Nicolas Bouvier en Chine : réception, traduction et transplantation
La réception tardive de Nicolas Bouvier en Chine
1En 2016, c’est-à-dire cinquante-trois ans après sa première publication par la Librairie Droz, L’Usage du monde est publié à Shanghai par SDX Joint Publishing Company avec un titre significatif et nuancé : « 世界之道 », littéralement « Le Tao du monde ». Et seulement trois ans après, une nouvelle version chinoise intitulée « 世界之用 » [L’Usage du monde] voit le jour à Taïwan. En 2021, Chronique japonaise, « 日本笔记 » [Notes japonaises] en chinois, est sorti chez SDX Joint Publishing Company. À l’instar de ses écrits célébrant « la lenteur1 », l’écrivain du voyage suisse, « maître, ou peut-être un grand frère2 » pour nombre de travel writers, a pris son temps pour arriver en Chine : il aura fallu un demi-siècle pour que ses œuvres s’installent dans ce pays oriental.
2À part les œuvres de Bouvier sorties tardivement en Chine, la première et sans doute la seule étude chinoise sur Nicolas Bouvier remonte à 2009, au moment où Wang Yiping soutient à l’université de Fudan son mémoire de master3. Il fait une recherche panoramique sur la vie de voyages de l’auteur et analyse la trilogie issue de son voyage en Orient : L’Usage du monde, Chronique japonaise, Le Poisson-Scorpion. Cette découverte isolée et tardive révèle une réception provisoirement distante de Nicolas Bouvier en Chine, même dans les universités et les académies. Et Wang Yiping dans son mémoire nous fait aussi remarquer que Bouvier n’avait presque « aucune réputation4 » en Chine jusque-là. Mais pourquoi l’écrivain voyageur suisse est-il découvert si tardivement en Chine, si bien qu’il ne rencontre les lecteurs chinois qu’au bout d’un demi-siècle ?
3Hans Robert Jauss déclare, dans Pour une esthétique de la réception, que l’horizon d’attente des lecteurs se réfère à l’expérience préalable et à la forme/thématique d’œuvres présupposée du public5. Dans l’antiquité chinoise, plus exactement dès la dynastie des Wei et Jin (220-420), il existe déjà un certain genre de littérature de voyage qui s’appelle « 游记 [récit de voyage]6 ». Il s’agit d’exprimer les sentiments et les pensées de l’auteur en décrivant la beauté des montagnes et des rivières ; les paysages extérieurs et les émotions intérieures se mélangent dans le texte, ce qui est la caractéristique essentielle du récit de voyage chinois.
4La littérature de voyage au sens occidental est introduite dans la Chine moderne et se développe au fil des contacts avec l’Occident. Ce genre littéraire se base non seulement sur le déplacement du corps, mais aussi sur l’observation de différentes mœurs, c’est la raison pour laquelle les diplomates chinois à l’étranger créent les premières œuvres de voyage chinoises modernes qui représentent la connaissance initiale de la Chine sur le monde7. Mais il faut avouer que ces œuvres sont classées plutôt comme documents historiques que comme œuvres littéraires. Et ce n’est qu’au xxie siècle que les recherches systématiques sur la littérature de voyage au sens moderne ou occidental commencent à apparaître en Chine et la plupart de ces recherches se concentrent sur la littérature de voyage écrite en anglais : Construire la Chine : étude sur la littérature de voyage britannique moderne et contemporaine dans une perspective interculturelle de Huang Lijuan8 ; De l'île à l'empire : étude sur la littérature de voyage britannique moderne et contemporaine de Zhang Deming9 ; Étude des récits de voyage dans la littérature classique américaine du xixe siècle de Tian Junwu10, etc. Par conséquent, l’étude de la littérature de voyage en Chine en est encore à ses balbutiements et les lecteurs chinois ne sont pas encore familiarisés avec ses formes.
5La réception tardive de Nicolas Bouvier en Chine est donc liée, d’une part à la réception tardive de la littérature de voyage dans ce pays, et d’autre part à la prédilection des Chinois pour les œuvres anglophones. Dans ce cas, comment les œuvres de Nicolas Bouvier entrent-elles dans le champ de vision du public chinois ?
Deux traductions chinoises de L’Usage du monde
6Des chercheurs français ont fait remarquer que le titre L’Usage du monde de Nicolas Bouvier découlait des Essais de Montaigne qui écrit : « […] le corps et l’âme interrompent et altèrent le droit qu’ils ont de l’usage du monde, y mêlant l’opinion de science11. » Dans ce cadre intertextuel, d’un côté, l’expression « l’usage du monde » peut renvoyer, en fonction des recherches précédentes, à une façon de vivre12 ; de l’autre, le sens du mot « usage », selon Jean-Xavier Ridon, peut être interprété comme « se servir de13 ». Mais dans les deux versions chinoises, des interprétations différentes se sont imposées.
7Dans la première version chinoise, proposée par Zhi Qi en 2016, nous voyons un titre chinois à connotation philosophique et spirituelle : « 世界之道 », littéralement « Le Tao du monde ». Cette traduction typiquement chinoise ne reproduit ni strictement le titre original de Nicolas Bouvier, ni l’expression de Montaigne, le terme « usage » étant remplacé par un concept philosophique taoïste. En 2019, au contraire, la deuxième version chinoise de L’Usage du monde, traduite par Xu Lisong, voit le jour avec un titre plus fidèle : « 世界之用 ». Le mot chinois « 用 » est ambivalent, dans la mesure où il renvoie simultanément au verbe « utiliser » et au substantif « fonction ». La polysémie lexicale propose donc deux interprétations possibles du titre : « Comment utiliser le monde » ou « Quelle est la fonction du monde ».
8Au-delà des titres distincts, d’autres différences se voient dans les deux traductions. Lorsque Bouvier et son compagnon de voyage, Thierry Vernet, arrivent à Istanbul, l’auteur écrit : « […] finalement, elle lui faisait remettre un peu de monnaie que nous retournions le soir même accompagnée de billets cornéliens et fort insolents14 ». Dans cette section, Bouvier utilise un adjectif caractéristique de la culture et de la littérature françaises, « cornéliens ». La traduction de Zhi Qi simplifie la connotation complexe du terme et le réduit à un adjectif commun « 悲壮 [pathétique]15 ». En comparaison, dans la version de Xu Lisong, le terme « cornéliens » est fidèlement conservé comme « 用高乃依风格 [dans le style cornélien] »16. Parallèlement, il existe un autre exemple du même ordre, puisque le terme « bovarysme17 » apparaît également dans L’Usage du monde. La première version chinoise traduit le terme « bovarysme » par « 浪漫的幻想18 », c’est-à-dire « l’illusion romantique », alors que la deuxième traduction choisit « 包法利夫人式的19 », qui signifie fidèlement « à la manière de Madame Bovary ».
9Troisièmement, à la frontière entre l’Afghanistan et l’Union soviétique, Nicolas Bouvier écrit : « Un voyage qu’on ne souhaite à personne, le bout du monde. Zebak c’est Piogre20. » Le terme « Piogre » est un mot d’argot suisse qui indique un lieu imaginé et lointain, hors de la vie quotidienne. La première version chinoise ne garde pas cette expression familière : « 要想让谁滚得远远的就让谁去泽巴克 [Laissez n’importe qui aller à Zebak si vous voulez vous en sortir] »21. La deuxième version, en revanche, traduit mot à mot les deux lieux, « 泽巴克 » et « 漂格尔22 », totalement étrangers pour les lecteurs chinois, et ajoute une note indispensable pour comprendre la phrase à la fin du livre.
10En bref, les deux titres distincts, de même que les trois exemples ci-dessus, représentent indubitablement deux stratégies de traduction différentes concernant l’ouvrage de Nicolas Bouvier : pour la première traduction, c’est la « naturalisation » du texte étranger et pour la deuxième traduction, c’est l’exigence de fidélité vis-à-vis du texte étranger.
L’Usage du monde |
[…] finalement, elle lui faisait remettre un peu de monnaie que nous retournions le soir même accompagnée de billets cornéliens et fort insolents. |
Parfois, un accès de bovarysme, des rumeurs amusées, et une « passion » que les coupables allaient — tant on jasait dans ce microcosme — assouvir à Lahore ou à Peshawar […] |
Un voyage qu’on ne souhaite à personne, le bout du monde. Zebak c’est Piogre. |
« 世界之道 » |
我们当天就把这点小钱还了回去,还加了几张显得既悲壮 [pathétique] 又咄咄逼人的纸币。 |
有时,也会谈及某些浪漫的幻想 [l’illusion romantique] 、某些好笑的传闻 […] |
这是一趟谁都不会羡慕的旅行,无异走向世界的尽头。要想让谁滚得远远的就让谁去泽巴克 [Laissez n’importe qui aller à Zebak si vous voulez vous en sortir] 。 |
« 世界之用 » |
当晚我们就会把这个小钱送回去,还附带一张语气蛮横不逊,用高乃依风格 [dans le style cornélien] 写成的纸条。 |
偶尔会出现一些包法利夫人式的 [à la manière de Madame Bovary] 心情故事,一些让人莞尔一笑的传言 […] |
谁都不会希望别人走上那样一趟艰苦的旅行,那真是世界的尽头。泽巴克 [Zebak] ,就等于漂格尔 [Piogre] 。 |
11D’ailleurs, mettre en parallèle les deux traductions chinoises révèle aussi des divergences dues aux considérations idéologiques et politiques : quelques suppressions, compléments et substitutions par rapport au texte original se manifestent. Toutes les petites nuances des mots choisis révèlent l’identité des traducteurs et la position des éditeurs ; les discordances causées par ces facteurs d’influence non littéraires doivent également être prises au sérieux.
12Au cours du voyage à Belgrade sous régime socialiste, « haut-parleurs, ceinturons, Mercedes pleines de ruffians, bondissant sur le pavé défoncé23 », tout cela démontre à Nicolas Bouvier un dessein de la « machine du Parti 24 ». Cette expression satirique qui est intentionnellement soulignée par l’auteur dans le texte original est cependant totalement supprimée par la version publiée à Shanghai. Cette omission n’est pas due à la négligence du traducteur, car des situations similaires apparaîtront dans les chapitres suivants. Le titre moqueur de Bouvier pour désigner les leaders à Prilep, « les caïds du Parti25 », suscite aussi des divergences entre les deux traductions : la traduction de Shanghai néglige le mot « Parti » et ne conserve que « les caïds » — « 头头脑脑们 [les caïds] »26 — alors que la traduction publiée à Taïwan ajoute consciemment un adjectif « communiste » derrière le Parti — « 共党头头们 [les caïds du Parti communiste] »27.
13Dernier exemple, à Tabriz, l’écrivain de voyage mentionne sept familles originaires d’Israël auxquelles les marchands azéris et arméniens sont hostiles :
À propos de Juifs : sept familles israéliennes, déçues par Tel-Aviv, venaient précisément de s’établir ici et d’ouvrir boutique au Bazar. […] Pour une fois, les marchands azéris et arméniens s’étaient mis d’accord, et s’apprêtaient, main dans la main, à leur mener la vie dure28.
14Cette fois-ci, la version publiée par la maison d’édition de Shanghai est fidèle au texte original, tandis que dans la version taïwanaise, les « sept familles israéliennes » sont remplacées par « 七个犹太人家庭 [sept familles juives]29 ».
L’Usage du monde |
Même dégringolade lorsqu’on passait du socialisme chaleureux et réfléchi de Milovan à la machine du Parti […] |
[…] les caïds du Parti qui siègent sous les colle-mouches du Jadran sans ménager les petits verres […] |
À propos de Juifs : sept familles israéliennes, déçues par Tel-Aviv, venaient précisément de s’établir ici et d’ouvrir boutique au Bazar. |
« 世界之道 » |
Une suppression totale |
头头脑脑们 [les caïds] 坐在‘亚德里亚’酒店的粘蝇器下 […] |
说起犹太人,有七家对特拉维夫失望至极的以色列人 [sept familles israéliennes] 恰好刚刚搬到这里,并在巴扎上开了自己的商店。 |
« 世界之用 » |
这种降格也在这边显而易见,米洛凡心目中那种经过理性思维而又充满人情温暖的社会主义摇身一变,成为党的机器 [la machine du Parti] […] |
共党头头们 [les caïds du Parti communiste] 坐在亚德兰旅馆的粘蝇器底下 […] |
说到犹太人:七个对特拉维夫不满的犹太人家庭 [sept familles juives] 正好刚搬到大不里士定居,并且在巴札开了店。 |
15Qu’il s’agisse de supprimer, de compléter ou de remplacer le contenu du texte original, cela trahit, de la part des traducteurs, un processus de sélection textuel et une réflexion sur l’horizon d’attente. La traduction est une activité de réinterprétation d’un texte, qui n’incarne pas seulement la conscience de l’auteur ; elle doit être comprise comme une activité culturelle — plutôt que purement linguistique ou littéraire — dans laquelle se reflètent les tabous, les préjugés et les préférences hérités de l’Histoire.
Nicolas Bouvier en Chine
16En tant que première pierre du socle, L’Usage du monde a encouragé la maison d’édition chinoise SDX Joint Publishing Company, à concevoir une collection littéraire nommée « 旅行之道 [Le Tao du voyage] », qui a publié successivement sept ouvrages relevant de la littérature de voyage. Outre L’Usage du monde publié en 2016 et Chronique japonaise publié en 2021, il y a aussi In Patagonia (2016) et The Songlines (2017) de Bruce Chatwin, Paris, Paris : Journey into the City of Light (2016) de David Downie, Paris to the Pyrenees (2017) de David Downie, Travels with a Typewriter (2021) de Michael Frayn. En empruntant le titre du chef-d’œuvre de Nicolas Bouvier, la collection « Le Tao du voyage » a l’ambition de « présenter aux lecteurs les classiques de la littérature de voyage moderne et contemporaine30 » ; ce qui signifie que la littérature de voyage se développe et acquiert une légitimité en tant que genre littéraire en Chine aujourd’hui. D’autre part, choisir le nom de L’Usage du monde de Nicolas Bouvier, classique de la littérature de voyage en langue française, montre que l’étude de la littérature de voyage en Chine ne se limite plus aux œuvres anglaises. De ce point de vue, la publication de la version chinoise de L’Usage du monde est d’une grande importance : c’est un modèle, une sorte d’initiation, par le français, qui traduit l’« essence » du voyage moderne.
17De plus, nous pouvons préciser que les lecteurs potentiels de cette collection littéraire sont sans doute des Chinois qui ne connaissent ni Corneille ni Madame Bovary, en un mot, qui n’ont pas de lien fort avec la culture occidentale. Le groupe ciblé des lecteurs explique la raison pour laquelle Zhi Qi essaie de réduire autant que possible l’étrangeté lexicale au cours de sa traduction : les termes exotiques, tels que « cornélien », « bovarysme » et « Piogre », qui existent inévitablement dans les textes étrangers, sont probablement source de confusion pour les lecteurs autochtones. En dépit du risque de perdre les connotations culturelles du contexte d’origine, la traduction « naturalisée » permet aux lecteurs chinois d’entrer plus facilement dans la perspective du voyageur écrivain.
18Une autre façon d’éliminer l’étrangeté est de transplanter le texte dans un environnement familier. Tao, terme philosophique chinois, est traduit par François Cheng comme la « Voie », qui indique « l’immense marche de l’univers vivant, une Création continue31 ». Avec un jeu homonymique, le terme peut signifier à la fois le chemin et la parole : la Voie et la Voix. Le titre chinois « 世界之道 [Le Tao du monde] » révèle donc un métissage entre l’ouvrage de Nicolas Bouvier et la culture chinoise. Selon l’interprétation de la maison d’édition, le Tao, terme taoïste et titre de l’ouvrage de Bouvier, comprend quatre nouvelles connotations :
Le Tao, c’est la voie qui mène à un nouveau monde distinct de la vie quotidienne ; le Tao, ce sont les usages qui concilient la culture et l’histoire de différentes civilisations ; le Tao, c’est l’expérience qui intègre la vie dans une circonstance étrangère et conçoit une nouveauté ; le Tao, c’est la parole qui révèle le paysage vécu par le truchement de l’écriture et de la peinture32.
19L’écrivain « doué de légèreté33 », qui se déplace lentement avec une « volonté d’accueillir la vie telle qu’elle se présente […] qui implique le refus de toute classification, de tout jugement, politique autant que moral34 », manifeste un tel Tao du voyage : un nouveau monde, des mœurs différentes, l’expérience étrangère et la parole sincère, après tout, la Voie et la Voix. Les quatre sens du Tao correspondent donc à la création littéraire de Nicolas Bouvier qui écrit dans L’Usage du monde :
Le voyage fournit des occasions de s’ébrouer mais pas — comme on le croyait — la liberté. Il fait plutôt éprouver une sorte de réduction ; privé de son cadre habituel, dépouillé de ses habitudes comme d’un volumineux emballage, le voyageur se trouve ramené à de plus humbles proportions. Plus ouvert aussi à la curiosité, à l’intuition, au coup de foudre35.
20Cette réduction, exempte de jugement préconçu et de dogme, est considérée comme une loi essentielle qui révèle le charme du déplacement et de la rencontre : tout d’abord, marcher légèrement sur la Voie aboutissant à l’inconnu, et ensuite, parler du nouveau mode de vie à travers la Voix du cœur ouvert.
21De plus, dans l’article « La Continuité géographique et temporelle : une vision polyphonique du monde », Halia Koo indique que « Bouvier les [l’Asie et l’Europe] considère comme les deux extrémités d’un même territoire, unies par une histoire et une culture collectives36 ». Cette interprétation révèle en effet le dogme fondamental du Tao qui préconise l’union harmonieuse des deux extrémités, yin et yang 37. À l’inverse de son prédécesseur, Victor Segalen, en quête d’un exotisme pur, Nicolas Bouvier observe et savoure un monde du Tao qui est divers mais dont les éléments sont en même temps indissociables l’un de l’autre. En l’occurrence, Le Tao du monde, en empruntant le terme taoïste, peut être considéré comme une réinterprétation chinoise de « l’usage du monde » de Montaigne et de Nicolas Bouvier : il ne s’agit pas d’une « épreuve de l’étrange38 » au sens d’Antoine Berman, mais d’une intégration, d’une transplantation de cultures différentes.
22Cette tendance intégrative se retrouve dans le deuxième ouvrage de Bouvier publié en Chine, Chronique japonaise — parmi tous ses ouvrages, celui-ci reflète le mieux la relation entre la Chine et les autres civilisations du monde. Surtout dans le chapitre « L’île des Wa », Bouvier prend la Chine pour un jalon historique important dans sa compréhension du Japon, dans le sens où les Chinois « sont, dans cette partie du monde et à cette époque, les seuls à tenir leurs livres à jour39 ». Le périple de l’écrivain suisse implique ainsi non seulement l’espace mais aussi le temps — il a l’habitude d’envisager le présent à travers son passé de sorte qu’il observe les Japonais par le truchement des yeux des anciens Chinois :
Les émissaires des Wa ont des flèches dont la pointe est en os, ils portent d’amples tuniques tirées de l’écorce du mûrier dont la raideur et l’empois ont beaucoup d’allure. Leur maintien est farouche et fier, sauf lorsqu’ils s’enivrent à l’alcool de riz, chose à laquelle ils semblent enclins40.
23Nicolas Bouvier dessine un monde temporellement et géographiquement interconnecté dans lequel la Chine occupe sa place : elle n’est plus l’Autre absolu en tant qu’outil reflétant l’Europe41, mais une des cultures du monde qui peut comprendre et se comprendre par les autres. Et à travers les écrits de Nicolas Bouvier, les lecteurs chinois redécouvrent leur propre passé qui a coexisté, coexiste et coexistera avec les autres cultures.