Thymotique d’une passion ordinaire : en quoi la colère est-elle littérairement féconde ?
1Dans le spectre des affects fondamentaux qui travaillent sourdement l’écriture, élisons la colère, cette « passion ordinaire » sécularisée (pour reprendre le vocabulaire de l’anthropologue David Le Breton1), jadis comptée parmi les sept péchés capitaux, que Descartes, dans son traité des Passions de l’âme, considérait comme une passion composite, à situer quelque part entre haine et indignation, mais nouant des liens plus troubles avec la tristesse. J’ai choisi cet « affect chaud » (selon les classements de la galénique antique) pour l’évidente raison que notre proche xxe siècle en fut tout embrasé, voire calciné, et tout retentissant de sa clameur, même si — et elles n’en sont pas moins terribles — il compta aussi des colères froides et silencieuses, souterrainement vouées à se réchauffer et prendre du volume dans le temps. Michelet pressentait déjà le « génie colérique » de l’époque postrévolutionnaire et ce ne sont pas les catastrophes liées à « l’âge des extrêmes » (Eric Hobsbawm) qui l’auront démenti. Pire encore, comme le notait Pierre Pachet2, ce fut la « passion errante » d’un siècle furieux qui fixa dans sa toile un certain nombre de littérateurs et d’artistes, pour le meilleur et pour le pire, au moins autant qu’ils surent la fixer et la canaliser. L’affect colérique contient le sujet en colère (au double sens du terme), et il arrive que le moteur à explosion explose accidentellement à la plume du littérateur.
2Qu’il y ait une pensée poétique de la colère, il suffit de lire Michaux ou Artaud pour s’en convaincre, le premier affirmant : « En vérité, celui qui ne connaît pas la colère ne sait rien. Il ne connaît pas l’immédiat » (Lointain intérieur3) et proposant une esthétique de cet affect, mettant en avant une sorte de plasticité visible de la colère : « Je me demande si la haine ne sera pas plus solidement architecturale que l’amour et, pour le purement spectaculaire, je parie naturellement sur la colère » (Passages4). Et le second, dans L’Ombilic des limbes et Le Pèse-nerfs, recueils d’une colère froide et tendue, allant, dans le langage même, à même le tuf fragilisé de l’effondrement verbal, jusqu’à opposer la nécessité de « montrer [s]on esprit » à l’idée, prostituée à ses yeux, de faire de la littérature5 : « Toute l’écriture est de la cochonnerie6. » Comment alors dire sa colère, sa souffrance, dans des mots qui ne seraient pas de la littérature ? On atteint là une limite de l’esprit. La colère fait-elle écrire ou bloque-t-elle la transmutation en œuvre ? Peut-on écrire en état de colère ? Qu’est-ce qu’un « cri-écrit » ? Faut-il décolérer pour entrer dans la condition écrivaine ? Comment négocier littérairement ses petites et grandes colères et les mettre au travail ? Peut-on être un missionnaire artiste de la colère collective ? Autant de questions soulevées par la mise en relation de la colère et de la littérature.
3Qu’il y ait également une pensée romanesque de la colère, ou une prose de la colère chevillée au siècle, à ses grands récits thymotiques, il suffit de lire Musil ou Nizan pour en éprouver l’incandescence. Musil d’abord, dans L’Homme sans qualités, qui peint Ulrich à sa fenêtre, observant une manifestation de rue : il voit (et nous par ses yeux) toute la colère théâtralisée des manifestants qui prennent un regard furieux et lèvent leurs cannes en direction du palais ministériel où il se trouve7. Comédie politique, tragédie de « l’âge de l’utopie de la vie motivée8 », grande couveuse sanguinaire du siècle du ressentiment. Cette scène de L’Homme sans qualités, on ne s’en étonnera pas, est glosée par un autre observateur et contempteur de la manifestation thymotique à l’ère des masses, Kundera dans Le Rideau9.
Quant au Nizan d’Aden Arabie (1931), il est presque l’emblème générationnel de l’association colère-jeunesse-militantisme, dans un lyrisme torrentiel qui l’emportera le premier comme victime expiatoire du drame de l’adhésion : « Que pas une de nos actions ne soit pure de la colère. […] Il ne faut plus craindre de haïr. Il ne faut plus rougir d’être fanatique. […] j’ignorerai au moins le repentir, je ferai bon ménage avec la haine10. ». Pureté de la colère : que de crimes commis en ton nom !
4Bref, il y a bien une pensée littéraire de la colère, et je me propose, en prenant ici à témoin quelques grands penseurs de cette émotion singulière (Sartre, Barthes, Sloterdijk), d’envisager la littérature comme une anthropologie émotive des conduites humaines et de leur ambivalence, et aussi comme une lexicologie ou un traité du style des affects : un déplacement des termes convenus, doxiques, pour désigner des sensations ou tropismes plus complexes, une syntaxe et une rhétorique des émotions mimétiques des nuances en jeu (immédiateté, acuité, percussion, affleurement nerveux, écorchure, électrocution…)
1. Variations sartriennes sur une phénoménologie de la colère
5Jean-Paul Sartre fut sans doute le premier parmi les philosophes du xxe siècle à redonner droit de cité à une méditation philosophique sur le statut de l’émotion, à travers son Esquisse d’une théorie des émotions, publiée juste avant le déclenchement du second conflit mondial. Émotion, et non plus « passion » au sens moral où Descartes parlait des « passions primitives » de l’homme, de même que Hume, plus tributaires du vocabulaire antique de la philosophie. D’entrée, Sartre tenait à distinguer l’« émotion » de l’« accident », pour rapporter la première au « tout de la conscience » (et non à un épiphénomène), pour affirmer que celle-ci, selon lui, traduisait sous un aspect défini « la totalité synthétique humaine dans son intégrité […] une forme organisée de l’existence humaine11 ». Dans ce court ouvrage, où il présente et critique les théories classiques et plus récentes des émotions, notamment celles des biologistes William James et Charles Sherrington, (sur la « sensibilité cortico-thalamique »), il s’attarde longuement sur une émotion peu cotée généralement par la philosophie (la colère), en donnant son bonus à l’approche du psychiatre Janet et à Dembo (la colère comme solution dynamique d’un conflit, évasion réussie contre l’enkystement, transformation agissante du monde), contre la lecture à ses yeux réductrice de la vulgate psychanalytique, colère vue comme pure « décharge » libidinale (« assouvissement symbolique de tendances sexuelles12 »). Sartre est sans doute l’un des premiers à ébaucher une phénoménologie des émotions plus complexe, et particulièrement de cette « passion ordinaire » et mixte qu’est la colère, un champ de recherche impliquant un holisme corps-esprit dont Spinoza (avec sa notion de conatus comme augmentation de puissance d’agir, effort modulé de persévérance dans l’être) pourrait être le précurseur, si l’on en croit aujourd’hui les travaux d’Antonio Damasio repris par Catherine Malabou13 dans son Ontologie de l’accident :
Et comment parler de la colère, où l’on frappe, injurie, menace sans mentionner la personne qui représente l’unité objective de ces insultes, de ces menaces et de ces coups ? En un mot le sujet ému et l’objet émouvant sont unis dans une synthèse indissoluble. L’émotion est une certaine manière d’appréhender le monde. […] Le sujet qui cherche la solution d’un problème pratique est dehors dans le monde, il saisit le monde à chaque instant, à travers tous ses actes. S’il échoue dans ses essais, s’il irrite, son irritation même est encore une façon dont le monde lui apparaît. Et il n’est pas nécessaire que le sujet, entre l’action qui échoue et la colère, fasse un retour sur soi, intercale une conscience réflexive. Il peut y avoir passage continu de la conscience irréfléchie « monde-agi » (action) à la conscience irréfléchie « monde-odieux » (colère). La seconde est une transformation de l’autre14.
6Sartre définit aussi positivement la colère comme une émotion mutante, en lien avec la peur notamment (« peur dépassée15 ») et, élément plus original qui nous conduit directement sur le terrain de l’empathie, comme « phénomène de croyance » : « La conscience ne se borne pas à projeter des significations affectives sur le monde qui l’entoure : elle vit le monde nouveau qu’elle vient de constituer. Elle le vit directement, elle s’y intéresse, elle souffre les qualités que les conduites ont ébauchées16. » C’est en tant qu’il dote la colère d’une efficace pragmatique et même créatrice, et ne la considère plus comme une conduite purement neuro-psycho-biologiquement déterminée (réactionnelle-évasive ; offensive-défensive), que Sartre nous intéresse et pose d’emblée la question du lien structurel (inhibant, désinhibant) entre le projet artistique et l’émotion singulière qui traverse un créateur. Ses trois biographies existentielles en seront la démonstration : Baudelaire et Flaubert pour la conversion de la honte en colère écrite-désécrite-réécrite, Genet pour le rôle pivot de la triade honte-orgueil-colère dans la construction d’une identité sexuelle, littéraire et politique. On se souvient des extraordinaires interprétations des troubles de la volonté et de la colère désamorcée chez Baudelaire, à partir de l’examen graphologique et de la scarification du support-papier dans la correspondance17.
7Pour Sartre (et c’est une idée que j’emprunte ici volontiers à Jean-François Louette18), la colère servirait de méthode d’investigation philosophique contre la philosophie universitaire idéaliste, celle par exemple de Léon Brunschvicg. Dans ses Carnets de la drôle de guerre, il cerne son propre mode de cognition, son tâtonnement heuristique, et se réclame d’une pensée « à explosions19 », par saccades violentes et zébrures discontinues, loin de l’irénisme du raisonnement hypothético-déductif. La violence intellectuelle de Sartre (réelle ou feinte), qui se rêve lui-même en philosophe dur, trouve en Genet, en 1952, un double fantasmé en littérature, celui qu’il sait ne pouvoir jamais être, et qu’il invente dans sa biographie à partir de ses colères, des « rages blanches et muettes20 » qui le ravagent et le consument.
8Privé des connaissances scientifiques modernes sur le fonctionnement cérébral, mais armé d’un savoir anthropologique et d’une intuition phénoménologique, Sartre ne dit pas autre chose dans ses psychobiographies d’écrivains que ce que je lis aujourd’hui sous la plume d’une Catherine Malabou :
Raisonner sans désirer n’est pas raisonner. Pour penser, pour vouloir, pour connaître, il faut que les choses aient une consistance, un poids, une valeur ; or l’indifférence émotionnelle annule le relief, efface la différence des perspectives, nivelle tout. Privé de son pouvoir critique, de sa capacité à discriminer, à faire la différence, qui procède de l’émotion et de l’affect, le raisonnement, comme le dit Damasio, devient raisonnement de sang-froid, ne raisonne plus. « La réduction sélective de l’émotion est au moins aussi préjudiciable à la rationalité que l’émotion excessive21. »
2. De l’anti-Neutre (Barthes) à la thymotique de la colère (Sloterdijk)
9Revenons désormais à l’émotion spécifique (la colère) que j’ai choisi d’examiner sous le rapport de sa pragmatique, de sa plus ou moins féconde dynamique créatrice, et plus particulièrement littéraire. Avec la colère et son thymos (nous verrons, avec Peter Sloterdijk prendre corps cette notion de thymotique), nous sommes sans équivoque dans l’affect chaud, le relief, l’impetus, le bouillant, aux antipodes en tout cas de « l’indifférence émotionnelle », du « sang-froid » défini précédemment en creux comme manque, privation critique. Mais ne risquons-nous pas a contrario de basculer vers « l’émotion excessive », qui offusque ou aveugle l’intellection ? Sans doute, si l’on en croit Roland Barthes, le moins colérique en apparence de nos penseurs contemporains, parce que l’un des plus mélancoliques, avec Clément Rosset. Dans son séminaire consacré à la notion de Neutre, il consacre toute une séquence de cours (la dixième sur vingt-trois) à « La colère », intercalée entre les séquences « Images du neutre » et « L’actif du neutre ». Précisons d’entrée la première définition barthésienne du Neutre : « Je définis le Neutre comme ce qui déjoue le paradigme, ou plutôt j’appelle Neutre tout ce qui déjoue le paradigme. Car je ne définis pas un mot ; je nomme une chose : je rassemble sous un nom, qui est ici le Neutre./ Le paradigme, c’est quoi ? C’est l’opposition de deux termes virtuels dont j’actualise l’un, pour parler, pour produire du sens22 » (annulation, contrariété du binarisme implacable par recherche d’un tertium, également en éthique : rejet de la commination à choisir son camp, à produire du sens, à entrer dans le conflit, la prise de responsabilité). Attention, « déjouer le paradigme » (le binarisme) pour Barthes n’est pas une attitude grise et passe-muraille, c’est une passion intense, « une activité ardente, brûlante23 », écrit-il. Compte tenu de ce tableau préalable, comment Barthes va-t-il situer la colère (affect chaud) dans sa contre-proposition du Neutre brûlant ?
Mythologiquement, le Neutre est associé à un « état » (pathos) faible, non marqué. Il se détache, se distance par rapport à tout état fort, marqué, emphatique (qui est, par là, du côté de la « virilité ») → on peut donner comme exemple d’état fort de pathos marqué la colère : fonctionne bien comme un anti-Neutre. Je connais trois « versions » de la colère :
1) La colère comme fuite. Je renvoie ici à la Théorie des émotions de Sartre. Cf. l’évanouissement. La colère est en effet une espèce d’évanouissement, une perte de conscience, donc de responsabilité, dans l’excès. Il serait d’ailleurs curieux de dresser la carte de nos colères : la colère comme pathème (to pathèma : l’événement qui affecte) : quels sont nos « pathèmes » ? (Pour moi, qui ai peu de colères, sans doute par peur des effets de retour, de la culpabilité qui s’ensuit immanquablement, un pathème probable : l’attente → colères de café, de restaurant. Pourquoi ? Sans doute : humiliation, fantasme « royal » : « me faire attendre, moi ! » : refus de la situation transférentielle : attendre = s’en remettre passivement à un pouvoir, à une maîtrise : « à discrétion » : médecins, dentistes, banques, aéroports, professeurs ?)
2) La colère comme hygiène. Idée tout à fait courante, endoxale : l’accès de colère comme une saignée qui fait du bien → sortie inéluctable, naturelle d’humeur (mot physique) […] → d’où une morale de la mesure : contrôler la colère, et surtout sa durée, sa fin. […] → idée de la colère utile : contrôler l’apparence du non-contrôle, théâtraliser sa colère, la manipuler comme élément d’une épreuve de force. Et surtout, savoir y mettre fin : sagesse, édictée par l’Écriture (citée par Bacon) : « Mettez-vous en colère, mais gardez-vous de pécher ; que le soleil ne se couche pas sur votre colère. »
3) La colère comme feu. Je pense ici à la très belle conception, mystique et cosmogonique, de Boehme. Boehme, à propos du monde et même de Dieu (en tant que père jaloux), emploie souvent les mots : böse, grimmig ; or ce n’est pas dans son esprit, à proprement parler, mal, méchant, mauvais → cela renvoie à une énergie (à un désir) = une ardeur irritée et inquiète ; quelque chose proche de colère, fureur, courroux = ira, orgê = feu dévorant (d’où le courroux de Dieu, comme feu qui tombe sur les hommes) : c’est le paradoxe de l’eau ignée, de l’eau-feu : le feu dans les veines […]24.
10Il est intéressant de se pencher un instant sur les aveux de Barthes, logés dans une parenthèse, concernant sa défiance personnelle à l’égard de l’affect marqué, viril, de la colère. On y verra la trace d’un subtil déni : avoir peu de colères, c’est néanmoins en avoir quelques-unes, et c’est même en avoir colorées d’un affect causal particulièrement sensible : le sentiment d’humiliation converti en crise d’orgueil, avec sa manifestation douloureuse, la situation d’attente, dont le professeur Barthes élimine (médecins, dentistes, banques…) et suggère à la fois dans son énumération (attentes de café, de restaurant) ce qu’elle a de commun avec l’attente de l’amoureux et la souffrance du jaloux (cf. le leitmotiv lancinant des Fragments d’un discours amoureux). Un mobile ambigu est avancé à la défiance vis-à-vis de la colère, qui plaiderait plutôt en faveur de la thèse d’un Barthes affecté d’une colère aussitôt désamorcée par calcul coûts-avantages : l’anticipation des représailles, l’effet-boomerang, la culpabilité, autrement dit une sorte d’économie émotionnelle, de compte-épargne des coups, contrecoups et après-coups. Ce qui se lit derrière tout ce discours, et qu’il faut retenir dans la perspective de la lecture psycho-politico-économique de la colère par Sloterdijk, c’est le rapport à la temporalité que met en jeu la scène de la colère (au sens également théâtral, rhétorique, évoqué par Barthes), mais aussi la force paradoxale d’une faiblesse apparente (l’esquive, inspirée chez Barthes par la pensée zen) contre la force de premier degré (taxée d’arrogance). La force du Neutre, contre l’arrogance brute de l’immédiateté encolérée, est celle d’une « pensée tactique du gain, de la victoire, […] le sujet neutre pourrait assister aux effets de sa force25 »). Le sujet en colère, en revanche, va à sa perte ; c’est un sujet en apparence inscrit dans le présent de son emportement, collé à la présence, dans l’immédiateté foudroyante de l’autodestruction (le feu brûlant de Dieu en lui, l’enthousiasme ravageur au sens étymologique). Le sujet en colère ne fait qu’un avec sa colère, avec l’objet (si tant que sa colère soit transitive, et non pas seulement existentielle, auto-immune en quelque sorte), exactement comme dans la haine, cet amour fusionnel inversé qui vous unit/identifie à l’objet haï ; il n’« est » pas au monde, la colère le possède. Il est « hors de lui » (et du monde). En colère, il ne diffère pas son projet de riposte ou de vengeance (il annule le délai entre projet et exécution : c’est l’homme du tout ou rien, de la radicalité, de l’absence de compromis avec le réel) ou, s’il le diffère, il le thésaurise, il gèle son avoir colérique, il le place à la bourse du ressentiment. Dans les deux cas, le sujet en colère a un rapport désajusté au présent vécu, et c’est exactement cela qui fait reculer Barthes devant l’explosion, l’éruption, sans qu’on puisse affirmer aussi nettement qu’il l’affirme qu’il en méconnaisse la tentation (en littérature, le cas paroxystique est sans doute celui du Nizan d’Aden Arabie). Ce qui fascine Barthes (le Barthes méditant parallèlement à l’époque du cours sur l’« empire des signes » japonais et la pensée chinoise), c’est cela même qu’interdit toute coagulation colérique à l’objet (sorte de toge de Nessus du sujet occidental), la présence au monde :
Neutre : chercherait un rapport juste au présent, attentif et non arrogant. Rappeler que le Taoïsme = l’art d’être au monde : il a trait au présent. Peut-être s’installerait-il dans la nuance (la moire), qui sépare le « présent » du « moderne » (au sens revendicatif du mot : « soyons modernes ») ; en se rappelant cette remarque de Vico que le présent, « le point indivisible du présent », est difficile à comprendre même pour un philosophe26.
11Nous y voilà : nous sommes arrivés au noyau d’un Roland Barthes de 1977 « antimoderne », devenu indifférent à l’injonction violente d’être ce sujet « moderne » des avant-gardes esthétiques du xxe siècle, « l’âge des extrêmes ». Le présent, c’est le contraire du moderne, c’est ce qui se soustrait à la réquisition de l’engagement. La « moire », ce terme si barthésien, c’est l’école de la nuance, ce qui est aussi une définition de la littérature pour Barthes. Il découle de cette lecture de Barthes sur la colère que cet affect lui est moins inconnu qu’antipathique, dans la mesure où il fige le sujet dans un présent non contemplatif, non vécu, et surtout qu’il bloque tout accès à la médiation créatrice, à la littérature, à la nuance, qui est du domaine du Neutre.
12Après Barthes, pratiquons le grand écart de Weltanschauung, mais restons-en, sous un autre angle, au nouage problématique entre littérature et affect colérique. Venons-en à Sloterdijk maintenant, qui nous rappelle, dans son essai résolument polémique, Colère et temps, le changement de paradigme anthropologique majeur qui, selon lui, dès l’Antiquité latine, à l’âge classique, et plus radicalement à l’âge des Lumières, a rompu le lien intime entre littérature et colère. Un Sloterdijk qui, dans son deuil de l’âge thymotique, dresse un tombeau à la vision épique du monde européen.
3. Chanter la colère : au commencement de la littérature était la colère
13L’essai de Peter Sloterdijk s’ouvre par un rappel en forme d’adieu à l’âge épique : le premier mot de la tradition européenne, au fondement de l’anthropologie et de la poétique occidentale, c’est le mot « colère » (mènis en grec, mènin à l’accusatif plus précisément) propulsé en tête du vers initial de l’Iliade : « La colère d’Achille, de ce fils de Pelée, chante-la-nous, Déesse… » Au commencement de la littérature était donc la colère, cette mènis, qui, par voie de rime et de paronomase, s’oppose à l’autre pôle du couple anthropologique fondateur, la mètis (la ruse) portée par l’autre héros, Ulysse. L’immédiateté contre le détour, l’epos contre l’élégie, la mort volontaire au combat contre le vieillir au foyer retrouvé de Pénélope (nostalgie). « Chanter la colère, rappelle Sloterdijk , c’est la rendre mémorable ; or ce qui est mémorable est proche de ce qui impressionne et de ce à quoi l’on doit vouer durablement une haute estime ; c’est même proche du bon. Ces évaluations sont si fortement opposées aux modes de pensée et de sensibilité des modernes qu’on doit sans doute l’admettre : il ne nous sera pas donné, en dernière instance, d’avoir un accès non falsifié au sens particulier de la conception homérique de la colère27 », c’est-à-dire, pour Sloterdijk, à distinguer de la sainte colère de Yahvé et de Moïse, ce monde du « bellicisme heureux et sans frontières28 », un monde où la colère est de nature supérieure, d’espèce quasi divine, d’où l’invocation à la déesse. C’est uniquement parce qu’il existe une colère conférée d’en haut qu’il est légitime d’impliquer les dieux dans les virulentes disputes des hommes. Quand on chante la colère sous de tels auspices, on célèbre une énergie qui libère les hommes de la torpeur végétative, et les place « sous un haut ciel voyeur29 » ; pour Sloterdijk, la colère homérique marque historiquement une anthropologie des affects antérieure à leur sécularisation, entendue ici comme une subjectivation et une intériorisation des conduites humaines, ce que rendrait visible la syntaxe : les sujets produisent un effet sur les objets et leur imposent un pouvoir. Dans le monde d’Homère, ce ne sont pas les hommes qui ont leurs passions, mais plutôt les passions qui ont leurs hommes. « L’accusatif [mènin] est encore ingouvernable. Dans cette situation, le Dieu un et unique se fait naturellement attendre. Le monothéisme théorique ne peut arriver au pouvoir que lorsque les philosophes postulent sérieusement le sujet de la phrase comme principe du monde. Alors, les sujets doivent eux aussi avoir leurs passions et les contrôler en maîtres et en possesseurs30. » Le psychisme héroïque n’y survivra pas, déplore Sloterdijk sur un ton prophético-crépusculaire… à moins qu’il ne mute à travers le temps.
14Ce qui lui succède, c’est, dès l’époque romaine, et notamment avec le De ira de Sénèque, « la domestication de la colère » par le discours moral de la tempérance stoïcienne. Mais Sloterdijk dirige le gros de sa charge contre une cible historiquement plus récente (ce qui confère à son essai une virulence polémique, voire une colère teintée d’ironie cinglante en parfaite symbiose avec son objet), la psychanalyse freudienne, accusée d’avoir réduit la psyché humaine à l’érotique en évacuant le second pôle de son fonctionnement, le pôle thymotique. L’érotodynamique freudienne nous aurait rendus incapables de comprendre et d’anticiper le mécanisme de la haine (comme sombre revers de l’amour), avec les funestes conséquences que l’on sait, au plan intersubjectif mais aussi, par extension, au plan géopolitique. Autrement dit, la psychanalyse comme système d’interprétation et peut-être système d’alerte aurait laissé filer ce que l’âge postrévolutionnaire et la philosophie romantique pointaient comme revendications des êtres et des peuples : le désir de reconnaissance, les fiertés mondialisées, l’appétit de dignité, sur fond d’individualisme ressentimental collectivé. D’où le retour en force de la thymotique à l’âge moderne, que Sloterdijk synthétise sous le nom de « Théorie des ensembles de fierté » sous les énoncés suivants :
Nous donnerons ici les six principes majeurs qui peuvent servir de points de départ à une théorie des unités thymotiques :
– Les groupes politiques sont des ensembles placés, de manière endogène, sous tension thymotique.
– Les actions politiques sont déclenchées par des différentiels de tension entre centres d’ambition.
– Les champs politiques sont formés par le pluralisme spontané de forces autoaffirmatives dont les rapports mutuels se transforment sous le coup des frictions interthymotiques.
– Les opinions politiques sont conditionnées par des opérations symboliques qui présentent un rapport constant avec les impulsions thymotiques des collectifs.
– La rhétorique – en tant que doctrine de la direction des affects dans les ensembles politiques – est une thymotique appliquée.
– Les combats pour le pouvoir au sein des corps politiques sont toujours aussi des luttes pour la primauté, entre individus chargés de thymós — en langage courant : des individus ambitieux — avec leurs partisans ; raison pour laquelle l’art du politique inclut l’idée de réconcilier les perdants31.
15Ces six principes, qui intéressent aussi bien la science politique que l’école de la rhétorique, on pourrait les appliquer à l’étude de textes littéraires comme La Conspiration de Nizan (sur le mode tragique) ou, plus près de nous, L’Organisation de Jean Rolin (sur le mode distancié de la démystification ironisée). Ce que pointe la thèse de Sloterdijk, c’est, outre le manqué de la psychanalyse à s’ériger sur les dépouilles d’un « management traditionnel de la colère par la religion et la civilisation32 », le triomphe de « l’instant de Nietzsche », à anticiper le déclenchement des catastrophes thymotiques par défaut de prise en charge intellectuelle d’une économie de la fierté (avec ses banques, ses points de collecte de la colère de groupe…) :
[T]ant que la colère reste sur le palier de l’explosion, elle se déploie sur le mode de « l’éclat ». […] La décharge thymotique directe constitue un présent accompli. […] Le fait de se déchaîner dans l’ici et maintenant neutralise les extases rétrospectives et prospectives du temps, de telle sorte que les deux disparaissent dans le flux actuel de l’énergie. […] La vie du sujet de la fureur est le pétillement dans le calice de la situation. Pour les romantiques de l’énergie, l’action en état de rage représente une version du flow33.
16Les révolutions seraient les formes bancaires de la colère, avec leurs petits et gros porteurs de titres, les archives de la colère, les capitaux accumulés, les avoirs gelés, les entrepreneurs de la colère mettant en œuvre la « force monstrueuse du négatif » (Hegel). Et la littérature post-thymotique dans tout cela, la littérature d’idées certes, mais aussi la fiction, le poème ? On n’est pas aussi loin de la littérature et du langage que ce lexique économico-psycho-politique pourrait le laisser penser. Le langage, investi, contaminé, infesté même par l’énergie thymotique a pu se faire à certains moments de l’histoire, individuelle ou collective, l’instrument privilégié de cette négativité. L'univers romanesque d'un Kundera et sa réflexion sur la littérature l’illustrent parfaitement, mais il suffit, sans citer les éructations céliniennes, de prendre deux exemples (l’un d’une victime de la praxis et du langage révolutionnaire, cité par Sloterdijk lui-même, l’autre par un petit porteur de la colère plus inattendu sur ce registre).
17Commençons par citer un extrait du poème 150 000 000 de Vladimir Maïakovski, tiré de son troisième chapitre consacré à la « banque mondiale communiste de la colère » :
Faire danser la hache sur leur crâne chauve !
Tuer !Tuer !
Bravo : et les calottes crâniennes font de bons cendriers.
La vengeance est le maître de cérémonie,
La faim, l’ordonnateur.
Baïonnette, browning, bombe…
En avant ! Du rythme34 !
18Chacun sait en effet que les révolutionnaires aiment généralement une certaine musique au pas cadencé.
19Mais voici la parole d’un rescapé des camps, qui juge la nécessité de la littérature à l’aune de sa propre colère, de son propre ressentiment, dans un texte posthume, Lettre anonyme, publié en 1986 :
« Pourquoi écrire ? Pour se venger. La littérature est revanche. Contre sa laideur, sa pauvreté – Balzac. Contre l’humiliation : La Bruyère ; La Fontaine peut-être. Toute littérature est de ressentiment. Contre le Dieu qui nous inflige les couchers de soleils, les clairs de lune, les furoncles ou la jalousie. Revanche sur la vie, qu’on passe au noir. Ou au rose, ce qui est le comble de la dérision35.
20On n’est pas très sûr de vouloir suivre Georges Hyvernaud (car c’est de lui qu’il s’agit) sur ce terrain ressentimental miné, non transformé, comme si la chance de la littérature, son unique possibilité à l’ère post-apocalyptique, était l’irritation du derme, le grattage de la plaie vive. On n’est pas très sûr que cela donne toujours de la (bonne) littérature, même si l’on retrouve quelque chose du lyrisme scatologique de Flaubert emporté contre son siècle de bêtise, et décrivant à son ami Louis Bouilhet son nouveau projet littéraire :
Je sens contre la bêtise de mon époque des flots de haine qui m’étouffent. Il me monte de la merde à la bouche, comme dans les hernies étranglées. Mais je veux la garder, la figer, la durcir. J’en veux faire une pâte dont je barbouillerais le xixe siècle, comme on dore de bougée de vache les pagodes indiennes […]36.
21Il n’y a pas que la colère que l’on met en banque, il y a aussi la pâte légèrement coprophilique de la littérature selon Flaubert.