Sensibilité et insensibilité : des larmes à l’indifférence
1Faire l’histoire des larmes ou de l’indifférence, objets liquides ou évanescents, implique un questionnement méthodologique original pour les définir en situation à l’aide de concepts opératoires souvent issus des sciences sociales. C’est en parcourant tour à tour ces deux terrains d’étude, manifestations des émotions et absence de sentiment présenté, que seront évoqués également les rapports entre histoire et littérature. En effet, concernant l’histoire des sensibilités, l’étude des textes littéraires constitue un passage obligé et un exercice délicat au regard des deux disciplines : je remercie les participants au séminaire « Émotions esthétiques » de m’avoir ouvert de nouvelles pistes par la discussion qui a suivi l’exposé dont est tiré cet article1.
1. Les larmes ont une histoire
2Pourquoi les larmes ? De l’œil humide aux flots de pleurs, du regard brouillé aux sanglots, les larmes ont aussi une histoire, qui permet de réfléchir aux manières subtiles ou contraintes, selon l’époque et la société, de les utiliser. Norbert Elias, le grand sociologue allemand, et Roland Barthes, le sémiologue subtil, avaient chacun appelé de leurs vœux une histoire des larmes, et répondre à cet appel devenait une heureuse nécessité en s’appuyant sur leurs travaux.
3Les échanges de larmes et leurs places dans les enjeux des Lumières n’ont pas de vrais précédents et peuvent se résumer ainsi :
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un plaisir de l’échange des larmes, ce que j’ai appelé un modèle de circulation sensible, fondé sur un fluide cordial que l’on mêle à l’œuvre dans les métaphores du discours romanesque, mais aussi dans les scènes de larmes qui empruntent à la gestuelle pathétique ;
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une perception en partie déchristianisée de la douleur d’autrui comme un intolérable, et non comme source possible de rédemption. Le spectacle du malheur prend la figure d’un tableau auquel nul ne peut rester insensible et qui fait pleurer jusque dans les prétoires2 ;
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cette mise en scène du sentiment d’humanité, à la fois naturel et social met en mouvement les enjeux des Lumières et s’affiche dans les romans, les pièces de théâtre, mais aussi dans les tribunaux, voire dans la réaction des passants dans la rue.
4Au xviiie siècle, le public court assister aux comédies larmoyantes et se donne le spectacle de sa propre sensibilité. Hommes et les femmes partagent avec délice ces signes de sensibilité qui les rassemblent en s’opposant au modèle de cour, qui requiert de maitriser ses émotions. L’homme et la femme sensible deviennent une figure du débat public. Née de la sphère publique littéraire, la mode des larmes envahit les assemblées et les foules, les grandes scènes publiques de la Révolution française (comme en témoigne l’épisode du baiser Lamourette). À ce titre, l’émotion fait l’histoire et peut provoquer des changements. L’émotion met en jeu les corps et les mobilise dans l’interaction, produit des jugements sur les situations qui comportent des enjeux éthiques et parfois politiques. Autour de la Révolution se noue un conflit d’interprétation au sujet de la sensibilité et de la pitié.
5À partir de sources littéraires, médicales, judiciaires, de journaux intimes, de traités de savoir-vivre et de manuels d’éducation, se découvre un xviiie siècle aux larmes facilement versées en public, qui témoignent de la sensibilité et du sentiment d’humanité, et un xixe siècle où chacun aime pleurer dans le secret et la pudeur, et qui, dans sa seconde moitié, va tenter de mettre de l’ordre dans les pleurs. Devenues inquiétantes, les larmes sont suspectes, et les femmes sont au centre du discours : victimes ou manipulatrices de leurs larmes, leur puissance émotive doit être contrôlée… Par exemple, les larmes féminines sont à la fois liées à leur nature, mais peuvent être un moyen d’érotiser une scène touchante (Manon Lescaut) ou être interprétées comme une stratégie, une rhétorique de la faiblesse.
6La façon dont la subjectivité se manifeste ou non nous éclaire sur ce qui est considéré comme acceptable, présentable ou intolérable, sincère ou inauthentique, touchant ou repoussant, normal ou pathologique. Elle renvoie à une conception de l’expressivité qui est mouvante entre le xviiie et le xixe siècle : il s’agit de manifester sa sensibilité, ou d’afficher sa maîtrise sans se livrer aux autres. À ce titre, il importe de repérer les interprétations portées sur les signes corporels.
7Du point de vue théorique, la lecture de Marcel Mauss, qui fait de l’émotion un signe et parle de sentiment obligatoire et néanmoins spontané, attendu et intensément vécu, a été essentielle. « On fait donc plus que manifester ses sentiments, on les manifeste aux autres, puisqu’il faut les leur manifester3. » Je crois qu’il s’agit là d’un concept plus opératoire que d’autres. Il ne se limite pas au rituel et peut expliquer des phénomènes contemporains en insistant sur le caractère social de la subjectivité des émotions (je pense en particulier à la façon d’envisager le malheur public ou privé : le sociologue Alain Ehrenberg insiste sur le paradigme de la santé mentale dans nos jeux de langage concernant le malheur aujourd’hui4). De cette lecture, je crois que l’on peut tirer des conséquences.
2. Qu’est ce que cela nous apprend sur l’histoire des émotions ?
8La mode de la sensibilité, la montée du sentimental croisent des enjeux sociaux et politiques qui peuvent donner lieu à un conflit de larmes, par exemple sous la Révolution française. L’idée que « ce n’était pas pareil autrefois » permet un écart salutaire pour qui veut comprendre et parfois se déprendre du régime d’émotions auquel nous sommes tenus. Les sentiments apparaissent et se transforment. Les émotions sont historiques, même si le langage qui dit l’émotion n’est pas à prendre à la lettre (Alain Corbin parle ainsi de l’inertie des pratiques langagières5). D’autant que les larmes apparaissent quand le langage fait défaut (Rousseau exploite cette vicariance des larmes). Les métaphores véhiculent néanmoins un imaginaire — et au xviiie siècle, on verse des torrents de larmes —, mais impliquent aussi un recours à la lecture participative (les lettres des lecteurs de Rousseau en témoignent : on y pleure beaucoup) et à des scènes de sensibilité du théâtre au prétoire, et de là à la rue.
9Au xixe siècle, la larme rare devient la valeur montante de la sensibilité masculine, l’œil humide suffit à déceler la sensibilité cachée. On entre dans l’économie de la rareté. Nous pensons, nous vivons l’émotion avec les mots et la gestualité de notre temps, mais aussi à travers les conceptions scientifiques et philosophiques qui tentent de les appréhender. La théorie des fluides nerveux infléchit la perception de l’émotivité féminine et la rabat sur les autres humeurs féminines (les règles et le lait).
10À l’issue de l’analyse, l’économie d’un signe corporel s’est modifiée : humeur noble qui révèle la sensibilité, les larmes se font inconvenantes quand elles se répandent à l’excès ou à propos de clichés. La dévalorisation des figures de l’apitoiement, du pathétique ou de la sentimentalité dessine un clivage à la fois social et sexuel (femmes et peuple qui pleurent sont tournés en ridicule au xixe siècle, parce qu’ils sont encore dans cette demande lacrymale). Anne Coudreuse a travaillé sur le refus du pathos6. On peut faire le même travail sur la dévalorisation de la sentimentalité. Car c’est manifester des sentiments convenus, trop s’exposer (ce que Norbert Elias appelle un processus de déformalisation7). Cette maîtrise de l’émotion n’est pas totale et rencontre sa limite. Éclater en sanglots révèle une situation de fragilité, une crise où l’on se trouve hors de soi (les larmes deviennent symptôme, comme dans la pathologie hystérique ou dans la dépression, où elles sont inappropriées). L’étrangeté se trouve au cœur de l’intime. Les larmes masculines ne sont tolérables qu’en de rares occasions, quand le langage ou l’action ne sont plus possibles, c’est-à-dire face au désespoir ou à la mort.
11La façon dont l’émotion se manifeste nous éclaire sur ce qui est considéré comme acceptable, présentable ou intolérable, sincère ou inauthentique, touchant ou repoussant, normal ou pathologique, et sur la construction sociale de ces normes. Mais il faut à mon avis aller plus loin que le programme culturaliste ou fonctionnaliste. Une « culture » n’est pas donnée une fois pour toutes : elle tient principalement aux pratiques qui la mettent à l’épreuve, en renouvellent la pertinence ou l’invalident. La dynamique de l’histoire des larmes est de ce point de vue significative, car elle ne relève pas du temps long, comme on aurait pu le croire, mais quasiment d’un style de vie où des groupes sociaux s’affirment dans des conflits d’interprétation. À chaque moment de l’histoire, les émotions et la manière dont elles se manifestent en sont transformées. Je prendrais pour exemple l’interprétation des larmes sous la Révolution française, et en particulier sous la Terreur, telle qu’elle fut donnée au sortir celle-ci8. Les « âmes sentimentales » ont fait couler le sang, dit-on alors. Les détracteurs de la Révolution s’en prennent aux métaphores et à la gestuelle, aux images, aux clichés de la compassion et du genre pathétique. Les monarchistes réactivent le modèle chrétien des larmes de repentir et de la douleur rédemptrice. Le vocabulaire mais aussi la gestualité des émotions en sont transformés et clivés. Ces effets sociaux se retrouvent dans les deuils publics au début du xixe siècle. Les cortèges royalistes ravivent la conception chrétienne des larmes dans le repentir et la contrition. Par contre, le cortège libéral-républicain aux funérailles du général Foy, en novembre 1825, connaît encore le modèle des Lumières de la circulation sensible, dont se moquent les journalistes légitimistes9. Il s’agit bien d’observer des décalages dans l’usage des émotions selon des clivages sociaux et politiques. Rien de linéaire ni d’unitaire dans ces mouvements. Plus étonnant encore, l’interprétation des larmes sous la Révolution française est encore un marqueur dans l’histoire des émotions (William Reddy10 et David Denby11, dans la tradition anglo-saxonne tiennent à distance les larmes révolutionnaires).
12Il est devenu maintenant plus évident que l’émotion, qu’elle soit individuelle ou collective, ne s’oppose pas à la raison comme irruption de l’irrationnel ou de l’affectif. L’émotion, de ce point de vue, n’est pas un état psychique interne : elle se vit dans l’interaction et la situation concrète, en se cherchant et s’essayant (la sociologie de Goffman en fournit l’illustration pour le contemporain).
13Il s’agit d’une production sociale. Pas seulement, comme le dit Durkheim, parce qu’il existe des phénomènes d’émotions collectives indispensables à l’ordre social ou, selon Weber, parce qu’existent des communautés « émotionnelles » (Gemeinden,dont la traduction française pose problème12). Les émotions sont des œuvres communes auxquels plusieurs participent à l’aide d’un répertoire disponible. Il existe dans l’échange une part d’incertitude qui différencie la manifestation de l’émotion du langage articulé que l’émotion vient parfois remplacer. Ce sentiment d’incertitude peut varier selon les époques et, c’est ce qui est intéressant, il s’accroît au xixe siècle, alors que le xviiie siècle avait célébré la sensibilité en mettant en place un code d’apparence crédible13. Une méfiance s’instaure à l’égard des émotions, preuve de faiblesse et facteur d’incertitude qui se trouve dans le journal intime de Maine de Biran et l’œuvre philosophique de Victor Cousin. Les émotions essentiellement mobiles et vagues révèlent la faiblesse de la nature humaine.
3. Des sources littéraires indispensables, même si elles sont difficiles à manier
14C’est la raison pour laquelle la littérature et l’écriture intime restent un terrain essentiel, même si les divisions disciplinaires rendent cet exercice d’interprétation délicat. Nous devons, comme historiens ou sociologues, nous prévenir d’une lecture trop littérale et les confronter à d’autres sources.
15– C’est en particulier dans les textes littéraires et intimes que se lisent les contraintes de plus en plus fines qui régissent les attitudes mais aussi les réactions de rejet qu’elles suscitent (un romantisme qu’on pourrait dire « structurel », dans la perspective de Norbert Elias14). Par exemple, si la philosophie du début du xixe siècle, on l’a dit au sujet de Maine de Biran et de Victor Cousin, se méfie des émotions, preuve de faiblesse et facteur d’incertitude, les romantiques les exaltent au même moment. Plusieurs régimes d’émotions cohabitent, s’affrontent, débattent.
16– La littérature et la pratique de l’écriture intime constituent un espace de réflexivité, le lieu d’émergence de nouveaux modèles de subjectivité pour les lecteurs qui éprouvent des émotions. C’est sans doute avec la pratique de la lecture romanesque, de la correspondance et du journal intime que naît, au xixe siècle, une certaine forme d’intimité faite de confidences, de révélation du secret, d’émotion. Ces formes de subjectivité ne sont pas intrinsèquement liées aux pratiques de la vie privée et aux exigences de maîtrise de soi : elles s’y ajoutent, voire s’y opposent. La littérature et l’écriture intime à cette époque créent un récit avec du désordre, de l’informe. Un sujet peut se tromper sur ces propres émotions, et c’est ce que ne cesse de nous apprendre le roman (de Marivaux à Henry James).
17– Loin d’être le pur reflet du réel, la littérature est en souvent la figure inversée, laboratoire où se formulent, se combinent, s’expérimentent (par le biais de la fiction qui la rend pensable), « les pratiques rusées de la relation à autrui15 », selon l’expression de Michel de Certeau explicitant les formalités des stratégies sociales.
18– Je ne suis pas loin de penser, comme Pierre Pachet, que certains écrivains regardaient déjà eux-mêmes les choses sous l’angle anthropologique. En décrivant ce qui se présentait à eux (dans les rues aussi bien que dans le déroulement de leur pensée ou en élaborant des fictions), ils se rendaient et rendaient leurs lecteurs sensibles aux variabilités des comportements humains. Ils bâtissaient des institutions du sens (terme que Vincent Descombes empreinte justement à Pachet, qui l’avait inventé à propos du dandysme16).
19Il va de soi que ces remarques impliquent une sensibilité aux effets de la littérature sur les lecteurs, qui trouve aujourd’hui des échos avec les travaux de Martha Nussbaum, de Jacques Bouveresse, de Sandra Laugier et, bien évidemment, de Stanley Cavell, sur l’activation complexe des sentiments moraux par les moyens de l’art et sur les modes de subjectivation qu’ils rendent possibles.
4. Affecté désaffecté : l’indifférence
20Peut-on faire l’histoire d’un sentiment qui est une absence de sentiment, qui approche du degré zéro de l’expression ?
21Alors que la manifestation de l’émotion fait signe par les larmes, l’indifférence l’annule. L’attitude indifférente a ceci de paradoxal qu’elle se définit par ce par quoi (ou par qui) elle refuse d’être affectée. Elle se veut suffisante sans se suffire. L’indifférence peut être néanmoins chargée d’émotions paralysantes (inhibition, effroi, désarroi). C’est parfois une éclipse de la sensibilité, une mise en suspens.
22Je limiterai mon propos, dans le cadre des rapports entre histoire et littérature, à deux axes essentiels. En quoi la littérature a-t-elle participé à construire la représentation d’une montée de l’indifférence ? Qu’est-ce que nous apprend le personnage de l’indifférent sur l’histoire de la subjectivité, et sur le lien établit entre pathologie individuelle et crise de civilisation ?
23D’après cette enquête, l’histoire de la perception de l’indifférence est indissociable de l’énonciation des causes de son extension. Au xixe siècle s’affirment ainsi :
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la perception d’une indifférenciation sociale, dans l’anonymat des grandes villes ;
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la dénonciation des médiocrités de la vie bourgeoise, réputée indifférente à toute passion ;
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la conséquence de la rationalisation liée au développement de la science et de l’industrie.
24Toutes ces observations convergent pour créer le sentiment d’une montée de l’indifférence. Ces représentations rendent-elles dicibles un malaise, et permettent-elles de mettre en mots une atmosphère pesante d’ignorance mutuelle ?
25Partons de l’hypothèse suivante : contrairement à la pensée systématique des critiques de la démocratie et des changements issus de la Révolution, l’impureté fécondedu roman dont parle Mona Ozouf17 prend acte des contradictions de la démocratie en marche dont elle est fille18. C’est la raison pour laquelle elle nous permet d’interroger les représentations de l’indifférence. Mais plus encore, elle met en forme ce problème de manière plus intéressante et plus subtile que les théories, et même celles que pourraient défendre les romanciers – par exemple, celle de Flaubert sur la démocratie dans sa correspondance. En effet, c’est le style de Flaubert qui tend à l’indifférence : il développe un véritable pathos de l’apathie par le style indirect libre, l’usage de l’imparfait. Avec la difficulté à accommoder l’ensemble et les détails, Flaubert provoque la ruine d’une conception hiérarchisée de la description et signe l’apparition de la vision démocratique du réel, où chaque objet, le moindre caillou ou n’importe quel brin d’herbe valent autant que les histoires sentimentales d’une femme normande, comme le dit Jacques Rancière19.
26La description et la dénonciation de l’indifférence comme phénomène social participent d’une histoire à la fois intellectuelle et littéraire. En effet, les scansions que ces descriptions dégagent nous paraissent familières : elles commencent avec la société issue de la Révolution française, que nous découvrirons avec Balzac. Elles se poursuivent avec la place grandissante de l’argent, de la marchandise, dont nous ferons l’analyse avec Heine, puis celle de l’industrie et de la science à la fin du xixe siècle, avec la disparition de la responsabilité dans un monde régi par la statistique, que nous envisagerons avec Musil. Enfin, je vous parlerai d’une expérience singulière de l’indifférence qui fut interprétée comme une pathologie sociale : je veux parler du journal d’Amiel. La réception de ce journal d’indifférent cultivé fait figure de symptôme d’une crise de civilisation.
5. La vision démocratique du réel
27Dans la littérature, l’indifférence n’est pas seulement un thème, mais une manière d’écrire et de décrire, un style qui nous la fait sentir, qui nous la rend palpable. C’est l’analyse d’Auerbach dans Mimésis qui m’a inspiré20. Lorsque Balzac dans Le Père Goriot, dresse le tableau des « êtres rassemblés par le hasard21 » à la table de la pension Vauquer, le lecteur est mis en disposition de sentir cette indifférence mêlée de défiance, cette distance dans la proximité. Nous verrons qu’une telle description rend compte de l’inquiétude des lecteurs de son époque.
La vie mécanique de l’indifférence rendue palpable
28La pension Vauquer fait se côtoyer des personnes dont les situations sociales passées et présentes sont très différentes. Le hasard de la grande ville les a regroupés, sans qu’elles se soient choisies, et elles se côtoient en lieu clos dans la plus complète indifférence et dans une grande proximité statique, sans bénéficier de l’effet de fluidité de la foule en marche.
29Chacun a des « malheurs » qui ont épuisé sa capacité de compatir. Personne ne s’intéresse vraiment au malheur d’autrui, sauf à y trouver des occasions de persiflages et de bavardages à la table qui les réunit dans l’absence de lien.
30Bien sûr, les fortunes diverses des personnages sous la Révolution expliquent en grande partie ces ignorances volontaires. Personne ne s’inquiète de vérifier les malheurs des uns et des autres, chacun se sent impuissant à participer à la douleur des autres. La pension devient une société complète en réduction où les relations humaines paraissent détruites dans cette cohabitation de hasard : « il ne restait donc entre elles que les rapports d’une vie mécanique, le jeu de rouages sans huile22 ». Le lieu lui-même, triste, sombre et poisseux, provoque chez le lecteur la sensation palpable de cette « indifférence mêlée de défiance qui résultait de leurs situations respectives23 », donnant un effet de réel très prégnant. La littérature balzacienne a pour vocation de créer un climat, une atmosphère physique et morale dans une situation historique générale24. La vie mécanique de l’indifférence nous est rendue palpable dans le roman.
La crainte de l’isolement et la réponse de la littérature
31Les romans de Balzac répondent à une forte demande des lecteurs concernant la compréhension de la vie sociale. La crainte de l’indifférenciation sourd de ces romans. La multiplication des intérêts, des ambitions semble créer une situation confuse, une expérience sociale de la perte des repères, une difficulté de socialisation, une situation constitutive d’indifférence.
32La description littéraire de cette indifférence nous paraît fondatrice de ce point de vue : elle correspond à l’horizon d’attente des lecteurs ordinaires de l’époque qui cherchent une meilleure lisibilité du monde social, ce que révèlent leurs lettres aux grands écrivains, étudiées par Judith Lyon-Caen25. Cette hantise de l’indifférenciation se traduit chez Balzac par la production de nuances infinies qui sollicitent le regard. Soit l’on s’attache à raviver les distinctions anciennes, soit l’on crée des vanités nouvelles : l’Empire, la Restauration, la monarchie de Juillet multiplient ces mouvements de distinction sur l’échelle sociale. Dans la grande ville balzacienne, de nouveaux signes de différenciation apparaissent, tandis que les souvenirs des différences anciennes, venues de l’existence passée des contemporains, survivent en parallèle et resurgissent de manière intempestive. La contiguïté de l’aisance et de la misère, de la futilité et du malheur renforce cette perception. La multiplication et le nivellement des différences, la concurrence avec tous semblent engendrer une atmosphère générale d’indifférence mutuelle. Par ce chatoiement de la différence, le roman balzacien peut ainsi passer pour un remède à l’indifférence.
33Plus encore, la foule devient, comme le dit Walter Benjamin, le thème pour lequel le public de plus en plus nombreux de lecteurs passe commande aux écrivains. Balzac, Hugo, Eugène Sue tentent de répondre à cette foule parisienne, constituée en public, qui exige « de se retrouver dans le roman de son époque26 ». Hugo, Sue l’ont bien compris qui furent élus au Parlement.
6. La critique artistique et la dénonciation de l’indifférence bourgeoise
34Se dégage une figure particulière de l’indifférent : le bourgeois. Les caricaturistes en ont croqué la posture satisfaite dans sa suffisance. Les physiologistes en dessinent les types et les stéréotypes : l’épicier, le notaire, le rentier, ce que Max Weber appelle aussi le borné heureux27. Il vit dans l’acceptation d’une vie tiède, terne, d’un monde sans gloire, tranquille dans la répétition des jours, de la quiétude bourgeoise. Cette tiédeur vigilante et assumée résiste et se défend tout à la fois de l’excès de la dépense aristocratique et du désordre révolutionnaire. Jamais sans doute autant que sous la monarchie de Juillet le goût de l’immobilité et de la routine n’a été érigé en modèle de vie. La critique de cette attitude contagieuse devient véritable insurrection contre la tiédeur, dégoût de la fadeur et de l’uniformité, guerre déclaré à l’ennui.
35L’ensemble de ce que nous pouvons appeler la critique artistique de l’indifférence à l’époque romantique repose sur la détestation de ce culte de l’utile, de l’argent et l’absence des valeurs de l’héroïsme.
36Personne mieux que Heinrich Heine dans un article de Lutèce n’a décrit la source de ce sentiment qui règne sous le gouvernement Guizot :
Ici règne actuellement le plus grand calme. Une paix de lassitude, de somnolence et de bâillements d’ennui. Tout est silencieux comme une nuit d’hiver enveloppée de neige. Rien qu’un petit bruit mystérieux et monotone, comme des gouttes qui tombent. Ce sont les rentes des capitaux, tombant sans cesse dans les coffres-forts des capitalistes, et les faisant presque déborder ; on entend distinctement la crue continuelle des richesses des riches. De temps en temps il se mêle à ce sourd clapotement quelque sanglot poussé à voix basse, le sanglot de l’indigence28.
37Heine tend, dans Lutèce, à brosser un « tableau de l’époque jusque dans les moindres nuances29 » : reportages et réflexions quotidiennes, commentaires sur la vie politique et économique, visites d’exposition écrites entre 1840 et 1843 que nous allons justement commenter. L’ironie, la faculté de saisir le trait significatif caractérisent l’écriture de Heine. Étranger curieux dans la ville, il dessine, comme il le dit lui-même, des daguerréotypes.
38Le recours au tableau pour donner à sentir l’indifférence est une manière de mettre le lecteur en tiers. C’est un procédé utilisé par Michelet, lorsqu’il décrit un tableau hollandais pour faire sentir les malheurs de la guerre de Trente Ans et l’indifférence cruelle d’un capitaine face à la misère d’une paysanne qui a perdu toute sa famille30. Il réactive le pathétique dans une période de glaciation et d’indifférence, de guerre mécanisée.
39Mais le mobile de Heine est différent. Le Salon de 1843 prend sous sa plume l’aspect d’une visite du climat de l’époque, la marque de l’esprit du temps. Le regard indifférent d’un chameau assistant à un marché scabreux, dans un tableau d’inspiration biblique peint par Horace Vernet, symbolise pour lui l’« indifférentisme » de la bourgeoisie31.
40Heine nous livre une description ironique de la peinture bourgeoise, où règne l’inexpressivité. Tous les sentiments exprimés sur les visages ne manifestent que des intérêts financiers et les vertus épargnantes, la tiédeur politique. Une fustigation du Christ ressemble à celle d’un directeur d’entreprise en faillite se trouvant face à ses actionnaires courroucés qui lui demandent, sous la forme de bourreaux et de pharisiens, des comptes après avoir perdu beaucoup d’argent32. Dans un autre tableau, Guillaume le Conquérant apparaît comme un garde national qui fait sa faction avec un zèle exemplaire, honore son épouse et solde régulièrement ses billets à échéance33. L’indifférence souligne l’anachronisme des sentiments sous les costumes d’époque.
41Il semble à Heine, contemplant un tableau, que l’original vivant ne pensait qu’au montant à payer et que le peintre « regrettait continuellement le temps qu’il était forcé de prodiguer à cette déplorable corvée mercenaire34 ». L’ironie romantique ruine le pathétique et démonte les mécanismes de la relation marchande et de la rente.
7. Les statistiques et le désert des détails : l’indifférence morale chez Musil
42Robert Musil, dans L’Homme sans qualités, tend à opposer son travail romanesque à la montée de l’indifférence. La science, la loi des grands nombres, l’homme moyen et objectivé donnent à la vie un aspect terne et neutre qui s’inscrit au plus près des habitudes sociales, et pétrifient les sentiments :
[L]’extraordinaire solitude de l’homme dans un désert de détails, son inquiétude, sa méchanceté, l’indifférence sans égale de son cœur, sa cupidité, sa froideur et sa violence, toutes caractéristiques de notre temps, ne peuvent être autre chose, si l’on en croit ces censeurs, que la conséquence des pertes que ferait subir à notre âme une pensée aiguisée par la logique35 !
43Dans le roman choral de Musil, chaque personnage, devant l’indifférence du monde moderne, tente de trouver sa voie pour restaurer des valeurs telles que l’âme, la patrie, la culture ou l’art. Musil traite leur quête avec ironie dans une série d’histoires parallèles dont le point d’articulation est Ulrich, qui se donne la liberté d’indifférence (se mettre en congé de la vie, sans projet).
44Ulrich, le héros de L’Homme sans qualités, quitte le monde des mathématiciens, ces policiers de la logique qui peuplent le monde de chiffres, malgré son talent prometteur. Il abandonne sa carrière de mathématicien car il se sent essentiellement substituable. Ainsi, d’autres aboutiront ce qu’il était en train de tenter dans ses recherches. « Plus tard, dans une époque mieux informée, le mot destin prendra probablement un sens statistique36. »
45De son expérience scientifique, il retire que la paralysie du sentiment à la base du comportement objectif a son pendant dans l’abolition du sentiment dans la vie sociale. Le monde gouverné par la statistique correspond au principe de raison insuffisante éprouvé par Ulrich et par la Cacanie tout entière : il correspond à une absence de cause, une absence de motivation ou de signification, une absence de nécessité, qu’il s’agisse de la croyance ou de l’action37. Dans un monde dominé par l’énormité des données statistiques, les probabilités permettent toutes sortes d’irrégularités que l’on considère comme sans conséquence sur le cours du monde.
46Cette conscience aiguë du nombre, d’être parmi des millions d’autres, est une expérience historique dont Ulrich tire les conclusions : « Il s’est constitué un monde de qualités sans homme, d’expériences vécues sans personne pour les vivre », conclut-il38.
47Les individus se déchargent du fardeau de la responsabilité personnelle, qui se dissout « dans l’algèbre des significations possibles39 ». Ils se livrent à la négligence ou à l’absence de conscience sans qu’on puisse tenir qui que ce soit pour responsable. Les victimes des crimes deviennent abstraites, comme des milliers de personnes qui sont exposées aux dangers des usines, du chemin de fer et de l’automobile. Mis à part quelques hommes que leur constitution psychique rend capables de s’apitoyer de façon systématique sur le sort de n’importe quelle victime, l’être humain ordinaire est indifférent à l’égard de ce qui se passe en dehors de son petit cercle. Cette paralysie du sentiment se transpose dans la vie quotidienne. « La vie devenait toujours plus uniforme et impersonnelle. Dans les plaisirs, les excitations, les délassements, dans les passions même, la normalisation, la mécanique, la statistique s’insinuaient40. »
48Or la grande affaire de Musil est le sentiment, et alors que dans les deux premières parties du roman, Ulrich prend le parti de l’indifférence, la fin du livre est consacrée à l’expérimentation sentimentale. Ulrich décèle dans cette situation un nouveau champ de possibles à explorer avec sa sœur Agathe. Il décide de résister à l’emprise de la seule logique et de ne pas se satisfaire du caractère rudimentaire de la connaissance des émotions. Il fait place au flottement intérieur, à l’indéterminé. À son plus haut degré d’incandescence, ce qu’il appelle l’autre état conduit au pouvoir de « modifie[r] le monde avec l’indifférence et le désintéressement du ciel modifiant ses couleurs41 ». Cette autre conception de l’indifférence fait penser au neutre de Barthes.
8. Amiel drapé dans son manteau d’indifférence
49L’indifférence sociale, au cœur du journal intime d’Amiel et sa réception après publication, nous livre un angle d’analyse précieux sur l’interprétation de la crise de la civilisation bourgeoise de la deuxième moitié du xixe siècle.
50L’expérience de l’indifférence est révélée par la pratique du journal intime, pour ainsi dire de l’intérieur. Amiel se retranche du monde, qui le tient à distance. Dans la solitude et le retrait, il analyse la perception du poids d’être un individu, le sentiment d’une impuissance de soi sur soi. Amiel déplore avec constance son inconsistance et son apathie dans un journal tenu pendant quarante ans : plus de vingt mille pages.
51Lecteur de Tocqueville, Amiel explore les effets de sa singularité sans personnalité comme une maladie propre à l’âge égalitaire, celui d’un souverain déchu, menacé par l’impersonnalité. Il présente à cette époque le sentiment d’une certaine bourgeoisie cultivée du xixe siècle face aux contraintes de la modernité, et la conscience très aiguë de la montée de l’individualité aux prises avec la massification, l’anonymat et de la démocratisation, fruit de l’histoire. En cela, sa lecture du malaise qui le taraude est politique : « Le spleen deviendra la maladie du siècle égalitaire42. »
52La vie sociale et l’action l’indiffèrent, il se sent étranger aux hommes. Avec son indécision, son irrésolution et ses scrupules moraux, Amiel guette sans relâche son propre détachement du monde réel et raconte sa souffrance d’être indifférent. Une autre humeur le renvoie à sa fierté de solitaire, à son « autonomie entière et altière », à son « instinct d’antivasselage43 ». Dans son sentiment inquiet d’une absence, d’un vide de sentiment, « enveloppé du manteau de l’indifférence, comme un souverain détrôné et une majesté méconnue44 », Amiel déplore son destin d’anonyme blessé dans une société qui ne reconnaît pas sa différence.
53Le journal intime devient un monument d’insignifiance, où l’éloignement de la vie sociale, le manque d’ambition et de volonté renvoient à une intime indifférence.
54Amiel, témoin de l’échec de la toute-puissance de l’individu, tout à la fois orgueilleux et humilié, se trouve réduit à se conformer à l’ordre social par aboulie, tout en ne supportant pas la société de masse qui l’emporte. L’indifférence se loge alors au cœur même de l’intime, le retrait en son intime devient un phénomène social. Dans « le sentir que je ne sens pas » que traduit la pathologie de l’indifférence se noue une réflexivité nouvelle.
55Cette tendance a des conséquences politiques et sociales : Amiel a ceci de paradoxal qu’il respecte avec minutie les règles sociales et remet en cause des idéaux religieux, moraux, sociaux et scientifiques. Il ne se révolte pas : c’est un conformiste sans idéal, un indifférent sans chimère.
56« Hamlet protestant », comme le nomme Paul Bourget45, il est le double indécis du champion de l’action dans le monde de « l’esprit du capitalisme » de Max Weber. Il s’empêche lui-même d’agir dans un monde déréalisé : l’idéal ascétique ne le pousse pas à l’action, mais le réduit à un conformisme qui le taraude.
57Par le journal, Amiel tient à distance la société dans laquelle il vit, avec ses raisons ressassées : « Le statisticien enregistrera un progrès croissant et le moraliste un déclin graduel ; progrès des choses, déclin des âmes46. »
Le journal d’un indifférent
58Publié, le journal d’Amiel devient à la fois le prototype d’une pathologie et la figure-témoin d’une crise de civilisation : il révèle la banalité de l’échec existentiel.
59D’où la lecture qui en a été faite par les moralistes de la fin du xixe siècle (Renan, Taine, Bourget) comme symptôme d’un malaise politique dans la culture, de l’impossible adaptation du moi à la vie moderne. Pour les plus critiques comme Bourget, la maladie du siècle est liée à l’affaiblissement de la volonté, au nihilisme, au cosmopolitisme. Ce mal comporte le danger d’une « propagande d’idées et de sentiments47 » qui provoque la dégénérescence. Le critique français dénonce l’influence du romantisme et de la philosophie d’outre-Rhin.
60Amiel devient une institution, tout comme le journal intime qui, en cette fin de siècle, se publie, ce qui explique aussi de nombreuses appropriations.
Les pathologies du rapport au réel
61Amiel devient un cas surtout à partir de la lecture qu’en fait le célèbre médecin Pierre Janet. Celui-ci dégage du journal d’Amiel les traits du psychasthénique, caractérisé par un sentiment d’abattement sans remède, provoqué par le scrupule, mais surtout par une inadéquation à la fonction du réel. « Les fonctions les plus troublées sont les fonctions qui mettent l’esprit en rapport avec la réalité, l’attention, la volonté, le sentiment et l’émotion adaptée au présent48. » Le psychasthénique, souvent cultivé, raisonne avec rigueur, déploie en toute logique les conséquences de ces symptômes dont il a tout à fait conscience. Amiel, idéaltype du psychasthénique cultivé, est taraudé par l’impossibilité de décider, l’aboulie par excès de réflexivité. Dans son univers, plus rien n’a d’importance ni de saveur. Le sentiment d’absence de relief, comme celui de faux, de dédoublement, d’éloignement, d’isolement, d’engourdissement sont rassemblés par Janet sous le terme générique d’un sentiment d’absence à la réalité. Avec la perte de la fonction du réel, l’indifférence devient une tonalité affective où toutes les possibilités se retirent.
62Il semble que la capacité de rationalisation de ces malades menace le clinicien d’un débat sans fin avec un univers mental tragiquement cohérent, qui puise dans la philosophie et les inquiétudes métaphysiques du xixe siècle une capacité de doute illimitée, des interrogations infinies qui éloignent du réel.
63La dépersonnalisation du sujet est corrélative de sa déréalisation du monde extérieur, d’un manque d’attention à la vie présente, selon Bergson49. Le philosophe, cherchant à dégager sa propre définition des troubles psychasthéniques, y voit un amenuisement de l’élan constitutif de la personnalité : en effet, remarque Bergson : « Lorsqu’on les examine attentivement, on s’aperçoit que ces désordres sont tous, sans exception, des formes d’indécision. Et derrière cette indécision elle-même il y a une cause plus profonde, à savoir le ralentissement de l’élan normal50 ». Et qu’est-ce que ce ralentissement de l’élan normal, sinon le déficit de ce que Bergson appelle « la poussée vers l’action51 » ?
Amiel devient un symptôme
64Janet et Bergson prennent-ils les effets pour la cause, en dressant le portrait clinique du psychasthène et en visant la déficience de son élan vital ? Les moralistes y voient plutôt les effets d’une crise de civilisation, où les individus, sommés de se particulariser, se révèlent trop faiblesde par leur constitution morbide52.
65Cette figure pathologique et sociale est historiquement construite. Il existe un lien entre diagnostic médical et analyse de la crise de la culture. Devant cette pathologie nouvellement construite de l’individualisme bourgeois, face à ce mal-être mental, les moralistes n’hésitent pas à parler de déclin, de déficience ou de dégénérescence en réveillant les sirènes nationalistes. Car, devant cette maladie de la volonté, des mesures radicales sont à prendre, en particulier à l’égard de la jeunesse53.
Conclusion
66La vie mécanique dans la société démocratique naissante, que les écrivains comme Balzac décryptent pour combler une attente, nous fait sentir l’indifférence : mimésis. Heine invente une nouvelle lecture du tableau qui dénonce l’indifférentisme bourgeois en neutralisant le pathétique par l’ironie et fait sentir la platitude. Avec le roman de pensées de Musil, la question de l’individu, du qualitatif, du variable s’impose comme centrale. L’élaboration romanesque se mesure à ce que l’histoire paraît inexorablement privilégier : le règne des valeurs moyennes, de l’indifférence. À ce titre, la littérature construit des représentations tout en fournissant une porte de sortie par le foisonnement des différences et l’éveil de l’émotion, du sentiment. Nous avons fini sur Amiel et sur la forme subjective de l’indifférence (du sentir que je ne sens pas), témoignant d’une pathologie de l’individu démocratique détrôné et empêché dont on peut faire la généalogie : à partir d’un journal se construit un cas dont s’empare essayiste, médecin et philosophe, pour en appeler au sens de la volonté et au pouvoir d’agir à la veille de la Première Guerre mondiale.
67Ces traversées me paraissent davantage approcher cet état d’absence d’émotion, tel que le percevaient les contemporains, que les discours théoriques sur la montée de l’indifférence : pouvoir de l’art, droit à la nuance. Dans tout ce qui forme les sensibilités, la touche de gris de l’indifférence méritait autant d’attention que l’éclat des larmes.
6828 Heinrich Heine, Lutèce : lettres sur la vie politique, artistique et sociale de la France, nouv. éd., Paris, Michel Lévy frères, 1866, LI [4 décembre 1842], p. 289.
6940 Ibid., IV, chap. 46 (« Rayons de lune en plein jour »), t. II, p. 422.
7052 Pierre-Henri Castel, « Amiel, ou la métamorphose de l’obsédé », publié en ligne : http://pierrehenri.castel.free.fr/Articles/Amiel.htm. Cette analyse m’a particulièrement éclairée, ainsi que celle de Claude Morali, Qui est moi aujourd’hui ?, Paris, Fayard, 1984.