Robert Lafont et l'invention du « baroque occitan »
1Le nom de Robert Lafont (Nîmes, 1923-Florence, 2009) est resté attaché, parmi beaucoup d'autres activités et aventures intellectuelles qui lui ont valu d'être parfois qualifié de « polygraphe » (Gardy, à paraître ; Pic 2005), à la découverte et à la conceptualisation de la notion de « baroque occitan ». On peut même aller jusqu'à dire que cette notion, défendue et illustrée par Lafont dès la fin des années 1950, a très probablement représenté la première de ces aventures intellectuelles dont il a été le promoteur qui ait vu le jour en donnant très vite lieu à la production d'articles et d'ouvrages qui firent date et continuent d'être pris en considération, pour les reconduire ou les critiquer, jusqu'à aujourd'hui1. L'idée qu'il a existé un « baroque littéraire occitan », et, plus largement, toute une période que l'on peut désigner par ce même terme, s'est imposée très vite à sa suite, dans le domaine de la recherche d'abord, mais aussi, et surtout, dans celui de la vulgarisation et des divers niveaux d'enseignements concernés par l'étude de la langue et de l'écrit en occitan. Cette vogue a été illustrée par la réédition, en 2002, dans un cadre universitaire2, de l'ouvrage qui marqua le couronnement relativement tardif et d'une certaine façon l'achèvement3 des recherches conduites par Lafont sur ce thème : le volume anthologique intitulé Baroques occitans (Lafont 1974 ; 2002).
2La première apparition théorisée du « baroque occitan » chez Lafont semble dater du milieu de l'année 1958, quand il publia, en occitan, dans la « revue littéraire trimestrielle » de l'Institut d'études occitane ÒC, un article qui marqua les esprits de ses lecteurs, sur « Godolin e l'espaci dau lengatge » (Lafont 1958). Ce texte de cinq pages très denses était consacré au poète et dramaturge toulousain Pierre Godolin4, dont le Ramelet Moundi (généralement traduit par « Bouquet toulousain5») constitue sans contestation possible le best seller de l'écrit occitan en son temps, la première moitié du xviie siècle, mais aussi dans les cent cinquante années qui suivirent. On y trouve déjà l'essentiel des thèmes que Lafont développa les années immédiatement suivantes dans le fronton des Cahiers du Sud consacré aux « Baroques occitans » (Lafont 1959-1960), et qu'il avait plus rapidement résumées dans sa présentation à usage pédagogique d'un poème « politique » de 1623 du Montpelliérain Isaac Despuech (Lafont 1958-1959).
3Ces coïncidences tendent à montrer qu'à la fin des années 1950 Lafont avait déjà mis en place tout un corpus d'idées et de références concernant le caractère baroque de l'écriture occitane à un certain moment de son histoire (le premier xviie siècle). Mais, d'un autre côté, que cette mise en place devait être relativement récente. On remarque en effet que d'autres publications concernant cette même période (celles consacrées au dramaturge et poète agenais François de Cortète) ne font aucune allusion au baroque sans que l'on explique les raisons d'un tel silence6. Dans les actes d'un colloque tenu à Toulouse les 23 et 24 mars 1959, Félix Castan prononçait le mot de baroque, pour d'ailleurs le rejeter aussitôt7. Lafont, de son côté, dans une étude sur les « gallicismes chez Cortète de Prades » (Lafont 1961), n'y faisait aucune allusion, alors même que son sujet aurait permis, voire imposé une telle orientation de sa recherche.
4Nous avons vu que Castan, en 1959, paraissait ne pas connaître le grand livre de Jean Rousset. Lafont, dans ses premières contributions « baroques », faisait de même, alors même que l'on est en droit de penser que l'un et l'autre l'avaient lu et médité. Si Castan, dans un premier temps, rejette l'analogie entre les arts plastiques et l'écriture littéraire, Lafont, à l'inverse, semble s'être engouffré dans cette voie, sans doute parce qu'il avait médité l'œuvre du Genevois, mais aussi parce qu'il s'était interrogé sur le grand vide que comportait l'histoire littéraire occitane encore balbutiante pour toutes les œuvres, diverses et nombreuses, produites entre la période médiévale, au sens le plus large, considérée comme l'« âge d'or » de la poésie d'oc, et la renaissance (mistralienne) du xixe siècle. Le colloque réuni à Toulouse en 1959 l'avait été, en grande partie, à son initiative8, et son sujet, jamais évoqué clairement dans le volume d'actes publié deux années plus tard, concernait précisément cette période, véritable angle mort de la recherche. Au cours de ce colloque, le « baroque occitan » n'avait pas encore été inventé comme catégorie explicative, mais Lafont, parce qu'il avait sans doute été déjà confronté à la vague d'études littéraires consacrées à la thématique du baroque en Europe autour des années 1950, était sur le point d'en énoncer l'existence et d'en formuler les caractéristiques essentielles, par reprise et transposition des écrits alors existant sur le sujet. Un fait nous le montre rétrospectivement : dans son allocution d'ouverture, Lafont, pour désigner la période dont il va être question, parle de « la naissance, la vie, l'extinction de la littérature "moyenne" d'Oc » comme d'un phénomène qui demande à être « expliqué », avant d'ajouter : « … cette littérature coïncide avec un des moments les plus attachants de la vie intellectuelle européenne : moment de l'art baroque et des tentatives vers la régularité artistique, moment de crise pour la conscience religieuse »... (Lafont 1961, 7). Lafont donne l'impression, à cet instant, d'hésiter moins que Castan pour reverser au bénéfice de l'écrit en occitan une appartenance baroque capable de le rendre enfin identifiable et d'en renforcer la lisibilité.
Le fronton des Cahiers du Sud
5C'est probablement aux Cahiers du Sud qu'il convient de chercher l'origine directe de la passion lafontienne pour le baroque et de ses développements en direction d'un baroque proprement « occitan ». Lafont était en effet très proche de la prestigieuse revue marseillaise dirigée par Jean Ballard depuis le tout début des années 19509. Par l'entremise de l'un des membres du comité de rédaction recomposé après la guerre par Ballard, le Carcassonnais René Nelli, Lafont s'y était vu confier dès 1953 une chronique régulière intitulée « Lettres d'Oc » (Gardy 2011a). La première de ces chroniques traitait, de façon significative, de la toute récente Histoire de la littérature occitane publiée chez Payot en 1953 par Charles Camproux. La parution de l'ouvrage de Camproux était pour Lafont l'occasion de s'interroger sur le sens et le contenu d'une tradition littéraire occitane ancienne et toujours vivante, puisque ininterrompue depuis le Moyen Âge des troubadours. Un sujet sur lequel lui-même, aux côtés de Castan et du philosophe et peintre Charles‑Pierre Bru10, s'était penché quelques années plus tôt (Lafont 1951) dans le cadre des recherches novatrices alors menées au sein de l'Institut d'études occitanes récemment fondé à Toulouse. Or, aux Cahiers du Sud, qu'il fréquente désormais assidument11, contrairement à Nelli qui ne se transporta jamais jusqu'au Vieux Port, il se trouva directement confronté à cet intérêt renouvelé pour la période baroque de la culture européenne. Il y rencontra en particulier un autre esprit singulier, le poète Jean Tortel12, qui se passionnait pour le « pré-classicisme » français, auquel il venait de consacrer, entouré d'éminents collaborateurs (Georges Mounin, Francis Ponge, Lucien Febvre, Georges Mongrédien, Octave Nadal...) un fort volume aux éditions parisiennes des Cahiers (Tortel 1951). Sous l'impulsion de Tortel, la revue de Ballard s'ouvrit dans les années suivantes aux aventures poétiques de cette Europe baroque dont Lafont allait entreprendre ensuite de compléter le panorama du côté occitan. En décembre 1955 (n° 332), Tortel faisait composer par Jean Rousset un fronton sur les Poètes baroques italiens13, où étaient donnés à lire, pour certains en édition bilingue (textes traduits de l'italien par Jean Rousset), des poèmes de Marino, Bartolomeo Dotti, Giovanni Canale, Giacomo Lubrano, Guido Casoni, Federico Meninni, Antonio Bruni. L'ensemble était complété par une étude (traduction de G[eorges] M[ounin]) de l'un des plus éminents spécialistes universitaires de ces poètes baroques, Giovanni Getto14, « La poésie baroque en Italie ». En juin 1958 (n° 346), Jean Tortel présentait une anthologie de Baroques allemands du xviie, dont les poètes, sous le titre de « Contemporains de Mère Courage » emprunté à la pièce de Brecht, étaient présentés et traduits par Armand Jacob, par ailleurs traducteur de la plupart des œuvres du dramaturge allemand (poèmes, dans leur seule version française, de Wekherlin, Opitz, Rist, Rompler von Loewenhalt, Fleming, Gryphius, Hoffmanswaldau, Greiffenberg, Lohenstein, plus un Anonyme).
6Le fronton occitan publié au début de 1960 vint compléter la série initiée par Tortel, en donnant l'occasion à Lafont de révéler publiquement, dans une revue de haute tenue, l'objet de sa récente découverte. Soit : qu'il existait une littérature occitane de la « période intermédiaire », comme on disait alors souvent15, entre les troubadours et la renaissance mistralienne du xixe siècle, et que cette littérature, jusqu'alors connue seulement par fragments séparés grâce aux travaux érudits de chercheurs davantage philologues que littéraires16, s'inscrivait dans la grande vague baroque européenne à laquelle les ouvrages de Jean Rousset avaient donné un regain d'actualité et d'intérêt.
7Avant de se pencher sur l'état final du dossier réuni par Lafont, il n'est pas inintéressant de se pencher sur le cheminement de sa confection. Les correspondances entre l'auteur du fronton et Jean Ballard nous fournissent quelques éléments de réflexion à ce sujet17. Dès le début mai 1958, Ballard qui accordait d'ores et déjà une grande confiance au talent de Lafont pour parler de littérature occitane dans une optique moderne et débarrassée de tous les poncifs qui demeuraient à son sujet, lui demandait de songer à organiser un fronton « sur un sujet que vous possédez à fond et surtout qui vous possède ». Du tac au tac, Lafont, toujours prompt à saisir toutes les occasions de mettre en avant ses idées au service d'une meilleure connaissance de l'écrit littéraire d'oc, proposait un dossier consacré à la Mirèio de Mistral. Mistral auquel il avait consacré quelques années auparavant un libre novateur, mais qui avait soulevé pas mal de polémiques (Lafont 1954 ; Verny 2014). Ce faisant (Lafont le savait-il ? probablement), il renouait avec un projet de numéro plus ancien, qui avait été proposé à Ballard par le poète provençal et animateur de la revue Marsyas Sully-André Peyre (Paire 1993, 309-310 ; Gardy 2011b), mais n'avait pas vu le jour, suite, sans doute, aux doutes émis au sujet de son contenu par l'un des membres du comité des Cahiers très écouté par Ballard, René Nelli. Finalement, Lafont abandonna son idée initiale, et dès le début de l'année 1959 il se vit suggérer par Ballard un autre thème, auquel il était également très attaché mais qu'il n'avait pas jusqu'alors proposé en première ligne : celui des « Baroques occitans ». Ballard, néanmoins, fit preuve d'une certaine prudence : il demanda à Lafont « un échantillon » et lui fit part d'un certain nombres de réticences à ce sujet (au sein du comité de rédaction18 de la revue ?). À la fin du mois de janvier, le projet semble cependant adopté sur le principe (« D'accord sur l'idée du baroque occitan. Il vous reste à fignoler et compléter, surtout à donner à cela une forme qui touche et qui charme »). Ballard informa néanmoins Lafont que les réticences n'étaient pas totalement dissipées et que René Nelli ne souhaitait pas être associé à ce projet, alors même qu'il était, avec Jean Tortel, l'un de ceux qui semblaient être concernés par lui au premier chef. Visiblement, c'est Ballard qui a soutenu seul, ou presque seul, depuis le début, l'initiative de Lafont, et qui est parvenu peu à peu à emporter, sinon l'adhésion pleine et entière, en tout cas la bienveillance du comité. En juillet 1959, Lafont a fait parvenir l'ensemble du dossier, mais des doutes subsistent encore :
Ce sera le prochain fronton. Votre texte est trouvé excellent . Les poèmes sont moins originaux qu'on le pensait de prime abord. Ils ne se détachent pas du lot de l'époque, malgré les bonheurs de votre traduction. Probablement nous manquons de la connaissance de la langue occitane pour les apprécier dans leur fraîcheur originelle. C'est pourquoi nous avons décidé de les donner dans les deux versions en présentation juxtalinéaire.(Béziers, CIRDOC, fonds Robert Lafont)
8Après quelques négociations portant sur certains textes jugés trop longs, le fronton composé par Lafont ne subit que des retards dus aux urgences de l'actualité. S'il ne fut finalement publié qu'au tout début de l'année suivante, ce fut essentiellement, comme Ballard l'expliqua à Lafont, parce qu'entretemps « … un grand : Saint-John-Perse, a bien voulu nous confier un texte inédit ».
9Au résultat, Lafont parvint à donner, avec la sortie de ce fronton proposant une anthologie entièrement bilingue, une réelle surface publique à sa proposition visant à montrer l'existence d'une écriture baroque occitane. Dans sa présentation, d'une quinzaine de pages19, étaient mises en relief quelques idées forces : « … la poésie occitane des années 1590-1660... » appartient tout entière à cette inspiration baroque dont le fronton est l'illustration (p. 18) ; son centre névralgique peut être situé à Toulouse, cité dont « … la vocation baroque […] est la mieux établie, car les arts plastiques y accompagnent d'une création souveraine le travail des poètes » (p. 10). Plus largement, « … la situation des pays d'oc entre Italie, Espagne et "France" explique la vocation baroque de leur poésie » (p. 10). À ces considérations qui visaient à intégrer l'écrit occitan dans un contexte plus large, s'ajoutaient chemin faisant des analyses très concrètes, appuyées sur l'anthologie qui suivait. Lafont définissait ainsi quelques caractéristiques remarquables du versant occitan du baroque européen : notamment une écriture fondée sur un « perpétuel déséquilibre » (p. 13) et l'omniprésence dans les textes de « trajectoires incluses dans le langage » (p. 13). Il tirait de ces remarques une appréciation plus générale, visant à réunir sous une même rubrique ce corpus poétique remis au jour : « Le plaisir baroque est un dynamisme dégorgé en élans » (p. 13).
10L'anthologie qui suivait comportait des pièces dues à six poètes : deux Provençaux, l'Aixois Louis Bellaud de La Bellaudière et son « oncle » par alliance et éditeur posthume, le Marseillais Pierre Paul ; quatre « Toulousains » lato sensu : Pierre Godolin bien sûr, plus deux Gascons proches de Toulouse, André Du Pré et Bertrand Larade ; et pour finir un autre Languedocien, plus éloigné, car originaire de l'Agenais, François de Cortète (qui est surtout un homme de théâtre). Cet éventail géographique large contribuait à unifier la notion de « baroque occitan », comme transversalité observable et installée dans un même espace. Curieusement, Lafont omettait Isaac Despuech, le Montpelliérain, dont il était pourtant, on l'a vu, un lecteur perspicace. Matériellement, ces textes étaient donnés dans leur version occitane (page de gauche, en italiques, orthographe modernisée, y compris celle du noms des auteurs) et dans une traduction française en vers, de Lafont, qui faisait face à la version occitane. L'usage d'une orthographe modernisée, promue par Lafont dans ses publications d'alors, n'avait pas seulement une fonction pédagogique (faciliter la lecture des originaux). Elle tendait aussi à signifier l'existence d'une communauté d'écriture et de style, depuis la Provence jusqu'à la Gascogne en passant par le Languedoc toulousain.
11Les thèmes affichés dans ce fronton ne sont pas différents de ceux développés par Lafont dans les autres publications qu'il proposa sur le même thème autour de 1960. Ainsi, dans la Petite anthologie de la renaissance toulousaine de 1610, ouvrage publié lui aussi en janvier 1960, Lafont soulignait le caractère européen de la production occitane (« … notre renaissance de 1610 s'inscrit dans le moment d'art baroque de la littérature européenne », p. 24), insistait sur cette communauté de thèmes et de style (à propos d'un recueil de Bertrand Larade : « Ainsi la Margalida est-elle un répertoire des thèmes baroques qui alors couraient l'Europe », p. 30) et soulignait chemin faisant l'originalité des poètes d'oc par rapport à leurs contemporains d'expression française (« … Godolin est totalement un "baroque", sans cette rigueur de style que Malherbe s'impose […] Il s'abandonne à l'image », p. 75)
12Cependant, se font déjà jour, discrètement, des nuances et des hypothèses dont Lafont devait enrichir ses analyses dans les années suivantes. Dans la Petite anthologie, par exemple, on trouvait cette affirmation : « … la vocation baroque apparaît clairement et se prolonge. On peut parler d'un style occitan, pétri d'influences harmonieusement liées » (p. 24). Un « style occitan » : Lafont, comme il l'avait déjà esquissé à propos de l'œuvre de Pierre Godolin20, suggèrait ici que les poètes d'oc, tout en adoptant les grandes « figures » du baroque européen, avaient opéré leur propre synthèse, en rapport avec, en particulier, la situation spécifique de leur langue et de leur culture.
Vers une stylistique imprégnée de sociolinguistique
13Nous avons vu que l'un des premiers articles publiés par Lafont, en 1951, était consacré aux « tâches et méthodes de l'histoire de la littérature d'oc ». Un autre article daté de l'année suivante avait pour titre : « Remarques sur les conditions et les méthodes d'une étude rationnelle du comportement linguistique des Occitans ». Cet article, dont son auteur aimait à rappeler l'existence, tirait un fil intellectuel et scientifique que Lafont suivit longuement le développement bien plus tard, à la fin des années 1960, quand il consacra ses efforts à l'émergence d'une « sociolinguistique occitane », à l'instar de celle, « catalane », qui avait pris alors son essor dans les pays catalanophones, Valence et Principat de Catalogne. Des perspectives posées en 1952, Lafont avait très vite commencé à tirer les conséquences proprement littéraires dans son intervention déjà mentionnée, en 1959, sur « les gallicismes de Cortète de Prades, essai d'interprétation littéraire » : s'il n'était pas question de baroque dans ce travail, en revanche la cohabitation de deux langues, ou des deux systèmes linguistiques à la fois concurrents et étroitement liés, le français et l'occitan, se trouvait à la base de la recherche alors ébauchée par Lafont chez l'un des auteurs qui allaient prendre place parmi les « baroques occitans » dans les Cahiers du Sud. Pour Lafont, en effet, dès cette date, l'une des particularités dignes d'intérêt de la langue littéraire de Cortète, dramaturge à l'école de Mairet, mais aussi de Cervantès, résidait dans les effets de contraste que produisait un langage théâtral faisant alterner et mêlant plusieurs niveaux de langue à l'intérieur d'un discours qui se voulait d'abord occitan.
14Laissées de côté dans le fronton des Cahiers du Sud comme dans ses autres publications du même moment, ces analyses refirent surface quelques années plus tard, à la faveur de recherches plus approfondies. Au début des années 1960, en effet, Lafont entreprit une recherche de grande ampleur destinée à nourrir une thèse de doctorat dite « de troisième cycle » qu'il soutint en 1964 à Montpellier sous la direction de Charles Camproux (Lafont 1964). Cette thèse, La conscience linguistique des écrivains occitans : la Renaissance du XVIe siècle, ne concernait pas à proprement parler la période baroque occitane telle que chronologiquement définie par lui-même en 1960. Elle en examinait plutôt les antécédents immédiats et les premières manifestations, à travers l'instrument d'analyse que constituait la notion de « conscience linguistique ». Entre autres conséquences, la mise en œuvre de cette notion déboucha sur l'idée que, face au français dont ils ont entrepris de se détacher en tant qu'écrivains, les auteurs occitans, par contraste, entre volonté de différenciation et imitation, dessinent un espace littéraire particulier, dans lequel le français, langue de culture écrite et de prestige lié a son officialité, dialogue avec le parler occitan du poète, rarement écrit, plus proche des réalités quotidiennes et d'une culture essentiellement orale21.
15C'est cette dialectique des idiomes inégaux et des cultures différenciées qui est venue irriguer l'ouvrage que Lafont, quelques années plus tard, rédigea en réutilisant une partie seulement des matériaux et des analyses contenues dans sa thèse : Renaissance du Sud. Essai sur la littérature occitane au temps de Henri iv (Lafont 1970). Un passage à valeur conclusive résumait en l'explicitant ce qui séparait la perspective du baroque occitan mise en œuvre autour de 1960 et celle qui vint l'enrichir dix années plus tard :
Baroque l'Occitanie ne l'est pas seulement parce que, située entre l'Italie et l'Espagne, elle se trouve au XVIe et au XVIIe parcourue par les modes européennes […] mais surtout dans le domaine du langage littéraire, parce que le débat socio-linguistique y est l'occasion de distorsions, de malaises, de ruptures, de trajectoires compensatrices, le tout soutenant les œuvres en position perpétuelle de conquête et de risque. (Lafont 1970, 286)
16Les acquis des premières synthèses sur le baroque occitan, reprises en bonne partie de Jean Rousset, demeuraient, mais ils avaient été transformés en profondeur par une relecture des textes : la problématique du « débat socio-linguistique » sous-jacent à toute cette littérature ouvrait la voie à une appréhension beaucoup plus dynamique du corpus rassemblé et analysé au fil des années.
17On peut penser que ce changement de perspectives avait été nourri au fil des lectures effectuées par Lafont dans l'intervalle, et dont rendent compte, incidemment, les notes ou les comptes rendus qu'il publia dans les diverses revues auxquelles il collaborait. L'une de ces lectures est celle de la préface que Pier Paolo Pasolini avait rédigée pour une anthologie de la « poésie populaire italienne » publiée en 1960 par l'éditeur milanais Garzanti (Lafont 1960). Une recension de cet ouvrage dans la revue ÒC la même année est révélatrice de l'importance que Lafont accorda immédiatement à ce texte, dont il entreprit aussitôt d'adapter certaines des analyses à la littérature occitane, et, singulièrement, à celle de la désormais « période baroque ». Il vaut la peine d'en reproduire un paragraphe capital à cet égard, à propos d'
una teoria nòva de la poësia populara. Per Pasolini, aquesta es essencialament lo produch d'un rapòrt entre doas vidas culturalas, la di classas dominadas e la dei classas dominantas, e non pas la creacion d'un pòble ipotetic. Nais dins un movement doble : de davalada di temas e di fòrmas cultas, d'assimilacion is abituds mentalas tipicas d'una cultura de nivèu sociau desparier […] … una poësia "dialectala", quand es d'iniciativa d'un individú o d'un grop de la classa superiora, lo resultat serà totjorn una poësia "culta" que dins un contacte amb lo mond inferior, assumís de caractèrs, siá de macaronic, siá de requist. Se lo rapòrt, au còntra, es una iniciativa d'un individú ò d'un grop d'individús de la classa inferiora, son resultat serà precisament çò que se ditz poësia populara, una aquisicion de donadas culturalas e estilisticas en provenéncia di classas dominantas e son assimilacion segon una fenomenologia d'estudiar dins l'ambient d'una cultura inferiora e primitiva... Crese qu'es aquí una clau de la qualitat de la creacion occitana entre lo sègle XVI e lo XIX : d'un costat barròc d'òbras cultas, de l'autre creacion populara estricta22. (Lafont 1960, 47-48)
18Cette référence pasolinienne devait se retrouver pratiquement telle quelle, dix ans plus tard, dans Renaissance du Sud (Lafont 1970, 282). Mais entretemps Lafont avait mis en application les dernières préconisations du programme annoncé en 1960, à propos en particulier de l'écrivain albigeois d'origine populaire Auger Gaillard, dont il proposait alors une brève analyse de l'œuvre. Il ne persista cependant pas dans cette voie. Et sa contribution peut-être la plus aboutie à ce sujet n'arriva que tardivement, sous la forme d'une réponse à une commande : un bel article du dossier que la Revue des langues romanes publia en 1990 sur le thème « « Sonnets et sonnettistes occitans, 1550-1630 » (Lafont 1990). Il y montrait tout spécialement, analyses précises de quelques poèmes à l'appui, comment certains écrivains majeurs de cette Occitanie baroque promue par lui plus de trente ans plus tôt avaient fondée leur esthétique sur toute une série de dissonances culturelles et linguistiques nourries par leur propre position d'intermédiaires entre, schématiquement, le « haut » et le « bas » d'un continuum social en perpétuelle redéfinition.
Du style au héros en passant par le carnaval, un « système » baroque
19Aux côtés de ces références pasoliniennes, Lafont engrangea pendant cette même période de maturation et d'élargissement de sa problématique première concernant le « baroque occitan » d'autres sortes d'apports susceptibles de nourrir ses hypothèses. Parmi ceux-ci, l'un des plus consistants et des plus féconds fut la thématique carnavalesque, puisant à deux sources qu'il s'efforça de faire se rejoindre. La première était ancienne : l'importance qu'avaient accordée certains historiens, et tout particulièrement Emmanuel Le Roy Ladurie, un temps son collègue à la Faculté des Lettres de Montpellier23, aux manifestations du carnaval en pays d'oc ou aux limites des pays d'oc entre xvie et xviie siècles. Dans la thèse de ce dernier, qui fit l'objet dans les années 1960 de deux publications (en version intégrale, puis en version abrégée, Le Roy Ladurie 1966 et 1969), des pages très novatrices proposaient une analyse du « carnaval de Romans », dont l'historien fit par la suite le sujet central d'un grand livre d'« ethnohistoire » (Le Roy Ladurie 197924). Bien que féru de littérature et en l'occurrence de littérature en occitan, Le Roy Ladurie n'avait cependant pas dans sa thèse établi le lien dont Lafont devait souligner la valeur interprétative majeure entre l'écrit d'oc « baroque » et les rituels carnavalesques. Une autre source, dans la seconde moitié des années 1960, allait provoquer l'étincelle encore manquante : via un article pionnier de Julia Kristeva (1967), les premières traductions, en anglais, en italien et en français, des textes de Mikhaïl Bahktine concernant Dostoïevski et Rabelais (Bachtin 1968 ; Bakhtine 1970) et la parution du livre de Michel Beaujour Le jeu de Rabelais (1969), Lafont établit alors un lien quasi consubstantiel entre la « conscience linguistique » des écrivains d'oc, le jeu de dissonances qui caractérise le style de leurs écritures, et l'influence, directe ou indirecte, des diverses formes que revêt le carnaval dans la vie paysanne ou urbaine en Languedoc ou en Provence notamment. Cet approfondissement par absorptions successives de l'actualité de la recherche, selon un mouvement propre à la pensée de Lafont, aboutit à des formulations beaucoup plus larges que les précédentes. Renaissance du Sud les intégra en grande partie, mais c'est surtout dans deux ouvrages « de vulgarisation » qu'elles prirent leur valeur de système interprétatif global de toute une époque. D'un côté, l'Anthologie des baroques occitans (Lafont 1974) donna une ampleur nouvelle aux deux anthologies, beaucoup plus restrictives, de 1960. Si le livre, comme on l'a mentionné plus haut, répondait à une commande, il s'inscrivait aussi dans un cycle de l'étude de la littérature d'oc « baroque » par Lafont, et il marquait à la fois l'apogée et la fin de ce cycle. D'un autre côté, les pages consacrées à la période baroque dans Clefs pour l'Occitanie (Lafont 197125), avant l'anthologie, exposaient déjà avec méthode l'essentiel de cet accomplissement : le chapitre IV (p. 84-105), « Occitanie baroque », y est divisé en quatre sous-parties (« Renaissance européenne et Occitanie » ; « L'homme baroque et son langage » ; « L'écriture baroque et le carnaval » ; « L'Arcadie »). Chacune d'entre elles intègre les étapes antérieures du parcours baroque de Lafont, et les insère dans une boucle plus générale qui relie entre eux tous ces éléments et leur confère une signification d'ensemble. On remarque comment, aux thèmes déjà largement affichés depuis 1960, s'en ajoutaient d'autres arrivant à maturité : en particulier celui de la « fable pastorale » arcadique, qui venait compléter la référence au carnaval ; et celui de « l'homme baroque », et, plus précisément du « héros baroque », à l'image de Monluc ou plus tard de Montmorency, qui devenait ainsi le représentant et le symbole d'un moment d'histoire26. Renaissance du Sud, ouvrage d'histoire littéraire qui est aussi un ouvrage d'histoire tout court, avait peu de temps auparavant esquissé et dévoilé au fil des chapitres le thème du héros. L'Anthologie des baroques occitans fit de son côté une part importante quelques années plus tard à la thématique arcadique. De telle sorte qu'insensiblement Lafont avait transporté son lecteur depuis le « baroque occitan » des débuts jusqu'à une « Occitanie baroque », vision globalisée de tout un parcours de recherche.
20Un tel parcours, sur une quinzaine d'années au moins, est par ailleurs représentatif de la façon de procéder de Lafont tout au long de son itinéraire de chercheur (et d'écrivain : son œuvre proprement littéraire est aussi abondante et diverse que l'autre) : chaque découverte, chaque lecture, prend place dans un champ de recherche donné, qui lui-même tient compte des autres chantiers ouverts entre temps. La polygraphie lafontienne, si elle en est bien une, se présente malgré les apparences comme le contraire d'un éparpillement ou d'un éclectisme. À la fois intégrative et ouverte à toutes sortes de nouveautés, elle s'efforce de relier sans relâche la matière qu'elle explore à une totalité mouvante qui serait le réel entr'aperçu au filtre de la réalité27. On peut ainsi faire l'hypothèse que le « baroque occitan », au-delà des enjeux liés à la position engagée de Lafont par rapport à la thématique occitane en général, a représenté pour lui l'une des modalités de cette exploration à travers le langage d'un champ historique donné, avant même qu'il ait « découvert » sa propre philosophie du langage, à travers notamment la construction d'une linguistique matérialiste, qu'il proposa de nommer « praxématique » (Lafont 1978). Sa thèse de 1967, La phrase occitane, dont on a vu comment sa conception avait été étroitement liée aux recherches qu'il avait menées en parallèle sur la « période baroque » d'oc, constituait une préfiguration déjà très avancée de cette élaboration à visée anthropologique plus générale.
21L'une des manifestations de cette visée englobante pourrait être l'épais roman que Lafont publia en 2001 sous le titre de L'Eròi talhat. Soit « le héros décapité », allusion à la condamnation de Montmorency en 1632 et à son exécution dans la cour intérieure du Capitole de Toulouse (dont une photographie, choisie par l'auteur, figure en première page de couverture). Cette photographie ne laisse deviner aucune présence humaine ; on n'y perçoit que l'architecture rose et blanche de l'édifice, avec, au premier plan, comme en creux, la cour vide, laissant entrevoir, plus loin, un autre espace, en forme de ligne de fuite28. Le roman est divisé en trois parties inscrites dans le temps historique : « 1619. L'Atèu » (L'Athée, Giulio Cesare Vanini, condamné au bucher cette année-là à Toulouse) ; « 1622. L'Uganauda » (L'Huguenote ; évocation du siège de Montpellier, cité réformée, par les troupes de Louis xiii) ; « 1632. Lo Duc » (Le Duc, Henri II de Montmorency). Le tout se présente comme une fiction faisant alterner, au fil de ces trois grands volets, le roman par lettres, le récit impersonnel et à nouveau le roman par lettres. La narration, ainsi, mêle étroitement au final un regard lointain dans le temps, celui de l'auteur (« L'Autor », qui signe en tête d'ouvrage une adresse « A Mossens del Vulgar », pastiche d'un genre d'époque, mais daté de « Montpelhièr, 18 d'octòbre de 1999 »), et une plongée dans les consciences des acteurs du récit, qui deviennent autant de doubles de l'auteur. Ces dédoublements sont scellés par la langue et le style de l'ensemble : non pas le provençal dont Lafont use généralement dans son œuvre littéraire d'oc, mais un languedocien toulousain qui intègre largement, mais sans outrance ni aspérité, le « lengatge bèl » (beau langage) du xviie siècle, et au premier chef celui de l'écrivain et homme de théâtre majeur de cette période, Pierre Godolin, le père de cette formule devenue fameuse29. Œuvre tardive30, cet Eròi talhat récapitule l'aventure scientifique et intellectuelle des années 1960-70, sans en prononcer bien entendu le nom, pour éviter tout anachronisme. Jusqu'à un certain point, il lui donne ainsi un sens historique rétrospectif, dans une sorte de renversement assez vertigineux des perspectives : c'est l'écrivain d'expression occitane Lafont, autre double du chercheur, qui devient à son tour « homme baroque », et en incarne les glorieuses et funestes destinées.