-clés. Henry Jenkins le rappelle : « The author of a film or a book has a high degree of control over when and if we receive specific bits of information, but a game designer can somewhat control the narrative process by distributing the information across the game space. ».

24Cette notion de contrôle de l’espace à parcourir, prenant en compte le maximum des possibles envisageables, amène le chercheur Olivier Caïra à rapprocher cette organisation scénarisée de l’espace vidéoludique de la pratique du zookeeping. Pour Caïra, l’art du zookeeping « constitue un point médian entre la naturalité inatteignable de l’écosystème et l’artificialité du parc d’attractions » (Caïra, 2016, p. 143). Autrement dit, les niveaux à parcourir forment une hybridation entre l’écosystème, avec des PNJs réagissant partiellement aux actions du joueur, et le décor permettant de donner du sens aux endroits visités (p. 147). Ces deux tendances aident à la constitution de la diégèse ludique.

25Dans There is no game, le développeur choisit d’utiliser cet espace à explorer en lui donnant plus de complexité, et donc au joueur un désir accru d’exploration, par la présence du glitch. À un moment du récit, le joueur se retrouve au milieu d’un jeu vidéo d’enquête type Sherlock Holmes. Or, à cause de ce problème informatique, rien ne se passe comme prévu voire rien ne fonctionne. Les deux protagonistes visibles, ressemblant donc à Holmes et Watson, ne bougent pas, ils sont littéralement bloqués devant une porte qui refuse de s’ouvrir. Le joueur a la possibilité, via des flèches situées à gauche et à droite de l’écran, de faire pivoter la télévision qui accueille le fameux jeu buggé pour régler le problème.

26En effet, en faisant pivoter la télévision où se trouve les enquêteurs, le joueur a la capacité d’atteindre les « coulisses » du jeu vidéo. Se situant désormais à l’arrière du poste, et donc de la porte récalcitrante, nous n’avons plus qu’à déplacer les décors mobiles obstruant l’ouverture du fameux sésame donnant accès à la suite du récit. Le joueur devient ainsi une sorte de régisseur, profitant du plaisir de l’exploration spatiale propre aux jeux vidéo pour régler les micro-problèmes causés par le glitch empêchant le bon déroulement du jeu vidéo et donc par extension de la narration vidéoludique.

27Allant dans le sens d’Henry Jenkins, Gonzalo Frasca précisera que selon lui le jeu vidéo tient sa singularité dans le fait qu’il est une simulation avant tout : « video games are not just based on representation but on an alternative semiotical structure known as simulation.» (Frasca, 2003). Prenant l’exemple d’un avion, il explique :

A photograph of a plane will tell us information about its shape and color, but it will not fly or crash when manipulated. A flight simulator or a simple toy plane are not only signs, but machines that generate signs according to rules that model some of the behaviors of a real plane. A film about a plane landing is a narrative. (2003)

28Le jeu vidéo se situe donc du côté de la simulation en tant que système interactif à même de répondre aux interactions du joueur. Autrement dit, à la différence du mimétisme que nous pouvons trouver dans la fiction non ludique incarnée par certains films ou romans, une catégorie de jeux vidéo relève de programmes informatiques en capacité de lire et gérer les actions et réactions du joueur du fait du caractère procédural du médium.

29Par exemple, lorsqu’il s’agit d’évoquer les jeux vidéo de sport, comme le football, il n’est pas rare de distinguer les jeux de simulation des jeux d’arcade. Les premiers correspondent ainsi à un jeu de football reproduisant les règles et comportements associés à ces dernières, telle la règle du hors-jeu ou des fautes sanctionnées par divers cartons, tandis que les seconds ne cherchent pas à reproduire un système réaliste se basant sur un ensemble de règles à connaître. Dans les deux cas, le programme informatique réagit aux inputs du joueur mais selon une appréhension des règles plus ou moins rigoureuses.

30Ce type de simulation, que nous pourrions nommer « simulation-procédurale » pour la caractériser davantage, confère de fait au joueur un statut essentiel dans le déroulé de la narration. Comme le rappelle Janet H. Murray, à travers son concept de participatory affordance (Murray, 2011), le jeu vidéo en tant que médium digital présente quatre propriétés spécifiques, à savoir qu’il s’agisse d’un média encyclopedic, procedural, spatial et participatory. La participation du joueur associé à l’idée de procéduralité créera l’interactivité, une interactivité pensée en amont par les développeurs devant anticiper les comportements du programme et du joueur-modèle.

31Ainsi, sans action du joueur, réalisée dans un cadre régi par un ensemble de règles de comportement, le récit vidéoludique est définitivement bloqué. La présence du glitch accentue cette nécessité d’interagir en poussant le joueur à explorer son environnement et expérimenter des interactions disponibles afin d’actualiser le bon embranchement du récit vidéoludique, si tant est qu’il n’y en ait qu’un. Seulement, comment aiguiser la curiosité du joueur afin de l’amener à interagir au maximum, et correctement, avec cette simulation-procédurale ?

L’interaction explicite ou la participation narrative du joueur

32Là où des troubles sur l’identification du narrateur délivrant le récit ont été constatés dans certains romans, comme le Nouveau Roman ou les romans expérimentaux modernes, le jeu vidéo par sa nature interactive, et donc procédurale, accentue cette redéfinition des différentes instances par la participation du joueur-lecteur. Ce dernier ne peut se contenter d’être le récepteur-cognitif d’une série d’événements présentés dans un ordre plus ou moins chronologique, il est au cœur du processus narratif, encore davantage lorsque l’histoire connaît des dysfonctionnements à régler. Mais qu’entend-t-on exactement par « interaction » ? Le lecteur de romans modernes n’en fait-il pas lui aussi l’expérience ?

33Eric Zimmerman, dans « Narrative, Interactivity, Play, and Games : Four Naughty Concepts in Need of Discipline » (Zimmerman, 2003), définit quatre modes d’interaction afin de préciser les différentes modalités d’un terme parfois fourre-tout. Il y aurait donc selon lui une interaction cognitive comme relire un même livre quelques années plus tard et en avoir une perception différente, nous pourrions également mentionner le lecteur de romans policiers qui s’amuse à anticiper l’identité du tueur par exemple; l’interaction fonctionnelle comme le fait de tourner les pages d’un livre ou augmenter le volume d’une musique; l’interaction explicite, ou manipuler les signes du récit pour par exemple faire des choix, et la méta-interactivité, telles les fanfictions, ces écrits de fans complétant et enrichissant un univers fictionnel comme celui d’Harry Potter.

34Même si la solution à un problème est parfois unique dans un jeu vidéo, dans notre cas résoudre les bugs provoqués par le glitch afin de permettre l’émergence d’un récit vidéoludique complet et cohérent mais dissimulé par les développeurs, le joueur est particulièrement actif car il pratique l’interaction explicite que mentionne Eric Zimmerman. Il tente de manipuler le monde vidéoludique dans lequel il se trouve, enchaînant les tentatives, les échecs ou réussites, suivant le fil d’une théorie jugée fiable. Au final, les actions réalisées par le joueur auront un impact, plus ou moins fort, sur la diégèse du jeu.

35There is no game s’amuse énormément avec les conventions du jeu vidéo, à l’instar d’un Diderot affichant une distance moqueuse vis-à-vis des conventions du roman. Par exemple, dans la deuxième partie du jeu, où le joueur tente de jouer à un jeu vidéo d’enquête malheureusement grippé, il nous faut attirer l’attention de Watson sur une plaque d'égout afin qu’il ramasse une pièce oubliée. Cette dernière collectée par le personnage du jeu sera visible sous la forme d’une icône dans l’inventaire du joueur. Brisant le quatrième mur, le joueur pourra alors s’emparer du penny pour l’extraire du jeu (et de sa matérialisation virtuelle sous forme d’icône) afin de l’utiliser comme un outil en dévissant l’arrière du téléviseur où le jeu d’enquête est censé se dérouler afin de trouver la source du glitch.

36Il en va de même pour le jeu vidéo Pony Island. Assez rapidement au début du jeu, le joueur devra échanger avec le programme informatique via une boîte de commande dans le but de restaurer le jeu dissimulé par le bug. Or, plusieurs boîtes de commandes s’ouvrent et jettent le trouble sur le rôle de chacun des destinataires du joueur. Qui se cachent derrière « h0peles$Oul » et « 1U@iF#r » ? S’agit-il du glitch récalcitrant empêchant le bon déroulé de la narration ? Ou alors du jeu vidéo originel pris en otage par le bug ? À moins qu’il s’agisse du développeur du jeu lui-même ? Le trouble est jeté au fil de nos échanges textuels ayant pour vocation de solutionner le problème d’un récit à l’arrêt.

37Au fil de ses interactions explicites, le joueur construit autant son « récit vidéoludique » en tant que joueur, soit l’expérience unique de chaque utilisateur avec ses essais et erreurs, pendant du « récit enchâssé » (Arsenault, 2006), que le proto-récit dissimulé par le glitch en assumant une fonction de « contre-narrateur » s’opposant à un programme informatique malveillant. Sans faire de parallèle abusif, cette situation correspondrait aux tentatives du lecteur de Jacques le fataliste cherchant à remettre dans l’ordre les péripéties amoureuses de Jacques afin de recréer un semblant d’unité et donc de cohérence à un récit miné par les digressions.

Le glitch et ses problèmes ou comment accroître l’implication du joueur en tant qu’instance narrative

38Les deux jeux vidéo du corpus redistribuent donc les cartes des instances narratives par l’usage d’un glitch venant perturber la mécanique habituelle tout en jetant le trouble sur le rôle de chaque voix. Afin de rendre le joueur actif et pleinement engagé dans son rôle de narrateur-médecin, les développeurs du corpus ont tous les deux choisi d’ancrer leurs créations dans le sous-genre des jeux vidéo narratifs de type interface, prenant l’apparence classique d’un bureau d’ordinateur aux multiples dossiers et fenêtres, dont la résolution de problèmes est le cœur du gameplay. L’utilisation donc d’un vrai-faux bureau d’ordinateur, couplée à une adresse directe du programme informatique au joueur, renforcent la sensation d’immersion.

39En effet, pour reprendre les propos de Jean-Marie Schaeffer, il existe des « postures d’immersion » et « à chacune correspond un vecteur d’immersion, donc un type d’imitation-semblant, d’amorce mimétique, particulier » (Schaeffer, 1999, p. 244). Par les procédés d’écriture et ludiques précédemment évoqués, les développeurs jouent sur ce principe d’imitation, de semblant, pour accroître le sentiment d’immersion et donc d’engagement du joueur dans un processus de résolution d’une narration grippée. Finalement, les deux développeurs des jeux vidéo étudiés s’amusent avec la porosité fiction-réalité permettant d’accentuer un peu plus l’ambiguïté sur les rôles de chacun. Comme le souligne Françoise Lavocat : « Les mondes virtuels informatiques n’effacent pas la frontière entre fiction et réalité, mais rendent celle-ci particulièrement poreuse. La relation qui les lie organise maintes intersections et chevauchements entre les deux mondes. On la qualifiera d’interactive » (Lavocat, 2010, p. 31).

40Le jeu vidéo est intrinsèquement un média participatif donnant un rôle accru à l’audience-joueuse, au joueur-lecteur comme l’évoquait Janet Murray : « a participatory medium, it allows us to collaborate in the performance. Using the computer, we can enact, modify, control, and understand processes as we never could before » (Murray, 1997, p. 181). Seulement, dans nos exemples du corpus, le glitch devient un prétexte créatif pour imaginer de multiples scènes de narration impossible demandant au joueur d’être pour ainsi dire le médecin d’un récit malade. Les problèmes proposés, qui font de ces jeux de véritables jeux vidéo, sont totalement intégrés à la diégèse. Il y a une cohérence entre le récit et les actions ludiques à réaliser par le joueur pour faire progresser la narration.

41De cette façon, les développeurs arrivent à créer une « ludiégèse » équilibrée et cohérente. Ce concept forgé par Fanny Barnabé correspond à la diégèse « en tant qu’elle est régie par le jeu », soit le principe consistant à rassembler l’ensemble des éléments « simultanément ludiques et narratifs » (Barnabé, 2018). Ce que le jeu nous demande de faire ludiquement parlant est en phase avec l’élaboration de la diégèse. Paradoxalement donc, le glitch volontaire permet ici de ne pas tomber dans un des pièges récurrents de la narration interactive : la dissonance ludo-narrative. Clint Hocking définissait ce concept comme l’écart entre le gameplay (la manière de jouer) et le scénario (Hocking, 2007).

42Cet équilibre entre les puzzles, la résolution de problèmes et la progression du récit fait que There is no game et Pony Island exploitent deux des catégories fondamentales du jeu, comme Roger Caillois avait pu les définir, pour renforcer justement la narration et l’implication narrative du joueur-narrateur (Caillois, 1958, p. 374). Jouer à de tels jeux, c’est faire l’expérience de l’âgon (l’esprit de compétition, chercher à résoudre un problème pour faire avancer la narration, ici la compétition se situe même directement dans le rapport entre le joueur-narrateur et le narrateur-glitch) et de la mimicry (le faire semblant, ici renforcé par les nombreuses adresses directes que le narrateur-glitch prononce à notre égard). Ces deux approches du jeu renforcent la véritable « suspension consentie de l’incrédulité » (Coleridge, 1817) en nous engageant pleinement dans des problèmes ayant une portée dramatique.

43L’usage de la caméra vidéoludique dans les deux jeux, à savoir une caméra subjective comme il est d’usage pour le genre du jeu vidéo d’interfaces, permet d’assimiler le personnage au joueur en évitant toute distance renforcée par l’emploi d’un avatar. Les deux jeux ne proposent pas d’éléments extradiégétiques pouvant rompre cette illusion d’être le protagoniste de cette histoire de glitch pour créer la médiation la plus directe entre nos actions dans le jeu et celles réalisées face à notre ordinateur afin d’accentuer la mimicry des jeux étudiés. Soit, comme l’expliquait Roger Caillois, « devenir soi-même un personnage illusoire et à se conduire en conséquence » (1958, p. 60-61).

Narration impossible ou jouer avec les conventions du jeu vidéo

44Dans les deux jeux sélectionnés, Pony Island et There is no game, les développeurs ont utilisé la figure du glitch pour créer une narration impossible impliquant davantage le joueur, narrativement parlant, mais également afin de délivrer un discours sur le média jeu vidéo lui-même. Les deux jeux développent un discours méta volontairement comique démontrant que le jeu vidéo a désormais une histoire, le joueur d’aujourd’hui connaît l’histoire du médium et possède le recul nécessaire lui permettant de repérer des structures et de s’amuser avec, en somme d’identifier des patterns propres aux jeux vidéo.

45À la fin de There is no game, le développeur (en l’occurrence le véritable créateur filmé et inséré par la vidéo dans son propre jeu) devient un des protagonistes. Alors qu’en tant que joueur nous essayons tant bien que mal de faire fonctionner le jeu, pour conduire le récit jusqu’à son terme, nous nous retrouvons au milieu d’une bataille finale opposant le développeur, le programme informatique originel dissimulé et le narrateur-glitch occultant ce dernier.

46Visuellement parlant, le jeu vidéo de type interfaces se mêle alors à des images du réel, soit des vidéos d’une chambre où le développeur travaille. Cette bataille devient un moyen supplémentaire pour Draw me a pixel de s’amuser avec les conventions du jeu vidéo comme la barre de chargement que nous pouvons manipuler en la faisant pencher vers le bas afin d’accélérer le téléchargement de la forme définitive du programme que nous avons réparé pendant plusieurs heures durant. La narration impossible devient ainsi un véritable combat, au sens littéral, où le joueur, plus protagoniste et narrateur que jamais, se voit aider du programme informatique originel pour faire disparaître le narrateur-glitch perturbant depuis le départ le déroulement de la narration.

47Du côté de Pony Island, nous retrouvons également cette idée de lutte frontale entre le joueur-spectateur devenant également narrateur et le programme informatique buggé qui n’est autre que l’incarnation pixelisée de Satan. À force de manipulation du code informatique, le joueur livre une dernière bataille tentant d’éradiquer à la source ce glitch monumental nous empêchant de jouer au jeu promis.

48Si le jeu vidéo du fait de sa nature, média participatif et procédural mettant au cœur de son processus narratif l’interaction explicite au sein d’un espace virtuel, confère au joueur un rôle polyvalent dépassant l’état de récepteur ou spectateur, la création d’un glitch informatique volontaire permet aux développeurs d’impliquer encore davantage le joueur dans le déroulement de la narration. Cette narration rendue impossible par un narrateur-glitch récalcitrant pousse le joueur à devenir explorateur d’un espace vidéoludique qui dysfonctionne. Un environnement dont il se sent encore plus proche du fait de la porosité fiction-réalité amenée par des créateurs utilisant le vecteur d’immersion de type imitation-semblant et brisant allègrement le quatrième mur. Au-delà de développer une ludiégèse cohérente, évitant toute dissonance ludo-narrative, c’est également pour les créateurs l’occasion de jouer avec l’histoire du média jeu vidéo et plus spécifiquement les conventions liées à certains genres développés au fil des dernières décennies. Une façon donc de raconter l’histoire du jeu vidéo autant que de jouer avec cette dernière.

49Une question demeure, pourquoi les artistes se plaisent-ils à raconter des histoires impossibles ? En effet, cette assertion même nous semble aller à l’encontre du bon sens voire de la supposée demande du public, à savoir profiter d’un récit construit, cohérent et intelligible. Pourtant, il nous semble clair qu’un plaisir peut tout de même émerger d’une histoire impossible. En premier lieu, dans l’économie globale du jeu vidéo, les jeux analysés dans cet article relèvent des jeux vidéo dits indépendants dont le public est bien plus restreint que les grandes productions de type Nintendo pour ne citer qu’une compagnie. Il est fort probable que There is no game et Pony Island répondent à une demande de certains joueurs de proposer justement des récits non calibrés, non formatés, échappant à une forme de standardisation du récit comme le cinéma a pu en développer via Hollywood et ses livres-recettes telles L’Anatomie du scénario de John Truby. Le jeu vidéo, bien qu’étant un média plus récent que son cousin le septième art, s’est fortement professionnalisé et donc standardisé ces dernières décennies. Une standardisation qui se ressent dans les récits proposés et la conduite de ces derniers.

50Enfin, au-delà de cette volonté de sortir du cadre en proposant une narration originale doublée d’une esthétique qui l’est tout autant, Pony Island ressemble parfois à un programme informatique fonctionnant en mode sans échec, nous pouvons imaginer que la traditionnelle pression que connaissent les studios les plus connus du secteur, pression émanant d’un budget conséquent et d’une hiérarchie tentaculaire où les producteurs ont souvent un pouvoir décisionnel artistique important, est moindre pour les jeux de notre corpus. Les développeurs étudiés ne sont constitués que de petites équipes. De fait, les créatifs demeurent davantage maîtres de leur produit et peuvent plus facilement oser des concepts narratifs originaux et audacieux comme ici l’idée d’une narration impossible du fait de la présence d’un glitch.

51À titre d’exemple, l’origine du jeu There is No Game est un jeu vidéo créé par un seul homme, Pascal Cammisotto, lors d’une Game Jam en 2015 sur le thème « deception ». Le principe de la game jam est de créer un jeu vidéo en un temps limité, vingt-quatre ou quatre-huit heures, en suivant un thème imposé. Il y a donc ici une forme d’exercice de style auquel le développeur se plie, à la manière des exercices d’écriture sous contrainte de l’Oulipo pour la littérature. Nous sommes donc loin, comme nous pouvons le voir, d’une production plus industrialisée, cherchant à répondre à des attentes supposées ou sondées d’un public de masse.

52La capacité à davantage oser les concepts originaux, en prenant des risques plus élevés que dans les grands studios du secteur, comporte cependant un risque, soit de savoir où s’arrêter dans l’exploration de territoires vidéoludiques inconnus. En effet, en fondant leur narration sur une histoire impossible, les développeurs étudiés se trouvent contraints d’imaginer une histoire interactive basée sur la frustration, une sorte de frustration design. Si cette frustration peut être une source de motivation à expérimenter et à élaborer de nouvelles théories, elle peut également être la raison même d’une désillusion, d’une fatigue voire d’un abandon. La narration impossible doublée d’un glitch volontaire est donc un terreau fertile pour l’imaginaire des créatifs, et l’engagement du joueur, mais peut aussi condamner le jeu à ne rester qu’un jeu de niche. Jusqu’à quel degré faut-il perturber la narration ? Est-il possible de fédérer un public important tout en le perturbant dans ses habitudes narratives ? Selon le site VG Insights, recensant les chiffres de vente des jeux vidéo sur la plateforme Steam, le jeu Pony Island se serait vendu aux alentours de 475 000 unités, générant un revenu de 1,5 million de dollars. Le jeu There is no game lui aurait été vendu à 589 000 unités pour un bénéfice de 5,3 millions de dollars.5 Ces chiffres sont certes plus confidentiels que les grosses productions du marché vidéoludique, comme Zelda, Tears of the Kingdom sur Nintendo Switch avec ses 10 millions d’exemplaires vendus en trois jours d’exploitation, mais démontrent malgré tout qu’il est possible de toucher un public relativement large en créant un récit impossible interactif fondé sur la frustration et la problématique du glitch.