Colloques en ligne

Anne-Lise Blanc

Christian Gailly, l’art de parer la panne

1Si l’on en croit la quatrième de couverture de son premier texte, « Christian Gailly […] a manqué sa naissance, ses parents, enfance et adolescence, études, service militaire, mariage, enfants et tous ses premiers romans ». Une liste longue, abrupte et possiblement extensive qui pourrait freiner notre intention de le lire et qui aurait pu le dissuader d’écrire. Mais non : « [i]l s’y est mis » précise encore la quatrième de couverture1. Gailly c’est le type même de ce que Francis Scott Fitzgerald considère comme une intelligence de premier ordre :

– the test of a first-rate intelligence is the ability to hold two opposed ideas in the mind at the same time, and still retain the ability to function. One should, for example, be able to see that things are hopeless and yet be determined to make them otherwise2

2Cette citation est extraite de The Crack-up, un court texte du romancier américain dont on traduit souvent le titre par La Fêlure en français. Ce terme me paraît préférable à L’Effondrement (proposé par certains traducteurs) en ce qu’il suggère mieux le caractère insidieux de la faillite qu’il évoque et que, signal d’une altération sans apparence de gravité, il pourrait n’être qu’une promesse de désastre. Ce texte bref a été écrit par Fitzgerald en même temps que son chef d’œuvre (Tendre est la nuit) ou juste après, tandis que l’écrivain ne se sentait plus capable d’écrire, sinon sur son impuissance à écrire. Des circonstances d’écriture marquées donc par les mêmes discordances que celles que développe le texte qui reflète, y compris dans sa structure en boucle, la nécessaire et déplorable acrobatie consistant à survivre : « I must hold in balance the sense of the futility of effort and the sense of the necessity to struggle ; the conviction of the inevitability of failure and still the determination to “succeed” […] », lit-on encore dans La Fêlure3.

3On retrouve cette instabilité essentielle de l’existence en général et de l’activité créatrice en particulier dans toute l’œuvre de Christian Gailly. L’auteur parle volontiers de sa tentation de ne « rien commencer pour ne pas avoir à finir » et de s’en tenir à l’impasse d’une mélancolie stuporeuse. Mais il évoque tout aussi volontiers la nécessité qu’il éprouve d’écrire continûment, de se livrer au jeu que permet le langage pour, inlassablement, répondre au vide : « quand je me trouvais en panne, j’avais tellement envie de continuer, je reprenais tel mot […] toutes les associations sont bonnes4 ». Aussi est-il de ces écrivains qui nous offrent, au travers de figures, de manœuvres et parfois même de voltiges narratives, une sorte de divertissement (au sens pascalien du terme) qui ne masque ni la vanité de toute occupation, ni la déréliction de tout individu, ni l’imposture de tout arrangement, fut-il musical ou littéraire et porté par le désir de poursuivre ou même de « produire de la beauté5 ». Cette double postulation de l’écrivain pourrait à tout moment, le lecteur le sent bien, lui faire risquer de demeurer improductif. Le narrateur de Dit-il paraît envier au personnage qui s’effondre raide mort devant lui après avoir cherché sa compagnie, « sa bouche ouverte d’une définitive mutité. En voilà un qui maintenant est tranquille me suis-je dit6 ». L’élan pris toutefois, et le plaisir éprouvé de l’écriture aidant à en supporter la vanité présupposée, Gailly s’attache plutôt à concevoir des régimes narratifs erratiques et à vitesse variable, propres à parer la panne. Et même, une fois l’appareil romanesque lancé, le narrateur semble n’avoir de cesse d’en éviter l’arrêt complet, sans manquer cependant d’en signaler le risque et même le désir. Un signalement qui, en fait, permet la reprise et assure un roulement d’allure inégale. Quoi de mieux en effet, pour parer la panne, que d’en tirer parti : le narrateur ainsi peut, sans en être embarrassé, en révéler les ressources, en exalter l’effet moteur. La panne lui est même à ce point source d’inspiration qu’il en fait un motif narratif privilégié dont varient, d’un roman à l’autre, les modalités et les fonctions. Un motif d’écriture dont il se joue, et dont il joue, qu’il pare donc (ici au sens d’orner ou de broder) en développant les potentialités des incidents rencontrés : qu’ils surviennent dans la diégèse – où ils affectent les personnages – ou dans le texte – et touchent alors le narrateur et le lecteur.

4Loin d’être une source fâcheuse d’inhibition ou de blocage, la panne voit ainsi le plus souvent sa polarité négative s’inverser dans les récits de Gailly. Souvent regrettable (voire fatale) dans la diégèse, elle n’en présente pas moins une sorte de bulle spéculative pour le narrateur à qui elle donne le la : comme une panne ou un incident qui en survenant déroute, le narrateur intervient volontiers dans l’histoire pour en menacer le cours. Il provoque alors, souligne et assume la discontinuité d’une écriture romanesque soumise à de multiples aléas et joue avec bonheur des effets d’une panne qui apparaît du coup comme un travers providentiel, sinon pour les personnages qui en font les frais, au moins pour le narrateur qui en fait son miel et peut-être pour le lecteur dont le narrateur de K. 622 « suppose qu’il partage [s]a répugnance pour les récits nickel7 ».

5Pour essayer de montrer les diverses modalités de la panne dans les romans de Christian Gailly, je traiterai tour à tour des pannes (formes, origines, risques, fréquence et gravité) telles qu’elles se présentent dans ses romans ; du contrecoup de la panne, c’est-à-dire de ses effets et en particulier de son effet d’engrenage ; et enfin du goût pour la panne qui procède d’un auteur moins soucieux de nous faire marcher que de rester dans le coup.

Coups de panne 

6Les pannes chez Gailly sont avant tout existentielles et celles, mécaniques et réparables, que le texte évoque aussi semblent n’en présenter qu’un simulacre tant elles suggèrent souvent une très humaine fragilité de la machine.

7« J’aimerais bien renoncer, m’arrêter là, mais comme je ploie toujours sous l’absolue nécessité d’écrire, je continue, c’est décidé, je vais continuer […]8 ». Telle est la réflexion dont nous fait part le narrateur de K. 622 qui menace dès les premières pages de laisser tomber son récit mais qui, sous l’effet d’entraînement de l’écriture, entreprend de « rendre compte » du très vif émoi qu’a provoqué en lui l’écoute du célèbre concerto pour clarinette de Mozart auquel Christian Gailly emprunte le titre de son roman. Il tente donc d’exprimer et de retrouver ce qui l’a bouleversé alors qu’il sait d’emblée que c’est peine perdue : « je ne retrouverai jamais les émotions qui ont accompagné ce qui m’est arrivé ». L’entreprise, aporétique, repose sur un conflit généré par l’opposition entre l’irréversibilité du temps passé et l’irrépressible désir de « tout retenir9 » que hante la conscience des méfaits possibles d’un tel désir : manquer le présent et, au lieu d’éveiller le souvenir, provoquer la panne de mémoire. Ce dont le narrateur a déjà fait l’épreuve naguère en prenant des photographies10.

J’ai fait des photos pendant des années jusqu’au jour où je me suis rendu compte qu’elles me faisaient tout oublier, j’empêchais la mémoire de faire son travail, de faire son deuil des choses, je l’empêchais de fonctionner.

On ne retient pas le présent en excluant le présent et la photo c’est ça, ça retranche, ça fait des trous dans le monde, des trous de mort, alors que la peinture ajoute au monde son éternité, morceau par morceau.

8Pas plus qu’on ne retient le présent (en voulant le fixer, on le manque) chez Gailly on ne peut, quel que soit le moyen de transport, rejoindre l’autre : ni dans le temps, ni dans l’espace, ni par la parole. Et il faut bien entendre ici toutes les formes de transport (locomotion ou sentiment passionné). Il n’est guère que par la musique que les personnages de Gailly parviennent à se rapprocher. Cette panne constante de communication dans les romans de Gailly est particulièrement sensible lorsque les personnages tentent de faire usage du téléphone qui, lui, en général fonctionne pour véhiculer des conversations maladroites, des informations douteuses et, bien entendu, des malentendus. Simon Nardis est littéralement mortifié lorsqu’il doit téléphoner dans Un soir au club : « Revint dans la cabine. S’y enferma. Isoloir. Piège à vérité. Cellule de quarantaine. Sas de passage d’un monde dans l’autre, cette cabine capitonnée. Cercueil peut-être. En tout cas11 ». Et il appelle sa femme pour lui dire qu’il ne la rejoindra pas.

9Même lorsqu’ils sont à proximité l’un de l’autre, les personnages peinent à se rencontrer. Ainsi le couple des Fleurs (qui ne se forme qu’à la toute fin du roman et dans la fuite) fait-il l’épreuve d’une impossible coïncidence, dans ce qui est pourtant un transport en commun, le métro. Chacun regarde « ailleurs » par la même fenêtre et les deux solitudes, quoique bien accordées, se croisent :

Il voit s’en aller ce qu’elle voit venir.
Elle voit commencer ce qu’il voit finir.
Ça ne l’avance guère12.

10L’écriture se présente en phrases courtes, qui s’empilent sur la page (« morceau par morceau » dirait Gailly). Elle figure les bribes d’une trame romanesque promise au discontinu où l’inévitable hiatus se matérialise en même temps qu’est soulignée la similarité des expériences par les effets de rimes, les échos syntaxiques et rythmiques.

11Les récits de Gailly n’ont de cesse, ainsi, de raconter l’intervalle, distance souvent étroite (il s’en aurait fallu de peu) mais toujours irrémédiable entre les êtres, les expériences et leurs expressions. Un écart qui préside à une instabilité foncière, et, du coup, à une recherche constante d’équilibre perceptible, dans le texte, à tous les niveaux diégétiques. Cette recherche est d’autant plus tenace qu’elle trouve en arrière-fond un sentiment persistant (augmenté lorsque les personnages se trouvent dans des lieux souterrains) de se trouver dans une impasse ou sous une chape que seul peut soulager un accès à l’air libre.

Il ouvrit la portière, laissa s’échapper l’air brûlant, lui laissa le temps, lui au moins pouvait s’échapper. Georges y songeant eut la satisfaction toute bête de permettre à l’air de s’échapper, une réjouissance simple, le contentement d’un homme qui, ne pouvant s’échapper lui-même. On a compris. Se disant, si moi je ne peux pas, eh bien qu’au moins cet air-là puisse […]13.

12Ainsi, personnages et narrateur font-ils preuve, à travers de menus gestes ou de brèves échappées narratives dépourvus d’illusion, d’une résolution à agir (ou à écrire) dans l’interstice et, à défaut de pouvoir s’y faufiler pour s’évader, ils s’y engouffrent, défiant la vanité qui menace à tout moment de provoquer la panne : « on a compris ».

13On comprend bien, oui, que le narrateur de ces romans ne soit pas de ceux qui, pour parvenir à leurs fins, nous mènent dans l’impasse : il y est ! Et nous avec. On comprend bien pourquoi ce narrateur n’est pas un cavaleur : il va l’amble et le traquenard. Equilibriste tout entier absorbé par sa manœuvre, attentif à la gestion de la panne dont le danger plane sur lui, il semble qu’il serait bien en peine de nous faire le coup de la panne au détour du récit. Car le coup de la panne suppose un désir identifié et un calcul délibéré, une intention voire une présomption de réussite, un dispositif narratif enfin qui présuppose son effet et s’emploie à leurrer. Le narrateur, chez Gailly, est plutôt de ceux qui, d’entrée de roman, affichent la posture velléitaire du raté pour qui la panne est un incident ordinaire auquel il offre des accommodements. Elle apparaît même comme une des modalités essentielles du régime narratif dont elle règle l’allure. Moins le bon coup occasionnel imaginé en cours de route dont les postulats laissent penser qu’il sera foireux, qu’une constante existentielle à laquelle on ferait bien de s’adapter pour tâcher d’en tirer parti.

14Nuage rouge, le roman de Gailly publié en 2000, expose efficacement les dommages et intérêts d’une panne selon qu’elle est ou non bien négociée. A l’origine du récit : une panne d’essence, qui appelle un dépannage. Rebecca, seule au volant, musarde avec confiance dans la campagne française quand elle se rend compte qu’elle n’aura pas « suffisamment d’essence14 » pour se rendre à la Roche. Lorsque « la réserve s’[allume] » son angoisse enfle et lui procure une forte « envie de faire pipi ». Double embarras donc. Elle trouve bien une station essence… mais elle est fermée. Elle ne peut donc rien y faire : « Ni le plein, ni le vide15 ».

Alors oubliant quelque peu l’essence, elle se mit en quête d’un endroit […]. La panne régla la question […]. Le moteur se mit à tousser. La pompe avait beau pomper. L’essence, dans les tuyaux, passant de la continuité brisée à une franche discontinuité, ne montait plus que par à-coups. Le moteur tombait dans un trou. En sortait. Y retombait. Se battait comme une tête qu’on tente de noyer. Pour finalement ne plus se relever ni respirer. Il se laissa mourir en attendant la fin de son élan. Je vais enfin pouvoir pisser pensa Rebecca Lodge16.

15La même panne est pour Lucien, qui croit à une aubaine, catastrophique : elle lui vaut de perdre ses parties génitales, sa mère, son ami (le narrateur) qui en profite pour le rouler, et finalement la vie. C’est que la voiture de Rebecca s’est mise sur son chemin et que cette panne l’empêche de se rendre à un RDV galant. Alors il lui fait ce qu’on pourrait appeler « le coup du dépannage » et, feignant de l’aider à se ravitailler en essence, il l’amène dans une clairière où elle « fit en sorte qu’il ne puisse plus jamais abuser d’une femme17 ».

16Sylvère, quant à lui, va bénéficier indirectement de cette panne qui le dépanne : depuis longtemps résolu à n’être qu’un « auditeur libre18 » en raison de son bégaiement, il retrouve une élocution normale lorsqu’il découvre la mutilation de son ami Lucien. Cela lui permet en outre de s’enhardir et de « rouler pour [lui]19 » en faisant la cour à Rebecca.

17Ainsi apparaît-il que selon sa gestion, la panne peut changer d’allure, voire de polarité.

18Si la panne correspond à une péripétie majeure et centrale pour les protagonistes de Nuage Rouge, il n’est pas rare que les romans de Gailly commencent par une panne qui n’apparaît d’abord que comme un trouble mineur et que les protagonistes, dépanneurs occasionnels ou de métier, parviennent à résoudre. La panne tient alors lieu de signal : réparable et finalement réparée, elle n’en est pas moins l’avertissement d’un couac possible, la suggestion d’une fêlure invisible. Elle apparaît finalement comme l’élément perturbateur dont la résolution effective n’arrête pas son effet révélateur, et la brèche qu’elle ouvre va s’amplifiant jusqu’à la catastrophe.

Contrecoups de la panne

19Le roman Lily et Braine, s’ouvre sur une scène de retrouvailles familiales qui inclut la voiture dont Braine ne sait trop si c’est bien celle qu’il a laissée avant de partir mais « ce qui importait c’est que la voiture, en bon état, marchait […] pas la moindre panne, une bonne marque20 ». Situation initiale heureuse et stable donc où la panne qui survient ne semble d’abord qu’un accroc dans l’histoire, anecdotique et finalement propice à l’expression des compétences de mécanicien de Braine et du narrateur :

La route était belle. Le calme était revenu dans la voiture. C’est elle qui tout à coup s’est mise à faire des bonds, secouée par des hoquets puissants, des trous dans la carburation, en désaccord avec l’allumage et à nouveau les bustes, y compris celui de Lily, involontaires se balançaient d’avant en arrière.

Non ce n’était pas une panne d’essence qui s’annonçait, bien que les symptômes soient à peu près les mêmes. Il s’agissait d’autre chose. Pour ceux que ça intéresse : A partir d’un certain régime de rotation, et il venait de l’atteindre, ni plus haut ni plus bas, car plus haut ou plus bas le phénomène n’apparaît pas, le moteur se coupe, reprend, se coupe, reprend, ainsi de suite, il fallait s’arrêter, ou rouler plus vite, ou rouler moins vite, on décida de s’arrêter.

20Braine ne met pas longtemps à réparer la panne et à nouveau, « ça tournait rond, en route21 ». Mais l’incident qui fait se balancer les corps des passagers a reproduit cet inquiétant mouvement que Braine avait imprimé à son buste avant que la panne ne survienne et semble fixer le désir de Braine de devenir dépanneur, un métier qui lui donnera l’occasion, en portant secours, de rencontrer une femme qui réveillera sa mortifère passion pour le jazz. La panne mécanique semble ainsi n’être que le signe collatéral d’un dysfonctionnement souterrain, plus essentiel et plus humain, qui ne doit pas tarder à se déclarer.

21La panne que rencontre Simon Nardis, chauffagiste de métier, dans Un soir au club, lui donne plus de fil à retordre et l’oblige à rater le train qui lui aurait permis de rentrer chez lui. Après une après-midi de travail : « [l]a cause était localisée mais l’installation refusait de fonctionner. Une histoire de thermostat qui ne répondait pas, ou mal, ou quand ça lui chantait, distribuant des instructions fausses. Il s’agissait de savoir pourquoi22 ».

22Or Simon « adorait ça, se rendre utile, voler au secours de ses clients23 ». Il se voue donc à la résolution de cette panne et parvient à la réparer, mais le contretemps qu’elle occasionne dans son existence (il aurait dû partir en week-end avec sa femme Suzanne) aura pour lui, à peu de choses près, les mêmes conséquences désastreuses que l’activité de dépannage pour Braine. L’un et l’autre y perdent violemment leurs épouses.

23Mais c’est sans doute le roman de Gailly qui s’intitule L’Incident qui nous alerte le plus continument (il le fait du titre jusqu’à la scène finale) sur les réactions en chaîne que peuvent provoquer un simple couac, une panne ordinaire ou un incident marginal et sur le potentiel dangereux de toute panne. Si mineure qu’elle paraisse, elle peut, amplifiée par la perception qu’on en a ou pour ce qu’elle recèle (et qu’alors elle révèle), être à l’origine d’une catastrophe qui tient d’ailleurs moins à la panne en elle-même qu’à l’enchaînement des circonstances auxquelles elle donne lieu.

24D’entrée de roman Georges constate que la trotteuse de sa montre est, comme lui, « au bout du rouleau ». Il la regarde avec empathie, qui peine à faire le tour du cadran : « la trotteuse continuait de battre mais n’avait plus la force de franchir la seconde suivante, la barre, la barre de mesure, la quatrième avant le chiffre onze, la barre de la cinquante-quatrième seconde, six avant la minute, une minute de plus elle n’a pas pu ». Sans céder toutefois à la tentation de l’accompagner (« elle est crevée, elle n’en peut plus, moi non plus, pourquoi ne pas nous arrêter ? »), il fait changer la pile par une employée de supermarché qui peine à retourner la montre (le bracelet est extensible) et, une fois la pile changée, la lui remet à l’heure mais en tournant les aiguilles à l’envers. Georges exprime alors sa satisfaction quoique sous une forme ambivalente : « nous voici de nouveau réunis, on en reprend pour un an et demi24 ». La panne, anodine et réparée, pourrait paraître anecdotique si elle n’annonçait que Georges ne tourne pas rond. De l’avis d’un des agents de police qui a affaire à lui dans l’histoire, « quelque chose l’a sûrement démoli, peut-être une maladie, ou alors une tuile, mais alors la grosse tuile25 ».

25Et en effet, Georges est nettement fêlé, il semble n’agir tout au long du roman que mû par des pannes, aiguillonné par des incidents ; se voit forcé, pour réparer ses bévues, « d’aller de l’avant machine arrière26 », et se croit obligé de saboter une rencontre qu’il ne cesse par ailleurs de désirer : il reçoit grossièrement Marguerite lorsqu’elle l’appelle pour le remercier d’avoir retrouvé ses papiers, puis lui écrit ; essaye en vain de récupérer sa première lettre puis l’inonde de courriers et d’appels téléphoniques. Il lui crève les pneus pour l’immobiliser puis, piètre réparation sur laquelle je reviendrai, s’excuse dans une lettre qu’il laisse sur le pare-brise. C’est que ce personnage velléitaire et irrationnel apprécie surtout ce qui est raté. Exemple, le maquillage de sa femme : 

Georges fut ému de voir Suzanne bien maquillée. De l’avis de Suzanne, c’était plutôt raté. Mais non, c’était pas raté puisque Georges était ému. C’est une façon de voir. D’autant plus ému qu’il voyait bien que c’était raté. Un léger ratage en beauté nous émeut davantage. L’échec complet bouleverse. Georges était bouleversé, lisant cette sorte de chagrin, cette peine de femme dans les yeux de Suzanne27.

26Aussi accumule-t-il les actes manqués jusqu’à la scène finale : « L’appareil décrivait des figures de voltige bizarres, sans cesse sur le point de décrocher, comme si le pilote cherchait à redresser tandis qu’un autre, fou clandestin ou fantôme passager, faisait tout pour l’en empêcher28 ». Tel est l’inquiétant spectacle auquel assiste un agriculteur dont les terres se situent non loin d’un terrain d’aviation, à la fin de L’Incident. On ne saura jamais s’il est suivi d’un accident prévisible ou d’un atterrissage improbable : le roman s’achèverait sur cette scène insolite s’il n’était refermé par un texte qui se démarque du récit. En guise d’épilogue, on trouve une page qui semble issue d’un manuel d’instructions de sécurité spécifique au pilotage d’un avion. C’est la page qui correspond à la « phase 8 » (les autres ont été essaimées dans le roman), celle qui concerne les manœuvres à faire « après atterrissage » puis au « Parking ». S’achevant par une consigne majuscule : « REMPLIR LE LIVRE DE BORD », elle pourrait ouvrir sur une suite que rien toutefois ne garantit. On ne sait pas du coup, comme le dit Georges Perec à propos des Choses29, si le « livre se termine de manière heureuse ou malheureuse ».

27Ce que l’on devine, en revanche, c’est que Marguerite (le pilote) a passé, comme c’était son intention, les commandes de l’avion à Georges (qui ne sait pas piloter). Ce que l’on sait aussi, c’est que la fin s’annonçait bien pour Marguerite : « ça allait, elle pilotait, elle semblait satisfaite, même plutôt heureuse […] tout ce qu’elle aimait était là » ; mais mal pour Georges : obnubilé par une fermeture de braguette cassée en position ouverte qu’il a tenté en vain de dissimuler, il s’est persuadé que « rien n’était possible, ou que plus rien n’était possible30 ». Cette panne de fermeture qui survient au moment où une nouvelle vie s’ouvre à lui apparaît évidemment désastreuse. Mais elle signale aussi, plus opportunément et en filigrane, la peine qu’éprouve le romancier à clore son texte. Une peine que figure bien la béance entre le récit romanesque et le texte technique désaccordé.

28On comprend alors que l’intérêt que montre Gailly pour la panne n’est pas seulement constant : il est aussi double. C’est d’abord un intérêt d’amateur de mécanique, un goût de spécialiste pour le dysfonctionnement imprévu et malencontreux d’un mécanisme qui s’est enrayé et qui appelle une intervention. Un intérêt moins souvent éveillé par l’embarras d’une panne qui prive du mouvement prévu que par la nécessité ou simplement l’envie de savoir ou d’expliquer pourquoi la panne est survenue ou encore par le désir de mettre en action ses compétences de mécanicien pour le remettre en état : « moi je préfère déboucher les gicleurs, recaler les allumeurs, remplacer une tringle de boîte à vitesse, […] c’est mieux que changer une roue31 » explique Braine. D’autant que la machine, parfois indocile et souvent sensible, appelle un savoir-faire particulier. C’est le cas de la voiture rétive de Sylvère : « [e]lle était un peu spéciale. Elle n’aurait pas suivi n’importe qui. Elle était du genre à ne démarrer qu’avec moi. Elle fit celle qui ne me connaissait pas. Je fus obligé de me fâcher… elle est longue à chauffer32 ». Ce goût pour la mécanique, sorte de contre-pied de sa passion pour le jeu libre qui anime aussi ses personnages, on en prend la mesure quand on sait que l’auteur, dont le père était mécanicien, rêvait, enfant, de devenir pilote mais qu’il dut renoncer à son rêve en raison de sa myopie ; qu’adulte, il s’est détourné, comme Simon dans Un soir au club, de sa passion pour le jazz qui mettait en jeu sa santé, pour devenir durant trois ans technicien chauffagiste puis psychanalyste.

29Mais il est un autre type de panne, plus en rapport sans doute avec celles existentielles que je décrivais au début de mon propos, dont Gailly aime à proposer des équivalents stylistiques, c’est cette habile manœuvre qui permet à un dériveur d’attendre le départ ou encore de suspendre sa course, une manœuvre qui, en faisant jouer entre elles des forces opposées, permet d’obtenir une position relativement stationnaire ou de se prêter à la dérive.

Tenir en panne

30Comme l’auteur peine à finir (on l’a vu pour L’Incident), ses personnages montrent une disposition à la panne qui se traduit par une propension au piétinement : ils traînent, diffèrent, prolongent. Georges, au début de L’Incident « avanc[e] lentement33 », et Marguerite procrastine : tout en se disant « il faut que tu déclares très vite le vol de tes papiers », elle décide « je ferai tout ça demain34 ». Braine, quand il cherche son bugle, « fai[t] tout pour retarder sa découverte35 » et, à la fin de Nuage rouge, Sylvère s’exhorte à reporter son récit « traînons encore un peu… temporisons » ; « essayons encore de nous égarer36 ». Tous s’accordent en cela au rythme du narrateur qui dans LAir explique à son lecteur que « [t]out a l’air de se passer lentement mais non, c’est moi qui suis lent à décrire, en réalité si j’ose dire tout se passe très vite37 ». Cette lenteur, structurelle ou délibérée, est manifestement contraire à l’allure des événements et s’accompagne parfois d’une volonté de freiner les autres ou de se reprendre qui n’avance à rien. Georges qui, dans L’Incident, ne cesse de revenir ou d’essayer de revenir sur ses actes freine dans ces deux sens : désireux d’« empêcher » Marguerite « de partir », de la « retarder », il lui crève les quatre pneus mais dépose une lettre sur le pare-brise dans l’écriture de laquelle il laisse un repentir sur lequel le narrateur, comme pour participer au ralentissement, apporte un commentaire général) :

[…] je veux que vous sachiez que c’est moi qui vous ai crevée, des choses comme ça, il avait rayé le mot crevée, insuffisamment, comme exprès, c’était encore lisible, ou pas exprès ; ça arrive quand on raye, le mot continue à vivre, il agit encore quand on se relit, il s’était relu, il avait remplacé le qui vous ai crevée par un qui vous ai fait ça38.

31Des mots et une rature dynamiques donc au contraire du personnage qui, se corrigeant, dilue et perd en précision : « ça » inquiète plus encore que « crevée ».

32Si l’on peut comprendre que Sylvère remette à plus tard, dans son récit aux jurés, le moment de dévoiler sa responsabilité dans la mort de son ami, les raisons qui alentissent d’autres personnages sont plus floues mais il apparaît qu’une allure lente est préférable à l’arrêt, vite délétère, et que s’extirper de son asthénique inertie, c’est risquer la catastrophe. Paul, dans Les Fleurs montre un tempérament rêveur qu’encouragent les feux rouges rencontrés sur sa route mais que menace la nécessité de circuler : 

Il est long celui-là aussi. Forcément, quand on emprunte des rues médiocres qui croisent des avenues brillamment fréquentées, faut s’attendre à attendre.

Frein à main. Rêvasserie.

[…]

Celui-là aussi il est long […] le voilà reparti dans les souvenirs, mauvais, ça, mauvais, regarde ailleurs, il regarde devant lui […] et le feu passe au vert […] klaxon […] affolé il emballe le moteur, desserre le frein, démarre mais juste au moment où il s’élance une femme traverse. […] [I]l pile, du verbe piler, qui signifie freiner en catastrophe39.

33Aussi opte-t-il pour le freinage anticipé et l’adaptation aux conditions de circulation : 

Il tourne à gauche sans accélérer, inutile d’accélérer, il aperçoit déjà le ralentisseur.
Boum, hop, boum.
Les organes en souffrent, y compris ceux de l’homme, descente, collapsus anal.
Pour éviter ça il faut freiner juste avant d’aborder la bosse, les amortisseurs s’écrasent, puis relâcher le frein, les amortisseurs se détendent, la voiture boit l’obstacle. Un pli à prendre. Ensuite au bout il y a le stop.
Faut attendre.
Beaucoup de monde dans les deux sens.
Heureusement qu’il y a des feux en haut à droite et en bas à gauche, sinon Paul Bast ne pourrait jamais s’engager, le récit s’arrêterait là, ou alors ce serait l’histoire d’un type bloqué au stop, beau sujet de livre […]40.

34Le mieux donc est d’absorber les obstacles en maintenant un régime de panne molle qui selon le Trésor de la Langue Française correspond à une « dérive dans le lit du vent ».

35Le narrateur ainsi s’accommode d’irrégularités rencontrées au fil du texte dont il signale volontiers le caractère perfectible sans toutefois essayer d’en corriger le tir ou alors en feignant de remettre à plus tard le moment de le faire. Les exemples sont nombreux où il témoigne d’hésitations, de recherches inabouties, d’oublis, de fautes de frappe ou de ponctuation, ralentissant le récit de considérations formelles qui ne mènent à rien, d’alternatives qui restent indécidables, de repentirs sibyllins, d’amorces de récits auxquelles il ne donne pas suite, de commentaires réticents à l’égard de ses récits comme de son style, de signalements sans complaisance de ses trébuchements et de ses approximations. Il suffit de considérer ce petit florilège qui provient du texte intitulé Les Fleurs :

(j’ai failli supprimer ce passage et puis finalement je l’ai laissé) (p. 37)
Quelques personnes assises, inégalement réparties sur une suite de sièges en plastique vert, ou jaune, j’ai oublié. Ensuite ? […] C’est tout ? (p. 37)
Il s’apprête à monter. Il va monter. Mais juste au moment où il allait monter. Non, non, rien. Tout va bien. (p. 70)
Il les entend nettement plus fort.
Vous êtes sûr ? m’écrit un lecteur.
Echange de courrier.
Bon, allez faut avancer, se dit-il. (p. 26)
[…] c’est toujours quand j’ai fini d’écrire que me viennent des idées intéressantes, ce qui fait que je suis réduit à écrire des histoires comme celle-ci, pas intéressantes, enfin on verra […]. (p. 23)
Une fermeture ça fonctionne très bien à condition de la faire fonctionner dans de bonnes conditions, ça fait deux fois le mot condition et deux fois le verbe fonctionner, à revoir.
Nouvel essai réussi.
Non. Nouvel essai, virgule, réussi. (p. 23) 
Sourire de la jeune fille. Ahanchée. Non Enhanchée. Non plus. Décidément le mot n’existe pas. Appuyée de la hanche à la caisse. Avec une grâce. Oui, bon, laisse tomber. (p. 21)

36Ainsi le narrateur paraît-il souvent interrompre le cours de son récit de lacunes ou de commentaires (« juste un mot41 » lit-on encore dans Les Fleurs), ou menacer d’une pause comme dans Un soir au club : « La technique n’intéresse personne. Il faut quand même en parler42 ». Ce qu’il ne fait pas. En réalité il assure la bonne marche du récit tantôt en pariant sur le pouvoir de transmission du langage : il s’en tient alors à des phrases lacunaires du genre : « […] on pourrait normalement s’attendre43 », ou à des récits lapidaires comme suit : « Demi-tour/ Elle marche de nouveau vers le comptoir. […]°paiement, monnaie, maladresse […]/Puis porte. /Puis rue44» ; tantôt (le plus souvent) en profitant du principe d’inertie (cette propriété qu’ont les corps de rester dans leur état de repos ou de mouvement, jusqu’à ce qu’une cause étrangère les en tire) qui permet l’expansion : digressions, régressions, redites….

Conclusion

37On le sent bien la panne est avant tout chez Gailly la manifestation d’une faillite de l’existence que l’écrivain, dans sa manière, récupère. Parvenant à parer la panne dont il a reçu le coup des atours d’une prose mobile, innovante, inapaisable qui poursuit sans motif apparent ce qui semble bien être une course à vide imprimée par une mélancolie nomade, Gailly trouve assurément dans l’écriture une forme de réponse qui en limite les effets. Il assigne à l’assiette fêlée (je reprends cette image à Fitzgerald45) un usage encore possible.

38On ne peut s’empêcher toutefois, au moment de conclure, de penser à cette violoncelliste qui dans Les Oubliés, tandis qu’elle est au sommet de sa carrière et au faîte du bonheur, se brise le poignet et doit renoncer à sa destinée de virtuose. On connaît à la fin les circonstances de cette chute : elle s’enfuit de l’appartement de ses parents à qui elle était venue annoncer son mariage et son départ aux États-Unis. « L’ascenseur était en panne » raconte-t-elle des années après à Brighton : 

Pour monter, dit-elle, il avait fonctionné. Mais pour redescendre. Comme s’il voulait m’empêcher de m’en aller. J’appuyais, j’appuyais. Il ne venait pas. J’étais hors de moi. Je comprends dit Brighton. […] Mais, dit-il, peut-être que l’ascenseur n’était pas du tout en panne46

39Et si la panne n’avait été que la vue d’un esprit bouleversé qui lui aurait fait le coup de la panne pour la détourner de sa trajectoire de virtuose ?