Une simple histoire de diamants... À qui, à quoi se fier dans Rex de José Manuel Prieto et L’Île du Point Némo de Jean-Marie Blas de Roblès ?
1Mon propos est d’explorer deux romans très contemporains qui comportent de nombreux points communs : les diamants y jouent un rôle important, la Russie aussi, ils sont truffés de clins d’œil littéraires et surtout, la narration y est pour le moins capricieuse. En d’autres termes, la question de sa fiabilité se pose de manière assez nette.
2Rex est un roman de José Manuel Prieto, né à Cuba en 1962. Celui-ci, après avoir quitté Cuba, a assez longtemps vécu en URSS et il enseigne la littérature latino-américaine à New York. Il est par ailleurs traducteur du russe vers l’espagnol. Rex1, paru en 2007, est le troisième volume d’une « trilogie russe ». Le narrateur de ce roman, surnommé Psellus (son identité véritable restant cachée), est un jeune homme qui se fait engager comme précepteur de Petia, le jeune fils d’un couple de Russes (Vassily et Nelly) installé dans une somptueuse villa de Marbella, dans le sud de l’Espagne. Ce narrateur maitrise aussi bien le russe que l’espagnol. Le récit que nous lisons est adressé à Petia. Ces Russes ressemblent beaucoup à des nouveaux riches dont l’origine de la fortune intrigue le précepteur-narrateur qui va mener une enquête où il sera question de diamants, peut-être pas tout à fait nets. On apprendra que ces Russes – que le narrateur prend pour des mafieux – fabriquent des diamants synthétiques, qu’ils ont arnaqué des mafieux et qu’ils se cachent à Marbella. Pour compliquer affaire, tel Julien Sorel, le narrateur tombe amoureux de la mère, Nelly. Cependant ce narrateur n’est pas fiable non plus : il est obsédé par un livre (qui ressemble fortement au grand œuvre de Proust)2 et tout son enseignement découle de ce livre unique.
3Publié en 2014, L’Île du Point Némo3 est le cinquième roman de Jean-Marie Blas de Roblès, révélé au grand public avec le prix Médicis reçu pour Là où les tigres sont chez eux en 2008. Blas de Roblès y propose un hommage à la littérature d’aventure, entre autres. L’Île du Point Némo est constitué de deux récits s’éclairant l’un l’autre, comme toujours chez Blas de Roblès. L’un se déroule au début du XXIe siècle dans le Périgord, l’autre est un récit steampunk. Le récit périgourdin se déroule dans une ancienne fabrique de cigares reconvertie en usine de montage de liseuses électroniques. L’ancien propriétaire, Arnaud Méneste, a voulu installer une fabrique à la cubaine mais a fait faillite ; il est obligé de vendre l’usine à des Chinois et son épouse, Dulcie, en tombe dans le coma. Lors de la reprise par les Chinois, il arrive à maintenir la tradition importée de Cuba du lecteur qui lit à voix haute pour les ouvriers et c’est donc désormais Arnaud Méneste qui lit pour ses anciens cigariers. On croise la vie de certains personnages liés à l’usine (des ouvriers, la D.R.H., le nouveau patron M. Wang…). En parallèle, on suit l’histoire inventée par Méneste pour Dulcie et qu’il lit à l’usine : c’est une sorte de combinaison de roman d’aventures à la manière du XIXe, de roman policier et de steampunk, à la croisée de Jules Verne, Dumas, Lovecraft, Wells, Sherlock Holmes… On y suit un groupe de héros (Martial Canterel, John Shylock Holmes, Grimod et Lady MacRae) dans le Transsibérien puis jusque dans le Pacifique à la poursuite d’un diamant volé. Mais les dernières pages vont remettre en cause tout ce qui précède.
4En ce qui concerne les questions de confiance, ces deux romans posent d’emblée problème. L’Île incite à se méfier : le titre est complètement oxymorique – par définition, il ne peut pas y avoir d’île au point Némo puisque cette expression désigne le point le plus éloigné de toute terre émergée. Par ailleurs, le roman est dédié à Elaine, prénom donné à l’un des personnages de Là où les tigres sont chez eux, précédent roman de Blas de Roblès, comme si L’Île était d’abord adressé à des lecteurs fictionnels et non à de vrais lecteurs. Du côté de Rex, le narrateur n’est pas fiable, pas plus que les autres personnages principaux, et donc la confiance n’est guère de mise. Il y est bien entendu question de confiance dans la fiction et ses pouvoirs, dans les narrateurs, voire dans la littérature mais ce qui me semble le plus intéressant dans ce couple de romans, c’est qu’on peut établir une connexion entre fiducie dans son sens courant (économico-monétaire) et confiance littéraire car chacun des romans construit des ponts explicites entre les deux domaines en faisant apparaître une sorte de circulation au sein d’un réseau constitué de trois pôles : argent/valeurs ; confiance ; littérature. C’est donc une manière de mettre en débat la confiance.
Monnaie, or, diamants : signes extérieurs de richesse
5Il n’est peut-être pas utile de rappeler que la question de la confiance et le développement du paradigme fiduciaire nous viennent d’abord de la monnaie et que c’est une histoire de valeur, en particulier économique, valeur qu’une société s’accorde à donner à des objets. Les deux romans sont précisément saturés « d’objets de valeur » et qui font se croiser les questions de confiance économique et de confiance littéraire. Je les répartirai en trois catégories : ce qui relève du luxe en général, les diamants et enfin l’argent numéraire.
6Les signes extérieurs de richesse sont extrêmement présents dans les deux romans. Dans L’Île, le terme « luxe » apparaît à huit reprises4, sans compter les descriptions luxueuses qui insistent sur les matériaux précieux, comme c’est le cas pour le Transsibérien :
À l’extérieur, les wagons étaient en teck foncé avec bandes d’or. Tous les compartiments de première classe s’ornaient de lambris en acajou et palissandre où flambait le cuivre des lampes. Le lit, transformable en banquette de velours cramoisi, était placé dans le sens de la marche. Aménagé avec autant de soin, le cabinet de toilette comportait une petite salle de douche plaquée de faïences d’Izmir. Dans le wagon central, merveilleux de goût, on trouvait un restaurant dont les parois tendues de damas rouge rehaussaient des plafonds peints à décor de singeries. (Blas de Roblès 2014, 75)
7Il en est de même pour le Médiator, le zeppelin qui va permettre au groupe de héros du récit steampunk d’aller de Chine en Australie et qui est conçu « comme un paquebot de luxe » (Blas de Roblès 2014, 226), plus précisément, « trois cent cinquante tonnes de luxe flottant vers l’empyrée » (Blas de Roblès 2014, 220). Le personnage principal de ce récit, Martial Canterel, a une fortune immense et un train de vie très dispendieux et il dépense une « petite fortune » (Blas de Roblès 2014, 66) quand il s’agit de s’habiller :
Canterel commença à se rhabiller, non sans avoir mis à jour le pointage qui indiquait combien de fois il avait porté telle ou telle pièce de ses vêtements. Après trois coches pour les chemises ou les cravates, quinze pour un complet, un chapeau ou un pardessus, il s’en débarrassait. (Blas de Roblès 2014, 56)
8Son lit est « importé à grands frais » d’une fumerie d’opium de Hong Kong. Son automobile exhibe une multitude de matériaux précieux. Quant à Lady MacRae, elle a épousé un Hollandais « richissime » (Blas de Roblès 2014, 29) puis un lord écossais.
9Les nouveaux riches russes de Rex ne sont pas en reste : leur villa à Marbella possède une décoration assez marquée avec des robinets en or notamment. Le mot lujo et ses variantes apparaît une vingtaine de fois, en particulier dans des expressions telles que le « luxe dont ils inondaient mes yeux [lujo que me llenaba los ojos] » (Prieto 2007b, 43 / Prieto 2007a, 27). La plupart du temps ce luxe est qualifié avec des adjectifs assez dévalorisants : « luxe horrible [lujo horrendo] » (Prieto 2007b, 22 / Prieto 2007a, 17) ; « luxe asiatique [lujo asiático] » (Prieto 2007b, 94 / Prieto 2007a, 60) ; « luxe absurde [lujo absurdo] » (Prieto 2007b, 202 / Prieto 2007a, 127), signe qu’il faut s’en méfier, voire s’en défier. Si les deux romans exhibent une forme de saturation du luxe, ce luxe se cristallise en particulier dans un élément commun aux textes, les diamants. Si les diamants ne sont pas exactement les valeurs fiduciaires les plus intuitives qui soient, ils permettent d’approfondir la connexion entre paradigmes fiduciaire et littéraire dans ces deux romans.
10Dans L’Île, il est question d’un diamant en particulier, baptisé « Anankè »5. « L’Anankè, poursuivit Holmes sans se départir de son calme, est le plus gros diamant jamais exhumé d’une mine terrestre : huit cents carats une fois taillé, estimé à plus de quinze millions de florins ! Cette merveille était la propriété de Lady MacRae. » (Blas de Roblès 2014, 19). Comme il a été volé, tout le monde part à sa recherche et cette quête croise une série de meurtres où l’on retrouve seulement des pieds droits chaussés de baskets de marque « Anankè ». Ce diamant ne va pas « réapparaître » avant la fin du roman, il constitue donc une sorte de centre absent du récit steampunk car tout tourne autour de lui. Toujours dans le récit steampunk, il est question, « en passant », d’un autre diamant, qui peut se lire comme un indice visant peut-être à éveiller l’attention du lecteur. À propos d’un colonel russe, au détour de son portrait, en toute fin de chapitre – donc à un endroit stratégique –, on lit ceci :
Féru de musique et de littérature, beau parleur, l’homme brilla ensuite dans les salons, buvant force vodka et brisant à chaque fois son verre entre les dents […]. Son dolman s’ornait de brandebourgs en fils d’or, sa boucle d’oreille d’un diamant rouge de Golconde. C’est en tout cas ce qu’il prétendait. (Blas de Roblès 2014, 123, je souligne)
11La référence à Golconde n’est pas anodine : cette région de l’Inde est celle qui a produit presque tous les grands diamants de légende dont la découverte est antérieure au XIXe siècle (Orlov, Grand Sancy, Hope, Régent, Vert de Dresde, Koh-I-Nur…). La référence à Golconde permet de convoquer en creux une série de récits incroyables qui ont accompagné le destin de ces diamants dont l’histoire est très romanesque, et pour certains légendaire. L’aspect important du passage qu’il faut commenter, ce sont bien entendu, les expressions « beau parleur » et « ce qu’il prétendait » : le doute est aussitôt jeté sur les propos du personnage, incitant le lecteur à se méfier et à ne pas trop faire confiance, surtout quand il est question de diamant, et cela concernera aussi l’Anankè qui fera l’objet d’une révélation finale mettant à mal une partie de la diégèse.
12Dans le récit périgourdin, le diamant est plus métaphorique. M. Wang, directeur de l’usine est colombophile et son pigeon star s’appelle Free Legs Diamond, et on ne peut pas s’empêcher de penser qu’il fait miroir au diamant qui voyage à l’autre bout du monde dans le récit steampunk, l’Anankè, même si le roman donne une autre origine à ce nom :
Free Legs Diamond est un rejeton de la race Steven van Breemen, à Hilversum. Wang lui avait donné ce nom en référence à Jack Diamond, un gangster surnommé « Legs »6 pour sa rapidité à s’enfuir après un mauvais coup. Free, c’était en référence à l’impression d’affranchissement, de liberté reconquise qui se dégageait de lui quand il jaillissait, projectile d’acier bleui, à l’ouverture des paniers plombés. (Blas de Roblès 2014, 125)
13Ce nom de gangster ne suscite pas non plus la confiance. On le constate donc, les deux récits du roman sont en quelque sorte minés lorsqu’il est question de diamants.
14Dans Rex, il est tout le temps question de diamants puisque les deux Russes en fabriquent mais parmi eux se distingue un diamant exceptionnel auquel on donne, là aussi, un nom, « El Estanque » (« le Bassin ») qui va servir d’emblème et de « caution » à la crédibilité de ce couple « royal » lorsque le narrateur va vouloir faire d’eux les nouveaux tsars de Russie. El Estanque est à comprendre à ce moment-là comme « garantie » fiduciaire de la légitimité de ce nouveau tsar (qui est comme le diamant, tout à fait artificielle) : « cet immense diamant, preuve de la fortune colossale de l’homme qu’ils devaient proclamer tsar. [aquel diamante inmenso, la prueba de la vastísima fortuna del hombre a quien debían proclamar Zar.] » (Prieto 2007b, 277 / Prieto 2007a, 173). Le nom du diamant appelle une remarque rapide : « estanque » désigne un bassin construit artificiellement, ce qui va de pair avec le fait que ce diamant exceptionnel est un diamant de synthèse fabriqué par Vassily. Comme on le verra, tout est faux chez ce couple, et ce diamant n’en est que le symptôme. Le lecteur croise par ailleurs de multiples autres diamants dont le « pois chiche bleu [garbanzo azul] » (Prieto 2007b, 48 / Prieto 2007a, 31) avec lequel le narrateur est payé.
15Il y a beaucoup de comparaisons tout au long du texte – la piscine est une gemme bleue, les émeraudes servent à métaphoriser des vagues ou des yeux, etc. Le problème, c’est que presque tous les diamants non métaphoriques sont des diamants de synthèse que le couple russe essaie de faire passer pour des diamants naturels7. Le lecteur attentif – ou ayant quelques connaissances en gemmologie – peut se douter très rapidement que quelque chose ne va pas : Nelly porte des diamants taillés en cabochon (Prieto 2007b, 67 / REX, 43), type de taille pour le moins insolite pour des diamants, et le narrateur remarque la grosseur et la couleur inhabituelles de certaines pierres (Prieto 2007b, 94/ Prieto 2007a, 59). Un indice est donné au lecteur par la tournure suivante qui intervient très tôt dans le récit : « Une formation artificiellement grossie, dont les parois avaient tenu bon, grande comme un pois chiche. Bleu. [una formación engrosada artificialmente, grande como un garbanzo azul.] » (Prieto 2007b, 45 / Prieto 2007a 31, je souligne). C’est ainsi que le narrateur ayant compris le subterfuge posera simplement la question de la valeur d’un diamant artificiel à Vassily, ce à quoi ce dernier répondra, assez cyniquement : « Ils sont faux, me répondit-il, en roulant à toute allure vers la maison. Mais tu peux les vendre à très bon prix. [Son falsas –me respondió entonces, volando a casa–, pero se pueden vender perfectamente] » (Prieto 2007b, 129 / Prieto 2007a, 81). Ainsi, dans les deux romans, on ne peut pas trop se fier à ce qui normalement apparaît comme une valeur sûre, éternelle, le diamant.
16Au-delà de ces incarnations très palpables que sont les diamants et les objets de luxe, l’argent est très présent dans les deux romans mais les deux stratégies mises en œuvre par les romanciers sont extrêmement différentes. Dans L’Île, il est souvent question « de sommes folles » (Blas de Roblès 2014, 52) ou de formules équivalentes : « à prix d’or » (Blas de Roblès 2014, 44), « coût prohibitif » (Blas de Roblès 2014, 47) et « “coûteuse” encyclopédie » (Blas de Roblès 2014, 267), « dilapider sa fortune » (Blas de Roblès 2014, 68), « la douloureuse » (Blas de Roblès 2014, 71). On rencontre évidemment beaucoup de prix très importants dans le récit steampunk mais le récit périgourdin n’est pas exempt, loin de là, de préoccupations financières. Si dans le récit steampunk, l’argent n’est jamais un problème et coule à profusion, en revanche, dans le récit périgourdin plus « réaliste », la plupart des personnages se retrouvent en mal d’argent, signe que l’un des récits est l’envers de l’autre, on y reviendra.
17Dès lors, il est régulièrement mention de prix, au moins une trentaine de fois dans le roman sur l’ensemble des deux récits, avec quelques prix vagues et excessifs du type « à prix d’or » mais aussi et cela me semble plus intéressant pour notre propos, des prix avec des indications monétaires. Le lecteur croise ainsi une douzaine de monnaies différentes : « plus de quinze millions de florins », « cent mille euros », « pute à cent gourdes », « mille ducats », « deux cents roubles », « trois mille dollars », « mille dollars », « trente mille DM », « à cent euros pièce, ça fait trois mille trois cents euros », « huit cent mille drachmes / deux cent mille thalers », « trois cent mille livres australiennes », « trois cent mille livres australiennes/cinq cent mille livres », « mille dollars », « pièce de dix francs », « 40 francs », « 100 ou 120 francs », « dix florins », « dix florins », « 25 cents », « un thaler d’or », « quelques euros », « deux pièces de cinq francs », « des centaines de millions ».
18Le panorama est bien différent dans Rex où presque aucune somme n’est mentionnée sauf à deux occurrences, une mention de « 3000 dollars [3.000 dólares] » (Prieto 2007b, 199 / Prieto 2007a, 125) et lorsqu’on voit « apparaître » l’argent des mafieux : « six millions et demi de dollars en cash ?! [¿Seis millones y medio de dólares en efectivo?] » (Prieto 2007b, 136-137 / Prieto 2007a, 86). Ces deux occurrences sont les deux seuls chiffres liés à l’argent (par la suite il sera question à plusieurs reprises de « millions » sans plus de précision sur le nombre ni la monnaie). Si l’argent dans Rex semble moins concret, ou en tout cas moins « chiffré », il reste un thème fondamental dans la mesure où le mot dinero revient à près de 70 reprises dans le roman. De même, lorsque Petia demande à son précepteur quel est le thème de son livre, la réponse tombe sans appel : « Le livre parle uniquement, exclusivement de l’argent. [El libro trata única y exclusivamente del dinero.] » (Prieto 2007b, 74 / Prieto 2007a, 45). Le narrateur en réalité projette sa propre obsession pour l’argent ; d’ailleurs, à la fin du roman, les tout derniers mots corrigeront le propos précédent avec un clin d’œil assez direct à Proust :
[…] pero ahora puedo decirte que también, y según ese adagio de mi país: el tiempo es dinero, trata a su vez del tiempo ¿En búsqueda del dinero perdido? (no, vulgar y detestable. Mejor del tiempo). Tienes razón, Petia, del tiempo. (Prieto 2007a, 231)
Mais je peux ajouter, à présent, conformément à cet adage de mon pas : le temps, c’est de l’argent, il parle aussi du temps. À la recherche de l’argent perdu ? (Non, vulgaire et détestable. Plutôt du temps.) Tu as raison, Petia, du temps. (Prieto 2007b, 368)
19On a ainsi affaire à deux romans où il est tout le temps question d’argent ou presque, tout cela concourant à créer un contexte qui, d’une part, renvoie à l’origine même du paradigme fiduciaire et d’autre part, va inciter ensuite à déporter ce paradigme sur la littérature (avec tout ce qu’il charrie en termes de méfiance).
20À ce titre, L’Île du Point Némo propose au sein du récit périgourdin une anecdote à l’historicité douteuse mais qui est une vraie leçon de fiducie autour d’une manœuvre de Nathan Rothschild ; c’est Wang, le fabricant de liseuses, qui rappelle l’épisode :
Savez-vous comment Nathan Rothschild a multiplié sa fortune par vingt ? Grâce à un pigeon voyageur. L’un de ses espions, présent à Waterloo, lui a fait parvenir ainsi la nouvelle de la victoire anglaise. Prévenu avant tout le monde, cet homme avisé a manipulé la Bourse de Londres de façon à faire chuter le cours de la livre, puis racheté cette même devise à un prix défiant toute concurrence. Une fois connue, la défaite de Napoléon provoqua une hausse exceptionnelle de la monnaie anglaise, et d’énormes bénéfices pour ceux qui avaient eu l’intelligence de faire le bon choix. (Blas de Roblès 2014, 300)
21Cette anecdote illustre un cas des effets de la confiance en la monnaie et sert aussi – outre la célébration des pigeons – à rappeler au lecteur directement les enjeux de la fiducie : quand il est question d’argent, et surtout de monnaie, il est d’abord question de confiance ou de méfiance. En outre, on l’a vu, l’argent des Russes dans Rex suscite immédiatement la méfiance du narrateur.
Confiance ?
22Il faut bien reconnaître que ces deux romans sont parsemés d’éléments en lien avec le faux et le doute, ce qui doit alimenter la méfiance du lecteur. Au-delà de l’omniprésence du faux, il y a une forme d’exhibition de celui-ci. Dès la première page, le narrateur de Rex met l’accent sur toute une série d’éléments « faux » : « faux scientifiques [falsos científicos] », nobles « de lignée douteuse [de dudosa estirpe] » (Prieto 2007b, 14 / Prieto 2007a, 12). D’ailleurs, le terme « falso » et ses dérivés apparaissent une trentaine de fois dans le roman. Si le lecteur de Rex est confronté à de faux mafieux, celui de L’Île du Point Némo croise des artistes qui jouent les faux Chinois (Blas de Roblès 2014, 51), encore une fois, pour des questions d’argent, puisque se faire passer pour des Chinois dans le monde du cirque rapporte davantage. Le personnage de Grimod a le nom d’une figure historique bien connue, dans l’histoire de la cuisine mais aussi pour son goût de la supercherie, thème développé tout au long du roman. Cette emprise du faux peut être parfois ironique comme, lorsqu’au cours d’un numéro de cirque, c’est une balle à blanc, une fausse balle donc, qui se révèle vraie et tue ainsi le prestidigitateur (Blas de Roblès 2014, 52). Dans le même roman, il est aussi question de fausses reliques (Blas de Roblès 2014, 77-78) ou de tricher sur les sites de rencontres (Blas de Roblès 2014, 71). Cependant, le meilleur exemple de faux reste le faux Paris reproduit à Tianducheng (qui existe vraiment !) et qui sert aussi de lien entre les deux récits. Ce faux Paris est décrit ainsi dans le récit steampunk :
Rien ne manquait à cette réplique grandeur nature de la ville, ni la tour Eiffel, qui se dressait au-dessus de vrais immeubles haussmanniens, ni les entrées de métro, ni même les fontaines Wallace. À y mieux regarder, cependant, quelque chose offusquait l’esprit, provoquant la nausée : aucun de ces édifices n’était au bon endroit. […] Aux Deux Magots, un ivrogne au front bombé écrivait des poèmes devant un verre d’absinthe ; à une table du Café de Flore, on pouvait engager la conversation avec un philosophe reconnaissable à son strabisme divergent.
Des centaines de figurants à peau blanche contribuaient ainsi à l’authenticité de ce gigantesque jardin d’acclimatation, les concepteurs n’ayant pas lésiné sur la dépense. […] On y voyait de faux lecteurs autour de faux libraires cachectiques classant des piles de faux livres. (Blas de Roblès 2014, 216-217)
23Dans le récit périgourdin, Wang y a acheté un appartement :
Lorsqu’il en aura fini avec la France, dans deux ans, peut-être trois, Wang compte retourner travailler en Chine. Pas n’importe où, à Hangzhou, près de Shanghai. Il finit de payer un grand appartement sur les Champs-Élysées de Tianducheng, la « ville céleste » que le consortium Guangsha a fait sortir de terre sur un district de vingt kilomètres carrés. Il y a déjà la tour Eiffel, l’Arc de triomphe, tout un réseau d’avenues pavées et de jardins à la française. De beaux immeubles neufs, bien alignés comme les dents d’un peigne. C’est Paris, mais Paris en mille fois mieux, Paris libéré de sa banlieue et de ses Parisiens. (Blas de Roblès 2014, 125-126)
24Ce faux Paris semble une forme d’apothéose ironique du faux (on notera la présence des figurants qui contribuent à « l’authenticité »). De manière générale, tout semble gagné par le faux, si bien que le lecteur peut finir par être d’accord avec Verity, fille de Lady MacRae au prénom ô combien signifiant, lorsqu’elle a cette formule terrible : « ni vrai, ni faux, juste dépourvu de sens » (Blas de Roblès 2014, 298).
25Le narrateur de Rex participe de cette omniprésence du faux et de la supercherie puisqu’il ment aussi et se fait passer pour un précepteur expérimenté alors qu’il n’a jamais exercé cette profession. Non seulement, il ment mais il en fait même un précepte pédagogique : « Quelle était ma profession, s’enquit-il, quelles études avais-je suivies ? Je lui mentis, comme je te recommande de le faire, toujours, dans une telle situation. [¿Cuál era mi profesión, inquirió, cuáles habían sido mis estudios? Le mentí, como te recomiendo que hagas, siempre, en situación semejante.] » (Prieto 2007b, 66 / Prieto 2007a, 42). Précepte qui est répété un peu plus tard avec une construction syntaxique qui, en isolant le verbe mentir en fin de phrase, le met d’autant en évidence : « Je préférai, et je te conseille vivement d’en faire toujours de même, Petia, mentir. [Preferí, y es algo que te aconsejo encarecidamente que siempre hagas, Petia, mentir.] (Rex, 266 / Prieto 2007a, 167).
26De manière générale ce narrateur passe son temps à mentir ou à dissimuler : on ne saura que tardivement qu’il est cubain par exemple. Lors de la première rencontre avec le père, il fait semblant d’avoir l’air intimidé. Cependant, on ne sait pas trop qui manipule qui, notamment lorsque le narrateur tombe amoureux de la mère, est-ce que ce n’est pas elle (décrite d’emblée en femme fatale) qui est en train de le manipuler (Prieto 2007b, 109 / Prieto 2007a, 67), surtout lorsqu’elle lui raconte qu’elle est victime de son mari ? Le narrateur qui n’en croit pas ses oreilles choisit alors une expression très significative en espagnol, « sin dar crédito » (Prieto 2007a, 66, « sans accorder de crédit », je traduis), puisqu’elle ramène le paradigme fiduciaire de manière pleine et entière.
27C’est encore le narrateur qui a l’idée de faire de Vassily un faux tsar, de le fabriquer comme Vassily fabrique ses diamants synthétiques ; Psellus parle lui-même à ce moment-là d’imposture (Prieto 2007b, 177 / Prieto 2007a, 112). Dans cette maison des Russes, plutôt que des aquariums, on préfère avoir des écrans qui montrent des poissons, entendre des faux chants d’oiseaux à la place des vrais : il y a une vraie passion de l’artifice8. Comment ne pas être soupçonneux dans un monde où il faut « manœuvr[er] parmi les fluides de la méfiance [maniobr[ar] por entre los fluidos de desconfianza] » (Rex, 246 / Prieto 2007a, 154) ?
28Le faux et le douteux constituent dans les deux romans une sorte d’interface entre le paradigme de l’argent et celui de la littérature. Chacun convoque une citation pour inciter à la méfiance vis-à-vis des apparences. Au cours d’une description d’une salle de spectacle rococo avec stucs et trompe-l’œil, c’est Shakespeare qui apparaît dans L’Île du Point Némo, au travers d’une célèbre citation extraite du monologue de Jaques dans As you like it, « Le monde entier […] est une scène de théâtre. ». C’est une citation de Berkeley qui est placée en exergue de Rex, « Les choses sont telles qu’on les perçoit. [Las cosas sont tal como se perciben.] » (Prieto 2007b, 7 / Prieto 2007a, 7) ; cette formule est citée à nouveau à l’intérieur du roman et en latin cette fois-ci, et commentée par le narrateur au moment où il s’agit de choisir la devise de Vassily, aspirant à devenir tsar :
Una propuesta escueta y franca de la impostura: “Esse est percipi.” En el sentido de: si percibes un Rey, si aparece frente a ti un hombre con el continente de rey, la mirada augusta de un Rey y la parquedad sentenciosa de un Rey, no pongas en duda de que estas ante un Rey o un Príncipe. (Prieto 2007a, 177)
Une annonce nette et franche de l’imposture : Esse est percipi. Entends par là : si tu perçois un roi, si un homme aux allures de roi se présente devant toi, avec son auguste regard de roi, la solennelle réserve d’un roi, ne mets pas en doute le fait que tu es en présence d’un roi ou d’un prince. (Prieto 2007b, 284)
29On peut lire cette formule de manière ironique car tout est faux dans ces apparences mais on peut aussi en faire une lecture très littérale puisque, in fine, les apparences s’imposent comme « vérité » : en somme il faut/faudrait se fier aux apparences. Par ailleurs, comme Psellus n’est pas fiable du tout, tout cela n’aide pas à construire un climat de confiance. Ajoutons que dans L’Île, à la fin du roman, il est aussi question de sociétés secrètes qui agissent dans l’ombre : ce soupçon de complotisme peut encore alimenter la méfiance.
Déport du fiduciaire sur le littéraire
30Les deux romans ont aussi en commun une forte dimension métatextuelle. Dès lors, le paradigme fiduciaire qui porte sur les diamants, les monnaies et l’argent va finir aussi par « déteindre » sur les textes. Je commencerai par interroger les métaphores que le texte suscite.
31Dans Rex, on observe très explicitement une équivalence entre diamant et roman/littérature. Le narrateur, en plus d’être obsédé par un livre est aussi obsédé par celui qu’il nomme le commentateur, qui fait concurrence à l’Écrivain et qui falsifie la littérature. Le roman est émaillé de citations et d’évocations qui sont attribuées au livre de l’Écrivain : l’essentiel de ces allusions renvoie à la Recherche de Proust, mais il y a aussi des fausses citations ou des citations apocryphes qui proviennent d’ailleurs et qui posent problème. Au début du 6e commentaire (le roman étant structuré en 12 commentaires, nous nous trouvons donc en plein milieu du roman), le narrateur critique la pratique du commentateur :
Indistinguibles a primera vista de un texto original a los del apostillador, el comentarista. Que sometidos a un análisis isotrópico, leídos de derecha a izquierda, comenzando por la última palabra, a la manera de esos prodigios de memoria de la India, no se hallaría en sus párrafos fractura alguna, falla en la que la luz bajo otro ángulo, como en un cristal limpio. […] Perlas cultivadas, micas moscovitas, cristales metamórficos, que terminaban brillando como con luz natural y para lo que disponía de textos muy bellos, gemas ajenas que no dudaba en trocear en lo profundo de su gabinete. […] Un tesoro, la rica copia de piedras preciosas que llegarían hasta nosotros y serían admiradas sólo así, truncas e insertadas en sus comentarios. (Prieto 2007a, 93)
Impossible, à première vue, de distinguer d’un texte original ceux du scoliaste, du commentateur. Soumis à une analyse isotrope, lus de droite à gauche, en commençant par le dernier mot, comme le font ces prodiges de mémoire en Inde, ils ne livreraient pas la moindre fracture entre leurs paragraphes, pas la moindre faille où la lumière pourrait se faufiler sous un autre angle : comme un cristal immaculé. […] Des perles de culture, des micas moscovites, des cristaux métamorphiques qui finissaient par briller d’une lumière apparemment naturelle, car il disposait pour cela de beaux textes, des gemmes ayant appartenu à d’autres et qu’il n’hésitait pas à découper dans les profondeurs de son cabinet. […] Un trésor, la riche copie de diamants qui parviendraient jusqu’à nous et ne seraient admirés qu’ainsi, tronqués et insérés dans ses faux textes de commentateur. (Prieto 2007b, 149-150)
32Cet extrait mélange complètement l’isotopie de la gemmologie avec le monde du texte pour glisser vers une sorte d’équivalence « diamant = texte ». Les propriétés de l’un deviennent ainsi transposables à l’autre. Or, comme dans le roman, tous les diamants sont synthétiques, manipulés et ne sont pas des diamants naturels, cela incite à voir les textes de la même manière : manipulés, retouchés, amendés. Par la suite, le roman relance cette équivalence en associant pierres précieuses et auteurs : « un diamant chez Eschyle (là où, à notre grande surprise, faisant un immense bond en arrière, il inclut les Perses), un rubis chez Stevenson, une magnifique pierre bleue chez Poe [aquí un diamante en Esquilo (que es donde incluye, de manera asombrosa y en un largo salto hacia atrás, a los persas), allá un rubí en Stevenson, una preciosa gema azul en Poe] » (Prieto 2007b, 348 / Prieto 2007a, 216). Enfin, ce n’est sans doute pas un hasard si c’est un joaillier qui lance une calomnie contre l’Écrivain (Prieto 2007b, 361 / Prieto 2007a, 226). Je convoquerai un dernier passage qui fait le lien entre diamant et texte littéraire :
[…] habríamos eliminado cualquier comentario o texto de sus mentes capaces de enturbiar la visión de aquel diamante inmenso, la prueba de la vastísima fortuna del hombre a quien debían proclamar Zar. (Prieto 2007a, 172-173)
[…] nous aurions éliminé de leurs esprits tout texte, tout commentaire susceptible de troubler la vision de cet immense diamant, preuve de la fortune colossale de l’homme qu’ils devaient proclamer tsar. (Prieto 2007b, 277)
33Le lecteur est donc invité à mettre sur le même plan les diamants et les textes de manière générale et a fortiori celui du roman ; comme on ne peut pas se fier aux diamants du couple russe, les textes sont par conséquent à considérer avec méfiance, leur provenance n’est pas forcément celle qui semble affichée.
34 Le livre obsédant du narrateur monomaniaque ressemble beaucoup à la Recherche, ce n’est pas un hasard : dans les pastiches de l’affaire Lemoine, Proust raconte une histoire de faussaires de diamants : ces pastiches (qui sont donc des « faux ») sont autant qu’À la recherche du temps perdu, la « vraie source » du roman de Prieto9.
35 Dans L’Île du Point Némo, le jeu de métaphores et d’équivalences est plus complexe. En tout cas, littérature et économie sont bel et bien liées. Ce lien entre la littérature et l’économie (voire la finance) se traduit souvent par une dimension politique et on trouve ainsi parmi les lectures faites aux ouvrières « L’économie politique de Flores y Estrada » (Blas de Roblès 2014, 46, en réalité le Curso de economía política de Álvaro Flores Estrada) et John Stuart Mill (Blas de Roblès 2014, 100), le tout assaisonné de Marx, Bakounine, Proudhon (Blas de Roblès 2014, 98), Engels et Kropotkine (Blas de Roblès 2014, 100). Le directeur d’usine chinois qui fabrique des liseuses B@bil books, quant à lui, est l’incarnation même du capitalisme tardif, qui n’est là que pour « faire de l’argent » avec n’importe quoi, et pourquoi pas la littérature. S’il a maintenu le système de lecteurs pour les ouvriers ce n’est pas par amour pour les beaux textes :
Le nom de l’auteur, un feuilletoniste du siècle passé, lui échappe déjà ; en tout cas, les ouvriers ont paru captivés, sans pour autant lever les yeux de leur ouvrage. Les premiers chiffres étaient formels : loin de ralentir la production, cette lecture l’augmentait. Même les allées et venues aux toilettes avaient diminué. (Blas de Roblès 2014, 21)
36Les liseuses que propose Wang ne contiennent que des livres libres de droit bien entendu et il n’hésite pas à les commercialiser même lorsqu’elles sont atteintes par un virus mis au point par le personnage de hackeur, Fabrice. Un hackeur qui trouve insupportables certaines pratiques de pillage : « Les salauds qui dirigent cette boîte [Scroogle] ont fait croire durant des années qu’ils numérisaient les bibliothèques de la planète pour mettre gratuitement leur contenu à disposition des internautes. Et voilà que du jour au lendemain, l’accès à des millions de livres devenait payant. C’était honteux » (Blas de Roblès 2014, 111). C’est assez ironique de la part de Blas de Roblès, de faire allusion à Google en utilisant le nom de « Scroogle », à savoir un service anti-Google qui, de 2003 à 2012, permettait d’avoir accès aux résultats de Google mais sans les cookies de Google, bref, de surfer efficacement sans payer de rançon à Google en termes d’informations personnelles. Google a eu raison de Scroogle en l’empêchant d’accéder à ses résultats à coup de DDoS (Distributed Denial of Service), méthode utilisée dans le roman par Fabrice et ses acolytes contre la firme du roman qui siphonne les livres. On voit ainsi comment Blas de Roblès réécrit toute l’histoire de cet épisode d’internet en inversant exactement les faits « historiques »10. Fabrice va en effet produire un programme qui mélange de façon aléatoire le contenu de tous les livres présents dans les liseuses de B@bil books. Voilà le résultat (j’indique entre crochets les auteurs véritables des segments) :
Wang lut quelques lignes censées appartenir au texte des Misérables :
— Il proposa tout de suite son entremise, en ami obligeant. Mais elle refusa [Zola]. Alors il s’aperçut qu’elle pleurait. [Hugo] Elle lui désigna du doigt Mademoiselle de Verneuil : [Balzac] « En Laponie, en Tartarie, en Amérique, c’est un honneur que de prostituer sa femme à un étranger. » [Sade] En entendant cela, il se mit à trembler comme une femme adultère sous le regard de son époux. [Flaubert, avec de légères adaptations11]
— Et alors ?
— Vous ne voyez pas ? s’étrangla le responsable technique, mais ça mélange tout ! Zola, Hugo, Balzac, Flaubert… Chaque fois qu’on ouvre un livre, la machine pique des phrases au hasard dans tous les autres et recompose une page sans queue ni tête. J’ai testé l’ensemble, tous les titres sont infectés ! (Blas de Roblès 2014, 362)
37Ces liseuses sont donc peu fiables, on l’aura compris. Bien entendu, L’Île du Point Némo est aussi un roman sur le cauchemar que représente la liseuse électronique pour l’écrivain même si Blas de Roblès est un écrivain passionné par les potentialités du numérique. Et après tout, son roman ne fait pas autrement : il « pique » (ou « emprunte » pour rester dans le fiduciaire) des éléments un peu partout et les recombine : Canterel vient de Locus Solus de Roussel, il y a du Jules Verne, du Dumas, du Thomas Mann, etc. Rex ne procède pas autrement, et le lecteur rencontre à la fin du roman une formule qu’on peut lire de manière métatextuelle : « la supercherie d’amalgamer plusieurs écrivains en un seul [la falacia de amalgamar muchos escritores en uno] » (Rex, 363 / Prieto 2007a, 227).
38Par ailleurs, les liseuses12 de chez B@bil books sont aussi l’occasion de dénoncer une économie parasite qui tourne à vide, qui ne vend que du virtuel, dont la valeur est uniquement fiduciaire en quelque sorte :
Le temps que les acheteurs ouvrent leurs e-books, ne serait-ce que pour les feuilleter, et on aurait changé trois fois de tablettes et de normes de fichiers. L’important, ce n’était même pas qu’ils achètent des livres numériques récemment parus, mais qu’ils achètent encore et encore la possibilité de les acheter. Le même système que partout ailleurs, et qui fonctionnait à vide, comme le reste de l’économie. La bibliothèque numérique n’était qu’une variation moderne du péché d’orgueil, celui de parvenus pressés d’exhiber leur prospérité, s’entourant de livres tape-à-l’œil – voire de simples reliures vides – qu’ils n’avaient jamais lus et ne liraient jamais. (Blas de Roblès 2014, 360)
39Dans le récit steampunk, l’un des personnages principaux se nomme John Shylock Holmes. Son nom renvoie bien entendu au détective mais aussi au célèbre usurier du Marchand de Venise qui exige de terribles gages comme garanties de sa confiance. Par ailleurs, le personnage romanesque de Blas de Roblès travaille pour la Lloyd’s et Christie’s mais auparavant, il a été conservateur à Oxford et cette précision intervient très tôt, comme si elle servait à poser des fondements pour la suite du roman13 :
Bien qu’il portât le nom de l’illustre détective, John Shylock Holmes n’avait hérité de cette lignée qu’un humour douteux et un sens aigu de l’expertise. Ancien conservateur de la bibliothèque Bodléienne, à Oxford, il travaillait chez Christie’s, au service des restitutions ; talents et carnet d’adresses qui lui valaient parfois de prêter son concours à la Lloyd’s pour négocier certaines affaires délicates. (Blas de Roblès 2014, 17)
40Sa trajectoire professionnelle qui le fait passer de la Bodleian à Christie’s puis à la Lloyd’s (une compagnie d’assurance, donc familière des problématiques fiduciaires) suggère qu’il est passé des livres qui se lisent aux livres sterling comme s’il y avait une forme de porosité « naturelle » entre les deux.
41Un dernier élément de L’Île me semble essentiel : le parallèle qui est fait entre les feuilles de tabac et les feuilles des livres, support de la littérature. Le parallèle se construit plus aisément en partant d’une citation de José Martí, à propos des ouvriers cigariers, qui apparait au milieu du roman, et qui a probablement été un peu retouchée par Blas de Roblès : « Certains écrivent sur les feuilles, avait-il dit pour leur rendre hommage, d’autres les roulent ; sur une table l’encre, sur l’autre la tripe et son enveloppe. De la feuille de tabac, il ne reste que le courage de celui qui la travaille, mais sur la feuille écrite il y a parfois la raison de son droit et le moyen de le conquérir. » (Blas de Roblès 2014, 209-210). Le combat pour les cigares et celui pour la littérature semble ainsi être le même et ce n’est sans doute pas un hasard. Le parallèle entre textes et cigares d’exception est posé dès le début du roman :
Ses doigts caressent ce qui ressemble à des reliures colorées de la collection Hetzel. Il y en a des milliers, comme des livres rangés à plat le long des murs de la cave où il s’est enterré vivant. Montecristo, Roméo et Juliette, Le Roi du monde, Sancho Panza, Antoine et Cléopâtre, Don Diègue, Diamant de la Couronne, Excalibur, Haleine du Jaguar, des marques qu’il avait importées, pour leur rapport plus ou moins affirmé avec la littérature, d’autres qu’il avait produites, créées de toutes pièces, Athos, Des Esseintes, Vintage Peeperkorn, Héloïse et Abélard, Raskolnikov spécial, Baskerville… (Blas de Roblès 2014, 42)14
42Le fait dans l’usine de remplacer des cigares aux noms littéraires par des liseuses, non fiables, n’est donc pas anodin : on remplace des cigares d’exception qui, par leur nom, font rêver, suscitent le romanesque15, par des objets détraqués. C’est aussi une façon de signifier que le support (la liseuse) a pris la place du contenu, de la fiction suggérée par le nom des cigares ; cela rejoint de manière inverse le propos de Wang vu précédemment pour qui l’essentiel est la vente du support et non la littérature qu’il contient. Les cigares semblent, au fond, plus littéraires que les liseuses. Peut-être faut-il leur faire plus confiance qu’aux liseuses ?
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43Se trouve-t-on, avec ces deux romans, face à une forme de méfiance envers la littérature, emblématique de la postmodernité et de la généralisation du soupçon ? Les « abus de confiance » littéraires produits par ces romans sont d’abord marqués par une dimension très ludique et joyeuse, et ne sont pas tout à fait du même ordre que ceux qui concernent les éléments financiers ou diamantaires. Dans un cas on trompe la confiance d’autrui, dans l’autre on joue entre gens de confiance (auteur/lecteur). Ces deux romans sont, en somme, des actes paradoxaux de confiance dans les pouvoirs de la littérature.