Séduire ou ne pas séduire
1La question de la « panne » figure en bonne part dans l’œuvre de Robbe-Grillet. On peut même dire que tous ses romans sont construits sur un ou plusieurs dysfonctionnements majeurs de la narration, dont les avatars sont variés, et pour certains, bien connus : le récit qui tourne en rond des Gommes (1953), les scènes qui se répètent dans La Jalousie (1957), les contradictions logiques du début de Dans le labyrinthe (1959), les changements inexpliqués de narrateur dans Djinn (1981), ou encore les notes de bas de page qui se substituent à la page même dans La Reprise (2001). Ce catalogue inachevé liste autant d’éléments qui, dans la continuité textuelle, et avant toute explication par la lecture savante, apparaissent comme des ratés du récit, des anomalies, des pannes.
2Ces pannes, Robbe-Grillet les envisage parfois comme des ruses ou des pièges. Dans le premier tome de son autobiographie, Le Miroir qui revient (1985), il revient ainsi sur les incohérences temporelles du Voyeur (1955), et notamment sur l’usage inattendu du passé simple :
Par hasard, dans le bureau qui m'a été attribué ici pour quelques mois, à New York University, je suis tombé hier sur un exemplaire du Voyeur vigoureusement annoté à la main, puis abandonné dans le fouillis des rayonnages, par un de mes prédécesseurs, qui a dû faire un cours sur ce livre tout en le détestant. Chaque fois qu'un piège particulièrement grossier se trouve tendu à sa lecture, il y tombe à pieds joints et, d'un air triomphant, signale en marge l'erreur que je commets là par rapport à mon haïssable système. Comment ce professeur ne voit-il pas que Mathias, en contradiction délibérée avec tout ce que j'ai pu dire sur l'honnête usage des temps grammaticaux, entreprend le récit de ses journées dans l'île à la troisième personne d'un passé simple éminemment suspect, et qui devrait d'autant mieux donner l'éveil qu'il se voit soudain, en des points décisifs de la narration, contrecarré par de brefs passages au présent, paraissant échapper à son contrôle... Mais grands dieux, pas au mien ! Qu'on me rende au moins cette justice. Mathias – ou, plus exactement, le texte qui le parle – emploie le langage traditionnel de l'irrécusable vérité parce que, justement, il cache quelque chose : le trou dans son propre emploi du temps1.
3Ce trou dans l’emploi du temps, c’est – ce serait – le crime sexuel commis par le personnage, qu’il cache ou qu’il se cache, que la narration n’explicite jamais, et dont la réalité est aussi indécidable que l’état du chat de Schrödinger.
4Dans cet extrait du Miroir qui revient, la « panne » du récit (ses incohérences temporelles) relève bien d’une intention, et à ce titre, il est possible de pousser la métaphore jusqu’au titre de ce numéro et de parler d’un « coup de la panne ». Mais au contraire du stéréotype, ce « coup de la panne » n’est pas un piège de séduction, ou si c’est le cas, il s’avère particulièrement inefficace sur le lecteur dont parle Robbe-Grillet. D’où cette question, posée de façon naïve, mais qui se complexifiera au fil de l’article : si la panne ne permet pas de séduire chez Robbe-Grillet, à quoi sert-elle ? À qui profite-t-elle ? Que cache la multiplication des ratés dans son œuvre romanesque ?
Un moteur, un camion et une conduite-intérieure bleue
5Pour répondre à ces questions, il faut d’abord repartir d’une scène connue de La Jalousie, qui rend compte, justement, d’une panne de voiture.
6La Jalousie est le troisième roman de Robbe-Grillet, publié en 1957. Il raconte l’histoire d’un trio amoureux dans une ville coloniale : Franck, A. et un personnage absent qui n’a pas de prénom, qui n’est pas mentionné par les autres personnages et qui, dans la narration, n’existe même pas comme personne grammaticale. On a depuis longtemps signalé que ce personnage se confond avec la voix narrative et qu’il est certainement le mari de A., observateur obsessionnel des faits et gestes de sa femme, qui paraît entretenir une relation suspecte avec Franck.
7Telle serait en tout cas la lecture réaliste du roman, puisque rien de tout cela n’est jamais explicité. Dans sa forme, le roman progresse par la répétition de quelques scènes assez semblables, dont les menues variations permettent au lecteur d’inférer un fil narratif cohérent. Parmi les scènes répétées, figure notamment une conversation sur une panne de voiture, dont l’importance s’accroît au cours du roman. En voici un exemple caractéristique. À la terrasse d’une villa, Franck, A. et (probablement) le mari prennent l’apéritif :
Ils boivent à petites gorgées. Dans les trois verres, les morceaux de glace ont maintenant tout à fait disparu. Franck examine ce qui reste de liquide doré, au fond du sien. Il l'incline d'un côté, puis de l'autre, s'amusant à détacher les petites bulles collées aux parois.
« Pourtant, dit-il, ça avait très bien commencé. » Il se tourne vers A... pour la prendre à témoin : « Nous étions partis à l'heure prévue et nous avions roulé sans incident. Il était à peine dix heures quand nous sommes arrivés en ville. »
Franck s'est arrêté. A... reprend, comme afin de l'encourager à poursuivre :
« Et vous n'avez rien remarqué d'anormal, n'est-ce pas, durant toute la journée ?
– Non, rien du tout. En un sens, il aurait mieux valu que la panne se produise tout de suite, avant le déjeuner. Pas pendant le voyage, mais en ville, avant le déjeuner. Ça m'aurait gêné pour certaines de mes courses, un peu éloignées du centre, mais au moins j'aurais eu le temps de trouver un garagiste pour faire la réparation dans l'après-midi.
– Car, en somme, ça n'était pas grand chose, précise A... d'un air interrogatif.
– Non, rien du tout2. »
8À ce stade du roman, les circonstances de la panne restent imprécises. On comprend que Franck (et sans doute A., prise à témoin) sont tombés en panne ensemble lors d’une excursion en ville, sans que le lecteur puisse apprécier toute la portée de l’information.
9Depuis le début du roman, Franck apparaît comme le personnage à la panne. Dès la première scène de l’apéritif, il raconte à ses hôtes une « histoire de camion en panne3 », qui devient quelques pages plus loin l’occasion de lamentations plus détaillées : Franck, lit-on, « n’achètera plus, à l’avenir, de vieux matériel militaire ; ses dernières acquisitions lui ont causé trop d’ennuis ; quand il remplacera un de ses véhicules, ce sera par du neuf4 ». Le camion en panne prend de l’importance dans l’intrigue à partir du moment où Franck prévoit d’aller en ville acheter des pièces de remplacement. A. propose de l’accompagner parce qu’elle a, dit-elle, « des quantités de courses à faire5 ». C’est à l’occasion de ce voyage qu’a lieu la panne mentionnée dans l’extrait précédent.
10À mesure que la relation de la panne devient plus précise, quelques éléments retiennent l’attention. Pourquoi Franck débite-t-il son histoire avec force détails « quoique personne ne lui ait rien demandé » ? Son récit « ressemble de plus en plus à celui du témoignage en justice, ou de la récitation6 », appréciations subjectives, mais le texte n’offre pas d’autre prise sur le discours de Franck.
Les précisions qu'il fournit sur son emploi du temps futur, pour cette journée en ville, seraient plus naturelles si elles venaient satisfaire quelque demande d'un interlocuteur ; personne n'a pourtant manifesté le moindre intérêt, aujourd'hui, concernant l'achat de son camion neuf. […]
Après l'exclamation habituelle, au sujet de la sensation délassante provoquée par le fauteuil, Franck se met à raconter, avec un grand luxe de détails, une histoire de voiture en panne. C'est la conduite-intérieure qui est en cause, et non le camion ; or, presque neuve encore, elle ne donne pas souvent d'ennuis à son propriétaire.
Celui-ci devrait, à ce moment, faire une allusion à l'incident analogue qui s'est produit en ville lors de son voyage avec A..., incident sans gravité, mais qui a retardé d'une nuit entière leur retour à la plantation. Le rapprochement serait plus que normal. Franck s'abstient de le faire7.
11Une cohérence possible apparaît après cet extrait. Il y a trois pannes dans La Jalousie, qui ont lieu avant, pendant et après le voyage en ville. D’abord celle du camion, qui oblige Franck, accompagné par A., à l’achat de pièces en ville ; celle de la conduite-intérieure bleue, qui contraint les deux personnages à passer la nuit sur place ; enfin, une seconde panne de la conduite-intérieure, que seul Franck subit. Dans la continuité narrative, les deux premières pannes semblent servir d’alibi pour justifier aux yeux du mari la nuit passée en ville ; la dernière, une tentative pour rendre crédible le dysfonctionnement d’une voiture qui « ne donne pas souvent d’ennuis à son propriétaire ». Comme thème narratif, la panne est donc un « coup », monté non pour attirer une femme ici de mèche avec le conducteur, mais pour éloigner un mari trop suspicieux. À qui profite la panne ? Aux experts en manipulation.
Des pannes mécaniques
12Seulement, les choses ne sont pas si simples. Conclure que Franck et A. ont trompé le mari revient à expliciter une interprétation encouragée par le texte, mais jamais explicitée ni présentée comme vrai. Le piège ultime du roman est d’imposer le personnage absent comme le mari en donnant une cohérence romanesque à une narration qui, par ses incohérences chronologiques et ses recommencements sans fin, est défaillante. Dans Le Miroir qui revient, Robbe-Grillet décrit ces pièges interprétatifs comme une « machinerie » dont la fin consiste « à frustrer le lecteur, à l’appâter puis à le décevoir, à lui montrer sa place dans le texte en même temps qu’à l’en exclure, à le tromper au moyen de leurres8 ».
13Le mot « machine » et sa famille morphologique (mécanique, mécanicien, etc.) est l’un de ceux qui revient le plus souvent sous la plume de Robbe-Grillet. Est nommé tel dans ses romans tout un tas d’appareil à la diversité étonnante, montres, horloges, avions de chasse, vélos, et encore les ponts, dont « le mécanisme rouillé » de l’un de ceux de La Reprise « ne permet plus l’ouverture9 ». Dans La Jalousie, la panne du moteur est d’abord une panne « mécanique », et d’évidence, le mécanisme chez Robbe-Grillet est binaire : il marche ou il ne marche pas. Quand il marche, « [l]a machinerie, parfaitement réglée, ne peut réserver la moindre surprise10 », lit-on au début des Gommes : le monde déroule alors son implacable nécessité, à l’instar de la scène fantasmée de Projet pour une révolution à New York (1970), à propos de laquelle il est dit que « chacun connaît son rôle par cœur. Les gestes se succèdent d’une manière souple, continue, s’enchaînent sans à-coup les uns aux autres, comme les éléments nécessaires d’une machinerie bien huilée11 ». Plus loin, il est écrit que « l’ensemble du scénario se déroule comme une mécanique, sans une hésitation, sans un faux pas de la mémoire ou de la langue, dans une absolue perfection12 ».
14Ces fonctionnements ou dysfonctionnements mécaniques prennent la plupart du temps une signification méta-poétique. En témoigne cet extrait de Djinn. Au restaurant, le narrateur (à la première personne) accompagne deux enfants qui lui réclament une « histoire d’amour et de science-fiction ». La première réplique est la sienne :
« Voilà. Un robot rencontre une jeune dame... »
Mon auditrice ne me laisse pas aller plus loin.
« Tu ne sais pas raconter, dit-elle. Une vraie histoire, c'est forcément au passé.
– Si tu veux. Un robot, donc, a rencontré une...
– Mais non, pas ce passé-là. Une histoire, ça doit être au passé historique. Ou bien personne ne sait que c'est une histoire. »
Sans doute a-t-elle raison. Je réfléchis quelques instants, peu habitué à employer ce temps grammatical, et je recommence :
« Autrefois, il y a bien longtemps, dans le beau royaume de France, un robot très intelligent, bien que strictement métallique, rencontra dans un bal, à la cour, une jeune et jolie dame de la noblesse. Ils dansèrent ensemble. Il lui dit des choses galantes. Elle rougit. Il s'excusa.
« Ils recommencèrent à danser. Elle le trouvait un peu raide, mais charmant sous ses manières guindées, qui lui donnaient beaucoup de distinction. Ils se marièrent dès le lendemain. Ils reçurent des cadeaux somptueux et partirent en voyage de noces... Ça va comme ça ?
– C'est pas terrible, dit Marie, mais ça peut aller. En tout cas, les passés simples sont corrects.
Alors, je continue. La jeune mariée, qui s'appelait Blanche, pour compenser, parce qu'elle avait des cheveux très noirs, la jeune mariée, disais-je, était naïve, et elle n'aperçut pas tout de suite le caractère cybernétique de son conjoint. Cependant, elle voyait bien qu'il faisait toujours les mêmes gestes et qu'il disait toujours les mêmes choses. Tiens, pensait-elle, voilà un homme qui a de la suite dans les idées.
« Mais un beau matin, levée plus tôt que de coutume, elle le vit qui huilait le mécanisme de ses articulations coxo-fémorales, dans la salle de bains, avec la burette de la machine à coudre. Comme elle était bien élevée, elle ne fit aucune remarque. À partir de ce jour, pourtant, le doute envahit son cœur.
« De menus détails inexpliqués lui revinrent alors à l'esprit : des grincements nocturnes, par exemple, qui ne pouvaient pas vraiment provenir du sommier, tandis que son époux l'embrassait dans le secret de leur alcôve ; ou bien le curieux tic-tac de réveil-matin qui emplissait l'espace autour de lui.
« Blanche avait aussi découvert que ses yeux gris assez inexpressifs, émettaient parfois des clignotements, à droite ou à gauche, comme une automobile qui va changer de direction. D'autres signes encore, d'ordre mécanique, finirent par l'inquiéter tout à fait13.
15Dans la suite de l'extrait, les enfants se désintéressent du récit, le narrateur en expédie la fin et ils sortent du restaurant.
16La relation entre panne et mécanique est bien illustrée dans ce passage. Le robot est à la fois personnage et métaphore du récit. Pour fonctionner, il doit régulièrement huiler son mécanisme, comme le narrateur doit introduire le passé simple dans son récit pour le faire marcher. Mais cette opération ne sauve que les apparences. Rapidement, et le robot, et le récit révèlent leurs failles : le premier est mécanique, sans âme, sans vie ; le second n’a aucun intérêt, raconte des choses improbables et finit par lasser les enfants. Son fonctionnement mécanique est celui du récit classique : totalitaire et vide de sens, qui cache les fêlures du réel sous une rationalité hors de propos.
17Le motif de la panne dans La Jalousie autant que les pannes affichées de la narration dans les autres romans permettent ainsi de figurer un « mauvais mécanicien » à l’origine des œuvres, un auteur qui ne sait pas raconter ni huiler son récit. Mais il va sans dire que l’axiologie robbe-grilletienne valorise ce mauvais mécanicien, qui est le réaliste par excellence, puisqu’il n’enferme pas le réel dans une interprétation figée. La panne mécanique inscrit au cœur des romans une dialectique de l’ancien et du nouveau, qui profite à leur auteur, piètre ouvrier du récit classique, mais par contraste, bon technicien du roman moderne. Robbe-Grillet, rouleur de mécaniques, ferait le « coup de la panne » à ses lecteurs, simulant des dysfonctionnements narratifs pour mieux séduire par la nouveauté de ses dispositifs romanesques.
Du mécanique à l'organique
18Cette lecture très métatextuelle, peu surprenante en soi, doit être poussée un peu plus loin. Si les pannes narratives servent une dialectique de la novation, peut-être faut-il ajouter qu’elles visent moins à séduire qu’à cacher quelque chose. On peut comprendre cette idée en s’arrêtant quelques instants sur une scène du Voyeur. Le Voyeur raconte l’histoire de Mathias, représentant de commerce, qui fait le tour d’une île à bicyclette pour écouler sa marchandise. Mais son voyage ne se déroule pas comme prévu, et de détours en bifurcations, le lecteur comprend que quelque chose dysfonctionne dans la chronologie du roman, que la narration ou Mathias, cache quelque chose, et peut-être un crime qu’il aurait commis sur une jeune fille. Au milieu du roman, une scène montre Mathias arrêté sur le chemin, sans activité et sans que l’on sache depuis combien de temps. Une vieille femme apparaît à l’horizon :
À cent mètres au-delà, une paysanne portant un sac à provisions marchait à la rencontre de Mathias – venant sans doute du hameau à grand phare. Les sinuosités de la voie et la disposition du croisement empêchaient qu'elle ait vu de quel chemin le voyageur avait débouché. Ainsi pouvait-il aussi bien arriver directement du bourg, ou encore revenir de la ferme des Marek. La femme, en revanche, aurait remarqué cette pause inexplicable, dont il s'étonna lui-même à la réflexion. Pourquoi se trouvait-il arrêté au milieu de la route, les yeux levés vers les nuages, tenant d'une main le guidon d'une bicyclette nickelée et de l'autre une petite valise en fibre ? Il se rendit compte seulement alors de l'engourdissement dans lequel il flottait jusque-là (depuis quand ?) ; il ne parvint pas à comprendre, en particulier, pour quelle raison il n'était pas remonté sur sa machine, au lieu de pousser celle-ci sans se presser comme si plus rien ne l'appelait nulle part.
En face de lui la paysanne n'était plus maintenant qu'à une cinquantaine de mètres. Elle ne le regardait pas mais avait sûrement déjà enregistré sa présence et son comportement insolite. Il était trop tard pour sauter en selle et faire semblant de rouler placidement depuis le bourg, ou depuis la ferme, ou depuis n'importe où. Aucune montée, si minime fût-elle, n'ayant pu l'obliger à mettre pied à terre en cet endroit, sa halte ne se justifierait que par un incident – sans gravité – survenu en un point délicat de la mécanique – le changement de vitesse, par exemple.
Il considéra la bicyclette louée, qui étincelait au soleil, et prit le temps de penser que ces menus dérangements frappent aussi parfois des machines neuves. Saisissant le guidon de sa main gauche, dans laquelle il tenait déjà la poignée de la mallette, il se baissa pour inspecter la chaîne. Elle semblait en parfait état, huilée avec soin, située de façon satisfaisante dans le plan de l'engrenage du pédalier. Pourtant, sur la main droite, les traces du cambouis encore nettement visibles prouvaient qu'il avait été contraint d'y toucher, une fois au moins. Cet indice était d'ailleurs inutile : sitôt qu'il eut effleuré effectivement la chaîne, l'intérieur des dernières phalanges de ses quatre doigts fut graissé par d'abondantes taches bien noires, qui ôtaient tout éclat et toute importance aux anciennes – qu'elles dissimulaient par surcroît en partie. Sur le gras du pouce resté indemne il rajouta deux raies transversales ; puis il se redressa. À deux pas de lui, il reconnut la figure jaune et ridée de la vieille Marek.
Mathias était arrivé le matin même par le vapeur, avec l'intention de passer la journée dans l'île ; il avait aussitôt cherché à se procurer une bicyclette, mais en attendant que fût prête celle qu'on lui proposait il avait commencé sa tournée par le port, contrairement à ses projets. Comme il ne réussissait à rien vendre de sa marchandise – en dépit de la modicité des prix et de l'excellence de la qualité – il s'était ensuite acharné dans toutes (dans presque toutes) les maisons du bord de la route, où ses chances lui paraissaient plus fortes. C'est en vain qu'il y avait encore perdu beaucoup de temps ; si bien qu'une fois rendu au tournant des deux kilomètres – à la croisée des chemins – il s'était effrayé de son retard et avait jugé plus sage de continuer tout droit, au lieu de faire un nouveau détour jusqu'à la ferme. Pour comble de malchance, le dérailleur de la bicyclette louée au café-tabac fonctionnait mal et14...
19Dans le paragraphe qui suit, Madame Marek passe devant Mathias, en se désintéressant de ce qu’il fait. Le contraste avec la peur exagérée de Mathias fait comprendre que cette panne simulée, ce « coup de la panne », n’a pas pour objectif de séduire, mais de cacher quelque chose, de détourner l’attention de la paysanne pour masquer une faille plus grave, un comportement étrange et inexpliqué qui pourrait le rendre suspect, voire coupable.
20Mais coupable de quoi ? Une interprétation réaliste du roman dirait coupable de sa sexualité, d’une attirance pour les filles trop jeunes. Le coup de la panne masque un instinct incontrôlable, une monstruosité criminelle. Dans La Jalousie, la panne n’est pas sans rapport, non plus, avec la sexualité. Dans la scène que j’ai citée plus haut, A. plaisante Franck sur ses qualités de réparateur, en lui faisant remarquer qu’il n’est « pas un mécanicien bien étonnant15 ». Un peu plus loin, A. s’étonne encore des connaissances techniques de Franck, qui vient d’énumérer toutes les pièces d’un carburateur.
« Vous avez l'air très fort en mécanique, aujourd'hui », dit A...
Franck se tait brusquement, au beau milieu de son discours. Il regarde les lèvres et les yeux, à sa droite, sur lesquels un sourire tranquille, comme dépourvu de sens, a l'air éternisé par un cliché photographique. Sa propre bouche est demeurée entrouverte, peut-être au milieu d'un mot.
« En théorie, je veux dire », précise A... sans se départir de son ton le plus aimable.
Franck se détourne les yeux vers la balustrade à jours, les derniers îlots de la peinture grise, le lézard empaillé, le ciel immobile.
« Je commence à avoir l'habitude, dit-il, avec le camion. Tous les moteurs se ressemblent. »
Ce qui est faux, de toute évidence. Le moteur de son gros camion, en particulier, présente peu de points communs avec celui de sa voiture américaine.
« Très juste, dit A... ; c'est comme les femmes16. »
21Les allusions graveleuses de A., la comparaison de la mécanique et des femmes laissent à entendre que, lors de leur voyage en ville, Franck a été victime d’une autre sorte de panne, qui a rendu la nuit moins festive. Même si cette lecture n’est pas la seule possible, son éventualité atteste que la panne mécanique chez Robbe-Grillet masque un dysfonctionnement qui est moins mécanique qu’organique : la sexualité dérangeante de Mathias, les déconvenues amoureuses de Franck, et de manière générale tout ce qui renvoie pour Robbe-Grillet à une forme d’entropie. Assimiler ces dysfonctionnements à des pannes donne l’illusion de pouvoir les réparer et de maîtriser l’ordonnancement du monde. La panne illustre le conflit entre les tentatives pour enfermer le monde dans une série de lois et l’inquiétante réalité de l’organique, que nul ne peut dominer. Elle masque, par la rationalisation du désordre, l’infaillibilité même du désordre. Ainsi le coup de la panne ne vise-t-il pas à la séduction, mais à la dissimulation. Il est amusant de constater que pour Robbe-Grillet, la dissimulation serait le régime propre du roman depuis Flaubert :
Je reviendrai à Flaubert, et à une célèbre lettre qu'il envoie à Louise Colet quand on lui propose de réaliser une édition illustrée de Madame Bovary, ce qu'il refuse en vitupérant : « (pourquoi est-ce que je laisserais le premier imbécile venu montrer des images que j'ai eu tant de mal à cacher ?) ». Il y a donc cette idée, très moderne, que le texte littéraire ne montre pas ce qu'il décrit, mais qu'il le dissimule17.
22Comme la panne, le roman moderne dissimulerait un arrière-monde incontrôlable sous les dehors d’une déconstruction rationnelle.
De la mécanique à la technique
23Dès lors, quel statut donner à la « mécanique » du récit dans les romans de Robbe-Grillet, ou plutôt que dissimule-t-elle ?
24Il est évident que l’œuvre de Robbe-Grillet peut donner l’impression d’une machine à la construction complexe. Ses romans ont un fort effet d’engrenage, leur fin met souvent en lumière une élaboration savante, invisible au départ. Un examen même inattentif de ses manuscrits révèle un travail méticuleux pour planifier les éléments de l’intrigue. Dans le dossier des Gommes conservé à l’IMEC, par exemple, on trouve une série de fiches numérotées, une par chapitre, qui développent point par point le contenu exact de chaque micro-séquence. Cette écriture programmatique traduit une structuration consciente de l’écriture, qui apparaît aussi dans les nombreux jeux de symétrie que la critique a souvent repérés. Mais doit-on parler pour autant de « mécanisme » ou de « machinerie » ? Parmi les grands mythes de l’écriture robbe-grilletienne, demeure celui du roman comme machine combinatoire abstraite, réglée avec la précision de l’horloger. C’est la lecture de Barthes, par exemple, que Robbe-Grillet a toujours cherché à nuancer.
25L’enjeu de la mécanique narrative est, au fond, le rapport que l’œuvre entretient à la « technique ». Est-elle issue du seul travail formel de l’artiste technicien ? Il ne s’agit pas de répondre oui ou non à une question trop vaste et mal posée, mais de rappeler que Robbe-Grillet s’est moins investi que d’autres dans la description des techniques narratives. À l’inverse d’un Ricardou ou d’un John Barth, il n’a pas contribué à nourrir en concepts la Poétique. Tout au plus évoque-t-il quelques problématiques d’écriture, qu’il répète à longueur d’articles, la temporalité du récit ou la question du narrateur. Comment résister à citer ce passage du Journal de Catherine Robbe-Grillet, daté du 13 novembre 1958 ?
Alain m'a dit tout à l'heure qu'il ne croit pas, au fond, malgré ses affirmations publiques péremptoires, à la technique, qu'il croit à une vision du monde et à une technique qui y correspond, mais que la technique pure ne sert à rien. « Je crois à la signification de la forme et non à celle du contenu », a-t-il dit. Quelques-uns de ses adversaires seraient étonnés et triompheraient, s'ils le savaient18.
26Bien entendu, rien ne garantit l’authenticité de la conversation ni même son rapport exact par Catherine Robbe-Grillet. Mais au fond, qu’importe. Robbe-Grillet lui-même, dans les années 1990, a cherché à nuancer les lectures les plus abstraites de son œuvre. Au début de l’article « Du Nouveau Roman à la Nouvelle Autobiographie », il décrit même la genèse des Gommes comme le conflit entre une intention organisatrice (celle d’une structure numérique représentée par l’ouroboros) et « [l]e travail de l’écriture » qui ruine cet « échafaudage19 ». Dans cet effacement qui redonne du rôle au travail incontrôlé de l’écriture, se révèle peut-être le vrai « coup de la panne » des romans de Robbe-Grillet : l’illusion qu’ils obéiraient à une structure cachée, maîtrisée de bout en bout pour former une machine implacable. La mécanique, motif récurrent des récits, ne dirait pas alors la transparence à l’écriture réelle, mais l’illusion entretenue d’un auteur omnipotent, qui aurait tout prévu d’un coup de clef à molette. Le coup de la panne dissimulerait le caractère vivant, et donc imprévisible, de toute écriture, en inscrivant en filigrane l’image d’un maître d’œuvres caché, d’un auteur force et pensée de la machine romanesque.