Colloques en ligne

Sandrine Darsel

Imagination narrative, émotions et éthique

1J’entends la notion d’« éthique » en un sens aristotélicien de disposition et d’habitude à bien agir. Un agent est vertueux s’il exerce, met en œuvre, développe ses vertus pratiques dans la durée et non de manière ponctuelle. Le caractère vertueux ou vicieux d’un agent se révèle dans ses choix pratiques, sa capacité à saisir les valeurs et les normes en question, sa faculté à établir des hiérarchies évaluatives, l’ajustement de ses émotions, la compréhension éthique d’une situation, etc. Or les éléments clefs qui confèrent du sens à nos existences et déterminent notre compréhension du monde et des autres ne sont pas encadrés de manière nette et rigide par une structure idéologique, religieuse ou sociale préexistante. La rationalité morale est en partie à construire ou malléable.

2Le problème qui se pose pour l’éducation morale est le suivant : comment devenir vertueux ? À cette question, aucune partition morale ne peut être donnée (le terme « partition » est ici entendu au sens goodmanien de système symbolique répondant aux critères de la notationalité1). Les théories morales, les traités éthiques ou même les dictons, les conseils ou impératifs moraux ne permettent pas de déterminer de manière précise, univoque, et sans ambiguïté ni contradiction, leur domaine d’interprétation, c’est-à-dire le champ de l’action morale. Ces descriptions fonctionnent seulement comme guides théoriques pour l’agent ou encore comme témoins de la vie pratique. Le problème de l’éducation morale reste donc entier.

3Et c’est ici que les œuvres d’art, et en particulier les œuvres d’art narratives, ont un rôle à jouer : elles nous apprendraient sur nous-mêmes, les autres et le monde, et nous révèleraient la manière dont les dilemmes moraux émergent, dont les histoires de vie sont construites et les conflits de valeur sont résolus, suspendus ou analysés. Ainsi, les œuvres d’art pourraient être un véritable guide existentiel.

4Toutefois, lorsqu’il s’agit de comprendre et d’analyser l’importance éthique de l’art et d’en saisir les enjeux, la méfiance quant au rôle éthique possible des œuvres d’art prédomine. Cette attitude découle de la distinction franche, voire de l’opposition entre l’esthétique et l’éthique. Cette séparation repose sur les dichotomies suivantes : fiction versus réalité, subjectivité versus objectivité, spectateur versus acteur, fantaisie artistique versus rigueur morale, expérience esthétique singulière versus jugement moral général… Cette opposition se fait en faveur de la théorie morale : même si elle ne permet pas de déterminer de manière univoque la pratique morale, il n’en reste pas moins que c’est l’un des éléments essentiels de l’éducation morale, combiné avec l’expérience de l’agent lui-même. La rigueur des réflexions théoriques est mise en avant. Les œuvres d’art sont au mieux considérées comme simple illustration de la théorie morale générale, au pire disqualifiées.

5Pour autant, un simple survol anthropologique montre que les hommes attachent à l’art un rôle particulier et prédominant dans leur vie pratique et morale. La réhabilitation éthique de l’art s’articule autour de deux arguments :

  • soit l’on insiste sur les traits génériques des œuvres d’art, leur contenu moral théorique ;

  • soit l’on précise que les œuvres d’art ont une valeur instrumentale et non une valeur éthique en soi (illustration, rhétorique, pédagogie).

6Il s’agira ici de réfléchir sur le rôle éthique des œuvres d’art dans l’éducation morale, et sur ce qu’il nous apprend de la philosophie de l’action et de la réflexion morale. Autrement dit, quelle est la teneur éthique des œuvres d’art ? Peuvent-elles véritablement être reconnues dans le processus de l’éducation morale ? N’est-ce pas une forme de laxisme que de faire appel aux œuvres d’art ? In fine, cela ne constitue-t-il pas une erreur de catégorie, au sens où art et morale, esthétique et éthique ne pourraient être que séparés ? Peut-on dire, en allant plus loin, que la reconnaissance de l’art dans l’éducation morale est source d’erreurs et qu’elle est nocive du point de vue pratique ? À l’inverse, si les œuvres d’art jouent un rôle éthique, en quoi consiste leur apport spécifique ? Leur teneur éthique n’est-elle pas simplement un bénéfice instrumental pouvant être obtenu par d’autres moyens et de manière plus fiable ?

7En réponse à ces multiples problèmes, plusieurs options s’affrontent :

1. le scepticisme esthétique, qui repose sur l’autonomie des œuvres d’art et de l’esthétique ;
2. le scepticisme moral, qui insiste sur l’immoralité des œuvres d’art ;
3. l’optimisme moral, qui défend le caractère moral des œuvres d’art ;
4. l’optimisme disjonctif, qui analyse la valeur morale possible des œuvres d’art.

8Il s’agira ici d’analyser les implications pratiques des œuvres d’art par la défense de l’option disjonctive : l’objectif est de montrer que la relation entre les œuvres d’art et l’éthique se joue moins dans le contenu de l’œuvre que dans son activation, c’est-à-dire dans la réalisation – entendue en un sens goodmanien – de l’œuvre par le public, à travers la mobilisation de l’ensemble de ses facultés cognitives : la perception multisensorielle de ces œuvres, l’imagination narrative, l’implication émotionnelle et la compréhension de leur sens complexe et multiple. Ici, l’œuvre d’art n’est pas conçue comme une source d’exemples, d’illustrations des raisonnements moraux, ni comme un moyen pour apporter une solution définie aux conflits pratiques, pour propager des certitudes éthiques ou pour transmettre un contenu moral déterminé, comme le soulignent notamment Stanley Cavell2 et Martha Nussbaum3. L’expérience réussie d’une œuvre d’art est un moment d’aventure, de performance, d’engagement et d’improvisation morale de la part du spectateur. Et c’est en cela que réside la valeur morale possible des œuvres d’art.

9Afin de défendre cette thèse, il s’agira dans un premier temps d’établir la possibilité d’un rapport entre l’art et l’éthique. Dans un deuxième temps, mon attention se portera sur le problème de la valeur morale des œuvres d’art, par l’examen de deux options concurrentes – la conception théorique et la conception émotiviste. Enfin, je défendrai l’idée selon laquelle c’est l’expérience attentive à la singularité de l’œuvre (qui sollicite à la fois des capacités perceptuelles, émotionnelles, imaginatives et cognitives) qui participe à notre formation morale. L’ensemble de cette analyse se focalisera sur les arts narratifs, tels que la littérature, le cinéma, le théâtre, etc. Il ne s’agit pas de réduire le lien entre l’art et l’éthique aux œuvres d’art narratives, mais simplement de considérer la spécificité de ce lien et de montrer la pertinence des arts narratifs pour l’éducation morale.

1. Considérations méthodologiques préalables

10Avant d’analyser l’ensemble de ces problèmes au sujet du rapport entre art et éthique, un point de méthode s’avère nécessaire. Alors que l’exploration philosophique des arts reste souvent assujettie aux questions proprement esthétiques (à propos, par exemple, du jugement esthétique, de la valeur esthétique, des critères esthétiques, etc.), mon objectif est de mettre en évidence la nécessité, l’utilité et la fertilité d’une investigation philosophique impure des arts. Une philosophie de l’art impure conteste l’idée selon laquelle l’esthétique constituerait un domaine de réflexion autonome, indépendant des autres champs philosophiques. Je propose ici d’ouvrir la philosophie de l’art à l’éthique. Et loin de mettre à mal la spécificité de l’art, cette méthode du décloisonnement permet d’en rendre compte. Autant dire qu’il ne s’agit pas d’échapper aux questionnements supposés fondamentaux sur la magie et les mystères qui entourent l’art en général, mais plutôt de recentrer l’entreprise philosophique appliquée à l’art sur ce qu’elle peut faire : elle ne peut pas remplacer ses objets (l’art, la création et l’expérience artistiques), ni menacer leur existence ou leur prestige, mais plus modestement analyser ce qui fait problème philosophiquement.

11En outre, la méthode utilisée sera doublement impure:

  • non seulement elle ne se passe pas d’une réflexion philosophique transversale ;

  • mais d’autre part, ce sont les pratiques et croyances ordinaires autour de l’art et des œuvres d’art qui constituent le cadre de cette réflexion.

12En effet, je défends une philosophie descriptive de l’art, laquelle se distingue de deux attitudes:

  • soit invoquer le « jugement de la foule » de manière dogmatique ;

  • soit élever la philosophie à une superconnaissance, une connaissance lucide d’un autre ordre que la connaissance ordinaire, et qui pourrait bouleverser nos intuitions et pratiques ordinaires.

13La structure de nos pratiques, discours et pensées autour de l’art implique des certitudes préalables non épistémiques (comme l’indique Wittgenstein dans De la certitude). Celles-ci jouent un rôle régulateur essentiel: ce sont des normes-en-contexte acceptées dans des circonstances normales. La normativité de ces intuitions préthéoriques suppose l’établissement d’un équilibre réfléchi entre elles et les orientations philosophiques.

14Autrement dit, si la philosophie ne consiste pas en un simple inventaire des hypothèses variées possibles, étayées par des argumentations complexes, mais en l’examen des raisons que nous pouvons avoir d’assumer tel ou tel engagement ontologique, ces raisons sont pourtant de divers ordres:

  • logique (le principe de non-contradiction, par exemple) ;

  • formel (le principe d’économie, selon lequel il ne faut pas multiplier les entités plus qu’il n’en faut) ;

  • scientifique (l’accord avec les avancées de la science) ;

  • esthétique (l’élégance d’une théorie simple ou la beauté d’une conception originale) ;

  • et enfin pratique (nos certitudes préalables et leur poids relatif).

15Toutefois, la contrainte du sens commun est indispensable pour une investigation philosophique en art : les œuvres d’art sont des entités relationnelles (quoique réelles) et supposent un ensemble complexe de croyances et de pratiques. Bien sûr, il ne s’agit pas de coller de manière aveugle à ce système ni de méconnaître les inconsistances, les cas difficiles ou problématiques, ou encore la diversité des pratiques (attachées à l’art et à telle ou telle forme artistique). Cependant, l’enracinement des œuvres d’art dans cet enchevêtrement de croyances et de pratiques constitue le point de départ et la contrainte méthodologique principale pour toute enquête philosophique en art.

16Ainsi, plusieurs intuitions, pratiques et croyances se rapportent au problème envisagé ici : le rapport entre l’art et l’éthique.

  • L’art est évalué moralement.

  • Cette évaluation donne lieu à des désaccords.

  • On attend parfois de l’art qu’il participe de l’éducation morale, comme dans le cas de la littérature de jeunesse.

  • On accuse aussi l’art d’être à la source de comportements critiquables (on dit ainsi de certains films qu’ils banalisent la violence, qu’ils font l’apologie de la guerre, du mensonge, etc.).

  • Certaines œuvres d’art sont utilisées comme illustration pour la pensée morale : par exemple, Le Choix de Sophie, de William Styron, ou encore le mythe de Médée.

  • Certaines catégories d’art sont plus utilisées que d’autres, comme c’est le cas pour l’art narratif (littérature, cinéma, théâtre).

  • Enfin, on valorise les œuvres d’art dont on suppose qu’elles ont une valeur morale.

  • Mais en même temps on dévalorise les œuvres d’art jugées moralisatrices.

17Pour le philosophe descriptif, la tâche sera donc exigeante, puisqu’il importe de donner sens à l’ensemble de ces croyances et pratiques ordinaires qui se rapportent au problème particulier envisagé ici : le rôle éthique des œuvres d’art.

2. Art et éthique : une alliance impossible ?

18La méfiance quant à la possibilité d’établir un rapport fécond entre l’art et l’éthique prend deux voies argumentatives distinctes : la voie esthétique ou la voie morale.

19D’un côté, le scepticisme esthétique conteste la pertinence du fait de parler des œuvres d’art en termes moraux. Cette contestation repose sur le postulat de l’autonomie de l’art. Autrement dit, l’esthétique et la réflexion philosophique sur l’art sont définies comme un domaine indépendant. En ce sens, l’esthétique philosophique prend essentiellement pour objet le sujet esthétique producteur et récepteur. C’est à partir de ce point de vue théorique autour du sujet esthétique que s’articulent la plupart des notions suivantes : le goût, le génie, le critique, le beau et le sublime, les beaux-arts… L’esthétique philosophique s’établit ainsi autour de distinctions duales afin de cerner la spécificité de l’art : le plaisir/la connaissance, le sensible/l’intellect, le génie artistique/la production technique, l’art/la science, la contemplation esthétique/l’explication intellectuelle, et enfin, le beau/le bien/le vrai.

20L’œuvre d’art requiert une expérience pure et appelle une interprétation exclusivement esthétique. Toute réflexion morale est inappropriée. Dire du film de Lynch Une histoire vraie, de la pièce de Shakespeare Hamlet ou du livre de jeunesse À la recherche du bonheur, écrit par Juliette Saumande et illustré par Éric Puybaret, des chansons de NTM, de la série télévisée La Petite Maison dans la prairie, ou encore de l’ensemble de l’œuvre de Céline que ce sont des œuvres d’art appelant une évaluation morale (positive ou négative), c’est se méprendre sur ce que sont ces œuvres d’art : un ensemble de mouvements et d’actions enregistrés (pour le cinéma) ou joués en direct (pour le théâtre), un texte pour l’œuvre littéraire, une forme pour l’image, un texte et un ensemble de sons ou de notes pour une chanson. Autrement dit, l’expérience véritablement esthétique ne peut et ne doit pas être assujettie à une quelconque réflexion morale.

21Cette conception a l’avantage de rendre compte de l’intuition selon laquelle l’art n’est pas un instrument de moralité et n’est pas envisagé au vu de ses conséquences morales (effets sur le comportement) : l’art n’a pas pour fonction d’avoir des effets moraux. Il n’aurait d’autre finalité que lui-même, d’où le manifeste de « l’art pour l’art ». Puisque les propriétés de l’œuvre sont ses propriétés formelles, l’appréciation proprement esthétique repose uniquement sur le plaisir formel. D’où la neutralisation de la responsabilité auctoriale. Toutefois, cette option invalide bon nombre des pratiques courantes autour des œuvres d’art et ne rend pas compte du rôle moral (quoique non instrumental) souvent accordé aux œuvres d’art. Par ailleurs, elle réduit l’œuvre d’art et assèche la pratique interprétative4.

22D’un autre côté, le scepticisme moral, hérité de Platon, insiste sur l’immoralité des œuvres d’art. Ce n’est pas que l’art soit indépendant de la morale, comme le suppose le scepticisme fort, c’est que l’art s’oppose à la morale. Cette option situe l’art dans la sphère de l’immoral, du vice, de la faute morale. Ce n’est qu’en termes négatifs que l’on peut penser l’art moralement. Ce caractère vicieux de l’art s’explique de deux manières. Soit l’art est immoral du fait d’un contenu immoral : l’apologie de la violence dans le film Fight Club, la banalisation de l’infidélité dans les livres de David Lodge, la contestation des valeurs traditionnelles, telles que l’éducation, la prudence, la bienséance…, l’esthétisation d’une sexualité débridée et rompant toute règle avec les livres de Houellebecq ou la chanson de Nirvana Rape Me, l’affirmation de propos racistes, les films pornographiques, les pièces de théâtre vulgaires, etc. Soit l’art appelle des réponses et des sentiments immoraux chez le spectateur : l’attachement et la sympathie pour des êtres vicieux et/ou inhumains, comme dans le film La Chute, la pitié pour des criminels, la distance par rapport aux vertus éthiques, la déstabilisation de la personnalité par l’identification à un personnage imaginaire, l’indifférence à l’égard de la violence…

23Autrement dit, cette seconde conception sceptique, la voie morale, est une injonction à ne pas prendre les œuvres d’art pour guide moral. En effet, même si les œuvres d’art sont apparemment inoffensives, aucune n’échappe à la sphère de l’immoralité : de manière générale, l’art, règne des émotions, détourne du bien, règne de la raison droite. Néanmoins, même si l’on s’accorde sur la possibilité d’œuvres d’art immorales (soit du point de vue du contenu, soit du point de vue des réponses appelées par l’œuvre), cela n’induit pas l’assimilation des œuvres d’art au domaine du vice. Bien au contraire, on peut plutôt penser que si certaines œuvres d’art ont une valeur morale négative, d’autres possèdent une valeur morale positive. De plus, on peut remettre en cause les conceptions implicites de l’art et de la morale qui sous-tendent ce scepticisme moral. En effet, peut-on réduire l’art à l’excitation émotionnelle et/ou à la déconstruction des valeurs ? Par ailleurs, comprendre la morale comme le règne de la droite raison, n’est-ce pas manquer l’importance des émotions au cœur des attitudes éthiques ? Enfin, l’opposition entre les émotions et la raison est-elle tenable ?

24L’optimisme moral s’oppose de manière radicale à l’option précédente et considère a contrario que les œuvres d’art ont une valeur morale positive. Cette conception utopique postule le caractère émancipatoire de l’art. En ce sens, on peut penser à Schiller qui, dans les Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, considère l’art comme libérateur, permettant d’accéder à une vie libre et harmonieuse. Plus généralement, il s’agit d’articuler la moralité des œuvres d’art avec la création par l’œuvre d’un autre monde, le monde de l’art. L’art, qui mobilise l’imagination, nous fait accéder au domaine du concevable, du possible, de ce qui pourrait être. Or la possibilité est au fondement du choix pratique, et c’est en ce sens que l’art est profondément et essentiellement moral, quels que soient son type, son genre, sa forme, son contenu5.

25Néanmoins, cette analyse de l’art est problématique. D’une part, elle confond le concept d’œuvre d’art et celui d’une bonne œuvre d’art au sens où elle attache une dimension évaluative au concept d’art. Par ailleurs, comment concilier, d’une part, l’apport moral fondamental supposé de toutes les œuvres d’art, et d’autre part, les contenus ou expériences contraires aux vertus, liés à certaines œuvres d’art ? Enfin, si l’on considère souvent l’imagination comme un guide pour l’acquisition d’une connaissance modale (au sens où ce qui est imaginable serait possible et l’inimaginable, impossible, comme le suppose Hume dans le Traité de la nature humaine), peut-on s’en tenir à cette association apparente ?

3. L’optimisme disjonctif

26Les œuvres d’art, en tant qu’artefacts culturels spécifiques, peuvent avoir une valeur morale positive ou négative (quoique plus ou moins importante suivant les œuvres d’art particulières). L’apport moral est fonction de l’exemplarité de l’œuvre d’art. Certains cas artistiques sont paradigmatiques (telles certaines œuvres littéraires, cinématographiques ou théâtrales considérées comme une forme d’attention à la vie humaine, avec des personnages moraux confrontés à des choix ou à des dilemmes importants, et questionnant ce qu’est l’homme, son rapport aux autres et ses choix de vie). D’autres cas sont problématiques (l’œuvre de Claude Simon, par exemple, où l’élucidation des valeurs reste aporétique, ou les œuvres moralisatrices qui sapent par là même leur rôle moral). Enfin, d’autres cas sont périphériques, au sens où ils ne relèvent du questionnement moral que de manière subsidiaire ou indirecte, comme la musique instrumentale. Pour autant, l’esthétique ne peut se passer de l’éthique, et la réflexion morale de la pensée par cas artistiques. Reste à déterminer ce que peut nous apprendre l’art d’un point de vue moral.

27À ce sujet, deux conceptions distinctes se dessinent :

  • la conception théorique, selon laquelle le contenu moral de l’art est un contenu conceptuel et argumentatif ;

  • la conception émotiviste, selon laquelle le contenu moral de l’art est du côté de l’émotivité.

28Dans le premier cas, l’éthique est pensée comme une affaire de jugement, d’inférences morales, et d’adéquation avec la réalité morale. Ainsi, ce qui fait la valeur morale d’une œuvre d’art, c’est qu’elle délivre un contenu propositionnel moral déterminé. Toutefois, cette analyse cognitiviste est confrontée au problème suivant : le plus souvent, le contenu propositionnel des œuvres d’art est pauvre et déjà connu. Si l’on résume, par exemple, le contenu moral du film Une histoire vraie,de Lynch, celui-ci sera réduit à une peau de chagrin : s’occuper des gens que l’on aime. Or ce principe moral est loin d’être une découverte. Dès lors, au mieux, le film de Lynch permet d’asseoir la vérité de ce principe, au pire il n’en propose qu’une reprise (comme un vieux dicton asséné). L’art en ce sens n’a de valeur morale qu’instrumentale, tout à fait remplaçable, voire inutile, au sens où une réflexion philosophique ou un essai moral suffirait à dévoiler ce contenu. D’ailleurs, l’attention au contenu propositionnel moral des œuvres d’art peut parfois conduire à une évaluation négative de l’œuvre d’art, au sens où celle-ci serait moralisatrice et participerait de la fixité d’une proposition morale.

29La seconde conception, émotiviste, conteste l’assimilation de l’éthique à une question de jugements et de délibérations autour de propositions. L’éthique, dans ce cas, a pour objet nos réactions affectives, nos sentiments moraux et nos émotions dans la vie éthique. Ainsi, ce qui fait la valeur morale d’une œuvre d’art, ce n’est pas son contenu moral, mais le fait qu’elle suscite des réactions éthiques, plus précisément des sentiments moraux comme l’indignation, la honte, le respect, l’empathie, etc. L’œuvre d’art joue un rôle moral, au sens où elle a la disposition d’exciter certains types d’émotions ayant elles-mêmes une valeur morale.

30Toutefois, toute émotion appropriée à l’œuvre d’art est-elle morale, convenable ? De plus, si les émotions sont au cœur des pratiques morales, cela ne signifie pas qu’elles en épuisent le champ. Ainsi, la réduction de la morale à une question d’émotions la rend vide de sens. Enfin, il importe de questionner pour la conception émotiviste comme pour la conception cognitiviste présentée ci-dessus, le gouffre supposé entre le conceptuel et le sensible, le cognitif et l’émotif, qui fait pencher d’un côté ou de l’autre sans rendre compte de l’enchevêtrement des deux aspects (de leur caractère indissociable). Ainsi, afin de concevoir les rapports entre l’art et la morale, il s’agit de dépasser cette alternative en défendant une analyse « enchevêtrée » : l’éducation morale par l’art est une éducation qui lie de manière indissoluble le conceptuel et le sensible.

31Le rôle moral de l’art est loin d’être simple. Il participe d’une double éducation. Il s’agit à la fois d’un affinement de nos concepts moraux par l’expérience des œuvres d’art et d’une éducation des facultés par l’expérience attentive des œuvres d’art. La spécificité des arts narratifs, comme la littérature et le cinéma, qui occupent une place primordiale dans nos vies, est qu’ils conduisent, par l’expérience de la lecture ou du visionnage, à une aventure complexe et dense de la personnalité humaine : ils nous rendent sensibles et attentifs à la densité de la vie ordinaire. Les émotions, les choix et actions, les réflexions, pensées, certitudes et doutes des personnages deviennent notre propre aventure pour donner du sens à l’œuvre6. Cette expérience du moral dans sa complexité consiste non pas en une révélation morale ou une conversion éthique, mais en l’exercice d’une attention au particulier, c’est-à-dire aux aspects de l’œuvre d’art. L’expérience réussie d’une œuvre d’art paradigmatique mobilise une perception aspectuelle affinée, des émotions ajustées, une imagination exploratrice, des distinctions cognitives fines. En mobilisant l’ensemble de ces capacités, cette expérience réussie devient performance morale : l’œuvre d’art appelle et requiert alors des manières et attitudes morales. Le jugement moral immédiat est anesthésié : la censure, le blâme ou l’approbation sont mis en suspens ; c’est la performance du spectateur qui donne à penser de manière éthique. L’œuvre d’art stimule de manière éthique son récepteur par diverses voies : l’immersion, le décentrement, la perplexité, le choc, le retour sur soi…

4. L’expérience esthétique comme performance morale

32L’idée de performance morale est centrale pour comprendre l’apport spécifique des œuvres d’art dans la réflexion, ainsi que la pratique morale. En effet, comme je l’ai indiqué en introduction, on ne peut donner une notation complète et déterminante de ce que l’on doit faire (comment être une bonne mère, comment aimer quelqu’un, comment être un ami, comment être un bon citoyen, etc.). Bien sûr, une esquisse peut être faite, laquelle va donner et dégager les points moraux et pratiques importants. Cette esquisse est d’ailleurs à la charge notamment de la philosophie morale (et des théories morales). L’action morale, quant à elle, est comparable à une performance chorégraphique, théâtrale ou musicale : on a beau avoir une notation ou partition comme guide, la notation sous-détermine la performance. Autrement dit, quelle que soit la densité des théories morales du point de vue des détails quant aux questionnements moraux (en insérant, par exemple, des expériences de pensée ou en se limitant à un point moral problématique – comme les questions de l’euthanasie, de l’éthique parentale ou de l’éthique animale), ces esquisses théoriques ne déterminent pas de manière complète et univoque les choix de l’individu agissant7.

33Or cette densité de la performance, on peut y accéder par l’expérience de la densité narrative notamment (théâtre, cinéma, littérature), et plus généralement par l’exemplarité des œuvres d’art. C’est cette expérience de la densité qui s’avère irremplaçable. Par exemple, la question morale de ce que c’est que d’être une bonne mère nécessite évidemment une réflexion théorique (sur le maternage, l’éducation, le statut de l’enfant, etc.). Néanmoins, cette réflexion s’avère toujours insuffisante. Le détour par la pensée par cas artistique n’est pas inutile. La lecture suivie du livre Le Choix de Sophie, de Styron, la vision attentive du film Mères et filles, deJulie Lopes-Curval, ou encore l’expérience du roman Vipère au poing et de ses adaptations cinématographiques ou théâtrales sont autant de moyens pour donner accès à cette densité qu’exige la morale. Cette aventure morale attentive au cas artistique est évidemment exigeante pour celui qui fait l’expérience de l’œuvre. Cela implique aussi la possibilité d’une surdité morale qui manque l’exemplarité de l’œuvre. En tout cas, avec l’art, nous pouvons penser moralement par cas.

5. La pensée par cas

34Cette analyse du rôle moral spécifique de l’œuvre d’art invite à repenser, à la suite de Wittgenstein, le statut de la pensée (au sens général de compréhension) par cas. L’originalité de la pensée par cas consiste à penser à partir de singularités8. C’est une pensée déictique qui vient pointer vers ce qui fait la particularité de ce cas. Autrement dit, un cas n’est pas un exemple quelconque, une illustration ou l’application d’une théorie générale. C’est un exemple singulier qui tire paradoxalement sa valeur de sa particularité, de son caractère irremplaçable, non substituable, non réitérable. Paradoxalement, car on s’attend le plus souvent à ce que l’exemple tire sa valeur de sa potentielle généralité. Ainsi, les œuvres d’art constituent des cas pour la pensée morale. Des cas paradigmatiques, des cas problématiques, des cas périphériques.

35Généraliser le cas artistique considéré, abstraire du cas une théorie morale ou des principes éthiques, établir des inférences à partir de la comparaison des cas artistiques, c’est refuser de considérer le cas comme un cas. C’est appréhender l’œuvre de manière univoque, transparente. Aussi, le déficit inférentiel du cas artistique (l’impossibilité de généraliser à partir de lui) ne compromet pas sa valeur éthique : sa teneur vient de ce qu’il encourage, de ce qu’il mobilise comme dispositions par sa densité ; elle n’est pas inférentielle mais performative. En effet, le cas développe une manière d’être informative, une teneur épistémologique différente de la construction théorique : c’est un savoir qui prend forme dans les particularités du cas inscrit dans un contexte, à travers les détails de la narration littéraire, cinématographique, etc. La réception esthétique accentue le tropisme plutôt qu’un élan vers le général. En d’autres termes, la compréhension de l’œuvre d’art narrative appelle de manière logique une pensée sensible avec une portée éthique. La capacité à faire une expérience réussie de l’œuvre consiste en la maîtrise d’un comportement élaboré, un exercice vertueux des capacités logiques, imaginatives et émotionnelles participant elles-mêmes à la performance morale. Le but n’est pas de dérationaliser l’enquête morale, mais simplement d’en montrer la complexité : elle engage une personne et non simplement un esprit logique ou un corps.

36L’activation d’une œuvre d’art suppose une performance de la part du récepteur (lecteur, spectateur, auditeur…). De là vient sa valeur cognitive et éthique essentielle. Le cas, par son individualité, sollicite, et ce de manière spécifique : il donne à penser de manière sensible. C’est une pensée authentique qui dépasse et chevauche la distinction entre la pensée et la sensibilité. Il ne s’agit pas de penser que, de concevoir que (attitude propositionnelle), mais de penser en, c’est-à-dire en mobilisant ses capacités perceptives, imaginatives et émotionnelles :

  • penser en ressentant la douleur de tel x ;

  • penser en regardant ce x ;

  • penser en imaginant ce que cela ferait d’être ce x ;

  • penser en écoutant l’histoire de x.

37Toutefois, parler en ces termes du rôle éthique des œuvres d’art, n’est-ce pas au fond l’inclure parmi les connaissances pratiques distinctes des connaissances théoriques ? Non, si l’on entend par « connaissance pratique » l’actualisation de connaissances théoriques ; oui, si l’on considère que la valeur de la pensée par cas réside dans la performance cognitive (irréductible aux dispositions intellectuelles) appelée logiquement par la compréhension de l’œuvre. Elle implique l’enchevêtrement du sensible et du conceptuel.

38Ainsi, les arts peuvent sans nul doute avoir une valeur morale irréductible. Ils ne conduisent pourtant pas à des connaissances générales ni à l’établissement de principes universels. Leur valeur tient à la spécificité de l’objet et à ce qu’il réclame, en termes cognitifs, afin d’être compris. Car le fonctionnement des œuvres d’art, en particulier celui des œuvres d’art narratives en tant qu’« épisodes » singuliers, requiert de la part du récepteur la maîtrise de systèmes complexes et riches ; il exige d’articuler les traits saillants du cas en comprenant les liens logiques ; il demande aussi d’affiner nos concepts trop souvent réducteurs. Le cas artistique sollicite à la fois des capacités émotionnelles et cognitives, le travail de l’imagination, l’élargissement de la perception, l’acuité aux détails, l’aventure conceptuelle. L’activation de telle œuvre d’art suppose l’enchevêtrement des dispositions sensibles, intellectuelles, émotionnelles et corporelles : elle requiert ainsi une activité cognitive exemplaire à la fois sensiblement, intellectuellement et émotionnellement. L’œuvre d’art attend du récepteur non une attitude contemplative et modulaire, mais immersive et synesthésique.

6. Les émotions esthétiques et éthiques

39Un problème récurrent se pose : le caractère fictif invaliderait le rôle éthique de l’art. Il y aurait une distinction franche entre l’expérience quotidienne et la réception esthétique. Or l’émotion esthétique du spectateur est une émotion réelle et non contradictoire. C’est un sentiment dirigé vers un objet : l’œuvre d’art considérée. L’émotion esthétique est aussi un moyen de comprendre l’œuvre d’art : elle joue un rôle cognitif essentiel. Ainsi, le fait que je sois bouleversée à la lecture du livre de Philippe Forest L’Enfant éternel est lié logiquement au fait que cette œuvre raconte une histoire tragique (la maladie et la mort lente de son enfant, Pauline, âgée de quatre ans), qu’elle représente le rapport de la société à la mort, qu’elle donne un échantillon des traitements quotidiens dans les hôpitaux, qu’elle réfère de manière complexe, à travers le conte de Peter Pan, à la jeunesse éternelle, qu’elle exprime la douleur, l’attente, la désillusion, l’absence. L’expérience émotionnelle de cette œuvre littéraire comme exprimant telle émotion n’est pas identique au fait de penser que cette œuvre littéraire exprime telle émotion, bien que la connaissance du caractère expressif de cette œuvre puisse affiner, guider l’expérience émotionnelle. L’émotion esthétique, de par son intentionnalité (être triste à la lecture de ce livre), diffère d’une simple humeur (rester triste ensuite), tout en restant distincte d’un jugement.

40D’autre part, l’intelligibilité d’une émotion ne se réduit pas à la rationalité de celle-ci (une expérience émotionnelle peut être intelligible tout en reposant sur une croyance fausse, issue d’un processus non rationnel), ni à son caractère approprié (la fierté que je ressens à l’égard de mes ancêtres est intelligible, bien qu’elle soit inappropriée dans le contexte culturel et social actuel). C’est une structure complexe, dynamique et narrative, qui rend intelligible l’émotion ressentie par telle personne9. Par exemple, l’expérience émotionnelle de regret mêlé de crainte éprouvée par Adam Appleby dans La Chute du British Museum, de David Lodge10, est intelligible en tant qu’elle s’inscrit dans une narration complexe comprenant plusieurs occurrences émotionnelles, des perceptions, des pensées, des changements corporels, des dispositions à l’action, des événements, des humeurs et des traits de caractère, un contexte physique et social… Cette structure narrative, loin d’être un ensemble méréologique de composants plus ou moins essentiels, révèle la complexité intrinsèque des émotions.

41Par conséquent, les réponses émotionnelles « attendues » par l’œuvre d’art sont sujettes à une évaluation critique, fonction de leur caractère approprié. Il est possible de distinguer deux sens dans lesquels les émotions sont dites appropriées : la jalousie, par exemple, est considérée comme appropriée quand on voit un autre jouir d’un avantage qu’on ne possède pas ou qu’on désirerait posséder exclusivement. Mais, en même temps, on peut nier que la jalousie soit appropriée, suivant l’idée (contestable, à dire vrai) selon laquelle elle est un défaut de caractère.

42La différence entre la correction d’une émotion (savoir si elle s’accorde à son objet) et son caractère propre, sa convenance (savoir si c’est la bonne manière d’être ému) est importante : du caractère ajusté d’une émotion, on ne peut pas inférer son caractère propre ; et du caractère propre d’une émotion, on ne peut pas inférer son caractère ajusté. Or le rôle éthique des œuvres d’art suppose la prise en compte de ces deux sens : les œuvres d’art sont l’occasion d’accords, d’écarts, de tensions, voire de contradictions entre les dispositions émotionnelles mobilisées. Une émotion est inappropriée du point de vue de la forme si l’œuvre d’art en question ne possède pas la propriété émotionnelle supposée. Et même si une émotion est appropriée du point de vue de la forme, elle peut faire l’objet d’une critique en fonction de sa taille : elle est soit ajustée de manière précise, soit disproportionnée (trop forte ou trop faible) par rapport à ce qu’attend le spectateur de l’œuvre. Reste que parfois la réponse émotionnelle appelée par les traits expressifs de l’œuvre d’art et la réponse émotionnelle méritée diffèrent : soit le fonctionnement expressif de l’œuvre échoue (l’échec expressif conduit à une sanction émotionnelle), soit la réponse émotionnelle appelée n’est pas désirable d’un point de vue moral. Les œuvres d’art qui proposent des géographies éthiques divergentes, problématiques, ne sont pas dénuées de valeur morale, au sens où elles mobilisent justement ces tensions émotionnelles et cognitives en général. Il importe ainsi de bien remarquer que la compréhension d’une œuvre d’art suppose l’anesthésie du jugement moral en faveur de l’activation esthétique de l’œuvre, qui peut inclure un engagement moral11. Ainsi, l’art investit l’éthique par-delà les jugements moraux et la réactivité morale sensible.

7. Penser de manière sensible

43Ainsi, l’œuvre d’art peut jouer un rôle éthique spécifique par les capacités qu’elle mobilise. L’ordre axiologique du cas artistique ne relève pas de la certitude, ni de la connaissance propositionnelle. Comprendre une œuvre d’art, c’est comprendre les normes en les suivant, en les ressentant plutôt qu’en les formulant. Ici, les arts ne sont pas conçus comme une source d’exemples, d’illustrations de raisonnements éthiques, ni comme un moyen pour apporter une solution définie aux conflits pratiques. L’expérience réussie d’un cas artistique est un moment de performance et d’engagement qui participe de la formation éthique du récepteur. Ainsi, l’expérience des œuvres d’art est un mode d’enquête morale fécond.

44Les œuvres d’art deviennent prescription à penser de manière sensible. Cela implique un double processus : reconnaître ce qui est vrai de l’œuvre et comprendre par l’action en adoptant les attitudes attendues logiquement par l’œuvre. Afin d’appréhender ce double processus, prenons l’exemple suivant : le film Biutiful, d’Alejandro González Iñarritu, sorti en 2010. La compréhension de ce cas singulier artistique implique :

  • d’une part, d’identifier les personnages principaux (Uxbal, Marambra, les deux enfants), de savoir que ce film raconte l’histoire d’un père barcelonais qui vit de l’organisation de trafics liés au travail clandestin et qui vient de découvrir qu’il est atteint d’un cancer ;

  • d’autre part, et surtout :

45– d’entendre l’indifférence sociale par rapport à la situation sanitaire et sociale des immigrés illégaux ;

46– de voir la gravité déchirante du père confronté à l’abandon proche de ses enfants ;

47– de ressentir la détresse du père, la difficulté pour lui de pardonner à la mère de ses enfants, sa peur de perdre son père ;

48– d’imaginer, en se mettant à la place des immigrés, la difficulté de trouver sa place dans une société ayant une autre culture ;

49– de comprendre les désastres de notre société, le sens tragique de la vie, pourtant non dénuée d’espérance ;

50– de craindre les difficultés d’être mère et femme.

51Ceux qui se méfient du rôle éthique des œuvres d’art insistent sur le fonctionnement esthétique de l’œuvre : le biais, la subjectivité de l’interprétation du spectateur, le caractère arbitraire et fictif de la construction artistique, les intentions auctoriales, etc., impliquées par le statut de l’œuvre d’art, autant d’arguments qui conduisent à rejeter de nouveau la valeur éthique des œuvres d’art. Or le fonctionnement esthétique des œuvres d’art assure en réalité leur spécificité éthique. Le cas artistique développe une teneur éthique différente de la construction théorique argumentative.

52Les œuvres d’art narratives réfèrent à la vie pratique par description, échantillon (littéral ou métaphorique) et référence complexe12. Les œuvres d’art instancient tout en référant à la complexité de la vie morale. Il ne s’agit pas d’instrumentaliser les œuvres d’art et de les asservir à une fonction morale. Simplement, nombreuses sont celles qui pour fonctionner esthétiquement, appellent un engagement moral de la part du spectateur : en tant qu’œuvres d’art ayant un fonctionnement esthétique particulier, elles supposent logiquement son activation morale. En ce sens, les œuvres d’art narratives, dont la fonction est la communication d’une histoire13, ont l’avantage de combiner ces multiples voies de la référence : représentation, description, exemplification, expression, références complexes. Elles donnent une version de la réalité cohérente, inscrite dans un cadre temporel et causal : le récit détaillé et dense d’une série d’événements qui fait sens. D’où leur rôle éthique paradigmatique. L’originalité et la spécificité du rôle moral des œuvres d’art repose sur le type de pensée appelée (de fonctionnement cognitif, entendu en un sens large et impliquant à la fois la perception, l’imagination, la mémoire, la pensée abstraite comme les émotions) : l’expérience éthique du spectateur à partir de singularités. Telle œuvre d’art engage une pensée déictique qui vient pointer vers ce qui fait la particularité de ce cas. Les œuvres d’art ne menacent donc pas l’éducation morale.

7. Récapitulatif

53À la question : « Sur quoi repose la valeur des œuvres d’art ? », se dessinent en réponse deux conceptions distinctes :

  • la conception émotiviste, selon laquelle l’apport éthique des œuvres d’art est du côté de l’émotivité ;

  • la conception théorique, selon laquelle l’apport des œuvres d’art est inférentiel.

54Dans le premier cas, le rôle éthique de l’œuvre d’art n’est pas une question de jugements, d’inférences et de délibérations autour de propositions morales. L’attention portée aux œuvres d’art a pour objectif de susciter des réactions affectives, des sentiments et émotions vertueux chez le spectateur. Le cas joue un rôle au sens où il a la disposition d’exciter certains types d’émotions éthiques, telles que l’empathie, l’admiration, l’attachement, la peur…

55Dans le second cas, ce qui fait la valeur éthique des œuvres d’art, c’est qu’elles délivrent un contenu propositionnel déterminé. Toutefois, cette analyse théorique est confrontée au problème suivant : le plus souvent, le contenu propositionnel des œuvres d’art est pauvre et déjà connu. Le cas, en ce sens, n’a de valeur qu’instrumentale, tout à fait remplaçable, voire inutile, au sens où une réflexion philosophique ou un essai moral suffirait à dévoiler ce contenu.

56L’expérience du cas dans sa complexité consiste en l’exercice d’une attention à l’identité singulière de l’œuvre d’art considérée, c’est-à-dire aux aspects de cette œuvre. Cette attention appelle une performance morale qui mobilise bien plus que des capacités intellectuelles. Elle suppose la collaboration des sens, de l’imagination, des émotions et de la raison. C’est donc du point de vue performatif, plutôt que théorique ou émotif, que les œuvres d’art ont une valeur éthique essentielle et spécifique. Leur apport est irréductible (ce qui ne veut pas dire suffisant).

57Conclusion

58En conclusion, cette communication souligne la contribution possible, quoique essentielle et irréductible, des œuvres d’art. L’art entretient des liens privilégiés avec la morale : ce n’est pas une erreur de catégorie que de penser l’art en termes moraux ; l’éthique émerge comme indispensable pour la compréhension des œuvres d’art, comme l’explique Berys Gaut dans Art, Emotion and Ethics14. La force éthique des œuvres d’art tient à ce qu’elles nécessitent une performance morale, laquelle suppose l’enchevêtrement du contenu moral avec l’exercice de réponses morales. La thèse performative que je défends se distingue de deux conceptions relatives au rôle éthique des œuvres d’art :

1. le scepticisme (le recours éthique aux œuvres d’art est une méthode incorrecte et défaillante du point de vue du processus, du résultat, de l’objet), et
2. l’instrumentalisme (le détour par les œuvres d’art n’a pas une valeur éthique en soi ; il est raisonnable d’en faire usage à des fins illustratives, rhétoriques ou pédagogiques).

59De plus, la reconnaissance du rôle éthique des œuvres d’art montre les limites d’une éthique entendue comme « rationalité pratique » ou comme « sensibilité morale ». De manière fondamentale, cette analyse du rôle moral de l’art permet de recentrer la philosophie de l’action et la réflexion morale sur les capacités humaines à réagir et à répondre moralement (une forme morale de compétence et d’intelligence), dans la lignée aristotélicienne du perfectionnisme moral. Toutefois, l’impact moral des œuvres d’art ne peut s’expliquer par une simple explication causale directe : les propriétés signifiantes de l’œuvre ne sont pas dispositionnelles, même si elles sont relationnelles. Enfin, la reconnaissance du rôle éthique des œuvres d’art n’est pas sans conséquence pour l’éducation, comme le montre Martha Nussbaum dans son ouvrage Les Émotions démocratiques15 : l’éducation artistique est centrale pour la formation du citoyen démocratique.