Feydeau, les derniers feux du vaudeville et le déclin de l’hystérie
1 Le vaudeville ne s’intéresse guère à ce que l’on appelle un peu abusivement la « psychologie » des personnages. Feydeau (1862-1921), maître du genre à la fin du xixe siècle, ne déroge pas à cette règle. Lorsqu’il ouvre une brèche sur une intériorité, c’est bien souvent pour mettre en scène un phénomène de dérèglement psychique, pour exhiber une fêlure et ainsi traiter par des moyens farcesques ces pathologies comportementales que le roman, à la même époque, exploite sur le mode naturaliste. Est-il possible de prendre au sérieux ces représentations à l’heure où Émile Zola dénie au vaudeville le nom de « comédie » qui « ne va pas, selon [lui], sans une étude plus ou moins poussée des caractères, sans une peinture quelconque d’un milieu réel »1 ? Certes, il faut bien l’admettre, Feydeau doit aussi sa popularité et sa postérité à l’inégalité des productions vaudevillesques du temps ; mais la critique et le public de l’époque ne le distinguent pas de ce « théâtre mécanique » dans lequel Zola et bien d’autres voient un divertissement et une extraordinaire maîtrise du « métier »2 incapable d’invention ni surtout de réflexion un tant soit peu approfondie sur l’homme et sur le fonctionnement de son esprit. Sans cette légitimité littéraire que Feydeau poursuit tout au long de sa vie, comment prétendre, par un théâtre du corps propice au jeu clownesque, tenir un discours sur l’esprit ? Et pourtant, force est de constater que dans ces pièces à quiproquos où tous s’accusent de folie ou d’hallucinations collectives, les ingrédients traditionnels vaudevillesques permettent, malgré la simplification des personnages, une représentation comique et satirique de déviances mentales. Au moyen d’une théâtralisation de désordres comportementaux et de troubles psychiques, le théâtre de Feydeau prétendrait évaluer la normalité de l’individu.
2 Car Feydeau occupe une place particulière dans l’histoire des rapports du vaudeville à la psychiatrie. Il commence à écrire en 1880, deux ans avant que Charcot n’ouvre son service neurologique à la Salpêtrière. Le traitement de l’hystérie, médiatisé par les spectaculaires « leçons du mardi » où le « Maître » expérimente publiquement ses théories sur des malades sous suggestion hypnotique, marque profondément les esprits de l’époque et éveille les imaginations, notamment celles des romanciers3. Charcot meurt en 1893 ; son héritage ne tarde pas à être violemment contesté mais demeure une référence incontournable dans l’évolution de la psychiatrie. En effet, l’audience tardive en France des premiers travaux de psychanalyse ne doit pas faire oublier que Freud passa dans le service de Charcot du 3 octobre 1885 au 28 février 1886 et que ses observations l’ont encouragé à entreprendre, avec son confrère Breuer, ses Études sur l’hystérie (1895) dont procédera sa théorisation de la psychanalyse. Ce moment charnière s’avère donc particulièrement étonnant, puisque après cette ère d’extrême visibilité – et de théâtralisation –, l’hystérie, en tant que champ nosologique et pathologique bien identifié, en vient à perdre de sa médiatisation, et finalement de sa réalité après la mort de Charcot. Or, ce contexte n’est pas sans rapport avec l’évolution de la dramaturgie de Feydeau et du vaudeville en général dont il est à la fois l’un des plus flamboyants et l’un des derniers représentants. Feydeau met ainsi en scène hypnotistes et troubles compulsifs. À notre connaissance, il n’a pas fréquenté les leçons du mardi ; et loin de nous, bien entendu, l’idée d’avancer que Feydeau a lu Freud. Mais ce mondain et homme de théâtre parisien sait bien, par ses amis, qui est Charcot, à l’heure où Sarah Bernhardt, pour Adrienne Lecouvreur4, va chercher l’inspiration auprès des malades de la Salpêtrière. Et sa propre représentation de l’hystérie, qui s’efface au profit de symptômes moins nettement identifiables mais néanmoins douloureux, semble annoncer la nécessité de recourir à une science qui n’a pas encore de nom et qui doit dépasser le traitement de l’hystérie bien qu’elle dérive directement de son observation. Alors que le modèle hystérique s’efface, le vaudeville, après Feydeau, s’essouffle pour se fondre dans une version assagie et ralentie, celle du théâtre de boulevard comique plus propice à l’analyse des sentiments et à l’élaboration patiente d’une morale souriante. L’étude de cette évolution dramatique mériterait, cela va de soi, de prendre en compte l’ensemble de la production vaudevillesque fin de siècle et la multiplicité des pièces de boulevard du premier xxe siècle, perspective qui dépasse largement le cadre de cet article : retenons donc, face à l’esthétique de Feydeau, l’exemple central de l’un de ses héritiers, Sacha Guitry (1885-1957). Si le vaudeville frénétique vit ses derniers feux avec Feydeau au moment même d’un passage de relais de l’hystérie à la psychanalyse, il ne faut certainement en accuser qu’une coïncidence. Examinons cependant comment le cas de Feydeau nous permet d’interroger la concomitance de ce virage de la dramaturgie comique à succès et de cette mutation spectaculaire de la psychiatrie afin d’identifier les correspondances signifiantes qui peuvent exister entre les inspirations des auteurs dramatiques et les progrès de la science.
Le modèle hystérique : théâtralisation de la crise
3 En cette fin de xixe siècle, l’hystérie nourrit l’imaginaire du théâtre comique, particulièrement par le biais de son traitement non moins spectaculaire, pratiqué par Charcot à la Salpêtrière, l’hypnose5. Cet emprunt ironique renouvelle ainsi les procédés farcesques du genre. Feydeau, certes, ne mentionne jamais explicitement le mot « hystérie », pourtant particulièrement en vogue, préférant se laisser une marge de liberté avec ses symptômes théâtraux, qu’il veut diversifiés : « tic »6, « crise »7, « monomanie »8, « névrose »9. Il traite donc de l’hystérie par des moyens détournés, et ce même lorsque l’hypnose constitue l’objet de sa pièce, comme dans Le Système Ribadier (1892). Ribadier, naturellement doué pour endormir sa femme Angèle, la neutralise régulièrement lorsqu’il va voir sa maîtresse. Mais s’il peut le faire, c’est que conformément alors aux idées de Charcot, elle est très probablement hystérique, l’hypnose constituant à la fois un remède contre l’hystérie et un moyen de la diagnostiquer : seules les hystériques y seraient sensibles. Pour preuve, Angèle, avant même d’être soumise à la suggestion de son époux, présente d’emblée un comportement excessif suspect, fort voisin des symptômes hystériques. À l’acte I, scène 2, il est dit que sous le coup d’une crise de jalousie, elle vient de provoquer un esclandre au Conseil d’administration de son mari. Car Angèle est tout d’abord victime d’une idée fixe : ayant découvert un carnet appartenant à son premier mari, Robineau, détaillant toutes les astuces utilisées par ce dernier pour faire la noce, elle suspecte perpétuellement son second époux d’employer les mêmes méthodes. Aussi Ribadier dénonce-t-il son « accès de folie »10 qui reprend en réalité plusieurs caractéristiques de la première phase de la crise d’hystérie telle que Paul Richer, collaborateur de Charcot, en a dessiné les différentes étapes sur une planche de son ouvrage Études cliniques sur la grande hystérie ou hystéro-épilepsie (1881). L’attaque proprement dite, ou « période épileptoïde »11, est marquée par les signes suivants : « cri, pâleur, perte de connaissance, chute suivie d’une rigidité musculaire »12. Pour excuser « Madame, qui s’écrie au milieu de tous les membres effarés », Ribadier annonce alors publiquement que sa femme « depuis quelque temps [donne] des signes d’aliénation mentale »13. Angèle reconnaît d’ailleurs elle-même qu’elle pourrait être sujette aux hallucinations et qu’elle doute de ses sens :
Ribadier. — (…) Tu nous as bien vus, cependant.
Angèle. — Ah ! je vous ai vus… je vous ai vus là, entre hommes, c’est évident… mais qu’est-ce que ça prouve ?14
4La crise, finalement, semble se poursuivre sur scène, Angèle illustrant par sa gestuelle et ses attitudes dans les didascalies toujours ciselées de Feydeau les deuxième et troisième étapes de la crise : celle dite du « clownisme » ou des « grands mouvements »15 puisqu’elle « brandit »16 le carnet maudit, « secouant le livre »17 avec violence, ainsi que celle des « attitudes passionnelles »18, avec gesticulations théâtrales, pleurs et rires, comme en témoigne son « ricanement amer »19. Ce comportement excessif procède d’une paranoïa incurable ; Ribadier accuse d’ailleurs avec insistance sa femme d’atteindre à la quatrième étape de la crise hystérique dans cette fin de scène, le délire : « Est-ce qu’il a le sens commun ce livre-là ? Est-ce qu’il a le sens commun ? (…) Quand tu commences à déraisonner… (…) Parfaitement ! tu déraisonnes »20. L’emphase de cet emportement caricatural, certes attendu dans le vaudeville, vient pourtant cautionner, a posteriori, un diagnostic : en rendant, suite à ce passage, Angèle réceptive à l’hypnose, le dramaturge accrédite moins la jalousie de la femme que sa potentielle pathologie21. Mais cette symptomatologie sert en réalité une rhétorique perverse : Angèle, malgré ses prédispositions à l’hystérie, a de réelles raisons de se méfier de son mari qui la trompe à répétition. La satire vise plutôt le personnage de l’hypnotiste amateur, qui aliène au lieu de soigner, dépassé par ce « système » qui est le sien et qui donne son nom à la pièce, endormant même sa maîtresse sans le vouloir : « Ce sera moi dans mon affolement… Je l’aurai trop regardée et je l’ai endormie !... »22. Certes, suspicieuse à contretemps et avec excès, l’épouse hystérique n’échappe pas tout à fait à la raillerie. Mais en piégeant à son tour par la ruse son mari au troisième acte, elle met en lumière les insuffisances et les dérives coupables d’une médecine à l’autorité usurpée et contre-productive.
5 L’hypnose était donc un moyen de détourner et de parodier le modèle hystérique en exploitant à plein ses potentialités comiques23. En réalité, c’est bien plutôt le regard qui diagnostique qui fait l’objet de la satire, et pour cela le personnage du médecin suffit, sans qu’il soit besoin de théâtraliser son pouvoir par l’hypnose. Dès 1888, Feydeau a mis en scène dans Les Fiancés de Loches un autre type de suggestion à l’état de veille. Danscette pièce de jeunesse, trois provinciaux, deux frères et une sœur, viennent se marier à Paris, mais devant l’agence matrimoniale, ils se trompent de porte et pénètrent dans un bureau de placement pour domestiques. Ils prennent donc pour leurs fiancés la famille qui les emploie ; hasard malheureux, parmi eux se trouve Saint-Galmier, médecin pour névropathes, avatar de Charcot. Bientôt intrigué par la familiarité excessive de ses domestiques, il se persuade vite que ce sont des monomanes du mariage et les envoie, au troisième acte, dans sa luxueuse maison de santé, le « Louvre Hydrothérapique », où ils subissent un traitement de choc. Cette médecine dévoyée fabrique, qui plus est, la maladie : ainsi, Saint-Galmier confie à ses pseudo-domestiques un plateau de consommations alcoolisées que ces derniers, bien entendu, préfèrent vider que promener. Pris d’une fièvre de sur-interprétation, le docteur s’étonne de leur ivresse et diagnostique un « delirium tremens… résultat d’une ivrognerie invétérée »24, autre manifestationde l’hystérie masculine. Inversement, les provinciaux obéissent à toutes les fantaisies du médecin pour plaire à ce qu’ils devinent être la norme parisienne :
Gévaudan. — (…) Je vous demande un peu à quoi ça peut leur servir que je promène un plateau !... Y en a-t-il des formalités dans ces mariages parisiens !... ce doit être des épreuves comme dans la franc-maçonnerie !... (…) (Buvant un rafraîchissement.) Enfin ! heureusement que leur promenade est rafraîchissante !25
6Ce jeu de dupes semble bien plutôt symptomatique d’un désir de reconnaissance sociale qui autorise toutes les extravagances du comportement. Ainsi Feydeau théâtralise-t-il aussi bien la puissance du regard magnétique que la tyrannie du regard social, tout aussi influent sur des tempéraments impressionnables. L’imagerie hystérique, lorsqu’elle est présentée dans un cadre médical favorable à son diagnostic, n’apparaît que pour mieux critiquer l’absence de lucidité du curateur et le manque d’authenticité des symptômes, imputables à des pulsions d’un autre ordre.
7 Feydeau ne s’attaque donc pas frontalement à l’hystérie. Et lorsqu’il s’inspire de façon évidente du dispositif médical de la Salpêtrière26, le mouvement dramatique n’est pas à la hauteur du sujet hystérique de la pièce. Ainsi, dans Le Système Ribadier, l’organisation de l’action autour du « clou » de la scène d’hypnose, par ailleurs statique, nuit considérablement au mouvement de la pièce, le dernier acte consistant à résoudre les malentendus créés pendant les pauses hypnotiques qui ont précédé, sans en ajouter de nouvelle, accusant ainsi un net déséquilibre structurel. De même, pour expliquer le « four » de la création des Fiancés de Loches en 1888, les critiques ont alors avancé la lenteur de l’exécution des comédiens27. La faute n’est peut-être pas seulement imputable à l’interprétation. La mise en place du triple quiproquo a en effet contraint le jeune Feydeau, alors à la recherche de sa technique, à soigner ses préparations sans pour autant éviter encore la lourdeur du procédé lequel, comble d’ironie, s’est avéré inopérant auprès d’un public révolté par l’irrémédiable invraisemblance de l’action. Cette architecture a sans doute longtemps contribué à décourager les reprises avant celle de Jean-Louis Martinelli au Théâtre des Amandiers en février 2009.
8 Le phénomène hystérique est donc convoqué, mais pris explicitement pour objet, sa mise en scène accuse non seulement l’incompétence du système tenu de le prendre en charge, mais aussi les limites scéniques de sa retranscription explicite. Les troubles plus graves sont ailleurs et échappent à la scène d’hypnose. S’impose alors la nécessité de trouver un autre modèle médical susceptible de les appréhender.
Mutations de l’hystérie : vers la névrose
9 Le strict champ de l’hystérie reste trop limitatif pour théâtraliser les symptômes visibles d’une anomalie psychique. Aussi le « truc » de l’hypnose n’apparaît-il que dans un nombre restreint de pièces : Le Système Ribadier déjà cité (1892), Dormez, je le veux ! (1897) et La Dame de chez Maxim (1899) avec son fameux « fauteuil extatique »28 aux vertus anesthésiantes. Mais malgré sa tendance à vampiriser tous les symptômes, l’hystérie n’est pas toujours nommée comme directement responsable des troubles mentaux, et point n’est besoin de connaître Freud dans cet entre-deux-siècles pour parler déjà de désir « inconscient ». Le mot apparaît en effet très tôt chez Feydeau, dans un monologue de 1882, au début de sa carrière, facétieusement raconté par Un Monsieur qui n’aime pas les monologues. Il qualifie alors les mots qu’une femme laisse échapper dans son sommeil. De même que Freud a commencé par étudier l’hystérie avant de poursuivre sa voie propre, il serait parfaitement artificiel de déclarer que Feydeau passe brutalement d’un système à l’autre dont il n’aurait – et pour cause– pas de connaissance nette. Mais la scène devient pour lui un observatoire de cas pathologiques directement inspirés de l’hystérie sans y être réductibles et qui, bien que spectaculaires, ne semblent plus dignes d’être l’objet d’un traitement, toujours à la lisière entre l’identifiable et l’inédit.
10 Pour mieux comprendre cette évolution, empruntons nos exemples aux derniers vaudevilles de Feydeau29. C’est bien la pièce en quatre actes La Main passe ! (1904) qui concentre le plus de cas à grand spectacle, sous les traits de personnages secondaires évoluant autour d’un triangle amoureux : les époux Chanal et l’amant, Massenay. Ces personnages souffrent tous de pathologies intermittentes. Hubertin, tous les soirs à partir de dix-sept heures précises, se transforme en ivrogne insortable ; le député Coustouillu, célèbre pour ses talents d’orateur, devient maladivement timide face à la femme qu’il aime, Francine Chanal ; enfin le maçon Lapige, sous le coup de l’émotion, se met à aboyer. Pouvons-nous pour autant, dans ces cas d’alternance entre un état sain et un comportement pathologique, parler de « crise » ? Si diagnostiquer l’ivrognerie comme un signe d’hystérie masculine ne faisait pas peur au Saint-Galmier des Fiancés de Loches – et à Charcot non plus d’ailleurs – ces déviances comiques semblent échapper au strict domaine de l’hystérie. Surtout, elles répondent à un double impératif. Premièrement, leur structure répétitive voile en réalité la continuité fondamentale d’une névrose toujours latente. Nous avons en effet le privilège de rencontrer Hubertin sobre au premier acte, mais l’occasion ne se renouvellera pas. Quant à Coustouillu, ses timidités brusques alternent avec des accès de fureur et de dépit :
Coustouillu. — Vous devez me prendre pour un imbécile, hein ? (…) Eh bien ! je vous montrerai, moi, que je ne suis pas un imbécile… Je voudrais que quelqu’un vienne me le dire en face !... Je lui ferais voir, moi, si je suis un imbécile. (…) (Se retournant brusquement avec un coup de poing sur le coin du couvercle du piano.) Oui. Eh ! bien je l’engage à se tenir le Ministère. Ah ! j’ai l’air d’un imbécile ! eh ! bien je lui ferai voir demain au Ministère si je suis un imbécile ! Ah !... ça me soulagera !30
11Coustouillu passe ainsi d’un état extrême à un autre et fait preuve d’une pathologie certes à transformations, mais constante. Enfin, le dernier personnage, le maçon-chien, ponctue son discours d’aboiements subits, mais il est bien évident que l’apparition anecdotique de ce personnage parfaitement facultative sur le strict plan de l’action doit se justifier par une concentration d’effets comiques. Le but de Feydeau est donc de faire durer son trouble émotionnel et langagier le plus longtemps possible, à tel point que le commissaire qui le questionne doit désormais substituer, pour désigner le témoignage verbal de Lapige, le terme « aboyer » au mot « parler » : « et n’aboyez que quand on vous interrogera »31. Outre cet état de crise continuelle, Feydeau donne une origine sexuelle à ces dérèglements. C’est bien là le trait fondamental que Freud retient pour l’hystérie que Charcot avait à l’origine tenté, en vain, de désexualiser. Dès ses premières analyses, Freud conclut de concert avec Breuer en 1895 :
C’est à la sexualité, source de traumatismes psychiques et facteur motivant du rejet et du refoulement de certaines représentations hors du conscient, qu’incombe, dans la pathologie de l’hystérie, un rôle prédominant.32
12Cette théorie se vérifie pour nos personnages : Hubertin, surprenant Massenay et Francine au lit, dans son ivresse, invite à la débauche, jette les vêtements de Massenay par la fenêtre (acte II, scène 3), puis, devant Francine en chemise, s’écrie : « On va se déshabiller !... Moi aussi !... d’abord avant tout il faut être poli.. il ne sera pas dit que je resterai couvert devant une femme »33.Coustouillu, lui, le mal nommé, reste pétrifié par l’autre sexe. Feydeau enfin se prête à un simulacre d’explication généalogique au traumatisme de Lapige, chargeant désormais le commissaire Planteloup d’enquêter à titre de curateur :
Lapige. — (…) C’est de naissance !
Planteloup. — Ah ?...
Lapige. — C’est ma mère qui a été impressionnée par un lévrier…
Planteloup, profond. — Un lévrier !... oui… oui !
Lapige. — Qui lui était grimpé dessus.
Planteloup, id. — Oui, je comprends ! de sorte que vous seriez né de madame votre mère et de ce lévrier ?
Lapige, se récriant. — Mais non ! Mais non ! c’est pendant que ma mère était dans une position intéressante que ouah-ouah ! ouah-ouah !
Planteloup, vivement. — Oui-oui, oui-oui ! ne vous donnez pas la peine, j’ai compris. C’est comme qui dirait une envie à l’envers ! une envie dont on n’aurait pas eu envie ! Voilà oui, oui.34
13Ce traumatisme pré-natal ressemble pourtant bel et bien, non seulement à un souvenir, une réminiscence, source des maux de l’hystérique comme l’avait souligné Freud35, mais aussi d’un fantasme, une « envie à l’envers », le maçon devenant le fruit d’une union monstrueuse car imaginée, et provoquant, dans la réalité, cet homme-chien incongru et névrosé. En effet, Freud estime bientôt que le trauma n’est en réalité qu’un fantasme.Alors que selon Charcot l’hystérique répète un événement ordinaire de la vie,avec Freud, selon Étienne Trillat,
(…) le signe (et c’est en quoi la sémiologie est dès lors possible) ne répète pas ce qui est advenu mais ce qui n’est pas advenu dans le temps du sujet. Le signe (…) s’inscrit fantasmatiquement dans le corps de l’hystérique.36
14Même si Hubertin est pris à heure fixe de ses bouffées délirantes, à l’image de ces hystériques aux crises réglées comme des horloges – et comme par hasard sur les horaires des leçons publiques – tous ces personnages pourraient être jugés psychotiques et marqués par des obsessions liées de près ou de loin au sexe : à l’exhibitionniste Hubertin répondent l’inhibé Coustouillu et le traumatisé Lapige, qui « (…) ne se remémore absolument rien de ce qui est oublié et refoulé, mais (…) l’agit »37. Feydeau ne rompt donc pas avec l’hystérie mais la centre lui aussi sur le fantasme, notion clé de la psychanalyse naissante. Et naturellement, cette évolution tend à banaliser ces comportements qui, finalement, se présentent ni plus ni moins comme des exagérations de phénomènes banals. Par exemple,la timidité de Coustouillu n’est excessive qu’en ce qu’elle met en série des actes manqués hyperboliques. Voici par exemple comment Freud analyse l’une de ses propres maladresses. Il a brisé par accident un encrier lié à des souvenirs désagréables : « mon mouvement brusque n’aurait été maladroit qu’en apparence, en réalité, il était très adroit, très conforme au but, puisqu’il a su épargner tous les autres objets qui se trouvaient dans le voisinage »38. Reprenons maintenant la gestuelle de Coustouillu, tremblant devant Francine :
Coustouillu. — (…) (En se retournant pour aller saluer Francine, il donne naturellement dans la chaise qu’il renverse.) Oh !
Il se frotte le genou.
Chanal, railleur. — Naturellement !... Enfin, tu devrais connaître [cette chaise] depuis le temps que tu l’accroches chaque fois que tu entres dans ce salon. (En riant, à Hubertin.) Ça finit par avoir l’air d’être de l’adresse. (…)
Coustouillu, se précipitant. — Oh ! (Dans sa précipitation, avec le pied de la chaise qu’il tient, il accroche et renverse la chaise volante qui est à côté du tabouret du piano.) Oh !
Chanal, pendant que Coustouillu ramasse comme il peut la chaise tombée, sans déposer celle qu’il a en main et va la replacer un peu au-dessus du piano. — Là, v’lan ! Non, ne dirait-on pas qu’il vise ?39
15 Malgré ce rapprochement, pouvons-nous interpréter le geste de Coustouillu ? L’explication donnée par Lapige nous suffit-elle ? L’absence du médecin, ici remplacé par le piètre enquêteur Planteloup, se double d’une absence d’explication satisfaisante de ces dérèglements. Peut-être est-ce simplement parce que ces désordres, que Feydeau délivre sans freins mais laisse désormais sans soins, expriment par le grossissement des névroses ordinaires. En même temps que la symptomatologie s’élargit, elle se banalise et, ironiquement, se présente comme incurable. Car en ces temps de recherche de l’origine des troubles mentaux, organiques avec Charcot, inconscients avec Freud, ces maux n’ont, chez Feydeau, pas encore trouvé leur explication.
3. Un refus de l’analyse : exacerbation et déclin du mouvement vaudevillesque
16 Feydeau semble s’en tenir à l’exhibition de ces comportements étranges, producteurs de mouvement et de jeu, contraignant le personnage à l’inquiétude, physique et mentale, à la recherche d’un sens dont on comprend vaguement qu’il est à situer dans les régions troubles du désir et de la sexualité. À la mise en scène de l’hystérie et de l’hypnose, entravée par une construction dramatique parfois laborieuse, Feydeau préfère l’exhibition en apparence anarchique de symptômes mal identifiés et banalisés par l’exacerbation de l’esthétique vaudevillesque. À la suite d’Alfred Hennequin qui entreprend de moderniser le vaudeville en perte de vitesse dans les années 1880, Feydeau parvient en effet à perfectionner sa structure sans perdre le public, en s’intéressant aux nouvelles thématiques offertes par le contexte scientifique et médical, mais aussi en s’emparant de tous les procédés du genre dans une stratégie de multiplication et de soulignement parfaitement contrôlée. C’est le processus d’écriture lui-même qui mime la crise, l’accès, l’hystérie ou la névrose ; la structure dramatique, et non le discours des personnages, illustrera ce désordre à défaut de l’expliquer. L’ensemble des pièces de Feydeau s’organisent ainsi autour du procédé de la répétition : la poétique même de La Main passe !, fondée sur le retour régulier des personnages à pathologies donne ainsi à la pièce une structure traumatique40. En outre, Feydeau imprime à ses intrigues un rythme haletant, presque inquiétant, demandant à ses comédiens de jouer toujours plus vite. Armande Cassive, créatrice du rôle de la Môme Crevette de La Dame de chez Maxim en 1899, confie lors de la reprise de Monsieur chasse en 1911 que Feydeau, comme à son habitude, dirige :
Il paraît qu’il faut se remuer beaucoup en l’an de grâce 1911. C’est ce que se dit Feydeau et il doit avoir raison. Il y a 18 ans, quand on a donné pour la première fois Monsieur chasse !, on raffolait des acteurs au comique lent. (…) Aujourd’hui, surtout aux Nouveautés – est-ce le genre du théâtre qui veut ça ? – il faut jouer une pièce, serait-elle intitulée comédie, dans un mouvement endiablé. Si ça continue, en 1930, on n’engagera plus que des épileptiques.41
17Feydeau, à l’évidence, invite ici son interprète à se régler sur le modèle des chanteuses de caf’ conc’ dites « épileptiques »42, ce qui permet de dynamiser, d’accélérer et de rendre plus comique la crise d’hystérie. Feydeau rêverait donc de prolonger la phase « clownesque » – témoin la scène de fureur de Coustouillu précédemment citée.
18 Mais les faits donneront tort à Armande Cassive. Non, le théâtre comique ne peut s’accélérer à l’envi ; il tend, bien au contraire, à se fondre au début du xxe siècle dans le théâtre de boulevard, plus lent, plus statique. La temporalité constitue en effet le critère choisi par Michel Corvin pour tenter de distinguer ces deux genres qui restent encore à théoriser avec précision ; il oppose ainsi le « vaudeville-espace », fondé sur une compartimentation scénique, entre cachettes, placards et cabinets de toilettes, et le « boulevard-temps »43, dont le déroulement favorise le bavardage ou la négociation. Citons par exemple la scène de tractation entre les deux amants du Veilleur de nuit de Guitry (1911), le jeune et le vieux, qui s’asseyent, la femme entre eux, pour tenter de trouver un arrangement à l’amiable. Ce virage rythmique, Feydeau l’amorce à la fin de sa carrière dans une scène comparable : dans Cent millions qui tombent, il laisse ainsi Serge expliquer longuement à la cocotte Paulette sa ruine financière et la nécessité chiffrée de trouver un nouvel amant à la jeune femme. Cette scène, ponctuée de répliques plus longues qu’à l’ordinaire, accuse une perte de rythme symptomatique de ce glissement. Certes, il faut nuancer cette évolution : Feydeau ne peut s’empêcher de dynamiser le passage par la présence d’un deuxième amant caché sous la table et un peu trop remuant, que Paulette fait passer pour son chien :
Serge. — Qu’est-ce que c’est que ça ? J’ai donné un coup de pied dans quelque chose de mou qui a grogné.
Paulette. — Rien ! c’est le caniche. C’est Paf.44
19En outre, cette atténuation toute relative de l’exagération vaudevillesque ne s’exprime qu’à la fin de la carrière de Feydeau, alors qu’il semble avoir épuisé les ressources comiques du genre ; à bout de forces lui-même, il ne finira jamais cette pièce45. Le moment semble venu d’un passage de relais dans le théâtre comique dont Sacha Guitry tire profit.
20Guitry est bien entendu nourri de culture vaudevillesque ; grand ami de Feydeau qui l’a pris sous son aile46, choisi comme témoin de son mariage avec Yvonne Printemps, il connaît parfaitement ses pièces dont il s’inspire à ses débuts, par exemple dans La Prise de Berg-Op-Zoom (1912). Mais il poursuit bientôt sa voie propre, n’utilisant plus les ingrédients vaudevillesques que sous forme de « trucs » qu’il ne se prive pas, à l’occasion, de souligner à dessein pour mieux s’en détacher. Ainsi, dans La Jalousie (1915),Albert cherche à donner à son épouse une excuse à son retard :
Et si j’ai le malheur de lui dire le nom d’un ami que, soi-disant, j’aurais rencontré et qui m’aurait retardé, je suis sûr de tomber sur quelqu’un qui va arriver après le dîner et qui me dira en entrant : « Y a-t-il longtemps qu’on s’est vu, hein ? »47
21Guitry dénonce ici sciemment le procédé de la rencontre intempestive dont Feydeau abuse à toute occasion.
22 Surtout, cet abandon progressif des structures vaudevillesques oriente Guitry vers une action plus statique et plus propice à l’analyse des sentiments – voire des pulsions. Prenons l’exemple de Désiré (1927)48 qui prend pour sujet l’expression de l’inconscient à travers le rêve. Odette, ancienne actrice, maîtresse du ministre Montignac, et son domestique, le bien nommé Désiré, renvoyé de sa précédente place pour avoir passé la nuit avec sa patronne, se prennent mutuellement pour objet de leurs rêves érotiques ; malencontreusement, ils parlent en dormant. Cette intrigue s’organise linéairement : naissance du désir (acte I), expression détournée par le biais du rêve (acte II), confession sans concrétisation et départ de Désiré (acte III). Si Guitry a désormais perfectionné sa formule dramatique personnelle, il éprouve pourtant le besoin d’agrémenter sa pièce de quelques procédés comiques tout droit sortis du vaudeville. Ainsi, la scène du dîner avec la sourde, Henriette, joue sur le malentendu langagier et l’exploitation du personnage à handicap généralement floué par ses proches. Le mari Corniche séduit Odette devant sa propre épouse, laquelle a besoin de lire sur les lèvres de ses interlocuteurs pour les comprendre : cette scène de muflerie est un écho direct du couple Pinchard dans Le Dindon de Feydeau (1896) : « Je vous fais mes compliments, monsieur, vous avez une bien jolie femme. (…) Je changerais bien avec la mienne (…) et je ne crains pas de le dire devant ma femme (…), elle est sourde comme un pot ! »49. La sourde de Guitry se double d’une gaffeuse qui manque de révéler à Montignac les frasques passées de Désiré, dans un passage digne des scènes à faire vaudevillesques, recourant à la pantomime : Odette cherche à la faire taire à coup de pied sous la table. Enfin, Guitry donne du rythme à son dialogue par des répliques brèves jouant sur les quiproquos ponctuels. Les traditionnels jeux autour des échanges formels entre maîtres et domestiques abondent dans le vaudeville ; mentionnons, là encore, sinon un effet de citation, un « truc » de métier particulièrement travaillé dans le vaudeville et chez Feydeau, comme dans La Puce à l’oreille (1907) :
Olympe. — (…) Ça va bien, Eugénie !
Eugénie. — Moi, Madame ? Très bien, merci.
Olympe. — Non, je vous dis : ça va bien, je n’ai plus besoin de vous.
Eugénie. — Ah ! oui ! Madame.50
23L’échange est reproduit par Guitry :
Montignac. — Merci beaucoup. Ça va. Allez.
Désiré. — Comment ?
Montignac. — Je dis : ça va.
Désiré. — Ça va très bien, Monsieur le Ministre, merci.
Montignac. — Je ne vous demande pas de vos nouvelles, je vous dis : ça va…. Allez !
Désiré. — Pardon, Monsieur le Ministre.51
24 Au-delà de ces emprunts, voyons plutôt le poids que la pièce donne à la portée subversive d’un désir omniprésent annoncé dès le titre à travers les différentes étapes de son déchiffrement.Tout l’acte I consiste, nous l’avons dit, à mettre en place les conditions du désir : Odette sait que Désiré a dû quitter sa précédente patronne suite à un mystérieux « geste »52 qui reste énigmatique. Désiré explicite la situation par l’art de la litote agrémenté d’un jeu d’onomatopées, appelant la contribution d’un langage du corps : « Un soir, nous étions seuls, tous les deux, comme ça, chez elle… et puis, dame… mon Dieu, hop là…. Voilà !... Tout simplement, le voilà le geste que j’ai eu… »53, phrase glosée par une allusion transparente : « Eh bien ! que Madame passe en revue toutes les choses qu’un homme et une femme peuvent faire quand ils sont seuls… »54. Mais Désiré a beau rassurer Odette en lui jurant qu’elle n’est pas son type, il ne peut s’empêcher, dans le jeu de scène indiqué en didascalies, de commettre un « geste »55, celui de retenir l’écharpe tombante de la jeune femme, qui s’effarouche et s’enfuit. C’est au deuxième acte qu’apparaît la thématique du rêve selon une structure en miroir : le ministre Montignac révèle à Odette ses songes bruyants et peu équivoques ; puis c’est au tour de la femme de chambre, Madeleine, d’apprendre à Désiré qu’on l’entend rêver tout haut. Pour faire la liaison entre ces deux scènes, Guitry utilise un objet censé tout éclairer : une Clé des songes, que Désiré s’est procuré et qu’il prête à Odette, et qui théâtralise cette fièvre interprétative généralisée. Car chacun refuse de s’avouer « responsable des rêves que l’on fait »56. La femme de chambre compare même ces rêves en séries à un phénomène plus hystérique que psychanalytique : « c’est comme qui dirait une crise, quoi !... »57. Curieusement, tous recherchent la signification de ce même rêve, qui paraît pourtant tomber sous le sens. La Clé des songes affirme donc sans surprise : « Les rêves érotiques ont toujours leur raison d’être. Ils sont le témoignage d’un amour inconscient, toujours involontaire, dont le cœur de l’intéressé n’est pas encore informé »58. L’explication est simpliste, mais néanmoins logique et vraisemblable ; et la réaction la plus surprenante émane de Montignac, ministre et cultivé qui, sous couvert de sagesse et d’instruction, met en doute la crédibilité de cet ouvrage bon marché pourtant clairvoyant : « Ce qui est surtout stupide, mon chéri, c’est de consulter sérieusement un livre pareil »59. Or, c’est moins là une révélation qu’une confirmation. Tout l’acte II repose sur une tentative de déchiffrage pour parvenir à cette même conclusion, illustrant ici la passion de Guitry pour l’analyse qui nécessite une autre temporalité, un développement sur la durée. Ainsi, c’est d’abord Montignac qui contraint Odette à éclaircir ses sentiments vis-à-vis de Désiré, en ayant pris soin, au préalable, de la faire asseoir :
Odette. —Qu’est-ce qu’il y a mon Dieu ? C’est grave ?
Montignac. — Assieds-toi…
Odette. — Et puis ?
Montignac. — Et puis, écoute-moi, et que mes questions ne te surprennent pas. (…)Pourquoi rougis-tu ? (…)
Odette. —Mais parce que tu me gênes… (…)
Montignac. — Non, je voudrais que tu me dises exactement ce que tu en penses… sans te troubler.
Odette. —Mais je ne me trouble pas…
Montignac. — Alors, mettons… sans te mettre en colère…
Odette. —Mais je ne me mets pas en colère …
Montignac. — Pourquoi t’y mets-tu pour le dire ?
Odette. —Tu m’ennuies à la fin !60
25Odette est tenue de disséquer ses sentiments et ses réactions, immobilisée sur un divan qu’elle rejoint d’elle-même, à la fin de l’acte, pour s’y livrer seule à une introspection plus aboutie :
Si j’avais dit la vérité [à Montignac], si je lui avais dit que ce garçon m’avait avoué quelle avait été sa conduite dans sa dernière place, il m’aurait demandé pourquoi alors j’avais commis la folle imprudence de le prendre à mon service… Et s’il m’avait demandé cela, j’aurais été bien embarrassée pour répondre… et bien honteuse aussi, car, enfin… je n’aurais pas dû me laisser attendrir par ce garçon !... (Elle s’assied sur le divan.) Si j’étais sûre encore de l’avoir engagé par pure gentillesse !... Est-ce que je ne me suis pas décidée à le garder uniquement parce qu’il m’avait dit que, physiquement, je n’étais pas son type ?.... N’ai-je pas été plus surprise que rassurée par cet aveu naïf ?... n’ai-je pas voulu voir si vraiment je pouvais ne pas plaire à quelqu’un… Quel que soit ce quelqu’un … Dame ! est-ce que nous ne sommes pas capables… de presque tout !... (Elle s’allonge sur le divan, s’installe pour y dormir, se couvre les jambes avec la couverture, ferme les yeux et continue de parler en attendant le sommeil qui vient doucement.) C’est épouvantable, les choses auxquelles on peut arriver à penser… Je suis sûre que si je me regardais en ce moment devant une glace, je rougirais… je l’espère, du moins.61
26Ce n’est plus son rêve qu’Odette analyse, ni même l’ « incident survenu deux ou trois jours auparavant »62 qui en serait la cause, la confession de la première faute de Désiré. Il s’agit bien de remonter encore plus loin dans la chaîne d’associations mentales, d’identifier le désir premier, séduire le domestique. Après s’être « assi[se] sur le divan », Odette peut formuler une attirance inavouée dans une suite d’interrogations non exempte de mauvaise foi (l’aveu de Désiré était-il vraiment « naïf » ?) et immédiatement révélatrice d’une subversion sociale forte : s’intéresser à quelqu’un, « quel que soit ce quelqu’un », de moins élevé socialement, c’est aussi renverser le rapport des sexes traditionnel dans les amours ancillaires et dévoiler par la même occasion l’arrivisme d’Odette, d’une origine peut-être similaire à celle du domestique, déterminée à se faire épouser par un ministre par ambition plus que par amour. Cette confession, destinée au public seulement et poursuivie comme en rêve, attend sa réponse : Désiré la donne, au troisième acte, après avoir entendu sa maîtresse l’appeler en rêve. Comme à son habitude, Guitry auteur et comédien donne la conclusion de sa pièce dans une tirade explicative qui réitère cette tendance à l’auto-analyse. L’aveu de Désiré, en effet, n’avait rien de « naïf » : « La seconde bêtise que j’ai faite, ce soir-là, ç’a été de dire à Madame qu’elle ne me disait rien. (…) Rien que de se permettre de le dire, ça prouve déjà que ce n’est pas exact ! »63. Toute cette exégèse paraît finalement bien superflue : il a suffi de ce « geste », cette manifestation physique de Désiré au premier acte, pour que le public analyse et comprenne immédiatement le désir qui était déjà en jeu. La tirade ménage pourtant une révélation finale, moment le plus psychanalytiquement intéressant de la pièce éclipsant la plate interprétation du rêve : « car il y a une chose que je n’avais pas osé dire à Madame… (…) Ce que j’avais fait avec la comtesse… eh bien, je l’avais déjà fait dans deux autres places, avant ! »64. L’intrigue découle donc d’un comportement compulsif, d’un fantasme à répétition, d’une sorte d’idée fixe de Désiré pris de passion pour « la volupté d’obéir »65 qu’il cherche à annuler en quittant la scène sans avoir touché Madame. L’organisation statique de cette pièce organisée autour d’un schéma binaire insistant met en lumière deux traits majeurs de la dramaturgie de Guitry : le goût pour la glose et le sens du secret, que l’on ne peut deviner sans une donnée extérieure dévoilée à la fin de la pièce, ici les incartades passées de Désiré.
27 Rêve, fantasme, idée fixe : ces ingrédients étaient déjà en germe, bien entendu, dans le vaudeville et chez Feydeau. Pourtant, leurs moyens d’expression diffèrent considérablement ; certainement parce que le vaudevilliste s’intéresse davantage à la manifestation de ces troubles qu’à leur explicitation. Ainsi, lorsqu’une Clé des songes apparaît chez Feydeau, c’est à titre purement ornemental, comme dans Chat en poche (1888), consultée par le domestique Tiburce :
Qu’est-ce que ça veut dire, quand on rêve de belle-mère ? (…) Voyons dans la Clé des songes. C’est infaillible ! (…) Voyons : « Belle-mère, voyez bassinoire. » (Feuilletant.) « Bassinoire, voyez belle-mère ! » Ça peut durer longtemps comme cela.66
28Sans doute Guitry connaît-il cette pièce. Tiburce, comme par hasard, est lui aussi amoureux de sa patronne et Désiré semble saluer l’intertexte : alors que Tiburce soupire : « On admet qu’un amant aime sa maîtresse, et on n’admet pas qu’un domestique aime sa maîtresse… pourtant le mot est le même ! »67, Désiré lui ne se dit « attiré que par des dames qui sont ses maîtresses et dont il ne peut pas être l’amant !... »68. Le rêve et le fantasme de transgression sociale, pris en charge chez Feydeau par un personnage très secondaire, accentuent en sous-main les pulsions à l’œuvre dans l’intrigue, au lieu comme chez Guitry de prendre toute la place et d’être analysés comme tels. Pourtant Feydeau a pu tirer pleinement parti de la représentation de rêves subversifs. Dans La Dame de chez Maxim, le fauteuil extatique endort les personnes qui le touchent ; à leur réveil, sous l’influence du fluide, ils entonnent une chanson révélatrice de penchants cachés, mais immédiatement refoulés. Prenons encore l’exemple d’un domestique, Étienne, qui dans son sommeil embrasse sa maîtresse :
Étienne. — (…) … Ta bouche à baiser.
Il embrasse Gabrielle sur les lèvres.
Gabrielle, complètement réveillée par ce baiser. — Étienne ! ah ! pouah !
Elle le repousse.
Étienne. — N… de D… ! la patronne !
Il détale, poursuivi jusqu’à sa porte par Gabrielle, furieuse.69
29Feydeau s’en tient là, à ce « geste » brut, suffisamment éloquent et qu’il ne souhaite pas, quant à lui, interpréter plus avant. Par l’exhibition du mouvement pur, Feydeau use d’un transfert métaphorique afin de visualiser le fantasme au lieu de le mettre en discours. Cette tactique touche la construction même de ses pièces. La Puce à l’oreille, par exemple, variation sur la traditionnelle pièce à sosies, présente un garçon d’hôtel, un domestique ivrogne, Poche, qui est la copie conforme de l’assureur Chandebise. Mais en accentuant la complication des allées et venues du comédien en charge du double rôle, Feydeau met en scène une structure névrotique cauchemardesque qui suggère, en creux, par sa visualisation, une schizophrénie généralisée : trouble des personnages qui, dans ce va et vient entre deux figures diamétralement opposées, croient avoir la berlue ; malaise qui gagne bien entendu les deux sosies révélant, pour l’occasion, leurs traits communs. Sous l’effet de l’émotion, Chandebise, ainsi, se met à parler comme Poche : « Vous croyez que vous allez vous payer ma tête plus longtemps !… Fichez-moi le camp ! »70.Ce système dramatique fabrique lui-même sa propre névrose et projette un fantasme continu : le domestique apparaît comme l’envers de l’homme du monde. La métaphorisation de ce trouble mental est aussi un moyen de montrer l’échec de toute tentative de préhension. Le médecin présent sur scène, l’un des derniers dans cette fin de carrière, exprime un aveu d’incompétence. Croyant voir Chandebise en Poche et inquiet de cet « état d’amnésie poussé jusqu’à la perte de la notion de sa propre personnalité » typique chez les « alcooliques invétérés »71, il prétend y remédier par des méthodes autoritaires : tâchant de faire prendre des médicaments à son patient et de l’endormir chimiquement, dégradation ultime du procédé hypnotique définitivement abandonné, il manque de comprendre la structure duelle de l’intrigue et risque même d’être contaminé par cette hallucination collective :« Oh ! là, là, je sens que ça me gagne !... je sens que ça me gagne !... »72. Cette dernière pièce expose un modèle médical périmé et impuissant, en même temps qu’une névrose possible du personnage principal dans une structure qui théâtralise un vertige susceptible de gagner la salle. La dramaturgie de Feydeau nous paraît illustrer de plus en plus une intuition forte, celle de la nécessité de quitter le champ de l’hystérie dont les symptômes se transforment, pour pousser plus avant une investigation mentale. Et c’est sur les manifestations physiques de l’hystérie et de la névrose qu’il concentrera l’essentiel de sa dramaturgie, afin d’éviter toute tentative d’interprétation – et ainsi maintenir les personnages dans leur mal et prolonger le plaisir de ce spectacle.
30 La comparaison de ces deux maîtres du théâtre comique, le vaudevilliste Feydeau, le boulevardier Guitry, met au jour un écart esthétique et le passage d’un théâtre de la pulsion à celui de la conversation, du fait brut à la glose, du mot malheureux aux jeux d’esprit. Alors que Guitry se centre sur un secret qu’il met en place en fonction de son dévoilement final, moment clé de sa pièce, Feydeau passe son temps à en entretenir le mystère, fondant l’intérêt spectaculaire de ses pièces sur le détournement, l’évitement et le mouvement plus que sur le déchiffrage. Aussi la dissipation des quiproquos nous laisse-t-elle sur notre faim : malgré le dévoilement de l’existence de deux sosies, par exemple, les étranges correspondances qui les relient passent sous silence. En désamorçant des malentendus dont les spectateurs détiennent la clé depuis longtemps, Feydeau ne cesse de suggérer que l’essentiel est ailleurs, dans les creux du texte qui ne dévoilent que leurs propres profondeurs.
31Si nous avons ici ouvert des pistes de réflexion qu’il faudrait étendre à une étude globale du vaudeville et du boulevard, l’exemple charnière de Feydeau illustre, à son insu sans aucun doute, cette hésitation de l’entre-deux siècles entre un modèle hystérique en perte de vitesse et un système psychanalytique en construction. De la mise en scène de l’hypnose à une débandade physique qui échappe à tout contrôle et qui fait glisser l’hystérie sur le terrain de la névrose ordinaire, le vaudeville exacerbe ses moyens spectaculaires jusqu’à un point de non retour. Le mouvement scénique ne peut plus s’affoler ou s’accélérer davantage. Une fois le passage clinique accompli et la psychanalyse consacrée dans son rôle épistémologique propre, le théâtre comique explore lui aussi de nouveaux terrains. Alors que le vaudeville affiche son agitation scénique pour rester dans la suggestion, pratique l’allusion tout en conservant un mystère, se complaît dans la monstration spectaculaire sans tomber dans l’élucidation, le boulevard s’intéresse à l’analyse des rêves, s’offre le temps de l’examen psychologique et sabote les ficelles vaudevillesques qui pourraient freiner sa tentative d’explication.