« Chats perdus et chiens enragés » : Rachilde mémorialiste
1Rachilde publie Portraits d'hommes chez l'éditeur Mornay au printemps 1929. Quatre ans plus tôt, à l'âge de soixante-cinq ans, l'auteure de Monsieur Vénus mettait un terme à son activité critique comme collaboratrice du Mercure de France responsable de la rubrique « Les romans » créée tout spécialement pour elle, en 1896, par son époux Alfred Vallette, directeur de la revue. Portraits d'hommes peut donc se lire comme une ultime tentative de la part de Rachilde pour exercer ses talents de critique, sorte de testament littéraire s'il en est, condensé en un seul volume et quinze chapitres, résumant plus de trente années d'effort critiques pour juger toute une génération de romanciers.1 Comme l'a noté Martine Reid, « [l'] activité critique [de Rachilde] a [...] placé pour la première fois une femme au centre du champ littéraire et lui a conféré un réel pouvoir, même si pour ce faire elle s’est travestie en homme.2 » (Reid, 2010, p. 73) Le titre du recueil, inspiré des Portraits de femmes que Sainte-Beuve fit paraître en 1844, nous intéresse à double titre, si je puis dire. Fidèle à des a priori déconcertants sur les femmes, développés quelques mois plus tôt dans son essai Pourquoi je ne suis pas féministe, Rachilde confirme avec ce nouveau titre l'exclusion de son champ d'investigation de celle qu'elle nomme « l'intellectuelle » puisque, de Renée Vivien à Colette en passant par Gyp que Rachilde appréciait particulièrement, aucune d'entre elles ne semble trouver grâce à ses yeux et digne de figurer dans l'ouvrage. Le titre du recueil indique aussi le parti pris qui est celui de Rachilde dans ce livre : minimiser les défauts et les torts de l'homme de lettres afin de réhabiliter l'homme contraint de se protéger malgré lui derrière la figure de l'écrivain.
2L'ouvrage est bien plus autobiographique qu'il n'y paraît à première lecture. Endossant le rôle de témoin, Rachilde se met elle-même en scène en compagnie des quinze écrivains et musiciens qu'elle se propose d'analyser en relatant de nombreuses anecdotes la liant à ces derniers3. Mais ce n'est pas tant dans ce format confidentiel que réside la dimension autobiographique du livre que dans la manière dont Rachilde réussit, de façon détournée, à parler d'elle-même tout en donnant l'impression qu'elle ne parle que d'autres écrivains, écrivains de sexe masculin a fortiori. Le procédé permet à celle qui se considérait avant tout « homme de lettres » de se mesurer à ceux qu'elle considère comme ses véritables égaux en littérature. Chaque chapitre débute ainsi par une anecdote autobiographique mettant en scène l'auteure du livre et l'écrivain auquel est consacré le chapitre. Il s'agit le plus souvent de la première rencontre de Rachilde avec cet écrivain. Ce schéma récurrent permet à l'auteure de planter le décor, de suggérer l'atmosphère et surtout d'établir son autorité sur le sujet en mettant en avant sa relation intime et sa connaissance profonde de l'homme4. Dans un deuxième temps, Rachilde peut alors, en se basant sur son expérience personnelle, commencer à déconstruire la légende de l'écrivain en question pour reconstruire le personnage à son gré ou plutôt tenter de retrouver, derrière le personnage littéraire, la personne véritable. Dans cet exercice critique en deux temps, Rachilde s'arroge à la fois le rôle de témoin et d'avocat de la défense, sa tâche consistant à réparer ce qu'elle considère comme des injustices pour rétablir à leur juste place ces écrivains qu'elle estime déconsidérés à tort, voire malmenés par la critique contemporaine5. Il s'agit donc de les réhabiliter. « Je répare simplement quelques méprises » explique-t-elle au détour d'un des chapitres du livre (p. 356). « Jean Lorrain a besoin de moi ? » s'exclame-t-elle quelques chapitres plus loin. « Et je le laisserais m'appeler en vain ? Ça, jamais !... » (p. 51). Marraine des écrivains décriés, Rachilde revendique son statut de Bon Samaritain des lettres quitte à prendre la critique à contre-pied – « n'en déplaise aux critiques solennels » prévient-elle (p. 19) – et à s'imposer à contre-courant de l'opinion générale7. La connaissance intime des écrivains qu'elle se propose de défendre lui donne, selon elle, un avantage considérable sur les autres critiques qu'elle accuse indirectement de parler de ce qu'ils ne connaissent pas. Certains « se demandent pourquoi il est insociable », note-t-elle à propos de Paul Léautaud. « Moi je le sais et je vais tâcher de leur expliquer ça... » (p. 128). Tout au long des quinze chapitres qui composent ce long plaidoyer en faveur d'écrivains victimes d'une critique qu'elle estime injuste, Rachilde qui connait bien, comme elle le reconnait elle-même, « toutes les amertumes et les étranges complications de la célébrité » (p. 62), n'a de cesse de mettre en avant sa connivence avec les écrivains qu'elle défend. Ainsi, à propos de Barrès qu'elle dépeint, comme elle, sous les traits d'un provincial exilé à Paris : « ils sont donc tous les deux du même pays » (p. 17) et « ils se comprennent admirablement » (p. 18).
3Rachilde est bien placée pour parler. En son temps, la jeune auteure de Monsieur Vénus a subi elle-même les avanies de la critique. Le succès littéraire, l'attention de la critique qu'elle soit complaisante ou malveillante, les aléas de la publication, le besoin de défendre sa place dans un microcosme où les ambitions sont aussi nombreuses qu'affutées, sont vécus et dénoncés par Rachilde comme autant de manifestations d'une forme de dépossession de soi : une déconstruction de la personne et de l'être sensible au profit du personnage public de l'homme ou de la femme de lettres dont le reflet, dans le regard des autres, ne peut être que réducteur au mieux, aliénant au pire. La notoriété de l'écrivain emprisonne toujours davantage l'individu dans un corps textuel qui finit par évincer le véritable corps de l'homme ou de la femme derrière l'écrivain. Ces derniers sont contraints de se créer une carapace destinée à les protéger, armure qui les transforme en monstres. « Au fond, nous ne sommes des monstres, certains monstres, note Rachilde, que parce que c'est la majorité qui nous impose sa vraie monstruosité. Personne, pas même le Christ, n'a réussi à séparer l'ivraie du bon grain » (p. 74). C'est justement ce que Rachilde tente de réaliser dans Portraits d'hommes : séparer l'ivraie du bon grain en partant du principe que la légende de l'écrivain trahit le plus souvent l'homme au lieu de le révéler. Du monstre à l'animal, il n'y a qu'un pas que Rachilde franchit allègrement : « l'homme, de lettres ou non, est un animal qu'il ne faut jamais décevoir, même quand c'est lui qui a tort » (p. 123). Rachilde file, dans ses Portraits d'hommes, la métaphore de l'animal pour mieux démontrer qu'en matière de cruauté la critique littéraire est à l'écrivain ce que l'homme est à l'animal. Ayant elle-même exercé pendant plusieurs décennies dans les pages du Mercure l'activité qu'elle dénonce dans Portraits d'hommes, y ayant sévi souvent avec sévérité parfois même de façon injuste, Rachilde se sent cependant exonérée des torts qu'elle reproche à ses semblables. Son statut d' « animale », pour reprendre le titre d'un roman qu'elle fit paraître en 1893, semble la protéger et la placer de facto dans la catégorie des victimes ; comme l'écrivait déjà le critique André David en 1924 : « Madame Rachilde, devant la porte de laquelle on dépose, aujourd'hui, anonymement, des souris, parce que l'on sait qu'elle les aime et qu'elle recueille les animaux, non pour leur beauté, mais plus ils sont souffrants et dignes de pitié, prétend appartenir non pas à l'espèce humaine, mais à l'espèce animale » (p. 14).
4Dans ce que Rachilde nomme l' « humanité des lettres » (p. 127) se dégage une communauté, celle des écrivains maltraités : « cette singulière ménagerie, précise Rachilde, contient des animaux intéressants dont il convient d'avoir pitié, des chats perdus, des chiens enragés, des tas de fauves rugissants plus ou moins misérables » (p. 127). Dans la catégorie des « chiens enragés », je rangerais volontiers les imprécateurs, polémistes et autres pamphlétaires figurant dans Portraits d'hommes et que Rachilde semble apprécier plus que tout. Ainsi de Léon Bloy, « homme terrible », « taillé dans un bloc de bois dur [...] d'apparence brutale » (p. 101), « grondant toujours comme un ours » (p. 108), « soufflant comme un phoque » (p. 109), Rachilde finit-elle par dire qu'il est « le plus innocent des hommes » (p. 103), un « grand gosse dépité » (p. 109)8. De Willy dont elle reconnaît qu'il appartient à « cette espèce, bien parisienne [...], qui mord, déchire, sans penser à mal » (p. 34), elle fait « le plus naïf et le plus doux des hommes » (p. 27) : « il parlait d'un ton doux, un peu bas, comme au confessionnal » (p. 30), « il était, sans doute, un esprit simple », « toujours prêt à rendre service aux camarades embarrassés » (p. 30) Et Rachilde de conclure : « je ne croirai jamais au Willy amoral qu'on nous a souvent représenté. » (p. 33) On se demande ce que l'auteure des Claudine et de La Vagabonde, dont le nom n'apparaît pas une seule fois sous la plume de Rachilde, a pu penser d’un portrait aussi complaisant de Willy, et on s'étonne que Rachilde puisse encore en 1929, alors que le traitement de Colette par son ex-époux était de notoriété publique, prendre le parti de Willy contre Colette, de l'homme contre la femme. L'explication se trouve, comme souvent, dans la chronologie. À l'époque où Rachilde rédige ses Portraits d'hommes, désormais âgé et dans le besoin, Willy traverse une période difficile dont il ne se relèvera plus. Rachilde voit en lui l'exemple du brillant écrivain déchu, de l'homme poussé à terre, piétiné. Celle qui, d'un côté, se révolte contre « l'injuste douleur infligée à l'animal » abandonné (p. 132, souligné dans le texte) est aussi celle qui s'insurge contre l'injuste traitement imposé aux écrivains tombés en défaveur.
5De tous les écrivains de sa génération, c'est à la défense de ceux que la société de 1929 a oubliés ou condamnés que vole avant tout Rachilde, anticipant peut-être le propre sort que lui réservera la postérité pendant si longtemps9. « Ainsi les derniers seront les premiers » : la formule de l'Évangile semble définir l'attitude de l'auteure de Portraits d'hommes qui, à l'instar de Zola reprochant à Huysmans son roman À rebours, n'accepte pas qu'on puisse « brûle[r] ce qu'on a adoré ». L'exemple du Christ, comme protecteur des plus démunis, se profile implicitement derrière le portrait détourné que Rachilde fait d'elle-même, ce qui peut surprendre pour celle qui confesse au détour d'un des quinze chapitres du livre avoir « le malheur de ne pas croire en Dieu » (p. 102). L'exemple le plus évident de cette dimension religieuse du livre réside dans la description que Rachilde donne de Paul Léautaud, l'athée nourrissant ses chats comme le Christ distribuait le pain aux plus pauvres :
Et quand il a distribué à tous le pain quotidien, quand il a pansé les plus malades, les plus petits, ceux couverts de plaies, ceux couverts de boue et aussi celui qui l'attendait pour mourir plus doucement dans ses bras [...] il va se coucher à son tour, enveloppé du grand murmure de toutes ces respirations courtes, de ces halètements de tortures qui s'endorment inconsciemment consolés par son unique présence.(p. 131)
6En dépit de ce qui peut nous sembler le bon sens, Rachilde prend parfois un parti qu'elle est sans doute la première à savoir indéfendable et parvient à confondre ses lectrices et ses lecteurs à défaut de les convaincre10. C'est le cas pour Barrès, qu'elle nous donne à voir comme cet homme naïf fourvoyé dans la politique, « animal traqué, que la moindre plaisanterie de mauvais goût fera fuir » (p. 17, je souligne), tout en reconnaissant qu' « à [s]on humble avis » « il a eu tort » (p. 25)11. « L'aventure du boulangisme le tenta cependant, mais je ne crois pas qu'il eût une foi quelconque en ce sous-lieutenant amoureux » (p. 23). C'est encore le cas de Bloy que Rachilde présente avant tout comme une victime : « Lorsque je fis la connaissance de Léon Bloy [c'était un] homme traqué par tous les journalistes de l'époque et mis au ban de la société parce qu'il disait, avec génie, quelques vérités premières au sujet des mœurs » (p. 104, je souligne). Dans sa reconstruction de l'univers critique de 1929, où les figures de Bloy et Barrès, pour ne citer que ces deux noms, commencent à vaciller sous les coups de l'avant-garde (pensons au célèbre procès Barrès des dadaïstes en 1921), Rachilde se donne le beau rôle : celui du critique généreux mû davantage par le souci de ses semblables et une large ouverture d'esprit que par la volonté d'apparaître rigoureux et impartial, manifestant ainsi ce qu'Ernest Gaubert définissait déjà, dans son étude de 1907, comme une préférence et « une sorte de respect pour les grands calomniés qu'elle admir[e] » (p. 35). Le portrait attendrissant que Rachilde dresse de Verlaine, par exemple, un « homme fort mal en point, une jambe blessée, des habits en lambeaux » (p. 68), « blessé, en loques, sans gîte » (p. 73), répond en tous points à l'impératif que s'est fixé l'auteure dans Portraits d'hommes12. Il ne s'agit plus ici de dépeindre un écrivain accablé d'injures ou traîné dans la boue au sens figuré mais, littéralement cette fois-ci, d'un homme que le propriétaire a mis à la porte de son logis et qu'aucun hôpital parisien ne veut prendre en charge : « Me croira-t-on si je dis qu'il fallut près de quinze jours pour que ce prince de sang de la poésie française pût être reçu dans une de ces maisons ouvertes à tous les voyous ? » (p. 74) Face à une société qu'elle juge injuste et ingrate, Rachilde se pose une fois de plus comme celle qui se porte au secours des plus faibles, allant jusqu'à offrir au poète son propre lit : « Et je l'installai chez moi, rue des Écoles, le même soir, puis prenant sous le bras Sans-Frousse, mon chat noir, animal sacré [...] j'allai coucher, quai de la Tournelle, chez madame ma mère » (p. 73). Et l'auteure de Monsieur Vénus de troquer son habit d'homme de lettres pour le tablier de cuisinière aux réflexes maternels : « Elle va chercher la tasse odorante, la tartine beurrée, le sucre, et revient en tournant la cuillère dans le chocolat très épais » (p. 69). Notons tout de même que Rachilde, aussi prudente qu'elle se montre généreuse, préféra ce soir-là aller coucher chez sa mère. Sans doute a-t-elle lu le récit que François Porché avait fait, trois ans plus tôt, des souffrances infligées par Verlaine à Mathilde Mauté, l'autobiographie de l'épouse du poète n'ayant pas encore paru au moment où écrit Rachilde.
7Si le poète maudit subit souvent le même sort que le pamphlétaire, il est cependant moins « chien enragé » que « chat perdu » pour reprendre la taxinomie de la ménagerie rachildienne. Cette dernière catégorie me semble de loin la plus présente dans les pages de Portrait d'hommes. Grande amoureuse des chats, à l'égal de son collègue du Mercure Paul Léautaud, Rachilde se met en scène sous les traits de ce que les Italiens nomment « una gattara » : une femme à chats. Mais pas n'importe quels chats. L'un pourrait s'appeler Moréas, « naïf et bon » aux « manières tendres d'un Ronsard », « doux poète » (p. 94), « si simple, si doux » (p. 99), qui rit « de bon cœur en relevant fièrement sa moustache en berne » (p. 95). Un autre, dont Rachilde semble admirer « [l]e pli de [la] moustache » (p. 3), pourrait répondre au doux nom de Laurent Tailhade ou bien d'Albert Samain : « très simple et très doux » (p. 62), « d'une étrange délicatesse de mœurs » (ibid.), aux « yeux rêveurs » (ibid.), aux « yeux humides » (p. 63) comme ceux d'un chat abandonné. Dans cette catégorie des « chats perdus », il faudrait bien sûr accueillir, ce que fait d'ailleurs Rachilde dans Portrait d'hommes, véritable abris pour écrivains en déshérence, un Remy de Gourmont au « visage pâle et souffrant » (p. 118), un Jean Lorrain détroussé par des voyous et auquel Rachilde vient porter secours, ou encore un Laurent Tailhade dont le visage ensanglanté lors de l'attentat anarchiste au Foyot en 1894 inspire la pitié et suscite une nouvelle fois l'instinct maternel de cette mater dolorosa des lettres.
8Qu'il soit « chien enragé » ou « chat perdu », l'écrivain présente avant tout pour Rachilde la caractéristique d'être double : « il y a plusieurs types dans un littérateur » note-t-elle13 (p. 41). « Jean Lorrain, l'auteur de Monsieur de Bougrelon, était à la fois le peintre et le modèle de ses héros. Qui était vrai ? Qui était faux ? Le savait-il lui-même ? » (p. 57) Jean de Tinan, « paraissait descendre d'un cadre et l'on cherchait, derrière lui, le jardin où rêve Elvire » (p. 77, je souligne). Sur une photographie « un peu jaunie pas les ans, [Laurent Tailhade] ressemble vaguement à un élégant capitaine de gendarmerie. Ce rhéteur, cet érudit contemplatif fut le plus virulent des révolutionnaires » (p. 86-87, je souligne). Pétri de contradictions, incarnation du statut ambigu de la littérature, l'écrivain comme Janus arbore deux visages. Et si Rachilde confesse : « Je n'aime pas Maurice Boissard dans ses œuvres littéraires », c’est parce qu’elle lui « préfère Paul Léautaud dans sa grande œuvre mystique » (p. 127), l'un et l'autre étant comme on le sait les deux visages de la même personne. Le titre de l'ouvrage de Rachilde, Portraits d'hommes, porte la marque du pluriel et ce, à double titre : s'il s'agit bien d'une suite de quinze portraits, chaque portrait peut aussi être lu individuellement comme un portrait double, un portrait mettant en scène l'écrivain, d'une part, et l'homme derrière l'écrivain, de l'autre. À Rachilde incombe cette tâche qu'elle juge essentielle. Ainsi de Léon Bloy, Rachilde souhaite-t-elle « démontrer la candeur de cet homme terrible [...] car on l'a successivement mal connu, trop connu et méconnu » (p. 101).
9Cette dualité de l'homme de lettres trouve sa meilleure illustration dans les oxymores qu'utilise Rachilde pour parler de Bloy « [b]rute sublime » (p. 102), ou de Verlaine « le plus délicieux... des enfants terribles » (p. 73) mais aussi dans le motif du masque, qu'il s'agisse du « masque mongol14 » de Verlaine (p. 75), ou bien du « masque de comédien excédé de son rôle » de Paul Léautaud (p. 129). Un autre motif récurrent dans le texte, qui, on s'en doute, tient particulièrement à cœur à Rachilde dont on connaît le goût pour le travestissement, est celui de l'habit ou du costume dissimulant la véritable identité de celle ou celui qui le porte : « la société a inventé des tas de gants que l'on doit mettre, et solidement boutonner, quand on s'approche de ses semblables à seule fin, précisément, de dissimuler ses meilleurs sentiments » (p. 101). La duplicité de l'habit se manifeste dans Portraits d'hommes dans la façon dont Rachilde s'attache à la description du vêtement et met en valeur certains détails de confection comme le revers ou la doublure. Ainsi, à propos de Jean de Tinan « [d]rapé dans une cape 1830, dont un pan se rejette sur l'épaule pour mieux montrer sa doublure de satin » (p. 77, je souligne). Et six pages plus loin : « Que serait devenu ce garçon charmant, qui mourut trop jeune pour qu'on en fît un chef d'école, ce poète élégant, toujours littérairement drapé de sa cape 1830, mais en montrant volontiers le revers de satin violet » (p. 83, je souligne). Il convient aussi de citer le portrait de Laurent Tailhade, que Rachilde rebaptise « le poète à la cravate rouge » en mêlant les traits du dandy anarchiste à celui du Christ recouvert de sang sur le chemin de croix au secours duquel, telle Sainte Véronique, Rachilde se précipite :
C'était bien le poète à la cravate rouge et ce fut le poète qui fit de son manteau de sang un vêtement purement mondain, une sorte d'habit de gala dans le genre de celui que les chasseurs endossent pour forcer la bête ! (p. 88)
Conclusion
10Que faut-il penser de Rachilde elle-même ? Derrière L'Animale, quel être sensible se cache, tapie dans l'ombre du Mercure et de ses comptes rendus critiques ? Rachilde « chatte perdue » ou « chienne enragée » ? Depuis l'étude d'Ernest Gaubert, on sait que « [d]e Mme Rachilde on retint davantage la légende que les livres. On aggrava de racontars dangereux le récit d'une existence indépendante que nul ne protégeait » (p. 14). « Elle était représentée comme une sportwoman émérite, une sorte de Mlle de Maupin tirant le poignard espagnol et le pistolet, affiliée de société secrète. » Le drame des écrivains dont parle Rachilde dans Portraits d'hommes, la romancière l'a vécu plus qu'aucune autre en tant que femme et ce dès le plus jeune âge. « Elle vivait irréprochable au milieu de cette boue, escortée d'amis » écrivait Jean Lorrain dans Une femme par jour pensant peut-être au sort de sa fidèle amie Rachilde (cité par Gaubert, p. 14). Au terme de Portraits d'hommes, ce qui ressort de ces quinze portraits n'est autre que celui en silhouette de l'homme de lettres Rachilde, ce que l'auteure désigne comme « mon existence de romancier » (p. 79), existence soudain menacée, dans l'entre-deux-guerres, par une nouvelle génération d'écrivains et de femmes dont Rachilde a bien senti et analysé dans Pourquoi je ne suis pas féministe qu'elle ne partageait pas toujours sa façon de faire du roman ni de commenter la littérature15. Avec Portraits d'hommes, Rachilde abandonne l'attitude polémique qui, pendant plus de trente années, a caractérisé son discours critique pour adopter un ton moins incisif. Se posant en mémorialiste, le critique prend de la hauteur, sa voix s'adoucit, le propos se veut plus conciliant. Mais si Rachilde se montre ici plus apaisée et semble prêcher la réconciliation, il faut bien admettre que sa posture continue à reposer sur « l'arbitraire et [d]es partis pris qui étaient les siens » pour reprendre les mots de Claude Dauphiné. Aussi voudrais-je, en me montrant aussi généreux avec Rachilde qu'elle l'a été elle-même avec les écrivains évoqués dans Portraits d'hommes, réhabiliter à mon tour l'auteure de Portraits d'hommes et accepter ses errements comme la marque non seulement d'une générosité débordante à l'égard de ses pairs, mais surtout d'une inquiétude grandissante vis-à-vis de sa propre destinée d'écrivaine. Pour celle qui déclarait : « Chaque fois que je sens le manque de déduction logique dans un organisme littéraire, je m'en éloigne tout de suite parce qu'il pourra m'amuser, mais ne me nourrira pas. J'ai faim de raison », il semblerait qu'avec Portraits d'hommes, le moment soit venu de se montrer déraisonnable. « [T]irant des événements toute leur intellectualité, note André David, [Rachilde] exagère, elle grossit, elle donne une valeur aux faits les plus insignifiants de l'existence journalière. Pour elle tout est raison d'aimer ou de haïr. Elle déteste les tièdes et recherche la bataille pour défendre un être ou une idée injustement combattus16 » (David, 1924, p. 9, je souligne). En bon disciple du Peintre de la vie moderne, Rachilde, que Barrès avait comme on le sait rebaptisée « Mademoiselle Baudelaire », applique consciencieusement les préceptes du poète selon qui « un bon portrait [...] apparaît toujours comme une biographie dramatisée » (Baudelaire, 1859, p. 366). Dramaturge au talent reconnu à son époque, Rachilde crée avec Portraits d'hommes un genre hybride où le commentaire critique vient s'insérer à l'intérieur de ces scènes de genre dialoguées et hautes en couleurs que constituent chacun des quinze chapitres du livre. « Il y a du prosélytisme dans les conséquences de sa méthode critique, écrivait Claude Dauphiné à propos de ses comptes rendus du Mercure, car elle semble décidée, quelle qu'en soit la difficulté, à venir à bout de toutes les résistances pour mieux imposer à autrui son opinion et son jugement. » (Dauphiné, p. 283) Si prosélytisme il y a dans Portraits d'hommes, c'est sans doute que Rachilde était consciente du fait qu'elle y jouait gros : l'occasion d'affirmer, une dernière fois, sa place dans le paysage littéraire et critique d'une époque sur le point de disparaître. Contrairement à Théophile Gautier qui, comme nous le rappelaient Julie Anselmini et Fabienne Bercegol dans l'introduction de leur ouvrage sur le portrait, « affich[ait] son ambition d’arracher à l’oubli et de faire entrer dans le patrimoine national le nom » de certains de ses contemporains (Anselmini & Bercegol, 2018, p. 13), Rachilde, la sainte patronne des causes perdues, n'avait quant à elle qu'une seule ambition dans chacun des quinze chapitres de Portraits d'hommes : défendre un être.