Colloques en ligne

Dominique Combe

Vigny et le genre du « Poème philosophique » au xixe siècle

Vigny and the “philosophical poem” genre in the 19th century

1Dans la lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871, Rimbaud passe en revue les poètes romantiques : Lamartine, « quelquefois voyant, mais étranglé par la forme vieille », Hugo, « trop cabochard », mais qui a « bien vu », et surtout Musset, poète « français, pas parisien », et pour cela « quatorze fois exécrable » avec ses « apostrophes Rollaques ».

2Le nom de Vigny, mort huit ans auparavant et dont le recueil des Destinées avait été publié par Louis Ratisbonne en 1864, n’est pas mentionné, bien que Rimbaud l’ait manifestement lu, comme l’atteste l’allusion aux « locomotives abandonnées, mais brûlantes » dans la même lettre et l’expression « maison du berger », dans « Nocturne vulgaire » (voir Fongaro, 1988, p. 96-98). La poésie de Vigny, elle aussi, a été largement critiquée, mais pour des raisons inverses à celle de Musset : pour son élitisme, son style réputé abstrait et hautain, sa rhétorique démonstrative. Musset et Vigny sont les mal-aimés du romantisme, plus encore que Lamartine. Hormis Bonnefoy, lecteur de Vigny depuis ses années de jeunesse, et pour qui « la poésie française a été sauvée par Vigny, Nerval, Baudelaire, Rimbaud et quelques autres » (Bonnefoy, 2010, p. 150), très rares sont les poètes contemporains qui citent Vigny. Des générations de lycéens, jusqu’aux années cinquante, avaient pourtant récité « La Mort du loup » (tout comme, d’ailleurs, « La Nuit de mai » de Musset). Le splendide isolement aristocratique du poète à la « pensée hautaine et désenchantée, que les épreuves et les désillusions, l’hostilité de la foule indifférente, l’angoisse de la solitude morale avaient mûrie » (Maynial, 1935, p. 178), n’a certes pas aidé à la diffusion de son œuvre poétique. Et le mythe de Chatterton, « poète maudit » avant la lettre, n’a pas suffi à lui valoir les faveurs rétrospectives du public. Car c’est d’abord une certaine lassitude à l’égard de la poésie dite « philosophique » qui permet de comprendre l’« oubli » de Vigny, en dépit de sa présence dans les programmes des concours1.

Du « Poème » au « Poème philosophique »

3Dans la préface de 1837 aux Poèmes antiques et modernes, Vigny se vante d’avoir été le premier à pratiquer un genre qu’il ne nomme pas, et qu’il ne désigne que de manière déictique : « Le seul mérite qu’on ait jamais disputé à ces compositions, c’est d’avoir devancé en France toutes celles de ce genre, dans lesquelles une pensée philosophique est mise en scène sous une forme épique ou dramatique » (GF, p. 54). « Ce genre » qui n’a pas encore de nom, c’est le « Poème »2. L’appellation figure dans le titre du volume, à distinguer de celle de « poésies ». Musset intitule son premier volume de vers Poésies complètes en 1840, suivi dix années plus tard de Poésies nouvelles, Théophile Gautier, ses Poésies complètes en 1845. Mais Vigny ne publie pas de recueil de « poésies ». « Poème » est le sous-titre rhématique à une majorité de pièces du recueil (« Moïse », « La Fille de Jephté », « La Femme adultère », « Dolorida », « Le Cor », « La Frégate La Sérieuse », etc.), en concurrence avec d’autres plus ou moins conventionnels : « Mystère » (pour « Éloa » et « Le Déluge »), « Idylle » (« La Dryade »), « Élégie » (« Symétha »), ou encore, « Élévation » (« Les amants de Montmorency » et « Paris »). La catégorie revient en sous-titre aux Destinées, qualifiées par Vigny lui-même de « poèmes philosophiques ».

4La distinction entre les « poésies » au pluriel, qui accueillent souvent les genres « mineurs » ou « petits genres » lyriques, et le « Poème », au singulier et avec une majuscule, associé à l’épopée et à la tragédie, s’inscrit dans une hiérarchie poétique, au même titre que la peinture d’histoire et le paysage dans les Beaux-arts. Bien qu’il n’y ait évidemment pas de « règles » au sens ancien, les « poésies », outre qu’elles mettent en œuvre des formes plus courtes, ont en général une tonalité lyrique plutôt qu’épique ou dramatique, et traitent souvent (mais pas nécessairement) d’un sujet réputé moins noble. Elles se prêtent à l’emploi, mais de manière non exclusive, de mètres courts, comme l’octosyllabe. Le décasyllabe hérité de la tradition épique et surtout l’alexandrin restent les mètres privilégiés du « Poème ». La distinction se maintient jusqu’à la fin du siècle, et même au-delà. En 1855, Leconte de Lisle publie un volume de Poèmes et poésies ; en 1897, Mallarmé, lecteur de « La bouteille à la mer », qualifie Un Coup de dés de « Poème » dans la revue Cosmopolis.

5En 1822, quand Vigny fait paraître un recueil anonyme de Poèmes, le terme, sans être inédit, prend un sens alors nouveau, qui n’est plus tout à fait celui de l’ancien genre « héroïque » ou « tragique » de la poétique aristotélicienne. La suite de vers est en général narrative (dramatique, pour « La Prison »), descriptive, ou encore discursive. À quelques rares exceptions près (« La Frégate La Sérieuse »), l’alexandrin s’impose, en longues séquences continues à rimes plates, ou découpées en strophes. Le « Poème » au singulier, même lorsqu’il est divisé en chants, laisses ou séquences, est doté d’une forte unité thématique et formelle, qui tient au mètre, à la structure strophique, et surtout à la continuité narrative, descriptive ou discursive appelée par le sujet (voir Backès, 2003). Les « poésies », dans la multiplicité et la variété de leurs sujets et de leurs formes, appellent à être réunies dans un recueil. La composition peut en être simplement chronologique, « d’inspiration diverse et de hasard » selon la formule célèbre de Mallarmé, ou au contraire narrative ou thématique, comme Les Fleurs du mal et leur « architecture secrète ». Chez Vigny, la différence entre le « Poème » et les autres genres, comme l’« Idylle », le « Mystère » et l’« Élévation », n’est pas toujours évidente, au point que ces catégories pourraient aussi bien désigner des sous-genres du « Poème », au même titre que le « poème philosophique ».

6Dans la tradition aristotélicienne, le « Poème » désigne le « poème dramatique », c’est-à-dire la tragédie, et surtout le « poème héroïque », expression peu à peu supplantée au XIXe siècle par le mot d’« épopée ». Dans tous les cas, il s’agissait d’un « ouvrage en vers d’une certaine étendue », selon la définition du Dictionnaire de l’Académie dans l’édition de 1762, reprise par Littré en 1872. Le « Poème », dans son sens classique, donne ainsi à lire une « fable », une histoire en vers sur des sujets élevés, tirés de la mythologie, l’histoire sainte, l’histoire « antique ou moderne », et qui débouche sur une réflexion morale ou philosophique — une « moralité ». En intitulant ses compositions « Poèmes », Vigny perpétue la mémoire de l’ancienne épopée, dont le sujet, il faut le rappeler, n’était pas nécessairement guerrier ou historique, mais souvent philosophique ou scientifique, selon les modèles antiques d’Homère, Virgile ou Lucrèce, ou encore des chansons de geste médiévales, dont les romantiques s’inspirent :

Je me suis toujours trouvé le génie épique — Moïse, Éloa ont le caractère épique ainsi que la plupart de mes poèmes, à ce que je crois. Mais comme l’une des conditions de ces vastes conceptions est l’étendue, et que l’étendue en vers français est insupportable, il m’a fallu la tenter en prose : de là Cinq-Mars, Stello et Astrolabe, qui sera un poème tout épique. (J, p. 958).

7Dans la Préface aux Études françaises et étrangères, en 1828, Émile Deschamps reconnaît que Vigny, « un des premiers, a senti que la vieille épopée était devenue presque impossible en vers français » (Deschamps, 1973). Le projet narratif en prose s’inscrit dans la lignée des Martyrs (1809) de Chateaubriand, de l’Ahasvérus (1833) de Quinet, et de bien d’autres encore. Mais, pour autant, pas plus que Lamartine avec les « épisodes » de Jocelyn (1836) et de La Chute d’un ange (1838), Vigny ne renonce à la poésie d’inspiration épique. En parallèle à la prose de Cinq-Mars et de Stello, il a recours à une forme épico-lyrique en vers, dont Hugo se souviendra pour les « petites épopées » de La Légende des siècles, en 1859. Le « Poème », épopée en réduction, procède de l’épyllion antique dérivé des grands cycles épiques. Ainsi des « petits poèmes » d’André Chénier, comme « L’Invention », dont la thématique et la tonalité annoncent la deuxième section de « La Maison du Berger » :

L’auguste poésie, éclatante interprète,
Se couvrira de gloire en forçant leur retraite.
Cette reine des cœurs, à la touchante voix,
A le droit, en tous lieux, de nous dicter son choix,
Sûre de voir partout, introduite par elle,
Applaudir à grands cris une beauté nouvelle,
Et les objets nouveaux que sa voix a tentés
Partout, de bouche en bouche, après elle chantés.
Elle porte, à travers leurs nuages plus sombres,
Des rayons lumineux qui dissipent leurs ombres
[…]. (Chénier, 1998.)

8Vigny popularise ainsi le genre sous le signe duquel Louis Becq de Fouquières a placé « L’Aveugle » et « Le Mendiant » dans son édition des Poésies d’André Chénier, en 1862, un an avant la mort de Vigny, les distinguant des « Idylles » et des « Élégies », et surtout des « Poèmes » « L’Invention » et « Hermès », à vocation scientifique et philosophique. Les Poésies ont été publiées en 1819 par Henri de Latouche, avec un retentissement considérable sur la première génération des romantiques. Sainte-Beuve y a ajouté « Hermès » en 1839, ainsi que différents fragments pour sa nouvelle édition des Poésies chez Charpentier. Vigny, dès 1832, a consacré la troisième « Consultation du Docteur Noir » dans Stello à « une histoire de la Terreur », l’exécution d’André Chénier en 1794.

9Prenant acte de la lassitude du lecteur à l’égard du grand « Poème héroïque », il reprend la matière épique sous une forme versifiée (l’alexandrin plutôt que le décasyllabe épique) raccourcie et condensée, d’une longueur « moyenne » — comprise, pour ce qui est des Destinées, entre 70 (« L’Esprit pur ») et 330 vers (« La Maison du Berger », divisée en trois sections, tout comme « La mort du loup », 88 vers, et « Le Mont des oliviers », 149 vers). Bon nombre de « Poèmes » comptent entre cent et deux cents vers. Dans le recueil Poèmes antiques et modernes, à l’exception d’« Éloa » qui, divisée en trois chants, dépasse les 700 vers, la plupart comptent environ une centaine de vers. Il s’agit là d’une longueur « moyenne » selon les critères de l’époque, par comparaison, par exemple, avec les milliers de vers de Jocelyn ou de La Chute d’un ange, qui ne sont pourtant que les débris du projet plus vaste encore des Visions. Tout en traitant de sujets nobles ou sérieux relevant d’un épisode historique, mythologique ou biblique, dans un style lui-même élevé, le « Poème » se distingue par ses proportions réduites des vastes épopées humanitaires qui continuent à être publiées jusqu’à la fin du siècle, malgré un déclin progressif du genre héroïque3. Le genre du « Poème » de longueur « moyenne », hérité du XVIIIe siècle et popularisé par Vigny à partir des années 1820, a connu une large diffusion dans la poésie du siècle — du « Mariage de Roland » au « Satyre », dans La Légende des siècles, jusqu’au « Voyage » dans Les Fleurs du mal, au « Bateau ivre » et à « L’Après-midi d’un faune ». Mallarmé lui-même a conçu Un Coup de dés comme un « poème ». Ces « poèmes » sont aujourd’hui considérés plutôt comme de « longs poèmes », en comparaison avec les formes brèves et discontinues qui dominent largement le champ de la poésie française depuis les années 19204.

10L’appellation « Poèmes philosophiques » retenue par Vigny pour le recueil posthume des Destinées paraît qualifier un sous-genre du « Poème », au même titre que les adjectifs « antiques » ou « modernes », comme si Vigny avait affiné la définition du genre qu’il peinait encore à nommer en 1837, dans la préface aux Poèmes antiques et modernes. De la même façon qu’il distingue des livres « mystique », « antique » et « moderne », comme autant de variations génériques, il distingue ainsi des « poèmes philosophiques ». Mais, en réalité, l’adjectif peut sembler redondant puisque les « poèmes » du recueil de 1826 donnaient déjà peu ou prou une portée « philosophique », une « moralité » à la « fable » qu’ils racontaient ou mettaient en scène. « La colère de Samson » fait écho à « Moïse » et, réciproquement, l’« Élévation » intitulée « Paris » prépare « La Maison du Berger » par son caractère méditatif. L’expression « poème philosophique » tend finalement à se substituer à celle de « Poème » tout court. Néanmoins, dans les « poèmes philosophiques » des Destinées, le propos réflexif est sans doute plus explicite et plus développé qu’auparavant. La « fable » y importe moins que la réflexion ou la méditation qu’elle suscite et la « moralité » qu’elle délivre au lecteur. Les Destinées marquent ainsi un approfondissement des Poèmes antiques et modernes. Ainsi, à quelques exceptions près, c’est l’ensemble des Œuvres poétiques de Vigny qui pourrait être placé sous le signe du genre (ou, comme on voudra, du sous-genre) des « poèmes philosophiques », par la continuité de leur forme et leur portée réflexive, et également didactique.

Le genre didactique

11Le « Poème philosophique », en effet, relève clairement du genre didactique, dont le Dictionnaire universel du XIXe siècle de Pierre Larousse, en 1870, cherche le modèle dans Les Œuvres et les Jours d’Hésiode : « poème où se trouvent réunies des leçons de justice publique et privée, de navigation, d’agriculture, etc. », formant « en quelque sorte un manuel des connaissances utiles », et « renfermant un grand nombre de préceptes moraux ou techniques ». L’entrée « Didactique » postule une incompatibilité de l’enseignement avec le plaisir du lecteur. Fort heureusement, selon les rédacteurs,

l’exactitude des préceptes, l’enchaînement logique des différentes parties y sont voilés sous un style d’une précision élégante, sous des images variées, sous de pittoresques descriptions, sous une savante et expressive harmonie. Des épisodes choisis avec goût viennent rompre la monotonie du sujet ; et, contenus dans de judicieuses limites, se reliant à l’œuvre par une pensée morale, par un souvenir historique ou mythologique, ils apportent un charme imprévu et complètent l’enseignement.

12Ainsi, le « poème didactique » peut se définir comme « une espèce de poème qui présente au fond un enseignement régulier sous une forme agréable », conformément à la conception de Lucrèce. Il permet donc d’atténuer le prosaïsme de l’enseignement par le style, les images, le rythme du vers. Mais la versification ne suffit pas. Aristote, déjà, dès l’ouverture de la Poétique, soulignait que l’usage du vers ne fait pas le poète : « En effet on a coutume d’appeler ainsi ceux qui exposent en mètres un sujet de médecine ou d’histoire naturelle ; et pourtant, il n’y a rien de commun à Homère et à Empédocle sinon le mètre, si bien qu’il est légitime d’appeler l’un poète et l’autre naturaliste plutôt que poète. » (Aristote, 1980, p. 35.)

13Jamais le didactisme n’aura été aussi répandu que dans un siècle où, comme l’a rappelé Paul Bénichou dans Les Mages romantiques, en 1988, les poètes se sentent investis d’une mission spirituelle qui va jusqu’au « sacerdoce laïque ». Le poète s’assigne pour but d’éclairer l’humanité, il est le suprême éducateur. Le poème philosophique est donc le genre romantique par excellence, illustré notamment par Lamartine, Hugo et Quinet dans leurs épopées, dont l’ambition est justement qualifiée par la critique d’« humanitaire » (voir Cellier, 1954). Vigny ne fait pas exception : « Tous les grands problèmes de l’humanité peuvent être discutés dans la forme des vers. Je l’ai prouvé, je le démontrerai dans les poèmes quand le volume sera complet. » (J, p. 1204.) Lorsqu’elle touche aux « grands » sujets de la philosophie, de la morale, de la religion, de la science, la poésie non seulement autorise le didactisme, mais elle l’exige, selon une vocation toute religieuse au prosélytisme. Louis Renouvier, sous la Troisième République, intitule un volume Hugo philosophe ; mais c’est surtout Vigny qui apparaît comme emblématique du « poète-philosophe » selon la tradition française, au XIXe siècle. Paul Bénichou en a fait le cœur du romantisme dans une somme qui accorde une place importante au poète des Destinées :

Les objections que la poésie romantique rencontra à son apparition, et les critiques qui suivirent son déclin, ne manquent pas de mettre en cause son caractère de poésie pensante. Le poète, en ce temps-là, s’est senti requis de suppléer au discrédit du théologien et à l’insuffisance du philosophe, en méditant à sa manière propre sur tous les grands problèmes. De fait, en cette première moitié de siècle, a surgi un type de poète ayant autorité spirituelle. Une extraordinaire floraison de parole poétique s’est trouvée jointe à un magistère de la pensée. Il faut donc aborder les poètes de ce temps-là tels qu’ils sont, poètes et penseurs à la fois, et accepter le mode de pensée qui est le leur. […] Les poètes de l’âge romantique ont assumé avec un éclat particulier cette fonction pensante de la poésie : ils l’ont élevée à son niveau le plus haut sans en changer le caractère : ils n’ont pas déguisé de la pensée en poésie, ils ont fait de la poésie une méditation et une pensée ; ils n’ont pas abjuré la poésie, ils l’ont glorieusement élargie, à la dimension des inquiétudes de leur temps. (Bénichou, [1988] 2004, p. 990 et 993.)

14Bénichou précise qu’il faut entendre dans un sens large la « pensée », qui n’est pas seulement une « spéculation abstraite », mais aussi bien une « vision du monde », voire une « philosophie ».

15En 1835, alors qu’il écrit le récit Daphné, qui restera inédit de son vivant, Vigny se fixe l’objectif en poésie d’un « moraliste », au sens classique : « Ne jamais perdre de vue ce but : moraliser la nation et la spiritualiser. » (J, p. 1031.) L’année précédente, il s’était défini comme un « moraliste épique » : « ce que je suis partout (je crois), c’est moraliste et dramatique de forme, parce que j’ai l’œil pénétrant, sûr et enfoncé sous un grand front. » (J, p. 934.) La vocation didactique du « moraliste » s’exprime également à travers les récits en prose des Consultations du Docteur Noir, « Stello » et « Daphné », qui sont autant de « contes philosophiques » ou de « fables », terme également récurrent dans le Journal d’un poète. En fait de morale, il s’agit d’ailleurs surtout de la « sagesse » que les orateurs et les hommes politiques refusent au poète : « Il lui fut interdit d’enseigner la sagesse. » (« La Maison du Berger », v. 152, GF, p. 200.)

« Poésie de la pensée »

16Contre toute attente, le nom de Vigny est absent de l’essai, pourtant très riche, de George Steiner : Poésie de la pensée 5, qui cite abondamment Goethe, Hölderlin, Novalis et Rilke, Wordsworth, Coleridge et Yeats. Hugo, Baudelaire et Mallarmé, Valéry, Char et Bonnefoy y sont également cités, quoique moins fréquemment, pour la poésie française. Tous les auteurs retenus par Steiner sont héritiers d’une très ancienne tradition occidentale de la poésie philosophique, qui remonte selon lui à Héraclite et à Lucrèce. L’absence de Vigny paraît d’autant plus surprenante que George Steiner, comparatiste polyglotte et à la culture encyclopédique, porte la mémoire de la poésie européenne jusqu’à Paul Celan. Certes, pour ce qui est des romantiques français, Lamartine et Nerval ne sont pas non plus cités dans l’ouvrage ; le nom de Musset y apparaît une fois. Et il est vrai que Vigny a été sans doute moins lu et traduit dans le monde germanique, d’où Steiner est lui-même issu, que Baudelaire, Mallarmé ou Valéry. Mais surtout, Steiner fait la part belle à Dante, Goethe, Hölderlin et Nietzsche. Cet « oubli » de Vigny paraît faire sens, au regard de l’histoire de la poésie européenne. Pour Steiner, nourri de poésie allemande et anglaise, les auteurs français représentatifs d’une « poésie de la pensée » sont principalement Baudelaire, Mallarmé et Valéry.

17En France, à défaut d’être beaucoup lu aujourd’hui, Vigny est pourtant considéré par l’histoire littéraire comme le parangon d’une « poésie de la pensée », à laquelle son œuvre est tout entière rapportée, sinon même réduite. Dans le Journal d’un poète, Vigny écrit à propos des Destinées : « Poèmes philosophiques. — « J’aime la majesté des souffrances humaines. » / Ce vers est le sens de tous mes Poèmes philosophiques. / L’esprit d’humanité ; l’amour entier de l’humanité et de l’amélioration de ses destinées. » (J, p. 1219.) Valéry, à son tour, commente la phrase et dénonce en Vigny un « poète prétendu philosophe » (Valéry, 1974, p. 1072) dont la pensée est selon lui indigente : le vers « J’aime la majesté des souffrances humaines », écrit-il, n’est « pas pour la réflexion »6. Et surtout, ajoute Valéry, « la poésie n’a pas à exposer des idées » (ibid., p. 1091). C’est le fait de les « exposer », plus que les « idées » elles-mêmes, qui rend le style philosophique incompatible avec la poésie. Le genre démonstratif de la rhétorique — analyse, argumentation — se trouve ainsi disqualifié en poésie, à la suite de Baudelaire et de Mallarmé. Baudelaire, qui n’est en aucune façon hostile à la philosophie, bien au contraire, récuse en poésie le discours sous sa forme didactique et argumentative, « démonstrative », dans le genre figé du « poème philosophique » illustré selon lui non par Vigny, qu’il ne cite pas, mais par Louis Ménard, Auguste Barbier, Pierre Dupont, Edgar Quinet, qu’il tourne en dérision. Dès 1846, dans l’un de ses tout premiers articles du Corsaire-Satan, à propos de Prométhée délivré, grand « poème » de Louis de Senneville alias Louis Ménard, Baudelaire se moque du genre : « Ceci est de la poésie philosophique. — Qu’est-ce que la poésie philosophique ? — Qu’est-ce que M. Edgar Quinet ? — Un philosophe ? — Euh ! euh ! — Un poète ? Oh ! oh ! » (Baudelaire, 1976, p. 9.) Il en conclut que « la poésie philosophique est un genre faux ». De la même façon qu’en matière de morale, le critère de l’« intention », du « but » condamne la poésie philosophique, par le seul fait que celle-ci assigne au poème une finalité autre que le Beau. Dans l’article sur Théophile Gautier, en 1859, Baudelaire cite les « Notes nouvelles sur Edgar Poe », en préface aux Histoires extraordinaires : « Froide, calme, impassible, l’humeur démonstrative repousse les diamants et les fleurs de la Muse ; elle est donc absolument l’inverse de l’humeur poétique » (Baudelaire, 1976, p. 113).

18La critique de Vigny, qui doit beaucoup à Baudelaire et à Mallarmé, peut du reste avoir de quoi surprendre puisque le nom de Valéry est lui-même associé au genre de la poésie dite « philosophique », illustrée par « Le Cimetière marin » ou les « Fragments du Narcisse ». Dans son commentaire de La Jeune Parque, mis en exergue par George Steiner, le philosophe Alain écrit : « Toute pensée commence par un poème. » Il existe une proximité, voire une filiation entre Vigny et Valéry, qui font tous deux de l’exercice de la pensée le centre de la création poétique :

La pensée seule, la Pensée pure, l’exercice intérieur des idées et leur jeu entre elles, est pour moi un véritable bonheur.
[…]
Bain de l’âme, ô repos et travail à la fois : j’écoute les pas harmonieux des idées à travers les sphères de tous les mondes et dans toutes les constellations du passé et les rêves étoilés de l’avenir. (J, p. 1337-1338.)

19Valéry se livre quotidiennement dans les Cahiers à l’exercice de la « pensée abstraite », et avec la même jouissance que Vigny. L’attaque lancée contre Les Destinées est donc chez Valéry l’expression d’un combat intérieur contre la tentation d’une « poésie de la pensée ».

20Vigny ne considère pourtant pas que le poème philosophique ait une vocation spéculative, ou même théorique. « Des vrais penseurs impérissable amour » (« La Maison du Berger », v. 196, GF, p. 201), le poème philosophique doit être emporté par le « pur enthousiasme » (ibid., v. 141, p. 199), conformément à la tradition néoplatonicienne dans laquelle il s’inscrit, tout comme Lamartine ou Hugo : « Une pensée est élevée à son exaltation par le poète lyrique » (J, p. 920). Pour Vigny, la pensée à l’œuvre dans le poème, loin d’être abstraite, naît de l’inspiration et de l’imagination créatrice. « La Maison du Berger » évoque ainsi les « flambeaux divins » de la poésie (v. 144, GF, p. 199). Le plaisir procuré par le vers doit l’emporter sur « l’humeur démonstrative », qualifiée par Baudelaire de « froide, calme, impassible » : « Oui, la poésie est une volupté, mais une volupté couvrant la pensée et la rendant lumineuse par l’éclat de son cristal préservateur qui lui permettra de vivre éternellement et d’éclairer sans fin. » (J, p. 1139-1140.) L’image du cristal et du « diamant pur » et « sans rival » devient ainsi le motif central de la deuxième section de « La Maison du Berger », qui fait écho au commentaire baudelairien de « La pente de la rêverie » (« les diamants et les fleurs de la Muse »). Sous le signe de la « volupté » poétique, les pensées ou idées doivent s’exprimer de manière concrète et même physique, grâce à la forme du vers et la puissance de suggestion de l’image, qui atteignent ainsi à l’esthétique : « La beauté de la pensée a pour fin la poésie la plus parfaite qui est le plus grand effort de la pensée conservée par les langues. » (J, p. 1277.)

21Ainsi, dans le poème philosophique, le plaisir poétique naît de la mise en forme par le vers d’une pensée elle-même exaltée, intensifiée par le langage, qui en démultiplie la puissance par le lyrisme. Vigny commente la poésie de Lamartine, qu’il associe justement à la sensualité : « La Poésie. — Lamartine dit souvent que ce n’est qu’une volupté. Cela peut être pour la forme, mais qui empêche qu’elle soit une volupté couvrant la pensée et la rendant lumineuse par l’éclat de son cristal conservateur ? J’y ferai mon possible. » (J, p. 1167.) En continuité avec André Chénier et les poètes du XVIIIe siècle, Lamartine a formulé l’exigence, somme toute aussi ancienne que la poésie elle-même, d’une poésie d’idées. Dans « Des Destinées de la poésie », rédigé en 1834 et ajouté en préface à l’édition de 1849 des Méditations poétiques et du premier volume des Œuvres, il qualifie la poésie de « raison chantée » :

La poésie sera de la raison chantée, voilà sa destinée pour longtemps ; elle sera philosophique, religieuse, politique, sociale, comme les époques que le genre humain va traverser ; elle sera intime surtout, personnelle, méditative et grave ; non plus un jeu de l’esprit, un caprice mélodieux de la pensée légère et superficielle, mais l’écho profond, réel, sincère, des plus hautes conceptions de l’intelligence, des plus mystérieuses conceptions de l’intelligence, des plus mystérieuses impressions de l’âme. (Lamartine, 1836, p. 63.)

22Vigny fait directement écho à cette conception lamartinienne de la « raison chantée » :

Du génie poétique. Démontrer que c’est la raison élevée à sa suprême puissance dans le fonds et dans la forme. — Une impression violente d’indignation est reçue par le spectacle de la vie dans le cœur de Juvénal ou Dante. — Une idée est posée, née de ce sentiment… Le vers en est l’expression la plus pure. (ŒC, t. II, p. 1217.)

23Le poème philosophique permet donc le développement lyrique d’une pensée personnelle qui n’a rien d’abstrait, matrice de la création poétique :

Le monde de la poésie et du travail de la pensée a été pour moi un champ d’asile que je labourais, et où je m’endormais au milieu de mes fleurs et de mes fruits pour oublier les peines amères de ma vie, ses ennuis profonds, et surtout le mal intérieur que je ne cesse de me faire en retournant contre moi le dard empoisonné de mon esprit pénétrant et toujours agité. (J, p. 1273.)

24Alors qu’il travaille à Éloa, en mai 1829, Vigny associe étroitement « cette poésie épique et dramatique à la fois » au développement de la pensée : « Concevoir et méditer une pensée philosophique […]. » (J, p. 891.) La pensée « intime surtout, personnelle, méditative et grave » à l’œuvre dans les Méditations poétiques et dans « Tristesse d’Olympio », dans Les Rayons et les ombres, sous-tend le sous-genre lyrique de l’« Élévation », illustré par « Paris » dans les Poèmes antiques et modernes, en 1831. Dès la préface de ses Odes et poésies diverses, en 1822, Hugo déclare : « […] la poésie n’est pas dans la forme des idées, mais dans les idées elles-mêmes. La poésie, c’est tout ce qu’il y a d’intime dans tout. » Selon Baudelaire, la possibilité d’un renouvellement du poème philosophique a été ouverte par Hugo, qui laisse libre cours à l’imagination sans la soumettre à la tyrannie utilitaire de l’intellect et de la raison. Ainsi de « La pente de la rêverie », dans Les Feuilles d’automne, poème « scientifique ». Dans « La pente de la rêverie », le poète, contemplant les splendeurs du ciel, laisse libre cours à une rêverie cosmogonique sur le mouvement des astres, les origines de l’univers et de l’homme. Exaltant la portée philosophique et scientifique de ces interrogations sur le « mystère » de l’univers, Baudelaire voit en Hugo le seul poète capable de réconcilier poésie et philosophie, échappant au didactique et au descriptif :

Entre les mains d’un autre poète que Victor Hugo, de pareils thèmes et de pareils sujets auraient pu trop facilement adopter la forme didactique, qui est la plus grande ennemie de la véritable poésie […]. En décrivant ce qui est, le poète se dégrade et descend au rang de professeur ; en racontant le possible, il reste fidèle à sa fonction ; il est une âme collective qui interroge, qui pleure, qui espère, et qui devine quelquefois. (Baudelaire, 1976, p. 139.)

25Les idées sont en effet soumises au « pouvoir de transmutation » de l’imagination lyrique, qui leur confère une « intensité exceptionnelle d’émotion ». L’alliance de la pensée et du lyrisme déborde alors de toute part le cadre rhétorique étroit du « poème philosophique » comme genre. Valéry, célébrant Eurêka d’Edgar Poe, est allé jusqu’à affirmer, contre toute évidence, que la poésie française « ignore, ou même redoute, tout l’épique et le pathétique de l’intellect ». Il ajoute : « si quelquefois elle s’y est risquée, elle s’est faite morne et assommante. Lucrèce ni Dante ne sont français. Nous n’avons point chez nous de poète de la connaissance ». (Valéry, 1957, p. 856.) Pourtant, les « poèmes philosophiques » de Vigny, comme ceux de Hugo, révèlent au contraire la possibilité d’un « pathétique de l’intellect » en poésie — un lyrisme philosophique, en quelque sorte.

26La pensée intime qui se développe de manière lyrique chez Vigny dépasse néanmoins la « poésie subjective » et « horriblement fadasse » honnie par Rimbaud. Selon un lieu commun de la poétique du XIXe siècle, Vigny oppose les poètes « objectifs », « épiques et dramatiques tels qu’Homère, Shakespeare, Dante, Molière, Corneille » aux poètes « subjectifs ou élégiaques se peignant eux-mêmes et déplorant leurs peines secrètes, comme Pétrarque et autres » (J, p. 1121). Or, justement, le « poème philosophique » opère « la synthèse de tout » (J, p. 1223). Il permet de donner une forme « objective » à l’intimité « subjective » de la pensée : « Rien de plus rare, en effet, qu’un poète écrivant en vers le fond de sa pensée la plus intime sur quelque chose. Quand on y arrive et que l’on sort de ce que la poésie a de trop fardé, composé et compassé, on éprouve une secrète et douce satisfaction à la rencontre du vrai dans le beau. » (J, p. 1180.) Grâce à cette intimité toute physique avec la pensée exaltée par le chant, Les Destinées s’inscrivent dans la lignée des Méditations poétiques et des Contemplations. Le poème philosophique, pourtant historiquement lié au grand « Poème » épique et à la tradition didactique, participe encore pleinement du genre lyrique, dont il exprime et célèbre « l’enthousiasme ».