Qui parlera pour le fleuve ? La crédibilité des voix de la nature en droit et en littérature.
1La prise de conscience de la crise bio-climatique a contribué à remettre sur le devant de la scène l’idée d’une extension de la communauté aux non-humains, que défendait déjà Aldo Leopold dans son « éthique de la terre » (A Sand County Almanach, 1949). De nombreuses réflexions écocritiques contemporaines portent sur les dispositifs d’inclusion des non-humains dans le champ démocratique, question qui est aussi au cœur de certaines expérimentations littéraires et théâtrales1. Ce mouvement de subjectivation des entités naturelles se fait aussi sentir dans le droit environnemental, où elle passe par la représentation juridique et s’inspire entre autres de la loi votée en mars 2017 en Nouvelle-Zélande, attribuant une personnalité juridique au fleuve Whanganui. Tout récemment, le 21 septembre 2022, pour la première fois en Europe, la personnalité juridique a été accordée à un milieu naturel, la Mar Menor, immense lagune d’eau salée située dans le sud-est de l’Espagne, dont la très grande valeur écologique est menacée par des pollutions d’origine agricole. Ailleurs en Europe, des mouvements citoyens plaident désormais pour l’attribution de droits à des milieux de vie – ainsi, en France, pour la rivière de la Têt dans les Pyrénées-Orientales, la Loire, et le fleuve Tavignano en Corse. Ce mouvement du droit vers ce que la juriste Marie-Angèle Hermitte qualifie d’« animisme juridique » (Hermitte, 2011), puisqu’il s’agit de faire des éléments naturels des sujets de droit, n’est pas sans difficultés techniques, car il repose nécessairement sur un système de délégation : si les entités naturelles deviennent sujets de droit et peuvent plaider en justice, cela suppose en effet que quelqu’un parle en leur nom, ceux et celles qui seront désignés comme « Gardiens ». Or, le crédit accordé à ces « voix de la nature » repose sur des fondements à chaque fois étroitement liés au contexte de promulgation de la loi, plus précisément au lien avec l’entité naturelle que peuvent revendiquer ceux et celles qui parlent pour elle. De ce point de vue, la loi néo-zélandaise a suscité beaucoup d’intérêt, mais aussi quelques malentendus, comme le montre notamment la manière dont elle a été reçue dans le domaine littéraire – champ lui-même travaillé par toute une réflexion sur les nouveaux récits et les nouveaux modes de figuration qu’il faudrait inventer pour faire place au vivant, et donner voix à ce monde non humain trop longtemps relégué à l’arrière-plan de nos représentations. En confrontant les innovations juridiques concernant la représentation légale de la nature et certains exemples littéraires qui s’en font l’écho, on interrogera les assises qui légitiment, en droit et en littérature, les discours qui s’énoncent désormais au nom de la nature.
2En France, l’extension des droits de la nature a connu une étape majeure avec la consécration du concept de « préjudice écologique pur », à la suite de l’affaire de l’Erika, pétrolier échoué aux larges des côtes bretonnes en 1999. Le préjudice pur reconnaît les dommages subis par la nature elle-même, et non pas seulement par ceux qui en tirent leurs ressources (par exemple les pêcheurs et l’industrie du tourisme dans le cas d’une marée noire). La notion de préjudice écologique pur met donc déjà en avant la valeur intrinsèque de l’entité affectée, indépendamment de sa valeur instrumentale (et donc éventuellement marchande), indépendamment aussi de sa valeur inhérente (par exemple, ses qualités esthétiques ou culturelles), qui suppose encore un observateur ou un bénéficiaire externe à l’entité.
3L’octroi de la personnalité juridique franchirait un pas supplémentaire, en faisant basculer l’entité naturelle du régime des biens au régime des personnes. C’est ainsi que la Mar Menor est devenue un sujet de droit : elle s’appartient, et elle peut défendre son droit à l’existence devant la Cour par l’intermédiaire de ceux et celles qui sont désignés comme ses « Gardiens ». Sur ce point, la loi va donc plus loin que la théorie des communs d’Elinor Ostrom, qui considérerait encore la lagune comme une ressource inféodée aux besoins humains. D’un point de vue pratique, il est difficile de savoir quels vont être les effets de la loi, mais il faut en relever la portée symbolique, qui bouscule les représentations habituelles et remet en cause une vision utilitariste et dominatrice de la nature.
4De fait, l’attribution de la personnalité juridique aux entités naturelles est plus facilement acceptée là où ne règne pas sans partage le dualisme occidental : ainsi en Équateur et en Bolivie, où la reconnaissance des droits de la Terre mère (Pachamama) a été énoncée au niveau constitutionnel ; et en Colombie, en Nouvelle-Zélande, en Inde, au Canada, et dans certains contés américains, où les droits ont été accordés à des milieux de vie circonscrits. Dans tous ces cas, les savoirs indigènes ont été mobilisés comme source d’inspiration, et la mutation juridique apparaît comme indissociable d’une reconnaissance des droits autochtones. Ces lois, et en particulier, la loi Te Awa Tupua concernant la rivière Whanganui en Nouvelle-Zélande, ont eu un large écho, non seulement chez les juristes, mais aussi chez certains artistes et écrivains européens et nord-américains, qui ont témoigné de leur trouble et bien souvent de leur enthousiasme. Ce n’est pas seulement la fiction juridique qu’est la « personnalité morale » en elle-même qui explique cette fascination, car la personnalité juridique est de longue date attribuée, sans qu’on s’en étonne, à des entités non humaines, comme les États, les entreprises ou les associations ; mais c’est bien le basculement ontologique que suppose la prise en compte des cosmovisions autochtones, dans le contexte postcolonial où ces lois ont été votées. Le crédit accordé aux « voix de la nature » que sont les Gardiens qui peuvent plaider devant la Cour a dans ce cas un fondement clairement animiste.
5Dans la dernière partie de La Voix du fleuve, publié en 2020, la poétesse et traductrice Mireille Gansel évoque ainsi son séjour près du fleuve Whanganui, à l’incitation d’une information sobrement restituée : « en Nouvelle-Zélande, le fleuve Whanganui est devenu quelqu’un » (Gansel, 2020, p. 92). Son voyage est motivé par le désir d’entendre, dit-elle, « la voix du fleuve », « inséparable de l’écoute du Peuple de ce Fleuve » (Gansel, p. 94), les Iwi Whanganui. Sacha Bourgeois-Gironde, dans son ouvrage lumineux Être la rivière, évoque lui aussi sa rencontre avec la rivière, qui s’est présentée à lui, dit-il, « comme un anti-cogito, comme la possibilité qu’une substance liquide étendue pouvait constituer une base de méditation au moins aussi ferme qu’un événement de pensée » (Bourgeois-Gironde, 2020, p. 11). Lors des « auditions du Parlement de la Loire », projet collectif mené sous l’égide de Camille de Toledo, des juristes, des philosophes, des scientifiques et des artistes ont été amenés à réfléchir au dispositif qui permettrait de faire de la Loire un sujet de droit, à l’image du fleuve néo-zélandais. Dans l’ouvrage tiré de ces auditions, Le Fleuve qui voulait écrire (2021), Camille de Toledo en appelle à un « soulèvement légal terrestre », et imagine un Parlement élargi, où siégeraient aussi celles et ceux qui représenteraient les éléments naturels et parleraient en leur nom. Il s’agirait de défendre le droit à l’existence des entités de nature, mais aussi, pourquoi pas, leur droit à être rémunérés pour le travail accompli gratuitement au profit des hommes et des entreprises – quand, par exemple, la puissance du fleuve est mise au service des barrages hydroélectriques.
6Rupture ontologique, séisme phénoménologique, bouleversement juridique et démocratique… à bien des égards, la loi néo-zélandaise a immédiatement été un puissant ferment de l’imaginaire pour penser un humanisme élargi – et non pas donc un antihumanisme ou une « haine de l’homme », comme le dénonçait Luc Ferry qui, dans Le Nouvel ordre écologique (1992) en arrivait au point Godwin dès les premières pages. Dans cet ouvrage, il commentait la désormais célèbre proposition adressée en 1972 à la Cour suprême par le juriste américain Christopher Stone, de donner la personnalité juridique à des séquoias californiens, afin que les arbres puissent plaider contre un projet immobilier de la société Disney prévoyant de raser la forêt. Si l’argumentation de Stone semblait parfaitement procédurale et ne paraissait dépendre d’aucun préalable métaphysique, le juriste soulignait quand même les implications psycho-sociales d’une telle évolution, et le bouleversement qui pouvait en découler pour l’ensemble du système juridique. D’une certaine manière donc, Luc Ferry n’avait pas tort de souligner la dimension révolutionnaire de la proposition de Stone, même s’il la caricaturait outrageusement. Si le droit est une forme d’encodage du monde qui a une fonction instituante, c’est à la fois parce que les fictions sur lesquelles il repose ont une effectivité et parce qu’elles contribuent à modifier nos perceptions communes. Faire des entités de nature des sujets de droit invite à penser la vie humaine en relation avec les non humains, dans ces interdépendances qui lient l’ensemble des vivants. Baptiste Morizot fait ainsi une distinction entre un humanisme relationnel et un humanisme substantialiste qui croit à son auto-extraction (Morizot, 2018).
7Cette distinction permet de cerner de plus près le rôle des Gardiens de la Whanganui, chargés de parler pour elle et de défendre ses intérêts. Les Gardiens incluent des représentants de la Couronne, mais surtout des membres des Iwi Whanganui, le peuple Maori dont le lien de parentèle avec la rivière est désormais reconnu par la loi – ce sont les descendants de la rivière, avec qui ils entretiennent un lien existentiel. Dans le contexte postcolonial néo-zélandais, la loi Te Awa Tupua est aussi une loi de réparation envers les autochtones spoliés par le principe mortifère de la Terra nullius qui les a privés de leurs territoires. Les droits de la rivière sont indissociables de la reconnaissance des droits autochtones. Ils font ainsi basculer l’ontologie dualiste au profit de ce qu’Arturo Escobar nomme « ontologie relationnelle » qui considère que les entités humaines et non humaines ne préexistent pas aux relations qui les constituent (Escobar, 2018). L’individu n’existe pas comme entité autonome, il n’existe que des personnes en lien permanent avec l’ensemble du monde humain et non-humain.
8Ceci explique la difficulté à penser des lois similaires à la loi Te Awa Tupua en contexte européen, car elles achoppent sur la notion de Gardiens. Les gardiens de la Mar Menor sont organisés en comités indépendants, réunissant des représentants du gouvernement, des acteurs de la vie économique (pêche, agriculture, tourisme), des associations environnementales et des scientifiques évaluant la santé écologique de la lagune. La dimension plurisectorielle de ces comités se justifie selon les promulgateurs de la loi par la volonté d’une transition « pacifique2», ce qui fait que les représentants du secteur agricole sont, eux aussi, la voix de la Mar Menor. Mais quel crédit alors leur donner ? Comment douter que le droit de la lagune à la vie et la préservation de son écosystème ne sera pas défendu pour lui-même, mais au nom de l’utilité économique ? Sans préjuger de l’efficacité qu’aura cette nouvelle configuration juridique, on peut relever la difficulté à adapter un dispositif se référant à des ontologies non dualistes et validant l’identification d’un peuple à une terre à laquelle il se dit lié par un lien non de propriété mais de coappartenance – lien qui, précisément, donne du crédit à sa parole.
9Ce lien de coappartenance est figuré dans maints récits littéraires témoignant du conflit des ontologies en contexte postcolonial, et qui sont le plus souvent aussi des récits de violence, de spoliation et d’acculturation. Des œuvres comme celles de l’autrice aborigène australienne Alexis Wright associent systématiquement souffrance des peuples autochtones et blessures infligées à la terre, figurée comme un corps vivant et meurtri. Carpentarie, œuvre monumentale, s’ouvre sur le récit de cosmogénèse du serpent ancestral, qui a façonné la géologie de la baie de Carpentarie et dessiné les « lignes de rêve » (Dreaming). Chaque naissance humaine est rapportée à l’incarnation d’un esprit qui vient de la terre, lui-même inscrit dans une constellation de totems ou Rêves qui sont autant de virtualités de lignes de vie. La terre aborigène est désormais soumise à la prédation de l’industrie extractiviste qui, par le désastre écologique, les trafics et les crimes qu’elle engendre, n’est que la continuation contemporaine de la spoliation coloniale qui meurtrit la terre et les habitants qui lui sont attachés : « Le sol gémissait et son épiderme se fendait partout en profondes entailles3». C’est aussi la loi aborigène inscrite à même la terre qui se trouve mise à mal par l’industrie minière, car les forages et les pipelines « détournaient la chair de la terre et sillonnaient le pays en traçant de nouvelles pistes du Rêve à travers celles d’autrefois4 ». Barbara Glowczewski, dans ses travaux sur les Aborigènes d’Australie, a souligné que, en détruisant un site sacré totémique, on ne détruit pas seulement une « couveuse ontologique », c’est-à-dire un lieu où se joue la formation de l’identité des membres d’un collectif, humains et non-humains ; on détruit aussi un lieu en relation avec d’autres lieux, d’autres humains et d’autres existants, liés ensemble par une même « ligne de Rêve » qui conditionne les manières de se déplacer et d’habiter le territoire (Glowczewski, 2016).
10L’étendue de ce drame se trouve puissamment figuré dans Carpentarie, qui s’inscrit aussi par là dans une perspective testimoniale. Le crédit moral d’un tel témoignage ne tient pas seulement au fait que l’autrice soit elle-même aborigène, ni même que la narration évite tout manichéisme en exerçant aussi sa critique contre les autochtones qui ont cru pouvoir tirer profit de l’asservissement de leur terre ; ce crédit tient à ce que la narration épouse en grande part le point de vue des protagonistes aborigènes en s’abstenant de tout discours didactique qui permettrait aux lecteurs un accès trop facile à la cosmologie autochtone, en la reformulant de l’intérieur de l’épistémologie occidentale. Le récit s’inscrit d’emblée dans un autre découpage ontologique du monde, marquant l’écart par rapport à la perception dualiste/naturaliste et témoignant d’une familiarité avec les entités non-humaines qui habitent le monde. La spiritualité aborigène n’est pas traduite dans les termes, qui relèveraient d’une pensée dualiste, de « possession » ou de communication avec des esprits « transcendants » ; elle est donnée comme indissociable des paysages de la contrée, expérience de l’immanence où les plantes, la pluie, le vent ou le feu sont la matérialisation partielle de tel ou tel totem. Le genre du roman et la langue anglaise choisis par Alexis Wright se trouvent ainsi comme décolonisés de l’intérieur par la figuration et la perception de ces formes plurielles d’existence, données comme familières pour les protagonistes de la fiction mais inappropriables pour le lecteur étranger à ces cosmogonies, et qui se trouve maintenu dans l’inconfort et le trouble.
11Le discours échappe ainsi à la trivialisation de la pensée totémique comme identification à un animal-totem. Il déjoue aussi les représentations iréniques ou essentialisantes des cultures autochtones, en montrant les fondements historiques du lien à la terre – et cela, aussi, fonde sa crédibilité. Loin de relever d’une forme de « réalisme magique » – termes que rejette absolument Alexis Wright –, les narrations généalogiques qui font des éléments naturels les ancêtres du peuple wannyi témoignent en effet des interactions anciennes entre un peuple et son territoire, et des pratiques humaines qui ont contribué à modifier le milieu en même temps qu’elles ont forgé la communauté elle-même. On retrouve ici une forme d’ontologie des relations qui inscrit l’identité autochtone dans le temps long de l’histoire et en fait le produit de relations constitutives et évolutionnaires avec le monde non humain.
12On est loin, ici, d’une écologie holiste ou d’une identification à la « Totalité » ou à « Gaïa » telle que la promeuvent certains courants de l’écospiritualité contemporaine, et qu’on trouve évoqués avec beaucoup d’ironie par Emmanuelle Salasc dans Hors gel, récit d’anticipation situé en 2056 où les humains s’adonnent non plus à la prière mais à la méditation, pratiquent « de laïques petits rituels d’amitié avec les plantes, les animaux, cercles de gratitude à la nature, recueillements forestiers, cérémonies païennes plus ou moins bricolées et singeant l’animisme, mais un animisme privé de son antique colonne vertébrale : la chasse » (Salasc, 2021).
13La satire est facile, mais elle exprime aussi tout le malentendu que peut recouvrir ce « devenir-indien de l’Occident », dont on célèbre désormais le potentiel révolutionnaire5. Loin de sacraliser la nature, il s’agit d’envisager les relations entre humains et non-humains en termes de négociations et de diplomatie, et donc, aussi, en termes politiques. C’est bien ainsi que Camille de Toledo envisageait, lors du processus des auditions du Parlement de la Loire, de faire entendre la « voix du fleuve », à partir d’un dispositif complexe de représentation. Mais il ne nie pas les difficultés de l’importation d’un tel dispositif : à la fin de son ouvrage Le Fleuve qui voulait écrire, il invente une prosopopée du fleuve qui dénonce la vanité d’une telle entreprise et de la « technologie légale » (de Toledo, 2021, p. 339) – le droit – sur laquelle elle repose. Mais la Loire, dans cette prosopopée, semble aussi se laisser convaincre par l’argument de « l’égalité des armes » (p.340). Devenir sujet de droit n’est donc pas la fin, mais le début du combat. Au-delà de la facilité de la formule qui apparaît dans l’ouvrage, « faire loi, faire Loire », il y a donc toujours l’horizon du conflit et de la lutte, dans et à l’extérieur du droit, et non pas seulement le geste régalien et magnanime de l’octroi des droits qui seraient donnés, et non conquis et défendus. L’égalité des armes donc, mais avant que ne commence la lutte : comment fonder sinon la légitimité de ces autres voix du fleuve, que pourraient être un jour les Gardiens des fleuves-frontières ? du Colorado, ponctionné par les oasis-agricoles et les villes-champignons, et qui n’arrive plus à rejoindre son estuaire de Cortez, au Mexique, jadis considéré comme l’une des plus exceptionnelles zones humides en terre aride ? ou encore du Jourdain, qui ne parvient désormais à la Mer Morte que sous la forme d’une eau boueuse, après avoir été ponctionné par millions de litres quotidiens en Israël et en Jordanie, quand les Palestiniens des Territoires occupés sont, eux, ravitaillés au compte-gouttes?
14Les célébrations de la loi Te Awa Tupua ne doivent pas faire oublier non plus qu’elle résulte d’un combat politique qui a duré plus d’un siècle. En outre, si elle permet de rendre commensurable l’écart des ontologies, elle ne les réunit pas non plus sans solution de continuité, comme le montre le problème de la traduction, souligné par Mireille Gansel dans La Voix du fleuve. Elle s’étonne en effet que la loi Te Awa Tupua ne soit rédigée qu’en anglais, en dépit du fait que le maori est aussi une langue officielle en Nouvelle-Zélande : ses échanges avec les Iwi Whanganui sur les équivalences des concepts juridiques laissent entendre un décalage constant entre les langues, qui témoigne en l’occurrence de manières différentes de se nouer aux non-humains. « Dans votre langue, écrit Mirelle Gansel, le mot Terre est le même que celui qui dit placenta whenua » (Gansel, 2020, p. 112). Un passage de la loi est commenté ainsi par l’une de ses interlocutrices maories :
« Te Awa Tupua will have its own legal personality with all corresponding rights ». Les mots anglais « rights », dans notre langue maorie, cela veut dire « les valeurs » inhérentes à la vie, ce qui la préserve, la garde, la sauve : right is not something we « have », right is something what « is » : c’est un taonga : « un trésor »… (p.106)
15Le hiatus des langues en cache d’autres, d’ordre conceptuel. Philippe Descola a ainsi rappelé que la notion abstraite de « gardiens de la nature », qui a permis de convaincre les législateurs que la défense des droits autochtones servait l’intérêt général, était pourtant inexistante dans les cultures indigènes (Descola, 2008). S’ils peuvent ainsi conserver une marge d’autonomie sur des portions de territoire, c’est aussi à la condition de prouver la contribution de leurs activités au bon état de la planète. Or le local et le global ne s’accordent pas toujours, et des tensions ont pu apparaître, partout dans le monde, entre droits d’usage et gestion scientifique de la biodiversité, entre différentes instances qui revendiquent leur légitimité à parler pour la nature.
16People of the Whale, roman de l’autrice amérindienne Linda Hogan paru en 2008, met en scène l’un de ces conflits, entre Premières nations défendant leurs traditions d’une part, et tenants d’une préservation de la faune et de la flore d’autre part. Il fait écho à la reprise, en 1999, après plus de 70 ans d’interruption, de la chasse traditionnelle à la baleine par la tribu Makah, peuple amérindien du Nord-Ouest des États-Unis dont la souveraineté, en échange d’une grande partie de leur territoire, avait été reconnue par le Treaty of Neah Bay, en 1855. Ce même traité autorisait la pêche traditionnelle, dans une limite de prélèvement négociée. People of the Whale souligne l’importance des traités qui protègent les traditions et la chasse notamment, manière pour le peuple de survivre matériellement mais aussi spirituellement, car la chasse se fait au harpon et doit être suivie d’une cérémonie pour l’animal qui a donné sa vie. Mais si la relation entre le peuple et les baleines est l’un des facteurs essentiels qui fait de la chasse un rituel, Linda Hogan se fait aussi l’écho des paroles des anciennes femmes de la tribu, qui mettent l’accent sur la relation d’identité entre les humains et les baleines, et rappellent que les baleines n’appartiennent pas aux hommes (Linda Hogan, Brenda Peterson, 2002). Ces paroles, soutient Hogan, ont été réduites au silence : à ceux qui défendent la chasse traditionnelle s’opposent donc non pas seulement le discours écologique contemporain, mais aussi la voix de traditions plus anciennes encore. Dans « The Politics of Literary Postcoloniality » (1995), Aijaz Ahmad a interrogé ce type de retrait dans un passé mythique et dans ces traditions qui, en fait, n’ont peut-être jamais existé, mais qui deviennent la caution de l’authenticité culturelle. Linda Hogan, à l’instar d’autres auteurs et autrices autochtones, évitent pourtant cet écueil d’une définition de soi par un passé déshistoricisé, et partant, les portraits en apparence opposés mais qui ne seraient que l’avers et le revers d’une même essentialisation, celui des Premières nations gardiennes de la Terre et des êtres qui la peuplent, ou, à l’inverse, celui de peuples autochtones figés dans des traditions parfois destructrices mais aveuglément défendues, au nom d’un passé mythique et d’une résistance à l’emprise coloniale. Dans People of the Whale, les soutiens de la chasse traditionnelle à la baleine demandent au reste du monde de décoloniser leur approche de la chasse et de la pêche traditionnelles, qui définissent la nation Makah. Mais parmi les Makah eux-mêmes, certains entendent aussi protéger les animaux menacés et plaident pour une décolonisation de leur lien aux animaux non humains. Ainsi deux vérités coexistent, qui brouillent la partition trop simple entre sages gardiens de la Terre, dont le crédit moral tiendrait à leur parenté avec elle, et chantres d’une modernité indifférente aux questions écologiques.
17Ces effets d’indétermination permettent aussi d’échapper à la vision irénique qu’on trouve parfois dans certains récits écologiques. C’est le reproche qu’on a pu faire à certains écrivains du Nature Writing (Suberchicot, 2012, p. 209 sq), et qu’on pourrait formuler encore à l’encontre de certaines publications contemporaines, qui se nourrissent de notre sentiment de perte face au désastre climatique et invitent à tisser des attachements avec le vivant, à rééquiper notre sensibilité pour être à l’écoute et percevoir mieux et autrement les autres qu’humains. À l’évidence, le réenchantement de notre rapport au vivant ne va pas arrêter la machine de destruction, et ce, d’autant plus que la recherche de ces nouvelles oasis sensibles – qui est devenue un lieu commun de notre époque mais qui tend bien souvent à effacer les antagonismes –, porte en elle un risque de dissolution de la question politique. L’émission web « Radio Arbres » invite ainsi à se mettre dans la peau d’un arbre, car « l’arbre qui est en chacun de nous a besoin de vider son sac sur les humains, de faire une déclaration d’amour, de parler de ce qu’il aime6 ». Quel crédit donner à ces voix, quand elles sont si fort guettées par un anthropomorphisme naïf, qui n’a pas grand-chose à voir avec l’anthropomorphisme stratégique prôné par les éthologues pour souligner les capacités communes aux humains et aux non humains et qui, de facto, met à mal l’anthropocentrisme (Despret, 2014) ? Certaines publications mêlent plus ou moins habilement données scientifiques et témoignages personnels pour évoquer ces invisibles et ces sans voix que sont aussi les arbres, les roches, les animaux, les fleuves, auxquels il convient désormais de prêter attention et de donner voix. Le texte d’Alexis Jenni, Parmi les arbres. Essai de vie commune (2021), est ainsi composé de l’intrication de souvenirs autobiographiques liés à la fréquentation des arbres et des forêts, d’explications scientifiques, et d’intermèdes très brefs, sous forme de dialogues teintés d’humour, où les arbres répondent à une question qui leur est posée. À cet assemblage parfois maladroit et souvent didactique, on peut opposer Être un chêne (2021) de Laurent Tillon, qui inscrit a contrario son propos dans une perspective nettement historique, mais celle de l’histoire longue vue par le prisme de « Quercus le chêne ». Sa biographie est tracée sur deux siècles et demi, prenant en compte ses interactions avec les animaux et les autres arbres de la forêt (qui tous sont individualisés et portent un nom), ses heurs et ses malheurs au sein d’un environnement profondément modifié au gré des soubresauts de l’histoire, des catastrophes naturelles et des migrations de la faune, des révolutions agricoles, des aléas de la politique forestière et des refontes du droit de la propriété. Tout en s’inscrivant dans une démarche littéraire qui met au premier plan cet arbre, Quercus, individualisé et personnifié, Laurent Tillon propose un récit qui, dans le sillage des travaux de William Cronon (Cronon, 2016), noue histoire sociale et histoire environnementale, soulignant leurs interconnections et récusant au passage l’illusion d’une nature sauvage dans laquelle on pourrait trouver refuge. Présent dans son texte en tant que narrateur impliqué mais laissant volontairement au second plan ses affects personnels, Tillon parvient à s’affranchir de tout sentimentalisme, et propose une forme hybride de discours en homologie avec la vision syncrétique des formes du vivant. Cet alliage tend incontestablement vers une figuration animiste de l’arbre, être sentant, apprenant, communiquant, témoin de l’histoire des hommes qu’il surplombe par son âge mais qui l’affecte pourtant inéluctablement.
18Cet animisme pourrait mettre en péril la voix narrative, accusée d’anthropomorphisation, mais celle-ci est justifiée par les données de la science. L’animisme fonde cette fois son crédit, non pas sur les ontologies non naturalistes dans lesquelles s’inscrivaient les récits évoqués précédemment, mais sur des bases scientifiques, les sciences naturelles ayant ouvert de nouveaux accès au langage des arbres, aux cultures animales, à la porosité des mondes humains, animaux, végétaux, microbiens et élémentaires. Plusieurs récits, relevant de la fiction ou de la non fiction, s’inscrivent désormais dans cette veine, comme l’enquête dans les deltas du Rhône et du Mississipi relatée par Matthieu Duperrex dans Voyages en sol incertain (2019) où il cherche à raconter le monde des deltas « à hauteur de sédiments », imaginant le point de vue des êtres qui les peuplent ; ou encore, le roman magistral de Richard Powers, The Overstory (2018), où les différents fils de l’intrigue sont tous associés à un arbre singulier, qui va modifier la manière dont les protagonistes humains considèrent les non humains et bouleverser leur vie. L’un des personnages principaux du roman est inspirée de la dendrologue Suzanne Simard, dont le savoir va être distillé tout au long du récit pour étayer de manière scientifique le pouvoir qui est prêté aux arbres.
19Dans ces nouveaux récits animistes qui tirent leur crédit d’un étayage scientifique, on mentionnera enfin l’étonnante fiction de Wilfried N’Sondé, Héliosphéra, fille des abysses (2022), centrée sur deux êtres unicellulaires, Héliosphéra, plancton animal de l’espèce des radiolaires, qui remonde des abysses marins pour fusionner avec Xanthelle, une algue qui, grâce à la photosynthèse, pourra le nourrir. Le récit de cette union, dont est témoin le personnage principal, une jeune chercheuse embarquée dans une expédition océanographique au large du Chili, relève d’une forme de merveilleux scientifique qui ne fait cependant pas l’impasse sur la pollution massive du milieu où se déplacent les créatures microscopiques et qui constitue autant d’obstacles à leur union. Comme chez Powers ou Duperrex, le récit témoigne aussi de la dimension mortifère de l’anthropocène.
20Ces récits, qui suggèrent nettement les rôles de veilleurs et peut-être de gardiens de la nature que jouent désormais les scientifiques, ne font pas disparaître d’un coup les sensibilités anthropocentriques et le dualisme occidental. Mais ils exigent une certaine suspension de nos catégories modernes, inventant des discours et des histoires hybrides, des fictions relevant aussi de l’histoire naturelle, où l’invention littéraire se mêle aux aventures de la science, retrouvant cette forme d’ensemencement réciproque qui précédait le grand partage entre art et science. Ces récits, même inscrits dans une veine parfois lyrique et méditative, exposent aussi le poids de l’histoire, les frictions, les négociations, les dissensus, pour délier les paroles de leur prévisibilité, et les inscrire, aussi, dans une perspective politique. À la fin du recueil de Mireille Gansel, l’anthropologue Sebastien Lowe se rend au bord de la rivière Whanganui pour en enregistrer, dit-il, « la voix » : or, les bruits du fleuve sont indéchiffrables, ils ne composent pas une langue, et maintiennent l’entité dans son altérité. Néanmoins, ils font peut-être entendre l’écho d’une respiration, et peut-être encore, comme le suggère la poétesse, l’écho d’un cri, Te Tangi o Nga Tupuna, « le cri des ancêtres » (Gansel, p. 121).