Colloques en ligne

Ian James

La confiance en l’avenir

Confidence in the Future

1Peut-on, aujourd’hui en cette troisième décennie du 21ième siècle, avoir confiance en l’avenir ? C’est une question très simple et dont la réponse est, bien sûr, loin d’être évidente. Face à la crise climatique et aux défis actuels de la politique, de la société et de l’économie mondialisées, toute confiance en l’avenir semble remise en question. Il y aura toujours ceux qui font confiance à la technologie et aux solutions techniques, ou technocratiques, mais si l’on ne partage pas cette confiance, ce qui est facile d’ailleurs, il est bien évidemment difficile de leur faire confiance à notre tour. Car, on le sait bien, dans ce temps d’après le temps de la postmodernité (celui de « l’épimoderne » dont Emmanuel Bouju et Csaba Horváth ont ouvert la voie d’interrogation), donc, dans cette contemporanéité qui est la nôtre, il n’y aura pas de récupération ou de rétablissement des grands récits. On ne retrouvera pas l’assurance d’une historicité orientée vers un telos rationnel et calculable à l’avance. La technologie ou les solutions technocratiques, même si elles ont leur rôle à jouer, n’auront pas une valeur exclusive et rédemptrice face à une crise qui a, en partie au moins, des racines technologiques et technocratiques. La solution, les solutions plutôt, s’il doit y en avoir, seront à trouver ou à inventer ailleurs.

2Donc si l’on ne peut pas avoir confiance en l’avenir peut-on avoir confiance en la littérature, en ses traditions et en sa contemporanéité ? Car l’écriture et la lecture des livres, leur réception parmi une communauté de lecteurs apte à les recevoir (i.e. éduquée, scolaire, critique), ont elles-mêmes, bien évidemment, une historicité qui leur est propre, celle d’une tradition littéraire, intériorisée par les écrivains et les lecteurs à différents degrés pour former une communauté de lecture contemporaine ou actuelle et qui anticipe un avenir des livres et des lectures futures. Sans doute n’écrit-on pas la littérature, la fiction, la critique, en l’absence d’une attente des lecteurs à venir et sans une certaine mesure de confiance en l’avenir dans lequel la lecture aura lieu, sans la promesse d’une communauté de lecture à venir. Donc on peut constater, ou bien faire l’hypothèse, que tout paradigme de lecture ou de critique considère comme acquis, et en même temps retient, un passé tout en faisant confiance à un avenir. C’est bien cette acquisition, cette rétention et cette confiance anticipatrice qui lui donnent sens en tant que paradigme.

3Mais s’il n’y a pas d’avenir de lecture et de critique en lequel on puisse avoir confiance, à cause d’une disparition possible de l’espèce – possibilité apocalyptique qui domine l’imaginaire contemporain tout comme elle a hanté les mythes et discours de la fin des temps depuis le commencement des temps peut-être, et qui informe aussi nos savoirs scientifiques contemporains et le travail des institutions, telles que, par exemple, le Centre for the Study of Existential Risk à l’Université de Cambridge ? Même s’il ne s’agit pas de l’extinction de l’espèce, il y a toujours ce risque de l’effondrement des sociétés et des civilisations sans lesquelles les communautés de lecture, la transmission de la tradition et de la culture littéraires ou critiques, ne seraient pas possibles. Donc rien n’est garanti et on ne peut pas, en principe, se fier à la confiance quand il s’agit de l’avenir.

4En ce qui concerne la littérature et la lecture, cela me fait penser aux réflexions du narrateur proustien qui, dans les dernières pages de la Recherche, met en doute la survivance de son livre. Voici ces lignes qu’on retrouvera vers la fin du Temps retrouvé : « Sans doute mes livres eux aussi, comme mon être de chair, finiraient un jour par mourir. Mais il faut se résigner à mourir. On accepte la pensée que dans dix ans soi-même, dans cent ans ses livres, ne seront plus. La durée éternelle n’est pas plus promise aux œuvres qu’aux hommes » (Proust, 1987, IV, p. 620-21). Heureusement les livres de Proust, plus de cent ans après sa mort, existent et vivent toujours. Et en lisant la Recherche il est évident à quel point c’est une histoire de confiances promises et puis trompées ou trahies. Le manque de confiance du narrateur vis-à-vis de l’avenir de son livre va de pair avec les multiples déceptions, trahisons et tromperies qui forment la trame narrative du roman. Tout au commencement le narrateur, en lisant un livre de Bergotte, reçoit la promesse d’une coïncidence des vérités éternelles et des moments éphémères de la vie vécue, coïncidence qui est promise par la littérature seulement. Lisant Bergotte : « il me sembla soudain que mon humble vie et les royaumes du vrai n’étaient pas aussi séparés que j’avais crus, qu’ils coïncidaient même sur certains points, et de confiance et de joie je pleurai sur les pages de l’écrivain comme dans les bras d’un père retrouvé » (Proust, 1987, I, 95). Mais si la « durée éternelle n’est pas plus promise aux œuvres qu’aux hommes », ce moment de confiance en « les royaumes du vrai » inspiré par la lecture de Bergotte au commencement de la Recherche semble bien avoir été trahi quand on arrive à la fin.

5En cela il rejoint toutes les autres confiances trahies ou trompées dont on est témoin au cours du récit : par exemple celle que Swann fait à Odette, que le narrateur fait à Gilberte et à Saint-Loup. Saint-Loup le trahit, comme on l’apprend dans les pages d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs, en racontant à son insu la piètre opinion que le narrateur a de Bloch à Bloch lui-même. Beaucoup plus tard, dans Albertine disparue, on apprend, après les révélations concernant la vie et le caractère de Saint-Loup que cette perte de confiance est devenue irrémédiable : « ma confiance en lui était ébranlée depuis que je venais de l’entendre tellement différent de ce que je le connaissais » (Proust, 1987, IV, p. 53). Les rapports du narrateur avec Gilberte, qui le trompe beaucoup durant l’époque de leur fréquentation, préfigurent son histoire avec Albertine. Que le narrateur soit trompé et trahi par Albertine, de façon récurrente, ne semble pas en doute, ou bien le narrateur est toujours dans le doute en ce qui concerne des trahisons possibles multiples et cela sans recours à d’autres à qui il peut se fier pour se rassurer. Il place sa confiance en Andrée, amie d’Albertine, et en son chauffeur mécanicien, pour accompagner et surveiller son amante et ses comportements mais cette confiance est à son tour mise en question et tout reste obscur, peu sûr.

6Ce qui mène le narrateur à conclure au commencement d’Albertine disparue :

Jamais je ne retrouverais cette chose divine : un être avec qui je pusse causer de tout, à qui je pusse me confier. Me confier ? Mais d’autres êtres ne me montraient-ils pas plus de confiance qu’Albertine ? Avec d’autres n’avais-je pas des causeries plus étendues ? C’est que la confiance, la conversation, choses médiocres, qu’importe qu’elles soient plus ou moins imparfaites, si s’y mêle seulement l’amour, qui seul est divin (Proust, 1987, IV, p. 79).

7Il semble bien que pour Proust la confiance n’est pas du tout confiance en un avenir dans lequel elle serait récompensée. Elle est plutôt une affaire de rapport ou de relation au monde présent, aux autres qui se présentent dans le monde. Si la confiance se porte exclusivement sur un avenir promis et plus ou moins garanti elle est, selon Proust au moins, sûre d’être trompée ou trahie. Si en revanche elle est investie d’une qualité amoureuse ou aimante elle devient donc un médium dans lequel les rapports ou relations sont noués ou tissés et cela même si, à l’avenir, on est trompé ou trahi. Ici on peut commencer à dégager ou bien discerner un paradigme de la confiance qui n’est pas orienté vers un avenir promis, celui de la parole tenue et la confiance récompensée, mais plutôt vers un présent de liens ou de rapports noués d’une façon amoureuse ou aimante, présent qui retient les liens et les rapports qui ont été noués dans le passé et en retenant ce passé ouvre un avenir, avenir qui cependant reste sans horizon et sans garanties. Pour Proust tout cela est une affaire de bonheur et de malheur, l’un étant la condition de l’autre : « Il faut que dans le bonheur nous formions des liens bien doux et bien forts de confiance et d’attachement pour que leur rupture nous cause le déchirement si précieux qui s’appelle le malheur » (Proust, 1987, IV, p. 486).

8On voit bien jusqu’à quel point, dans les pages de la Recherche, la confiance n’est pas, en fin de compte et après tant de déceptions, liée à un avenir promis ou à la structure de la promesse telle, par exemple, qu’elle est élaborée par Jacques Derrida dans plusieurs textes et notamment dans son essai « Avances ». Jennifer Rushworth, dans un article remarquable intitulé « Derrida, Proust, and the Promise of Writing », plaide en faveur d’une lecture derridienne de la structure imaginaire de la promesse dans la Recherche (Rushworth 2015). Pour Rushworth, comme pour moi, ce qui est en jeu ici est non seulement les rapports amoureux ou ceux d’amitié mais aussi le statut de l’œuvre d’art ou de la littérature. Pour Derrida, rappelons-nous, la promesse « doit toujours être à la fois, en même temps, infinie et finie dans son principe : infinie parce qu’elle doit pouvoir se porter au-delà de tout programme possible, et qu’à ne promettre que le calculable et le certain on ne promet plus ; finie parce qu’à promettre l’infini à l’infini on ne promet plus rien de présentable, et donc on ne promet plus » (Derrida, 1995, p. 26). Donc si la promesse est certaine d’être tenue elle n’est pas une promesse mais plutôt une procédure calculable. Mais si la promesse est certaine de ne pas être tenue elle n’est pas non plus une promesse mais plutôt un rêve ou un mensonge. Pour Rushworth toutes les promesses de la Recherche, celles concernant l’amitié ou l’amour ou bien celles concernant l’œuvre d’art ou le livre à venir, sont suspendues dans cette aporie derridienne de la promesse. Et donc je dirai toutes les confiances aussi. Ce qui expliquerait très bien et les moments de malheur, de déception, de trahison ou de tromperie, et les moments privilégiés de bonheur, d’épiphanie, et d’accomplissement. Mais ma lecture de la confiance chez Proust est autre. Car la promesse derridienne telle qu’elle est lue par Rushworth dans la Recherche reste toujours orientée vers l’avenir, un avenir sans identité et incertain sans doute, mais obéissant pour tout cela à une logique fondamentale de la futurité.

9L’analyse de la confiance chez Proust avancée ici ne la lie pas, je répète, à la structure de la promesse mais plutôt au nouage et au dénouage des rapports et des relations et cela en dehors de tels ou tels crédulité, espoir, et horizon d’attente vis-à-vis de l’avenir. Il ne s’agit plus d’une futurité promise mais plutôt de rapports ou de relations de co-existence, d’une spatialité du présent dans laquelle les rapports amoureux ou aimants se nouent et se dénouent et par cela seulement il s’agit aussi d’une ouverture à un avenir à condition que cet avenir reste sans horizon. L’amour, écrit Proust, « qui seul est divin » : la référence à la divinité faite par un écrivain qui se sécularise au cours de sa vie et qui, peut-être, devient de plus en plus matérialiste dans sa dernière décennie, confirme la pertinence de Derrida et de son messianisme séculaire dans l’analyse de la promesse proustienne. Mais elle peut aussi nous diriger vers la pensée de son proche, Jean-Luc Nancy, et ses réflexions, à la fin de sa vie, sur la prophétie.

10Car en 2020 Nancy a publié La Peau fragile du monde et l'« Ouverture » de cet ouvrage débute sur l'invocation de la prophétie et une méditation sur le sens de ce terme :

Prophétie : le temps viendra.
Ce n'est pas une prédiction, puisque le temps viendra de toute façon, fût-ce le temps de la fin des temps.
C'est une prophétie : la parole d'un autre, la parole de l'ailleurs que nous ne pouvons méconnaître sans renoncer à notre humanité. L'interprète du dehors.
L'ici maintenant n'existe pas sans l'ailleurs qu'il abrite en lui-même et qui en retour l'abrite et l'expose. (Nancy, 2020, p. 13)

11Qu'entend-il précisément par cette formulation ? Vers la fin de cette « Ouverture », Nancy préempte cette question directement et explicitement : « On me dira : que voulez-vous donc dire ? » Sa réponse à cette question préemptive est révélatrice : « Je voudrais seulement laisser se dire ce qui se cherche. Ce qui veut se dire nous précède de loin. De très loin en avant de nous aussi bien qu'en arrière : il s'agit du monde, de la vie et de la mort, de la possibilité de nos cohabitations » (Nancy, 2020, p. 20). Ce que cela veut dire n'« appartient » pas à Nancy dans le sens où il revendiquerait une sagesse particulière, un privilège de perspicacité ou un pouvoir prophétique auquel nous devrions nous référer. Donc pas de prévoyance par rapport à un avenir possible. Ce qu'il veut dire se laisse plutôt dire dans l'arrivée d'un ailleurs antérieur, d'un ‘espace’ autre que celui d'un sujet donné (Nancy le philosophe, l'homme, vous ou moi). Une voix prophétique serait celle qui porte en elle une attention et une réceptivité particulières à cet ailleurs et à son arrivée : le présent comme un avenir qui s'ouvre. Il s'agit d'une arrivée d'un ailleurs bien antérieur qui, en même temps, se trouve à la fois en avant et en arrière. Le langage utilisé ici est celui d'une temporalité marquée spatialement (« loin », « en avant », « en arrière ») et qui signale l'ouverture d'une finitude partagée, mais insaisissable, irreprésentable, de l'existence dans le monde.

12Cette formulation et sa mise en avant du « monde » et de la « cohabitation » indiquent, très clairement je pense, que ce qui « veut se dire » dans la prophétie que « le temps viendra » et dans l'invocation de « la parole d'un autre, la parole d'ailleurs », est distinct de la compréhension messianique de Derrida de l'altérité et du « à-venir » d'un futur qui est sans identité. En effet, ce qui a toujours distingué Nancy de son ami proche a été, depuis les années 1980 au moins, sa tentative de transposer les préoccupations de la déconstruction derridienne, depuis le paradigme de la présence brisée par l’économie textuelle de l'écriture, de l'archi-écriture, de la trace et de l'archi-trace, vers un paradigme hérité de la phénoménologie existentielle avec son insistance sur l'existence matérielle, incarnée et partagée, dans le monde. Ainsi, ce qui « nous précède de loin », à la fois en avant et en arrière, ne se trouve pas en arrière sous la forme du passé immémorial de l’« archétrace » telle qu’elle est pensée par Derrida. Mais il n'est pas non plus en avant comme une attente messianique d'un futur qui est toujours à venir et sans identité.

13Ce qui est pensé ici est une autre façon de recevoir la venue en présence de la présence du monde et des autres. Nancy propose une certaine culture (au sens littéral) du présent, la nécessité d’« en recevoir (le don) comme allogène au temps ». Il s’agirait de cultiver dans le surgissement du présent un avenir qui serait autre qu’un avenir programmable, calculable, ou bien promis selon un telos donné, imaginé ou souhaité. Il s’agirait plutôt de cultiver un avenir qui surgirait d’un espace autre et qui n'est pas lié à un passé déterminé (c’est-à-dire d'une progression historique linéaire) ni à un futur calculable (d'une fin ou un telos à venir), mais qui surgirait comme un futur « de l'approche et de la survenue d'un inconnu dont ni passé ni futur ne peuvent nous éviter le surgissement » (Nancy, 2020, p. 27) C’est en ce sens qu’il faut comprendre la prophétie chez Nancy, c’est-à-dire par rapport à cette altérité et antériorité qui est à la fois derrière et devant comme un « ailleurs » du présent, un ailleurs qui est à la fois hébergé en lui, mais qui « en même temps » héberge et expose à son tour le présent en tant que tel. Nancy marque explicitement la proximité de cet à-venir avec le temps d'attente messianique de Derrida, mais peut-être seulement pour signaler sa distinction et sa différence. Nous devons, note-t-il, nous détacher entièrement de tout pathos de commencement originel et de fin ultime et nous tourner vers cet à-venir qui est sans passé ni futur : « Au lieu de vouloir détecter et décoder les messages de l'origine et de la fin, nous devons nous rendre au silence et à l'obscurité qui sont au cœur de tout soubresaut et de tout surgissement […]. Nous devons », suggère-t-il en citant Clarice Lispector, nous accommoder de « l'inconscience créatrice du monde » (Nancy, 2020, p. 28). L’« ailleurs » est une fois de plus une affaire de monde, même s'il est antérieur, ou de très loin antérieur, à la manifestation de tout monde donné en tant que tel. Et en tant que tel, je dirais que c'est aussi une affaire de rapports et de relations espacées dans cet ailleurs silencieux et obscur, loin derrière et devant le présent, excédant le passé et le futur de l'histoire linéaire. Ces rapports font surgir le présent à partir de cette « inconscience créatrice du monde » qui est antérieure à sa manifestation. On peut en conclure que Nancy veut orienter la pensée, dans ce temps d’après le temps historique linéaire, vers la zone de l'émergence de notre monde, de son émergence de toutes les directions, vers cet ailleurs qui est aussi réel que possible : insaisissable, impensable, excessif, mais pas moins réel pour autant dans son arrivée, son ouverture, son déferlement dans la présence.

14Revenons, pour conclure, à la littérature et aux questions de sa lecture et de sa critique. Mais revenons, non pas à Proust mais à un texte plus récent écrit par Annie Ernaux, son chef d’œuvre peut-être, Les Années, publié en 2008. Si la Recherche touche à sa fin avec une réflexion sur la mort et de l’auteur et de son livre, Les Années s’ouvre, tout au commencement, avec une image de la disparition de toutes les images. « Toutes les images » écrit Ernaux, « disparaîtront » (Ernaux, 2008, p. 11). Le commencement du roman et la trame de son récit plus généralement ne se constituent en rien d’autre que des séries et des fragments d’images et les réflexions portées sur ces séries et ces fragments. Il semble bien que, dès l’abord, l’œuvre prévient sa propre mort, sa disparition et ne place aucune confiance en son avenir. Les images écrit Ernaux un peu plus tard « s’évanouiront toutes d’un seul coup comme l’ont fait les millions d’images qui étaient derrière les fronts des grands-parents morts il y a un demi-siècle, des parents morts eux aussi » (Ernaux, 2008, p. 15). Ernaux fait ainsi écho à la pensée de Proust : les individus tout comme les œuvres, porteuses de souvenirs et d’images, vont mourir. Il n’y aura pas de rétention future, pas de transcendance vers une vie éternelle garantie par l’art, par la littérature et sa lecture dans un avenir déterminé et prévu. Cela se dit explicitement : « le monde manque de foi dans une vérité transcendante/Tout s’effacera en une seconde. Le dictionnaire accumulé du berceau au dernier lit s’éliminera. Ce sera le silence et aucun mot pour le dire. De la bouche ouverte il ne sortira rien. Ni je ni moi » (Ernaux, 2008, p. 19).

15Pourtant Ernaux écrit. Et tout juste après les dernières phrases citées elle écrit : « La langue continuera de mettre en mots le monde. Dans les conversations autour d’une table de fête on ne sera qu’un prénom, de plus en plus sans visage, jusqu’à disparaître dans la masse anonyme d’une lointaine génération » (Ernaux, 2008, p. 19). Pas de confiance donc en un avenir de survivance du moi personnel mais une affirmation quand même de la langue et des mots, tant qu’ils durent, et des rapports ou des relations qui font un monde et qui l’articulent en tant que tel. En fait, Les Années tend non pas vers le souvenir et le vécu personnel et leur survivance possible, souvenir et vécu de l’auteur ou d’une voix narrative déterminable, mais vers la « masse anonyme » qui constitue l’expérience collective et son historicité dans le présent. Ce roman, quand il touche lui-même à sa fin, réfléchit sur la tâche de son autrice ou de sa voix narrative : « Ce qui compte pour elle, c’est […] de saisir cette durée qui constitue son passage sur la terre à une époque donnée, ce temps qui l’a traversée, ce monde qu’elle a enregistré rien qu’en vivant » (Ernaux, 2008, p. 238). C’est une tâche ou un travail personnel jusqu’à un certain point mais aussi une expérience ou une épreuve impersonnelle et anonyme, une expérience de cette masse anonyme qui constitue le présent : « Elle retrouve alors, dans une satisfaction profonde, quasi éblouissante – que ne lui donne pas l’image, seule du souvenir personnel –, une sorte de vaste sensation collective, dans laquelle sa conscience, tout son être est pris » (Ernaux, 2008, p. 238-39).

16S’il y a confiance exprimée dans et par toutes ces réflexions, ce n’est pas une confiance en l’avenir, un avenir qui ne promet rien que la mort et la disparition. Ernaux fait confiance à la langue, aux mots, et aux images comme participation au temps présent qui s’ouvre dans une temporalité impersonnelle, anonyme et collective. Il n’y a, écrit-elle, aucun « ‘‘je’’ dans ce qu’elle voit comme une sorte d’autobiographie impersonnelle – mais ‘‘on’’ et ‘‘nous’’ – comme si, à son tour, elle faisait le récit des jours d’avant » (Ernaux, 2008, p. 240). En cela elle rejoint Proust, pour qui la confiance doit être une affaire de rapport et de relation amoureux et aimant et elle rejoint aussi Nancy pour qui la parole prophétique est une façon de recevoir cet « ailleurs » du présent, l’ailleurs qui est à la fois hébergé en lui, et à son tour héberge le présent en tant que tel. On dégage dans cette lecture de Proust, de Nancy, et d’Ernaux un paradigme d’une confiance non pas en un avenir où les promesses sont tenues et les confiances sont récompensées. C’est une confiance du présent, de son accueil qui fait relation et qui affirme la relation en tant que telle, même si à l’avenir, dans un futur immédiat ou lointain, on sera déçu, trahi, ou trompé, et même s’il n’y aura pas de survivance ou d’avenir en tant que tel. Ce qui compte, ce sont les rapports aux autres, au monde, à l’ailleurs qui, dans la confiance, se nouent et se dénouent. Et cela vaut pour les rapports amoureux ou aimants, pour tous les rapports du monde, aussi bien que pour les rapports de l’écriture, de la lecture, et de la critique. Ce qui compte ce n’est pas l’avenir promis ou espéré mais son ouverture comme avenir à partir du présent tel qu’il surgit et se présente, venu d’ailleurs.

17Confiance donc, non pas au sens de crédulité ou de crédit, de promesse ou d’attente, mais au sens d’une confiance dans l’existence qui se partage, même dans la violence, la destruction, et l’effondrement des rapports constitués. Confiance, disons-le après Nancy, prophétique. Dans ce temps qui est le nôtre après l’histoire linéaire et après sa destruction postmoderne, est-ce qu’il y aura un avenir dans lequel tous ces rapports artistiques, littéraires et critiques vont continuer à se nouer et à se dénouer ? On ne le sait pas, bien évidemment. Mais comme on dit en anglais, Time will tell.