Colloques en ligne

Emmanuel Bouju et Alison James

Question de confiance. Avant-propos

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Sans confiance, il serait même impossible de se lever le matin.
Niklas Luhmann

1En un temps où le lexique du fiduciaire est sollicité presque toujours sur son versant négatif – défiance, discrédit, incrédulité –, placer cet atelier de recherche sous le signe positif de la « confiance » ne signifie pas pour autant se livrer à une série de considérations lénifiantes sur ce que cette notion suppose et autorise : bien plutôt, il s’agit par ce biais (« se fier à ») de revenir à la source du fiduciaire, à la fides latine – signifiant à l’origine non pas « foi » mais bien plutôt vertu d’engagement dans la cité, ou à strictement parler sociabilité rituelle autorisant une confiance réciproque (prolongement du pistis grec). Benveniste, dans son Vocabulaire des institutions indo-européennes, précise même que, bien plutôt que « confiance », fides désignerait « la qualité propre d’un être qui lui attire la confiance et s’exerce sous forme d’autorité protectrice pour qui se fie en lui » [Benveniste 1969, p. 118] : quelque chose comme le « crédit » dont on dispose, et qui sert de garantie (auprès des dieux ou de la cité). Et il ajoute qu’en rhétorique, fides désigne la crédibilité du discours. La notion est donc proche, ou complémentaire, de celles d’auctoritas et de postestas (voire de gravitas) : celui qui détient la fides (celui en lequel on place sa fides) protège et garantit, mais aussi soumet à l’obéissance.

2Il convient donc d’interroger, sans irénisme aucun, la façon dont la notion de « confiance » (accompagnée des notions liées) permet, en littérature et en critique de la littérature, d’articuler entre elles, en tant que pratique textuelle et herméneutique, la question des formations et des évolutions sociales et économiques, et celle des politiques d’échange et d’interlocution – confiance et communauté, défiance et dissension démocratiques, par exemple. Et de façon plus simple, il s’agit de se demander quelle confiance avoir, quel crédit placer, aujourd’hui, dans la littérature.

3Cet atelier de recherche est né du souhait déjà ancien que nous avions d’organiser quelque chose ensemble (après une première journée d’étude organisée par Thomas Pavel en 2008 à l’Université de Chicago), et l’idée de l’installer au Centre parisien de cette Université vient de l’expérience récente du workshop « Fiction & Belief » coorganisé par Alison James, Akihiro Kubo et Françoise Lavocat. Il est lié aussi, presque organiquement, aux premiers ateliers IUF de la Villa Finaly, coorganisés avec Loïse Lelevé et Mazarine Pingeot, sur la « dette » et le « propre » (actes réunis dans Titres d’impropriété. Dette, imposture, désappropriation) ; et enfin il fait suite aux journées d’étude organisées en février 2023 avec Frédérique Leichter-Flack à Sciences po sur le thème « crédibilité, confiance, crédit dans les récits de soi » – eux-mêmes premier volet, publié sur Fabula (https://www.fabula.org/colloques/sommaire12224.php) de ce « Colloque éclaté » sur le « paradigme fiduciaire », qui a été conçu, après l’épisode du Covid, comme autant de foyers provisoires et mobiles de réflexion collective – permettant peu à peu d’identifier un déplacement du modèle indiciaire au modèle fiduciaire, ou une superposition concurrentielle des deux.

4Notre workshop est fidèlement lié à ces travaux antérieurs, car comme l’indiquait la note d’intention initiale, coécrite avec Loïse Lelevé, il ne s’agit pas d’élaborer un paradigme rigide pour penser l’ensemble des usages actuels, en littérature, de la confiance, mais d’examiner comment, dans le contexte auquel nous sommes confrontés, l’outil critique du vocabulaire fiduciaire permet concrètement à nos exercices de pensée et de création de décrire, de comprendre et de faire dialoguer entre eux ces usages, et ainsi de penser ensemble les diverses pratiques, non pas seulement de déconstruction des propriétés et des systèmes d’autorité et d’autorisation, mais également de refondation critique, sceptique même, de la confiance. 

5Comment penser un usage éthique ou émancipateur de la confiance, en littérature, sans en replier les enjeux sur une stratégie de la crédibilité ou sur une économie du crédit ? Comment se revendiquer d’une éthique de quête de la vérité – ou, peut-être, de la sincérité – convaincante dans un contexte dit de « post-vérité », où sont remises en cause tant la distribution de la parole que les positions de savoir ? À l’inverse, peut-on se contenter de pointer les limites heuristiques ou éthiques de pratiques contemporaines de la défiance, sans prendre au sérieux leur portée subversive ?

6Voici les questions qui nous ont guidé·es, et qui se creusent très rapidement dès lors que l’on pense à la diversité des significations qui se cachent dans le mot français de « confiance » – puisque, outre son origine latine déjà évoquée, il peut par exemple se traduire, en anglais, par trust (matter of trust), confidence et même, parfois, security (au sens de to feel insecure : ne pas avoir confiance en soi). Le fameux trust anglais dérive d’ailleurs, selon Benveniste, d’une racine germanique qui le lie à l’idée de consolation (Trost, trosten). C’est aussi la racine de truth – la vérité – et de truce – la trêve, dont le monde manque cruellement en ce moment. Et puisque de son côté le Confidence Man (Con Man), prend, depuis Melville, le sens antinomique d’escroc (voir Roussin 2023), on comprend qu’il faille accorder à la notion de confiance un crédit singulier – et s’en défier un peu.

7Peut-on même avoir confiance en la confiance ? Ne vaut-il pas mieux le doute systématique ? Y compris sur les moyens mêmes de la littérature de dire les vertus et les pièges de la confiance partagée ou accordée ? Et d’établir une relation de confiance avec sa lectrice ou son lecteur ? On peut voir dans la littérature un extraordinaire répertoire de mise en garde à l’égard de la fausse confiance, ou de ses abus, car elle est peuplée de trompeurs, faussaires, agents doubles et autres pyramides de Ponzi… et « confiée » à toute sorte de narrateurs non-fiables. Aussi bien l’essai de Pierre Senges récemment paru (Epître aux Wisigoths) en appelait-il, avec raison (et humour), à faire de la littérature le moyen de « se méfier de la séduction immédiate des faits, à commencer par le fait d’être vivant, comme si être vivant était le meilleur atout pour comprendre l’existence » (Senges 2023, p. 52-53).

8En guise d’extraits de ce répertoire et d’introduction au questionnement, nous proposons une courte série d’épigraphes, s’ajoutant à celle de cet avant-propos – « Sans confiance, il serait même impossible de se lever le matin » (Luhmann 2006, p. 1) – qui a la clarté de l’évidence (c’est une des formes de la sollicitation de confiance), et qui a la vertu de constituer l’épitomé prosaïque de tout l’édifice théorique d’un grand sociologue de la confiance systémique.

9La première épigraphe de l’atelier est – classiquement – de Walter Benjamin : tirée d’un texte relativement peu connu (extrait de Sens unique, sur l’inflation allemande), elle fait un écho frappant à la crise de la « confiance inconditionnelle » qui marque si cruellement les temps présents et menace de les faire ressembler chaque jour un peu plus à ceux qu’a connus l’Europe cent ans plus tôt :

Toutes les relations intimes entre les êtres reçoivent une clarté perçante qui est presque insupportable, et dans laquelle elles peuvent à peine tenir. Comme, en effet, l’argent se trouve, de manière hégémonique, au centre de tous les intérêts vitaux, et que, par ailleurs, il constitue la frontière où s’arrête presque toute relation humaine, disparaissent de plus en plus, dans le domaine naturel comme dans celui des mœurs, la confiance inconditionnelle, le repos et la santé. (Benjamin 2007, p. 155)

10La confiance inconditionnelle est aussi censée caractériser la relation à « l’université » et au fait de « professer », comme le commentait Derrida dans L’université sans condition (Derrida 2001, p. 12) – relation qui n’a cessé de souffrir, ces dernières années, des questions d’argent.

11La deuxième épigraphe est de Paul Valéry (cité par Jean-Michel Rey 1991, p. 158) et elle a cette dimension inquiétante d’une énonciation fantomatique qui distend les limites de cette « clarté perçante » que déplorait Benjamin, aggrave la mauvaise santé physique et morale des sociétés européennes, pour associer l’une aux autres : crise des représentations, des valeurs et du langage – jusqu’à rabattre la confiance (Fiducia dévorant, tel Chronos, ses propres enfants) sur les mystérieuses et vagues, ou plutôt sur les ruineuses « crédulités » :

Europe expirante in media insanitate
Fiducia dévorant ses enfants – (Justice, Vérité, etc.)
Le crépuscule des infinis – (Le Monde Fini)
Les divinités neuves – (Energie […])
Grandeur et décadence de la Parole. Ubiquité, ruine des formes (logique et beautés) – la confiance – Crédulités.

12Et la troisième et dernière épigraphe prolonge et déplace aux temps très contemporains cette inquiétude qui touche à l’articulation, dans le langage même, entre économie, morale et politique, et confronte la possibilité ultime et minimale d’une vraie « confiance » aux défis immédiats du temps, qualifié par son autrice, Shoshana Zuboff, d’« âge du capitalisme de surveillance » :

L’âge du capitalisme de surveillance […] nous apprend la manière dont nous ne voulons pas vivre. En tentant de les détruire, il nous enseigne la valeur irremplaçable de nos réussites morales et politiques les plus considérables. Il nous rappelle que la confiance partagée est le seul vrai refuge contre l’incertitude. Il démontre que le pouvoir indompté par la démocratie ne peut que conduire à l’exil et au désespoir. (Zuboff 2020, p. 694)

13C’est donc pour partager la confiance et célébrer le fait (même suspect) d’être vivants, que nous avons réuni ici neuf articles issus des communications de l’atelier de recherche, augmentés du texte original de Pierre Senges, « Le salut par l’escroc », écrit spécialement pour la « carte blanche » qui lui était accordée, ainsi qu’à Olivia Rosenthal (déjà présente au Fiducia 1) dont la prestation, intitulée « Une lecture à espaces de confiance » (à partir de On n’est pas là pour disparaître), reste dans nos mémoires mais pas dans ce dossier.

14Peut-on encore avoir confiance en l’avenir ? L’article d’Ian James soulève directement cette question qui tourmente nos sociétés, face à la crise climatique, aux défis politiques et économiques actuels, et au manque de fiabilité des solutions technologiques et institutionnelles proposées. Il revient ensuite à l’œuvre de Proust, qui permet d’entrevoir une autre conception de la confiance : à la confiance en l’avenir trahie, trompée ou irrémédiablement perdue, se substitue une confiance orientée vers le monde présent et vécue dans le rapport aux autres. Cette confiance du présent, moins proche de la structure de la promesse élaborée par Derrida que de la prophétie chez Nancy, se retrouve dans Les Années (2008) d’Annie Ernaux, sous la forme d’une participation impersonnelle et anonyme à l’existence collective. La perte de confiance en l’avenir traverse également l’œuvre étudiée par Judith Sarfati Lanter, Yucca Mountain (About a Mountain, 2010) de John D’Agata. Ce livre de creative non-fiction met en parallèle deux événements : un projet d’enfouissement de déchets nucléaires dans le Nevada et le suicide d’un jeune homme. En se confrontant à la durée de la contamination radioactive qui perturbe notre capacité à imaginer et à figurer les conséquences humaines et planétaires, la composition temporelle du texte de D’Agata replace dans le présent la question de notre dette envers les générations futures.

15L’imaginaire utopique ou dystopique de la littérature répond également à ces angoisses contemporaines, en interrogeant la possibilité même de la confiance en l’existence. Csaba Horváth analyse ainsi, dans un roman de l’écrivaine hongroise Krisztina Tóth, la représentation d’un pays atteint par les catastrophes écologiques et soumis à un régime totalitaire qui prive la vie individuelle de toute possibilité de confiance ou de liberté. En revanche, comme le montre l’article de Gaëlle Debeaux, l’anticipation de la fin du monde peut donner lieu à des fictions utopiques, où l’effondrement du monde capitaliste semble permettre l’émergence de nouvelles manières de vivre en société. Quelle confiance peut-on porter à ces récits ? C’est à travers l’analyse de deux romans d’anticipation, Après le monde (2020) d’Antoinette Rychner et Tabor (2021) de Phoebe Hadjimarkos Clarke, que Gaëlle Debeaux interroge cette tentative de refonder, après l’effondrement à venir, une croyance dans le futur. Si ces utopies romanesques s’avèrent en fin de compte peu fiables, leur vertu réside dans la narration plurielle qui ouvre des voies multiples à l’imagination.

16C’est ainsi la forme littéraire elle-même qui compense les défaillances de la confiance, comme le montre également Thomas Barège dans son étude de Rex (2007) de José Manuel Prieto et de L’Île du Point Némo (2014) de Jean-Marie Blas de Roblès. Dans ces deux romans, où il est question de sommes d’argent, de circulation économique et de commerce de diamants (faux ou volés), la mise à mal du paradigme fiduciaire semble rejaillir sur la littérature elle-même, grâce à une forte dimension métatextuelle qui assimile valeur monétaire et valeur littéraire. Cependant, les jeux littéraires sur la (non)fiabilité offrent un contrepoint ludique aux abus de confiance fiduciaires. D’une manière différente, la mise en doute de la narration dans les deux romans étudiés par Barbara Servant, Chavirer de Lola Lafon (2020) et The Blazing World de Siri Hustvedt (2014), passe par une forme chorale qui interroge le rapport complexe des femmes à la création ainsi que la confiance que nous accordons aux récits, et même à nos propre perceptions et projections. Face à ces incertitudes, il s’agit de fonder un autre pacte de confiance en faisant du roman un espace de questionnements et en révélant la complexité des personnages qui nous échappent en partie. La contribution de Loïse Lelevé souligne également l’instauration d’un contrat de lecture fiduciaire, qui affirme la possibilité d’une croyance en la littérature malgré et face à l’instabilité de nos récits sur le monde. En étudiant deux récits d’enquête, Croire aux fauves de Nastassja Martin (2019) et Un singe à ma fenêtre d’Olivia Rosenthal, Loïse Lelevé montre que l’écriture permet de faire face aux crises politiques et éthiques en renouant avec le passé, en retissant des liens avec le monde et en construisant un espace fragile de relation. Ces textes dépassent ainsi l’échec ou les faiblesses de l’enquête en construisant d’autres modalités de savoir et de vérité littéraire, qui puisent leur autorité et leur force effective dans l’instabilité et l’ouverture.

17À qui confier la responsabilité (individuelle et collective) de représenter l’histoire ? Dans un article panoramique, Oana Panaïté et Étienne Achille étudient, d’une part, l’essor des textes littéraires hexagonaux qui investissent les thématiques (post)coloniales, et, de l’autre, l’émergence des contributions théoriques élaborées par les écrivains appelés francophones. Si ces phénomènes reposent sur le postulat d’une histoire commune, partagée et partageable, et relèvent du processus de normalisation qui intègre désormais le (post)colonial dans un modèle relationnel de la littérature en français, ils soulèvent toutefois des questions relatives à la racisation implicite ou explicite des écrivains, à la différenciation de leurs compétences supposées et aux risques d’appropriation ou d’expropriation. Charline Pluvinet se penche quant à elle sur l’élaboration d’une tout autre poétique du partage, se situant au niveau de l’écriture même, dans des romans écrits collectivement : Vivre sous les tilleuls de L’AJAR (2016), Subtil Béton des Aggloméré.e.s (2022), Boulevard de Yougoslavie d’Arno Bertina, Mathieu Larnaudie et Oliver Rohe (2021), L’évaporée de Fanny Chiarello et Wendy Delorme (2022). Elle montre comment ce dernier texte, né d’une rencontre entre les deux écrivaines, engage un pari de confiance envers l’autre, dans un geste qui rompt avec l’idéologie du génie solitaire pour appréhender la création comme un lieu de travail commun – voire de communion avec l’autre. Les pratiques collectives contemporaines ont enfin en commun d’interroger, dans une démarche réflexive, les dynamiques de groupe ainsi que les frontières de l’œuvre, en privilégiant le partage, la mobilité et la circulation.

18C’est ainsi que la littérature contemporaine prend acte de la perte de confiance qui menace un monde en crise et nous incite à nous défier des discours qui abusent de notre confiance, à l’ère de l’escroquerie généralisée contre laquelle Pierre Senges nous met en garde. Mais elle nous invite aussi à penser à nouveaux frais la possibilité de la croyance en l’avenir ou dans le présent – à condition d’accorder à la littérature, à son tour ou en retour, un peu de confiance.