Colloques en ligne

Charline Pluvinet

Écritures en partage dans la littérature contemporaine : un geste de confiance

Trust and Collaborative Writing in Contemporary Literature

1Écrire, créer une œuvre à plusieurs exige un lien de confiance entre les créateurs, l’assurance que l’échange pourra s’établir sans mésentente ni incompréhension : un lien fort unit la création collective et la notion de confiance qui établit, étymologiquement, une relation à l’autre par le préfixe « cum ». En écrivant ensemble, on confie à l’autre et on partage le bien précieux de l’œuvre littéraire élaborée entre plusieurs mains. Ce travail en commun engage aussi par-delà une confiance dans la réussite du projet : plus exactement, une confiance en ce que la création de l’œuvre littéraire peut se conjuguer au pluriel, que l’on peut se défaire d’une vision de l’auctorialité de l’auteur identifiée par son autonomie radicale, par son individualité et partant par sa solitude.

2Les expériences contemporaines de création littéraire à plusieurs que nous voudrions évoquer s’appuient en leur cœur sur un désir de rompre avec cet isolement créateur qui s’est figé avec la modernité en idéal artistique : l’auteur comme génie solitaire affrontant l’épreuve de la création. Si les écritures collectives ont pourtant une histoire longue, que nous évoquerons brièvement, s’est mis en place à partir du xixe siècle ce que Nathalie Heinich nomme un « régime de singularité » (Heinich, 2005) en art et en littérature qui s’incarne dans l’image du génie créant son œuvre sans autre contrainte que les exigences de l’art. La confiance en la grandeur de l’œuvre s’est alors établie sur l’autonomie de la création et sur l’individualisation du créateur et de sa voix. Sans que cette vision de la création ne soit radicalement mise en question, des créations contemporaines font au contraire l’hypothèse qu’une écriture partagée est non seulement possible mais ouvrirait une représentation autre de la création littéraire.

3En effet, dans la littérature de langue française contemporaine, plusieurs projets ont conduit à la publication de romans écrits collectivement, par des regroupements, de taille variable, d’auteurs et d’autrices. Ce sont par exemple les livres collectifs qui naissent dans le sillage du groupe Inculte (revue, puis maison d’édition) comme le roman Boulevard de Yougoslavie signé d’Arno Bertina, de Mathieu Larnaudie et d’Oliver Rohe publié chez Inculte en 2021, ou encore le roman Vivre sous les tilleuls, signé d’un auteur collectif, L’AJAR (association de jeunes auteurs romands), chez Flammarion en 2016. Nous pourrions également citer le roman Subtil Béton des Aggloméré.e.s paru à l’Atalante en 2022. Ces œuvres sont portées par la croyance que la création littéraire peut naître du partage et de la collaboration. Il nous a semblé que, sur ce point précisément, la notion de confiance mise en avant dans ce dossier était éclairante pour analyser ce qui se jouait dans une écriture contemporaine que l’on pourrait dire solidaire ou encore dé-solitarisée : elle s’établit par une confiance déposée en l’autre et réciproquement par l’accueil confiant de l’autre. Notre article s’attachera plus particulièrement au roman écrit à quatre mains de Fanny Chiarello et Wendy Delorme, L’Évaporée publié aux éditions Cambourakis en 2022.

4Pour mieux situer ces enjeux contemporains et leur spécificité, nous proposons dans un premier temps de jeter un regard en arrière sur les relations de confiance qui se tissent dans quelques modalités de création littéraire partagée. En effet, les écritures collectives ne sont, bien entendu, pas l’apanage de la contemporanéité ; au contraire, elles accompagnent même la montée en individualité de la création littéraire (qui se conjugue avec une reconnaissance du droit d’auteur comme d’une responsabilité légale, voire pénale de l’œuvre) comme son envers. Deux situations se dessinent plus particulièrement dans l’histoire littéraire où l’économie des liens qui se tissent diffèrent.

5Il y a, d’une part, l’envers contestataire de l’individualité de l’auteur dans l’écriture de groupe des avant-gardes. Comme le souligne Anne Tomiche, le « fonctionnement » des avant-gardes « repose sur une mise en question radicale de l’action artistique individuelle, de l’autorité et de l’auctorialité singulières » (Tomiche, 2015, p. 171), corrélée à une contestation de l’autonomie de l’art qui se penserait comme coupé de la vie. L’engagement collectif prime alors sur les individualités qui composent le groupe, ce qui n’empêche pas que des tensions auctoriales fortes puissent éclater (le surréalisme nous l’a bien montré). Si une confiance unit alors les co-créateurs, elle semble résider dans le projet commun, la vision de la littérature qui structure le groupe et se formule dans un texte manifeste. Peut-être dans ce cas s’agit-il moins de se faire confiance mutuellement que de partager un engagement littéraire.

6L’émergence de l’auteur autonome et individualisé a également son envers désacralisé, notamment, dans le nouveau contexte de production de la littérature au xixe siècle à travers la presse, au sein du roman-feuilleton qui entraîne des écritures à plusieurs mains, telle l’entreprise littéraire d’Alexandre Dumas et Auguste Maquet. À l’âge industriel de la littérature, un partage des tâches d’écriture apparaît comme un choix stratégique pour allier quantité et rapidité dans la création littéraire : c’est une organisation du travail, une « collectivisation du processus d’écriture » (Goudmand, 2018, p. 52) qui implique que les rôles respectifs des collaborateurs soient bien fixés. Le travail en commun apparaît cependant ici plus vertical qu’horizontal : les écrivains ne jouent pas le même rôle dans la création de l’œuvre et surtout la signature auctoriale masque bien souvent la polyauctorialité créatrice au point que la relation de confiance réciproque nécessaire peut se rompre, d’une part entre les créateurs associés qui peuvent remettre en cause l’inégalité auctoriale du dispositif (Auguste Maquet engagea des poursuites judiciaires contre Alexandre Dumas pour retrouver une propriété sur les œuvres qu’il avait contribué à créer) et d’autre part entre cet auteur au pluriel qui s’affiche au singulier et le lecteur inconscient des coulisses.

7Ces pratiques collaboratives se développent dans les littératures populaires au xxe siècle (dans les genres du policier, de la science-fiction, de la fantasy à travers l’utilisation courante de house names mais aussi d’écritures en duo) tandis que dans d’autres secteurs culturels, l’organisation verticale de la création s’affirme comme mode de production pragmatique et économique :

Le travail en équipe devient un mode de fonctionnement courant au xxe siècle dans de nombreux médias : la « Méthode Marvel », mise en place par Stan Lee dans les années 1960, consiste à déléguer une grande partie de l’exécution des planches à divers scénaristes et dessinateurs afin de maintenir un rythme de production dense. De façon plus marquée encore, la production des séries télévisées mobilise des équipes composées de nombreux scénaristes et réalisateurs, qui travaillent sous la direction d’un showrunner garantissant la cohérence d’ensemble du récit. (Goudmand, 2018, p. 53)

8Dans les pratiques contemporaines, ces deux orientations des créations collectives que nous avons schématiquement dessinées n’ont pas eu les mêmes prolongements : la crise postmoderne a conduit en effet à une défiance envers les mots-formules et les manifestes définitifs des avant-gardes historiques en saisissant les impouvoirs de la littérature. Cela ne signifie pas un renoncement à la création mais un réengagement critique, voire sceptique, du crédit donné à la littérature. Si, comme nous allons le voir, des modalités de création collective se reforment, retravaillant aussi de l’intérieur les notions d’autorité et d’auctorialité, elles redonnent une place à une individualisation (ce qui n’est pas synonyme d’une appropriation) et aux relations interpersonnelles, ce qui nous semble marquer une transformation des liens de confiance qui unissent les créateurs dans une œuvre collective : l’écriture au pluriel dans la littérature contemporaine se démarque par un geste d’attention et tisse une dialectique entre soi et l’autre (ou les autres).

9Il faut cependant noter que les pratiques collectives contemporaines empruntent aussi parfois le chemin du management créatif qui joue volontiers d’une rhétorique de la confiance pour renforcer l’efficacité du collectif, rapprochant en cela la création littéraire d’autres productions culturelles – et plus largement d’autres modalités du travail en équipe. Ainsi l’autrice australienne Alice Campion, qui signe des romans best-seller dans le genre de la romance (The Painted Sky en 2015 et The Shifting Light en 2017, publiés par Random House), est le pseudonyme collectif de quatre écrivaines qui se sont rencontrées dans un club de lecture (« The Book Sluts » – sic). C’est là qu’elles décident d’écrire ensemble un roman best-seller pour financer un voyage en Russie tout en construisant un argumentaire autour de l’écriture collective pour écrire des fictions de qualité (notamment dans un ebook How to Write Fiction as a Group en 2015).

Écrire en groupe ne convient pas à tout le monde, mais pour des femmes très occupées comme nous – nous travaillons toutes, nous avons toutes une famille – c'est un excellent moyen de parvenir à écrire. [...] Nous avons constaté que l’écriture collaborative était un peu comme une équipe sportive : personne ne voulait laisser tomber les autres en ne venant pas ou en échouant à proposer quelque chose. Bien sûr, la vie peut interférer et interfère de temps en temps, mais là encore, comme dans une équipe sportive, si l’un d'entre nous est sous pression, l’autre est là pour l’aider ou faire des retouches.

De même, il semble qu'au moment où l’une d’entre nous faiblit, une autre est pleine d’idées. Il est également plus facile de résoudre les problèmes d’intrigue en groupe - après tout, quatre ou cinq cerveaux valent mieux qu’un seul, et le fait d'avoir plusieurs regards sur le manuscrit a permis à notre manuscrit d’être “incroyablement propre”, selon Random House1.

10L’efficacité narrative et commerciale n’est pas cependant au cœur des dynamiques de création collective des projets littéraires que nous avons mentionnés en introduction : il s’agit d’œuvres plus discrètes, souvent de projets plus ponctuels ou mouvants, nés de rencontres et d’envies partagées, dont les enjeux ne sont pas ceux du marché du livre et de la production.

11L’Évaporée est né en effet d’une rencontre, comme l’explique Wendy Delorme dans la préface « Écrire à deux ». Les deux romancières se rencontrent en effet pour la première fois « à l’automne 2018, au salon du livre du Mans » dans une table-ronde « sur la thématique des “littératures queer” » (Chiarello, Delorme, 2022, p. 7). Wendy Delorme avoue découvrir seulement après cette rencontre l’œuvre de sa consœur. De ce premier contact naissent « quelques échanges de mails, l’envie de dialoguer mais la distance géographique entre Lyon et Lille, nos projets d’écriture, la vie, nos relations n’ont pas laissé de place à ce qui devait un jour se déployer vraiment » (p. 9).

12L’origine du roman est dès lors plus récente et plus intime puisqu’elle s’appuie sur une confession personnelle, cependant pudique, de Fanny Chiarello qui engage immédiatement un pari de confiance envers l’autre :

Printemps 2021 : je reçois un mail de Fanny, après presque une année sans avoir échangé. Ses mots ont résonné. Elle me disait ceci : « La femme avec qui j’étais heureuse et pensais finir ma vie m’a abandonnée sans explication, il y a deux mois. J’invente chaque jour de nouveaux subterfuges pour tenir – c’est bien, ça stimule ma créativité. Je sens que j’ai besoin d’émulation, de partage, de ne pas avancer seule. Je m’en suis rendu compte hier soir et j’ai spontanément pensé à toi. […] » (p. 9)

13L’autrice place ainsi sa confiance en Wendy Delorme, c’est-à-dire une espérance résolue en ce qu’un projet partagé avec elle précisément apportera le ferment créatif dont elle a besoin. La blessure intime causée par la rupture entend ainsi se retravailler par la littérature, dans une forme de littérature de réparation qu’Alexandre Gefen a étudiée dans le contemporain (Gefen, 2017). Cependant la démarche a cela de particulier qu’elle s’ouvre à l’autre non pas seulement dans son contenu (une littérature qui serait attentive au monde), dans sa diffusion et sa réception (une littérature qui rechercherait le partage et l’empathie du lecteur) mais, en amont, dans le geste créatif lui-même qui sort de son isolement, alors même que Fanny Chiarello se qualifie d’« ermite » dans la postface. La confiance dès lors qui s’engage est un risque partagé comme le suggère Wendy Delorme : « C’est aussi cela écrire à deux : faire confiance à l’autre, qui ne sait pas elle-même si elle sait mieux que vous ». Il ne s’agit pas ainsi de gagner en qualité ou en efficacité par un travail partagé mais d’ouvrir sans filet son espace créatif à l’autre pour observer ce que l’expérience produira, tout à la fois comme résultat (l’œuvre) que comme effet sur les expérimentatrices elles-mêmes.

14Le projet que propose Fanny Chiarello s’origine directement dans son vécu personnel non pour le raconter (le livre n’est pas autobiographique) mais afin d’explorer conjointement deux regards sur un même événement : « Son idée était simple : après une rupture amoureuse, s’ensuivent deux narrations. Deux façons de vivre une même histoire, et de vivre sa fin » (p. 10). Fanny Chiarello engage l’écriture en rédigeant le premier chapitre du personnage nommé « Jenny », celle qui est quittée, tandis que Wendy Delorme y répond par une suite « écrite par un personnage qu[‘elle] inventerai[t] : celle qui est partie – l’Évaporée » (p. 10), Ève dans la fiction. L’écriture se poursuit ainsi, dans l’échange des chapitres en forme de conversation épistolaire fictionnelle, accompagnée « de réflexions sur la création romanesque » (comme le précise Fanny Chiarello dans la postface, « Des correspondances », p. 245) strictement par écrit : « Nous ne nous sommes jamais téléphoné avant d’avoir fini. Tout s’est fait par écrit, à distance. Lorsque nous nous sommes revues pour la deuxième fois, l’été 2021 à Paris, le roman était déjà quasiment terminé » (Chiarello et Delorme, p. 10). Si le ferment du projet était une première rencontre entre les deux autrices, c’est bien à travers la création littéraire que la rencontre s’approfondit réellement dans un partage de la narration et d’une réflexion sur la littérature, comme le souligne Wendy Delorme : « L’écriture est peut-être la forme la plus intime de rencontre, après le dialogue des corps » (p. 13).

15Le terme de « confiance » a une présence notable dans ce double appareil péritextuel (préface de l’une – postface de l’autre) en accord avec la double signature, il est employé une fois par Wendy Delorme dans la phrase déjà citée, puis repris par Fanny Chiarello à l’autre bout du livre en reliant cette expérience créatrice à quatre mains à l’épisode personnel vécu : « il faut beaucoup de confiance pour entreprendre ce que nous venons d’accomplir, or la confiance, c’est précisément ce que l’évaporée de ma vraie vie aurait pu ébranler durablement. Aujourd’hui, cette confiance est intacte » (p. 247). Cette épreuve de la confiance, c’est aussi ce que va explorer le roman, nous faisant suivre alternativement deux narrations à la première personne, celle de Jenny et celle d’Ève, deux personnages dont la confiance a été trahie. Jenny est celle qui subit la rupture, de façon analogue à l’autrice qui l’invente, Fanny Chiarello : brusquement, en plein milieu d’une nuit, sa compagne fuit sa maison et disparaît, ne répondant plus à ses appels. Ce départ reste incompréhensible malgré ses tentatives de fouiller dans le passé pour lui donner sens. Remontent les difficultés de leur couple, telle cette prise de conscience alors qu’elle dine avec un couple d’amies : « Ève et moi n’avons jamais su construire une telle confiance » (p. 87). L’introspection à laquelle se livre le personnage se heurte cependant au silence et à l’absence.

16Il faut le contrepoint qu’apportent les chapitres portés par Ève, écrits par Wendy Delorme, pour reconstituer la suite de non-dits (des paroles non confiées à l’autre aimée) et des épreuves qui ont conduit au départ. Ève, progressivement, déplie dans son récit un passé plus lointain ; d’abord celui d’un amour brisé lorsqu’elle a une vingtaine d’années par la mort de son amante (elle aussi disparaît mais de façon définitive puisque cette écrivaine plus âgée qui entretenait une relation adultère avec la jeune Ève, tout juste adulte, se suicide avant de publier son premier et seul roman) et par la trahison que cette dernière commet. En effet, la souffrance d’Ève résulte aussi d’une confiance bafouée non seulement par une écrivaine mais en outre par le moyen de la littérature : le roman que cette femme avait écrit, intitulé L’Amante, paru post-mortem et publié sous un pseudonyme, se présente pour Ève comme une réécriture de leur passion amoureuse sous un vernis de fiction : « ce récit réel et mensonger, dans lequel mon prénom est à peine déformé : Eva au lieu d’Ève. C’est moi, c’est mon histoire, dont elle m’a effacée en me faisant l’objet de son histoire à elle. L’invitée de l’histoire » (p. 53). Au fur et à mesure qu’Ève dévoile sa vie dans son récit, la trahison littéraire se précise révélant au public non seulement sa relation intime avec l’écrivaine contre son gré mais également les secrets confiés, notamment celui de son enfance tragique : « La seule personne à qui j’en ai parlé, adulte, l’a mise dans un roman : mon histoire d’enfance, racontée par une autre, exposée, comme un corps déformé pendu au bout d’une corde, un épouvantail triste dont personne ne sait quelles couleurs il avait avant que les pluies, le vent et les oiseaux ne lui volent son pimpant » (p. 121). L’absence de confiance que semble avoir noté Jenny plus haut s’origine ici comme Ève l’explicite :

Je l’ai haï si fort pour cette trahison, mon secret volé, transformé et livré en pâture dans toutes les librairies, que j’étais incapable d’en parler à Jenny. Les écrivains sont comme des goules, des matrices absorbant la matière de vos vies pour la remodeler en la transfigurant, de sorte qu’on ne peut protester publiquement : ceci est mon histoire, elle m’appartient. (p. 121)

17Dans le roman, Ève n’est elle-même pas écrivaine mais journaliste : liée elle aussi à l’écriture, elle se refuse à la fiction, à transfigurer les faits dans une narration littéraire et ce sentiment très fort de défiance envers les écrivains a pesé fortement dans sa relation avec Jenny. En effet, quelques pages plus loin, nous apprenons l’élément déclencheur du départ en catastrophe d’Ève de la maison de Jenny : en pleine nuit, elle se lève et tombe sur un texte rédigé par Jenny sur son ordinateur qui parle d’elle – le journal personnel que tient Jenny, et que les chapitres que ce personnage porte nous ont souvent donné à lire depuis le début du roman. Jenny est écrivaine elle aussi, poète et romancière, et la découverte s’apparente à une répétition de la trahison :

Une deuxième fois, quelqu’un avait puisé dans mon histoire d’amour matière à un roman. Une deuxième fois je devenais personnage. Plutôt que de verser le contenu d’un vase pour noyer le clavier, bousiller le bordel, j’ai attrapé mes clés de voiture […] Qu’elle écrive la fin toute seule maintenant. Je deviens page blanche et ma rage est muette, elle n’aura pas un mot. (p. 134)

18Les écrivaines de la fiction, dans la solitude de leur cabinet d’écriture, engagent une fausse écriture à deux, en faisant de l’autre malgré lui un être de papier ou, pour le formuler autrement, comme si écrire seul (c’est-à-dire ici sans le consentement d’autrui) consistait à faire l’hypothèque du lien de confiance. Le cheminement du roman est, à l’inverse, une progressive reprise de confiance, dans la relation à soi comme à l’autre, pour Ève principalement qui replonge dans son passé et fait une découverte : le manuscrit du livre de son amante de jeunesse dans lequel Ève lit une autre fin que celle de la version publiée (dans une note laissée, l’autrice avoue qu’elle a la conscience nette que la « version officielle » est une « trahison » de la vérité de leur histoire, p. 224). La décision finale du personnage d’Ève dans son dernier chapitre est sans doute assez attendue dans la dynamique du roman : celle qui a été écrite entend reprendre sa position de sujet, ce qu’elle exprime par cette phrase : « [j’avance] avec une certitude : le moment est venu d’écrire ma propre histoire » (p. 236) – et ce sera le retour final dans la maison de Jenny.

19L’enjeu du roman est celui de raconter une histoire d’amour dans son moment de crise, la rupture, et de dessiner le trajet personnel de deux femmes ainsi que leurs choix de vie : il est tourné vers l’intime, de façon délicate mais engagée aussi. Dans sa démarche et dans l’implication qu’il engage des autrices, ce roman nous semble être révélateur d’une certaine représentation contemporaine du geste littéraire. Le projet à quatre mains et la confiance réciproque que se font les autrices sont conçus de façon consonante par les deux (et la postface de Fanny Chiarello s’intitule justement « Des correspondances ») comme une expérience déterminante : « Expérience au sens où nous avons vécu quelque chose ensemble, de fort, qui nous a tenues, qui nous a habitées – pas seulement au sens de labo littéraire expérimental. Et elle nous a changées. Moi en tout cas, je peux dire qu’elle m’a changée. Dans mon rapport au texte, à l’écriture et à l’intimité entre deux êtres », dit Wendy Delorme dans la préface « Écrire à deux » (p. 7). À l’autre bout de l’œuvre, Fanny Chiarello répond : « Il n’est pas excessif de dire que Wendy, en acceptant ma proposition, a changé le cours de ma vie. Elle ne m’a pas seulement rendu mon super pouvoir un moment égaré, elle ne m’a pas seulement ouverte à d’autres approches de la littérature, elle m’a aussi ramenée en douceur parmi les autres » (p. 247).

20Les deux autrices lient ainsi le projet littéraire à l’intime, plus exactement à la relation à l’autre. Le roman explore dans la narration croisée (et notamment dans les chapitres de Jenny que nous avons moins mobilisés) le couple dans ses dynamiques et ses fragilités, cependant que l’écriture elle-même construisait un couple littéraire uni par une autre modalité de l’intimité, conçue comme tout aussi forte. La création est ainsi appréhendée comme un lieu de partage, voire de communion. En effet, une phrase écrite par Wendy Delorme nous semble symptomatique : décrivant sa première rencontre avec sa consœur, elle raconte : « Nous avons communié sur nos expériences respectives d’autrices » (je souligne ; p. 7). Fanny Chiarello explique que ce projet répondait aussi à ses aspirations artistiques d’une écriture « en mouvement » comme une « démarche empirique, qui m’engage totalement, qui engage jusqu’à mon corpus », ce qu’elle expérimente d’une autre façon par cet échange littéraire : « Aller à la rencontre d’une autrice dont l’univers et l’écriture sont si éloignés des miens se révèle une autre forme de mouvement » (p. 246). Ce mouvement vient réarticuler, sinon vraiment faire disparaître, la solitude : la solitude existentielle (« l’expérience de chaque être en ce monde est une solitude vraiment irrémédiable » dit Ève, citée à nouveau par Wendy Delorme ; p. 82) comme la solitude créatrice.

21Le geste de confiance est ainsi à l’origine de l’écriture dans un désir de refaire lien avec autrui, de tisser un partage. En ce sens, il me semble que cette confiance est moins une conséquence de l’écriture collective, l’outil nécessaire à la réalisation du projet décidé de création commune, que son impulsion première : rétablir un échange avec l’autre, ce qui implique que le résultat (l’efficacité du travail collectif) est moins important que le trajet lui-même. Cela n’exclut pas pour autant le lecteur ou la lectrice dans la mesure où, comme l’écrit Wendy Delorme (remotivant ici, il est vrai, des représentations héritées), la lecture elle-même est une « rencontre intime, lorsqu’elle se fait vraiment » (p. 9). Or cette idée de liaison que nous mettons en avant est présente au cœur de la notion de confiance, comme le souligne Christian Thuderoz dans l’introduction de l’ouvrage La confiance. Approches économiques et sociologiques : « La confiance est une relation, non une propriété attachée à tel ou tel individu. On parle donc toujours de confiance entre des individus (ou entre un individu et un groupe, ou entre des groupes). Elle ne s’active, se mesure ou ne varie que dans le lien social » (Thuderoz, Harrison, Mangematin, 1999, p. 18).

22Les enjeux du roman L’évaporée sont mieux saisis si nous envisageons cette œuvre dans le sillage dessiné par les autres romans collectifs mentionnés. Un point commun unit notamment Subtil Béton, Vivre sous les tilleuls et L’Evaporée : ces trois œuvres s’accompagnent toutes d’un péritexte qui éclaire le processus de création et revient sur l’« aventure collective » qui soutient le roman (comme la qualifie le roman Subtil Béton des Aggloméré.e.s en tête de la liste des remerciements ; Les Aggloméré.e.s, 2022, p. 429). Nous disons péritexte mais la frontière entre ce qui serait l’œuvre et son extérieur semble ici s’estomper : ces textes d’accompagnement semblent appartenir à l’œuvre. Subtil Béton se termine ainsi sur une postface qui raconte comment des ateliers d’écriture féministes non mixtes au sein de collectif militants (« pour réfléchir à ce qui coince dans les dynamiques collectives, d’un point de vue féministe » ; Les Aggloméré.e.s, 2022, p. 418) ont progressivement mené à l’écriture d’un roman par l’émulation collective et la force qui en surgit : « Nous ne nous lassons pas de cet exercice de réécriture à plusieurs mains. Il nous donne confiance, nous rend joyeuses et curieuses, plus fortes, avec l’envie de prendre soin mais aussi d’en découdre. » (Les Aggloméré.e.s, 2022, p. 420) Le roman et son univers fictionnel se tisseront ainsi progressivement du passage de mains en mains des morceaux de récits écrits. Le roman Vivre sous les tilleuls se termine également sur une postface de signature collective (comme Subtil Béton) où sont présentées les modalités de création : le travail collectif d’une nuit pour établir le premier jet du roman, dans lequel la quinzaine de membres du groupe se sont « répartis pour rédiger une première série de courts chapitres » (L’AJAR, 2016, p. 123) avant une révision d’ensemble qui efface les limites du travail de chacun. La postface insiste sur cette dimension collégiale2 : il s’agissait de permettre que « la littérature [soit] libérée de son prédicat le plus tenace – tu écriras seul » (L’AJAR, 2016, p. 126). Ce type de paratexte n’est pas présent dans le roman à six mains Boulevard de Yougoslavie mais il faut noter que, contrairement aux autres exemples qui sont soit des expériences isolées (voire inédites, comme Subtil Béton écrit à plus de quarante mains), soit une première œuvre (pour l’AJAR, il s’agit de leur premier projet collectif de grande ampleur), le projet naît dans le prolongement d’autres livres collectifs auxquels les trois écrivains, membres d’Inculte, ont participé : l’histoire même du groupe et leur démarche qui s’est exposée à plusieurs reprises opère déjà comme un paratexte préalable (Pluvinet 2020).

23L’autre élément qui unit ces œuvres romanesques réside dans les dynamiques réflexives portées par toutes ces œuvres : chacune interroge à sa manière la confiance qui se tisse entre les membres d’un groupe, du couple au collectif militant en passant par une communauté urbaine. Nous ne développerons pas l’analyse de chaque œuvre, nous contentant d’esquisser quelques éléments. Vivre sous les tilleuls est un roman du deuil, une écrivaine perd tragiquement sa fille dans un accident domestique ce qui brise tout à la fois sa propre confiance en elle comme sa confiance en l’écriture. La mort est un isolement et un repli de l’autrice mais le roman dessine un trajet de reconstruction intime (qui est en consonnance avec L’évaporée même si le récit est ici monologique : le livre est constitué de feuillets du journal intime de l’écrivaine), une progressive reliaison au monde. La question du collectif et de la confiance mutuelle nécessaire pour éviter son échec est présente au premier plan dans les deux autres œuvres. Subtil Béton est un roman d’anticipation dystopique dans une France qui aurait glissé vers un régime dictatorial : quelques groupes de résistance survivent à la répression et tentent de structurer à nouveau une insurrection. Ces résistants clandestins doivent alors non seulement lutter contre un pouvoir autoritaire mais également contre les forces internes de dissension dans les groupes qui renaissent : comment reconstituer les liens et la confiance entre les opprimées ? Ces inquiétudes s’expriment dans le roman à travers une structure chorale où chaque chapitre se focalise sur un personnage. Boulevard de Yougoslavie, enfin, relève lui davantage d’une enquête de terrain remodelée ensuite en roman. Les trois auteurs se penchent sur le projet de rénovation urbaine des années 2010 dans le quartier du Blosne à Rennes qui a engagé une prise en compte inédite des habitants du lieu : « contrairement à ce qui se fait ailleurs, celui-ci va donner lieu à une vaste consultation invitant les habitants à associer leurs voix aux décisions de la mairie » (Bertina, Larnaudie et Rohe, 2021, quatrième de couverture). Ces consultations ne se font pas sans heurts entre la population, la mairie et le cabinet d’urbanisme : tout le processus sera d’assurer le maintien d’un lien de confiance entre les différents acteurs et au premier chef les habitants du lieu (le roman s’ouvre sur une scène de présentation publique mouvementée du projet aux habitants qui tourne à la « bronca »).

24Dans ces œuvres collectives, la confiance n’est jamais un donné, elle est fragile, elle peut se briser mais elle se reconquiert par-delà les échecs tout à la fois à l’intérieur des récits et dans leur processus d’écriture : l’existence finale même du roman est la preuve d’une capacité retrouvée à agir ensemble. Cette confiance rétablie, du moins le temps de l’œuvre, est de l’ordre d’un pari : pari sur l’autre, pari sur la réussite collective, pari aussi sur la réarticulation des douleurs et des souffrances grâce au partage. Cela colore d’une autre lumière dès lors la création littéraire comme le souligne l’AJAR sur leur site dans leur présentation de leurs lignes directrices en défense des « vertus de l’écriture collective » : « Le collectif AJAR a été créé avec l’envie de déconstruire le mythe de l’écrivain.e dans sa tour. Non, l’écriture n’est pas nécessairement une activité solitaire vécue dans la souffrance. Au contraire, elle est l’occasion de partage, de laisser-aller, de joie. » Là aussi le terme de confiance revient à deux reprises :

Écrire à plusieurs : comment ça se passe ? A travers des exercices bien huilés, la plume petit à petit se détend. On apprend à faire confiance au groupe qui, de nos balbutiements, saura faire aboutir un texte fort, drôle, tragique. Le geste créatif devient plus simple, plus spontané. On s’émerveille du résultat final. On s’autorise à être fier/ère de soi, puisque cette fierté porte sur le groupe. On prend confiance, on propose de nouvelles idées, on fait avancer le groupe, en même temps qu’il nous porte. On s’aperçoit qu’il n’y a rien de définitif, tout est modifiable, tout évolue3.

25La confiance réside en définitive sans doute ici dans un certain renoncement à l’idéal du chef d’œuvre définitif et marquant les esprits pour privilégier la mobilité de l’œuvre que permet la circulation avec l’autre ou les autres, au fil d’une expérimentation plus horizontale, d’une reliaison par la littérature qui peut alors se déployer par onde jusqu’aux lecteurs et lectrices.