Colloques en ligne

Lise Sabourin

Lire et transmettre aujourd’hui un poème de Vigny : « La Bouteille à la mer »

Read and pass on a poem by Vigny: “La Bouteille à la mer”

1Le poème aujourd’hui se présente le plus souvent sous forme de « brèves » notations ou maximes, parfois inscrites aux parois de nos métros, aux murs de nos villes, ou d’une page de caractères — voire de calligraphies — laissant place à la blancheur du papier, à l’illustration d’une image plus parlante aux nouvelles générations. C’est pourquoi les longs poèmes romantiques apparaissent plus ardus aux lecteurs, la norme étant souvent de trois cents vers en ce début du XIXe siècle où la poésie constituait la voie royale pour un jeune écrivain, habitué scolairement à pratiquer la scansion des vers latins, à composer en alexandrins qui semblaient alors épouser tout naturellement le souffle de la phrase française.

2Vigny, qui a reçu une formation classique dès son plus jeune âge, n’échappe pas à cette tradition, mais appartient à cette génération du mal du siècle qui veut tout rénover, il l’a prouvé dans tous les genres qu’il a pratiqués (théâtre, roman, mémoires), et bien sûr en poésie, le « grand édifice de paroles » (J, [1841] 1948, p. 1147) par excellence à ses yeux. Les onze poèmes qui constituent le recueil des Destinées résultent d’années de recherche, de relectures, de corrections incessantes au point que la parution n’a pu en être que testamentaire. Cet ensemble est son message à la postérité, aussi convient-il de lever les difficultés culturelles que certains de ses poèmes peuvent constituer pour des lecteurs contemporains, de dépasser les appréhensions techniques que suscite souvent le genre poétique auprès des jeunes générations, de dégager la portée qu’il souhaitait prophétique de sa poésie.

3« La Bouteille à la mer » est un poème maritime qui reprend une thématique déjà abordée dans sa jeunesse par « La Frégate La Sérieuse », après un voyage à Dieppe, mais qui avait totalement échoué lors de ses lectures de salon, du fait de sa longueur et de ses rythmes en vers inégaux. L’idée du message confié à la mer se substitue à l’éloge de la belle traversée, comme l’annonce dès Stello le renoncement à l’action après 1830 au profit d’une œuvre à lancer dans « l’océan » de la foule (ŒC, t. II, p. 660). Le Journal du poète précise en 1842 qu’un « livre est une bouteille jetée en pleine mer » (J, p. 1187) et l’esquisse en prose de « La Bouteille à la mer » est écrite en novembre 1846, avec un découpage que les futures strophes ne modifieront guère. Le manuscrit mentionne le 27 septembre 1847 comme date d’achèvement, même si la strophe initiale sera encore ajoutée en 1853 lors d’une relecture finale en octobre au Maine-Giraud.

4« La Bouteille à la mer » est moins difficile à lire pour les nouvelles générations que d’autres grands titres de Vigny, comme « Moïse » ou « Le Mont des oliviers », car le bagage culturel nécessaire pour y accéder est moindre. C’est l’histoire d’une bouteille lancée lors du naufrage d’un bateau : thème éternel que tous peuvent comprendre. Il n’empêche que les références culturelles y sont présentes et comme toujours chez Vigny sont subrepticement clivées dans un sens personnel. Ainsi la mention du Journal de 1842 sur le livre comme bouteille jetée à la mer s’accompagnait-elle de la citation d’un « attrape qui peut », amusé souvenir d’un proverbe latin qui potest capere capiat, suggérant de chercher une leçon sous cette histoire de « duel » avec la mer, au-delà des nombreux tableaux de tempête, déluge, naufrage représentés par les peintres romantiques. Les mâts brisés évoquaient aux contemporains le souvenir de Paul et Virginie, best-seller de l’époque, et, plus intimement pour Vigny, de l’« Oceano nox » de son ami Hugo, paru dans Les Rayons et les ombres en 1840. La connaissance des anciens n’empêche pas Vigny d’être attentif à l’actualité : or de nombreuses rééditions des Voyages de Cook ont paru au début du XIXe siècle, condensées par rapport aux éditions de 1771-1781 et traductions de 1771-85. Et lui-même, apparenté par sa mère aux Bougainville, avait lu leurs deux récits de voyages (le père au détroit de Magellan, le fils au cap Horn, respectivement publiés en 1772 et 1837). Comme Chateaubriand, il emploie le pluriel des « Florides » (« La Bouteille à la mer », v. 141, GF, p. 239), car la vente par l’Espagne aux Américains n’avait eu lieu qu’en 1819. Vigny, rappelons-le, descend d’une « famille de tritons » par ses deux lignées paternelle et maternelle qui avaient beaucoup servi dans la marine sous Louis XV. Lui n’a guère voyagé, et sa géographie a plus de chance d’être épique que réaliste, mais cela ne l’empêche pas de rêver d’exotisme, comme le suggère la touche mathématique des « longs méridiens » rimant avec les « rocs indiens » (ibid., v. 25 et 28, p. 235). Il aime évoquer le « détroit Magellan », les « Brumes » qui ont fait donner le nom de « Terre-de-Feu » à cette extrémité du continent sud-américain, prend la peine de mentionner en note les « pics San-Diego, San-Ildefonso » qui « chacun porte un deuil castillan » (ibid., v. 37 et 43-46) — effectivement ces « pics noirs » furent dénommés par Diego Ramirez de Arellano à une centaine de kilomètres au sud du Chili. La navigation selon les astres, la tenue du journal de bord, le repérage des écueils pour leur évitement futur, tout cela fait partie de ce qui parle au lecteur. Et Vigny choisit cette fois un « brick » (ibid., v. 25), voilier à deux mâts, très répandu en son temps, utilisé par les pirates, les commerçants et les explorateurs, réservant à la rencontre du navire « Négrier », la « Frégate » (ibid., v. 131, p. 239) de sa jeunesse.

5Mais peu lui importent quelques invraisemblances maritimes : il affirme sa liberté de penser, de créer, sans se soucier de savoir qu’un brick ne peut porter que quarante marins, au lieu des « trois cents braves » d’une frégate, dont il ne reste « que dix » après leur lutte contre les « courants maudits » (ibid., v. 85-86 et 91, p. 237). Que le « vaisseau » tourne comme le « vol d’un milan » en un « cercle étroit » (ibid., v. 48-49, p. 236) plutôt que majestueux n’est qu’une belle image, signant la grandeur de sa détresse. La mise en panne pour bénir le pavillon relève tout autant du fantasme, chaque matelot levant son verre de champagne sur son mât : mais quelle importance, l’essentiel est de dresser ce tableau d’unité vécue dans le souvenir de « son pays lointain » (ibid., strophes IX et X). L’inversion subtile du sens traditionnel se voit aussi dans l’assimilation de la bouteille qui « vient de l’arche et porte le rameau » (ibid., v. 112, p. 238), comme la colombe pour Noé, mais envoyée cette fois par un humain et non par Dieu. De même, la référence pascalienne au « roseau » pensant est sensible dans l’attitude du capitaine qui « voit les masses d’eau, les toise et les mesure, / Les méprise en sachant qu’il en est écrasé » (ibid., v. 15-16, p. 234), mais la grandeur de la pensée humaine dépasse ici la faiblesse due à son imagination selon le philosophe janséniste. L’originalité de Vigny tient aussi, au sein même de sa génération, à l’indifférence de la nature face au sentiment humain, déjà proclamée dans « La Maison du Berger », mais encore plus dans le geste du capitaine « lev[ant] au ciel l’un de ses deux bras nus » au moment d’être submergé, non pour implorer comme le faisaient encore les amants du « Déluge », mais afin de « salue[r] / Les jours de l’avenir qui pour lui sont venus » : le caractère impitoyable de la tempête est désormais accepté, l’homme ne peut plus que « soumet[tre] son âme au poids de la matière impure » (ibid., v. 95, 97-98 et 17, p. 237 et 234).

6C’est pourquoi Vigny choisit des porte-parole de la figure du penseur. Le locuteur de la strophe initiale, ajoutée tardivement, se présente sous le « camail de l’étude » (ibid., v. 3, p. 234) solitaire, rappelant le « capuchon de bénédictin » dont l’auteur aimait à se revêtir dans son ermitage du Maine-Giraud1. Mais l’image du « penseur [qui] s’isole et n’attend d’assistance / Que de la forte foi dont il est embrasé » est aussi associée au capitaine, qui, comme le loup, fait preuve d’un mépris stoïcien face à son destin et reste debout, « se crois[ant] les bras dans un calme profond » (ibid., v. 20-21 et 14). « Son sacrifice est fait » (ibid., v. 29, p. 235), l’abnégation personnelle trouvant sa rédemption dans un autre espoir, celui de laisser « aux voyageurs futurs » la « carte de l’écueil qui va briser sa tête » (ibid., v. 34-35). Une troisième figure, celle de l’humble « pêcheur accroupi sous des rochers arides », demandant « sans l’oser ouvrir », « qu’on lui dise / Quel est cet élixir noir et mystérieux », introduit au monde du futur, celui du « Savant » qui saura lire le « Trésor de la pensée et de l’expérience » (ibid., v. 143, 145-147 et 150, p. 239). La nouvelle solidarité humaine se profile ici dans la rencontre des milieux par un progressisme légèrement scientiste quoique toujours empreint de l’idéalisme romantique. Si le voyage de la vie est un topique déjà antique, la bouteille à la mer est aussi un symbole des aléas de nos existences. Elle est évoquée par le souvenir de nos joies — « le blason de Champagne », « la mousse de Reims » — mais aussi par les coloris de nos épreuves : son « flanc noir et terni », son « col vert » désormais « jauni », recouvert d’« algue » et de « goémons » qui lui font « un manteau vert » (ibid., v. 52-53 et 139-140, p. 236 et 239). Pourtant ce « fragile verre » n’en a pas moins été choisi en bouteille « très forte », « aventurière » susceptible d’assumer les « noirs chevaux de mer » (les morses ?), les « courants » et les « glaçons », à l’image de l’homme qui tâche de ne jamais perdre le cap au sein de ses doutes et de laisser le « pieux monument » de son journal de bord à ses successeurs (ibid., v. 99, 47, 136, 113-115 et 30, p. 235-239). La poésie de même porte la charge intellectuelle, « plus rare que la perle et que le diamant » (ibid., v. 32, p. 235), malgré la difficulté de satisfaire le besoin de revêtir les « Idées » de « formes mystiques » (J, [1832] 1948, p. 941).

7La quête d’une forme poétique qui lui soit spécifique et adhère bien au message qu’il conçoit est permanente chez Vigny, avec une nette évolution entre son recueil de jeunesse, les Poèmes antiques et modernes, qui tente des « ballades, » des « mystères », des « élévations », des « lettres », en arrive au « drame épique » déjà présent, mais accompli véritablement en « poèmes philosophiques » comme l’indique le sous-titre des Destinées. Il est donc temps de lever les appréhensions des lecteurs contemporains sur la technicité prétendue du genre. « L’atticisme est l’amour de toute beauté » selon Vigny (J, [1851] 1948, p. 1277) : il faut donc réécrire les tableaux de la grande peinture classique, historique ou religieuse, en poèmes entremêlant visions et idées autour d’une narration à portée symbolique. Lever un coin du voile pour éviter au lecteur l’égarement herméneutique que peut induire la polysémie des symboles se fera grâce à une acuité atteignant la transparence comme le proclame aussi le poème « Les Oracles » : « Le cristal, c’est la vue et la clarté du Juste, / Du principe éternel de toute vérité » (v. 113-114, GF, p. 209). Il n’est pas nécessaire d’abandonner la langue classique de la grande tradition française. Au contraire la rareté ne fera qu’embellir l’évocation, tel ce « grand toste au pavillon béni » (« La Bouteille à la mer », v. 56, GF, p. 236) qui, par son e muet à la césure, raccourcit l’étymologique tostée (du latin « tostus », qui évoque l’accomplissement d’un vœu) ou cette comparaison de la « sarigue inquiète », ce marsupial reprenant ses petits en son sein, avec le bateau « Négrier » réintégrant ses « canots » devant le danger du « canon des Corsaires » (ibid., v. 131-132 et 127, p. 238-239). Mais il convient de parer d’images neuves, de sons et rythmes spécifiques cet univers de beauté. Face aux désillusions qui nous menacent sans cesse (ainsi que le souligne la série de procédés affectifs de la douzième strophe), face à la destruction inéluctable de nos vies (là encore marquée d’interrogations et d’exclamations à la strophe suivante), nous pouvons maintenir la douceur nostalgique des moments heureux partagés : le foyer pastoral, le « vieux père » et « la sœur » qui attendent le marin au pays natal, le « mouchoir » agité sur la « grève » par la femme ou la rêverie de la fille imaginant le voyage avec le compas ou la boussole, cette « glace où l’aiguille est cachée » (ibid., v. 68-75, p. 236-237). Ces tableautins des strophes X et XI restaurent la beauté de la vie quotidienne avant la submersion. Et même après le naufrage, la mer reprend ses droits, insensible certes, puisque « sur le brick englouti l’onde a pris son niveau », mais non moins splendide « au soleil du tropique » « par ses vagues d’azur, d’or et de diamant » pour porter la bouteille messagère (ibid., v. 107 et 121-122, p. 238). Cet effet d’enchâssement invite à écouter le murmure discret des voix, le récitatif du sage au milieu du fracas des violences.

8Chaque poème du recueil des Destinées est en effet organisé selon une rhétorique dramatique invitant à plonger dans l’imaginaire du poète, en attirant la sensibilité du lecteur vers les moments majeurs de parole ou de rêverie. « La Bouteille à la mer » est ainsi construite en mouvements très structurés : le septain d’ouverture avec son adresse « — Écoutez : » détache par le tiret et les deux points tout le récit à venir en dix-neuf strophes de narration-description et six de réflexion sous forme de discours au lecteur. Chacune des étapes est elle-même subdivisée : les strophes II à XV consacrées au capitaine et à la bouteille montrent d’abord la résolution de l’homme fort (II-VII), le symbolisme de la vie passée attaché au flacon (VIII-XII) et la volonté de surmonter la mort (XIII-XV) ; le second temps montre le devenir de la bouteille des strophes XVI à XX, avec son errance (XVI-XVII), la péripétie déçue de son repêchage (XVIII-XIX), l’espérance de son arrivée (XX). Enfin les strophes XXI à XXVI assurent la transmission du message, par sa découverte (XXI-XXII), la nouvelle gloire humaine dont elle est porteuse (XXIII-XXIV) et la force qu’elle confère à l’avenir de l’humanité (XXV-XXVI). Le jeu de la description et de la narration permet le recul temporel de la quatrième strophe comme l’accélération brutale de la vingt et unième où, de « la mer Pacifique » par « l’Océan » et les « Florides », elle aborde soudain les « bords pluvieux » de la France (ibid., v. 120, 134 et 141-142, p. 238-239) : liberté là encore dans ces sauts, temps et espace sont au service de la délivrance de la parole et non point esclaves d’un réalisme précis. Et pour créer cet effet d’« épopée miniature », Vigny a mis au point une strophe qui lui est chère, le septain d’alexandrins, forme imaginée comme « stance » par agglutination du quatrain à rimes alternées (abab) et du tercet (ccb) issu de la terza rima. Ses amis Barbier et Brizeux l’avaient déjà rêvée, après Musset, Borel et à moindre titre Gautier, mais Vigny en fait usage dans tous les poèmes majeurs de son ultime recueil, marquant ainsi son sentiment d’un accomplissement formel. C’est d’autant plus frappant qu’il conçoit d’abord son poème sous forme d’une esquisse en prose, dont nous avons gardé le manuscrit en 23 paragraphes composés au Maine-Giraud que la « mise en vers » suit quasi pas à pas, sans cependant s’interdire la suppression de l’un d’entre eux (avant la strophe IV) sans doute jugé trop dogmatique en cette première partie du poème. La rythmique est déjà pressentie, il ne reste plus qu’à travailler l’effet de maxime, le détachement par tiret, la mise en valeur par l’usage des majuscules. Ce jeu sur la graphie a posé problème à tous les éditeurs de Vigny, de son vivant même2, mais il est essentiel car symbolique. Au lieu de débattre sur « la mer Pacifique » selon la vraisemblance géographique comme la critique l’a parfois voulu (cet océan pacifique dénommé par Bougainville est capable des pires tempêtes, surtout au cap Horn), voyons-y plutôt la mise en valeur des acteurs : le Capitaine, redoublé sous forme de « brave Marin », et la « Bouteille », après les aventures entre « Négrier » et « Corsaires » sur « l’Océan », sont porteurs du « Juste » et du « Bien », « dans l’Art inépuisable » pour exprimer « la volonté des Dieux », mués en une nouvelle trinité providentielle — « Le vrai Dieu, le Dieu fort est le Dieu des idées ! » (Ibid., v. 120, 22, 92, 8, 47, 97, 109, 127-128, 134, 164-165, 175-176, p. 234-240). Le tiret est parfois au début du tercet (ibid., v. 19, 26, 40), mais il peut aussi surprendre avant un enjambement (« Seule dans l’Océan, seule toujours ! — Perdue / Comme un point invisible en un mouvant désert »), mettre en valeur un aspect important du sens (« — Mais elle vient de l’arche et porte le rameau »), voire la leçon finale : « — Dieu la prendra du doigt pour la conduire au port » (ibid., v. 134-135, 112 et 182, p. 238-240). Violence du crescendo, point d’orgue du discours, la parole se veut de portée messianique pour la postérité.

9Ce poème relativement tardif, en pleine maturité dans le cheminement intellectuel de Vigny, invite en effet l’humanité à lutter d’abord par la prise de conscience de sa condition, limitée mais supérieure. Le poète n’en est plus à l’ordonnance du Docteur Noir dans Stello — « l’espérance est la plus grande de nos folies » (ŒC, t. II, p. 664) —, il propose un héros qui, tout en acceptant de disparaître en pleine jeunesse, sait qu’il peut survivre par le « pieux monument » de la carte des écueils qu’il a établie : « Dieu peut bien permettre à des eaux insensées / De perdre des vaisseaux, mais non pas des pensées, / Et […] avec un flacon [le capitaine] a vaincu la Mort » (« La Bouteille à la mer », v. 103-105, p. 238). Cet « élixir divin que boivent les esprits, / Trésor de la pensée et de l’expérience » (ibid., v. 149-150, p. 239), il faut le partager dans la même solidarité que celle joyeuse évoquée lors du départ du bateau : au lieu de l’équipage qui a sombré, c’est maintenant la communauté humaine qui peut faire se rencontrer un pêcheur ignorant (dans l’esquisse, c’était un enfant) et un « Savant », incarnation de tous les « Penseurs laborieux » qui « répand[ent] le Savoir en fécondes ondées » (ibid., v. 143, 145, 170 et 178, p. 239-240). Au passage, Vigny rappelle l’inutilité de la violence : comme il le fera dans « La Sauvage » en dénonçant les combats fratricides entre Indiens, il déplore le combat entre le navire « Négrier » et les « Corsaires », qui l’empêche de recueillir la bouteille aperçue (les frégates à vapeur des années 1840-1845 étaient souvent utilisées dans la chasse aux trafiquants d’ébène). La barbarie est toujours là, susceptible de pervertir l’esprit, et il est temps de célébrer les « héros du savoir » plutôt que « ceux des batailles » : la « Commémoration », au son du « canon tout-puissant » et de « la cloche pieuse », exalte désormais « la science » apportée par « une gloire de plus [qui] luit sur la nation » (ibid., v. 159, 161 et 156-157, p. 239-240). Il faut avoir confiance en la transmission : « Sur la pierre des morts croît l’arbre de grandeur », « le plus beau de la terre », notre « phare à tous » (ibid., v. 168-170, p. 240). La poésie se fait nouvel évangile d’un Dieu horloger peut-être — « Celui qui soutient les pôles et balance / L’équateur hérissé de longs méridiens » — mais providentiel quand même, comme consubstantiel à l’humanité — « Jetons l’œuvre à la mer, la mer des multitudes : / — Dieu la prendra du doigt pour la conduire au port. » (Ibid., v. 27-28 et 181-182, p. 235 et 240.) C’est pourquoi il n’était pas anodin que le Capitaine fût « jeune » pour confier son journal aux flots en s’exclamant : « Qu’il aborde, si c’est la volonté des Dieux ! » (Ibid., v. 22 et 175.) Un « Dieu des idées » (ibid., v. 176, p. 240) et de la connaissance il est vrai, mais un Dieu qui peut infléchir l’avenir dans la mesure où l’humanité s’aimera elle-même : « Aimez ce que jamais on ne verra deux fois » (« La Maison du Berger », v. 308, GF, p. 204), telle est maintenant l’espérance de Vigny, qui délivre une ode à la jeunesse. Il faut désormais « Oublie[r] les enfants par la mort arrêtés ; / Oublie[r] Chatterton, Gilbert et Malfilâtre » (« La Bouteille à la mer », v. 4-5, p. 234), ces suicidés de Stello (le dernier, mort de faim, étant substitué à Chénier), et ne garder de l’esprit d’enfance que l’ardeur à transmettre « Aux voyageurs futurs sublime testament » (ibid., v. 35, p. 235). C’est la raison de l’ajout de la strophe initiale et du sous-titre du poème : « Conseil à un jeune homme inconnu », qui sera relayé, dans « L’Esprit pur », en « Jeune Postérité d’un vivant qui vous aime » (v. 64, GF, p. 251).

10Ainsi « La Bouteille à la mer » s’est-elle trouvée détrônée de sa place d’envoi final du recueil par un poème plus personnel sur le renom de Vigny, mais elle exprime la même aspiration à un monde neuf, celui du partage de la connaissance, de la confiance en une humanité toujours promise à mortalité mais victorieuse par le passage de témoin entre générations. C’est pourquoi, au même titre que l’habituellement citée « Mort du loup », qui en fait ne constitue qu’une étape stoïcienne dans la pensée de Vigny, il mérite d’être pris pour référence de sa philosophie. Plus court que « La Maison du Berger » (sublime mais toujours tronquée dans les manuels), ce poème manifeste la liberté totale du créateur dans son usage des bagages culturels, sa rénovation métaphorique d’une langue apparemment classique, son sens de l’architecture dramatique et réflexive à la fois, l’aboutissement surtout de sa quête métaphysique constante, plus modulée qu’on ne le croit. Il affirme en effet, tout en gardant mépris de la fatalité et dignité stoïque du lutteur, que peut subsister l’espérance d’un progrès dans la modernité, sous réserve de prohiber la violence et de partager le « Trésor de la pensée » (« La Bouteille à la mer », v. 150, GF, p. 239). Tâche hélas peu confirmée par le siècle suivant, comme d’ailleurs par ceux antérieurs, mais ferment toujours d’une foi humaniste.