Les Âmes fortes de Giono ou le récit comme contra-diction
1LesÂmesfortes est la troisième des Chroniquesromanesques, ces récits très novateurs, en particulier sur le plan narratif, publiés par Giono après 1945. Le cadre en est une veillée funèbre dans un village de montagne. Le texte est entièrement constitué du dialogue entre les veilleuses installées dans la cuisine du mort. Mais ce dialogue prend souvent la forme de longues plages narratives prises en charge en particulier par deux d’entre elles. La première est une vieille femme, Thérèse, que l’on invite à raconter sa vie, mais qui est contredite à plusieurs reprises par une femme plus jeune, que le texte ne nomme pas, mais que Giono appelle dans son carnet de travail « le Contre 1 ». Elle tient de sa tante, qui elle-même a recueilli différents témoignages, une version différente des faits. Mais il y a plus : Thérèse elle-même réajuste à plusieurs reprises son propre récit en fonction des interruptions de sa contradictrice, et en arrive ainsi à se contredire elle-même.
2Mais sur quoi porte la contradiction ? Sur rien moins que de savoir si Thérèse a été une jeune femme un peu naïve manipulée par un mari cynique, prénommé Firmin, pour ruiner à leur profit un couple de généreux bourgeois, les Numance, ou au contraire un être affranchi de toute morale, assouvissant sa volonté de puissance en prenant pour proie aussi bien les Numance que Firmin, jusqu’à manigancer finalement la mort soi-disant accidentelle de celui-ci. Or, Giono dira lui-même à Jean Amrouche : « Bien sûr je ne connais pas, moi-même, la véritable histoire des Numance ! Personne ne la connaîtra jamais2 ! ».
3Il s’agira donc ici de montrer comment ce dispositif de mise en échec du récit attendu, qui devrait être unique et non-contradictoire, devient le moteur même de l’intérêt narratif. Comment, en somme, le conducteur Giono trouble son lecteur, et par là-même le séduit, en faisant volontairement dysfonctionner son récit, en lui faisant donc ce fameux « coup de la panne ».
Du bon usage des pannes d’écriture
4Avant d’entrer dans le détail de ces versions contradictoires, et donc de ces dysfonctionnements, il faut dire quelques mots du contexte d’écriture de la « chronique » publiée en 1949. Comme les précédentes, elle a été rédigée pendant une interruption du grand projet romanesque qui occupe Giono de 1945 à 1951, date de la publication du Hussardsurletoit. Ce projet de « décalogie », qui devait faire alterner des romans situés au xixe et au xxe siècles, et dont les personnages devaient être reliés par la généalogie, était le grand œuvre par lequel Giono entendait relancer sa création, après ses déboires de la Libération. Roman historique, roman politique, roman d’amour aussi, il était placé sous le signe d’une lecture passionnée de Stendhal depuis 1938. Mais Giono, romancier épris de liberté, comme l’auteur de la Chartreuse, était mal à l’aise dans le carcan de sa décalogie. Aussi seuls quatre romans seront-ils écrit, le plus célèbre étant LeHussardsurletoit. Or, la genèse complexe de ce roman foisonnant, nécessitant une certaine documentation historique, ce qui était inhabituel pour Giono, montre que par deux fois la rédaction en a été interrompue pendant plusieurs mois3. Le romancier, butant sur une difficulté concernant l’intrigue, qui n’est pas entièrement planifiée, préfère laisser mûrir les choses et entreprend la rédaction de récits d’esprit et de forme très différents, plus courts, dans un style marqué par l’oralité, faisant davantage de place à l’humour, souvent noir : les Chroniquesromanesques. C’est ainsi que, pour ne prendre que ces deux exemples, Un roi sans divertissement est écrit pendant une première interruption, en septembre-octobre 1946, tandis que LesÂmesfortes le seront pendant une seconde interruption, entre décembre 1948 et août 1949.
5Il n’est pas indifférent que ces récits qui sont pour Giono des lieux privilégiés d’expérimentation narrative soient écrits à la faveur de « pannes » dans l’écriture du grand « roman romanesque » qu’est LeHussardsurletoit, plus classique dans sa forme, plus linéaire, moins polyphonique. Ces interruptions peuvent être interprétées comme des moments critiques de la création romanesque, au double sens du terme : moments de difficulté, obstacles à franchir pour relancer la machine narrative, mais aussi moments de mise à distance du processus narratif précisément parce qu’il se grippe, se bloque, ce qui oblige l’écrivain à s’interroger sur ce qu’il est en train de faire.
6Certes, Giono n’est pas un écrivain de la difficulté d’écrire, mais bien plutôt, pour reprendre le beau titre d’un critique, du « bonheur d’écrire4 ». Il a l’imagination féconde et la plume allègre. Cependant, ses carnets de travail, remplis d’essais de phrases, de plans partiels, d’idées en vrac, témoignent d’une réflexion constante. Et, particulièrement après 1945, il réfléchit beaucoup sur l’art du roman, lit par exemple avec attention (ses nombreuses annotations l’attestent) le livre de Georges Blin Stendhaletlesproblèmesduroman, publié chez Corti en 19545. Reste que ses manuscrits, serrés et peu raturés, montrent qu’il aime et qu’il sait aller de l’avant, à la découverte de l’histoire qu’il invente : pour reprendre une distinction devenue classique, c’est un écrivain « à processus » et non « à programme ». La rencontre d’une difficulté est d’autant plus fâcheuse, car elle le prive brusquement de cette ivresse de l’élan narratif. Mais au lieu de se morfondre, de rester bloqué sur l’obstacle, il fait le pari d’une nouvelle histoire à inventer, comme on saute dans un autre véhicule, abandonnant provisoirement celui qui est « en panne ».
7Mais ce qu’il y a de particulier dans ces relais, c’est la forme très différente des récits dans lesquels s’engage Giono. Il s’agit toujours d’un récit qui met en crise les formes narratives traditionnelles, comme si l’écrivain puisait dans la difficulté où il est le ressort d’une invention nouvelle. Comme s’il se disait plus ou moins consciemment : puisque je bute dans la poursuite de cette narration romanesque plus classique qu’est mon Hussard, jouons un peu, essayons quelque chose de tout autre. Et cela donne cet extraordinaire roman elliptique, polyphonique, ironique et tragique à la fois, qu’est Un roi sans divertissement. Ou encore LesÂmesfortes, qui touche à ce qu’il y a de plus sacré dans le roman réaliste, et qu’à aucun moment LeHussardsurletoit ne met en question : le principe de non contradiction. Et c’est encore plus fort puisque Giono, cette fois, réagit à la panne d’écriture en faisant, mais d’une autre manière bien sûr, « le coup de la panne » à son lecteur, en faisant de la panne le sujet même du roman.
8La critique n’a peut-être pas pris toute la mesure du lien profond qui pouvait exister entre les deux phénomènes : les pannes d’écriture du Hussard et la forme très novatrice des Chroniquesromanesques. On a bien sûr souligné la différence, évidente, entre ces livres écrits dans la même courte période, pour la mettre à juste titre au crédit de l’extraordinaire fécondité du romancier de cinquante ans qui construit quasiment une nouvelle œuvre, voire deux, et s’avance dans la modernité. Mais on a moins vu la relation de cause à effet, à savoir que de l’empêchement même du récit traditionnel, fût-il temporaire, pouvaient sortir les innovations les plus admirables.
9Non que Giono, il faut le préciser, ait jamais fait de l’innovation formelle un objectif en soi. Dans la préface qu’il écrit en 1962 pour une édition en un volume de ses Chroniquesromanesques, il ironise sur le formalisme contemporain – on en est pleine vogue du Nouveau Roman, qu’il ne nomme pas, mais qu’il vise manifestement :
[…] de nos jours, on ne manque pas de « formes nouvelles du récit ». Le moins que l’on puisse dire est qu’elles ne sont pas souvent exigées par le sujet. C’est qu’en 1962 la littérature (comme la peinture, l’architecture, la musique, etc.), a une peur panique de son passé. Comme tous les arts quand ils sont terrifiés, elle se rue dans la rhétorique. Quand on n’ose plus raconter d’histoires ou qu’on ne sait pas, on passe son temps à enfiler des mots comme des perles. […] Pour se débarrasser, disons d’Homère, on fait raconter L’Odyssée à l’envers et par un bègue6.
10Et Giono d’ajouter, avec une feinte humilité : « On ne trouvera pas grande innovation dans les ouvrages qui constituent ce premier ensemble ».
11Il faut faire la part ici de la posture volontiers réactionnaire qu’aime prendre Giono dans l’après-guerre, provoquant ainsi ceux qui l’ont mis à l'index à la Libération. Certes, le romancier reste avant tout pour lui un conteur et il ne considère pas que personnage et intrigue soient, comme l’écrit Robbe-Grillet à la même époque, des « notions périmées7 ». Mais il y a bien des manières de raconter, et Giono, qui a lu lui aussi les maîtres de la modernité, et en particulier Faulkner, fait preuve dans ses Chroniquesromanesques d’une remarquable inventivité narrative. L’un des plus fins analystes de la modernité d’après-guerre, Maurice Nadeau, découvreur par exemple du premier Claude Simon en 1945, ne s’y était pas trompé. À propos des Âmesfortes, il écrivait dans Combat, le 23 février 1950 : « Après une retraite de plusieurs années, Jean Giono a fait peau neuve ; […] il faudrait le redire à propos de ce livre ambigu et mystérieux qu’il nous donne aujourd’hui : LesÂmesfortes ». Nadeau se montre particulièrement sensible à « une ingéniosité qui ne le cède pas aux récentes découvertes des romanciers “d’avant-garde” », mais les moyens « savants » du romancier sont utilisés « sans effort apparent », comme si « par l’objet qu’ils visent, ils allaient de soi ». Finalement, « de ce maître, aujourd’hui plus que cinquantenaire, nos jeunes romanciers auraient beaucoup à apprendre ». Tout est dit de la position très singulière de Giono dans le champ littéraire d’après-guerre, entre tradition et modernité.
12Mais il est temps d’entrer plus avant dans cette machine narrative si originale des Âmes fortes, pour examiner comment son efficacité tient paradoxalement à un principe de dysfonctionnement généralisé.
Le dysfonctionnement comme moteur paradoxal du récit
13Le dispositif choisi par Giono permet une grande souplesse dans le rapport entre récit et diégèse, et Giono l’exploite pleinement. La narration de l’histoire n’est nullement chronologique, même si globalement elle commence avec la fugue des amoureux, Thérèse et Firmin, et s’achève avec la mort de Firmin fomentée par Thérèse. Mais, entre ces deux bornes diégétiques, que d’allers et retours, et que de différences aussi dans le récit des mêmes faits. Car, contrairement à un récit classiquement non-chronologique, où simplement les événements ne sont pas racontés dans l’ordre, il est impossible ici de reconstituer une histoire unique. On peut seulement distinguer quatre grands épisodes de la vie de Thérèse, sur lesquels il existe un consensus entre les narratrices, et qui correspondent aussi aux lieux où elle a travaillé : le château du Percy, l’auberge de Châtillon, l’auberge de Clostre et ce qu’on appelle familèrement le villagenègre, établissement dépendant du chantier de construction du chemin de fer (l’expression vient de l’argot des poilus pour désigner un campement).
14Le séjour de Thérèse et Firmin à Châtillon occupe la plus grande partie du roman, et avec lui l’histoire des Numance qui en est le cœur. C’est d’ailleurs principalement cette histoire qui fait l’objet des versions contradictoires de Thérèse et du Contre, et je vais donc m’y attarder un peu.
15Le premier récit de Thérèse raconte sa fuite du château du Percy en compagnie de Firmin, leur installation à Châtillon, où Thérèse se place à l’auberge pendant que Firmin est embauché par un maréchal-ferrant, l’apparition du couple Numance (M. Numance est alors un « riche marchand de bois8 ») et l’évocation de leur ruine, dont la cause reste cependant mystérieuse.
16Une première interruption du Contre a lieu pendant ce récit, proposant une autre version qu’elle tient de sa tante. Le couple, avant d’arriver à Châtillon, aurait fait bombance à l’auberge de Lus, aurait été rejoint par le frère censé ramener Thérèse à la raison (et à la maison), mais qui en réalité se serait joint à eux. Thérèse jeune fille aurait donc été bien moins innocente qu’elle ne l’a laissé entendre. Mais celle-ci élude avec désinvolture cette version contradictoire : « Je ne sais pas, moi, c’est bien possible, vois-tu. » (p. 260), ou encore : « Ce n’est pas impossible qu’elle ait dit ça, ta tante. » (p. 262), ce qui revient à reconnaître l’existence du récit contradictoire de la tante sans se prononcer sur la réalité de son contenu.
17À la fin du premier récit de Thérèse, le Contre prend longuement la parole pour proposer une autre version du séjour à Châtillon. Elle part de la grossesse de Thérèse (que celle-ci n’avait pas mentionnée), introduit les Numance (mais ils sont plus âgés que ne l’a dit Thérèse et M. Numance à présent a dirigé une filature), évoque l’aide généreuse qu’ils apportent à la jeune mère et à son mari. Générosité bien mal récompensée puisque Firmin, avec la complicité de l’usurier Reveillard, organise leur ruine, alors même que la naïve Thérèse file une sorte d’amour platonique avec Mme Numance. Mais ce que Firmin n’a pas compris, c’est que les Numance ont deviné ses intentions et accepté leur propre perte comme un don suprême, car ils sont atteints de cette passion qui n’a cessé de fasciner Giono et qu’il a appelée, à propos d’Angelo, le héros du Hussardsurletoit, une « générosité hémoragique9 ». M. Numance meurt, foudroyé par une crise cardiaque au moment où l’usurier vient consommer sa ruine, et Mme Numance disparaît à jamais de Châtillon et de l’histoire. Au terme de ce long récit, qui constitue presque un roman dans le roman, le Contre se retourne vers Thérèse : « Eh bien ! Thérèse, qu’est-ce que vous en dites de tout ça ? » (p. 397).
18Mais Thérèse ne se laisse nullement démonter et reprend les rênes du récit pour délivrer une nouvelle version de son histoire. Elle repart de sa grossesse, mais pour montrer cette fois comment elle l’a utilisée pour séduire Mme Numance en jouant la comédie édifiante de la pauvreté vertueuse. Elle n’est plus du tout la candide paysanne fascinée par la grande bourgeoise, mais une monstrueuse prédatrice, un « furet devant le clapier » (p. 428), c’est son image, qui vampirise la généreuse Mme Numance. Quant à Firmin, il n’est qu’un benêt qu’elle manipule à sa guise.
19Les trois versions de l’épisode de Châtillon sont donc incompatibles, non seulement parce que le récit du Contre contredit celui de Thérèse, mais parce que Thérèse se contredit elle-même dans son second récit. Cependant, on remarquera qu’elle a intégré subrepticement des éléments du récit de sa contradictrice : le fait que Firmin n’est pas honnête, le fait qu’elle a séduit Mme Numance…
20Les deux femmes se retrouvent d’ailleurs sur la suite et la fin de l’histoire. Le Contre reprend son récit où elle l’avait laissé, après la mort de M. Numance et la disparition de sa femme. Mais elle intégre désormais la cruauté de Thérèse, qui se venge sur Firmin de la disparition de son amour (ou de sa proie selon les versions) en lui menant la vie dure, allant jusqu’à la violence physique. Puis elle passe un dernier relais à Thérèse pour la laisser raconter comment elle se serait débarrassée de Firmin en maquillant le crime en accident. Il n’y a plus de contradictions entre les deux femmes sur les faits, même si le mobile de Thérèse reste implicitement différent : vengeance passionnelle si l’on reste dans la logique du premier récit du Contre (Thérèse amoureuse de Mme Numance), pure volonté de puissance si l’on en croit la noirceur que Thérèse s’est attribuée à elle-même.
21Dans les dernières lignes du roman, le jour se lève sur un matin de neige, le matin de l’enterrement du « pauvre Albert », et les dernières répliques consacrent la souveraineté ambiguë de Thérèse :
- Après cette nuit blanche, vous êtes fraîche comme la rose, Thérèse ?
- Pourquoi voudrais-tu que je ne sois pas fraîche comme la rose ? (p. 465)
22LesÂmesfortes fonctionne donc selon un régime de vérité plurielle, de sorte que, comme l’écrit Robert Ricatte, « à la fin tout devient, comme on dit, indécidable10 ». On l’a vu, Thérèse a l’art d’esquiver les objections de sa contradictrice, ne s’opposant jamais frontalement à elle. Par exemple, quand le Contre parle de la « cabane à lapin » dans laquelle le jeune couple aurait été misérablement logé, Thérèse, qui avait prétendu qu’ils étaient au contraire logés dans une « jolie chambre » de l’auberge, semble opiner mais en reste finalement à sa version, tout en essayant de la concilier avec celle du Contre : « Oui, oui, je vois ce que tu veux dire. Il y a eu en effet quelque chose de ce genre. Il faisait assez froid dans ces combles là-haut, mais avec Firmin on se tenait chaud tous les deux. » (p. 267). Ou encore, quand le Contre fait un portrait au vitriol de ce Firmin que Thérèse avait présenté comme un bon garçon, elle opine finalement en riant : « Je sais. C’est lui craché. » (p. 303).
23Thérèse assume donc ses oublis (ou supposés tels), ses retours de mémoire, ses contradictions, avec une souveraine désinvolture. Loin de ne présenter qu’une version mensongère qui ferait apparaître celle du Contre comme la vérité (la première idée de Giono, dans son carnet de travail, était « la dispute entre le vrai et le faux11 »), elle ne fait que brouiller les cartes par ses changements de pied. On peut même se demander si, dans son autoportrait en monstre froid, elle ne joue pas à se noircir, en réaction à l’image d’une fille un peu simple manipulée par son mari que le Contre a donnée d’elle.
24En revanche, ce qui est certain, c’est que, d’interruptions en contradictions, le récit avance dans LesÂmesfortes, tenant le lecteur en haleine tout en s’attachant constamment à le dérouter. La situation narrative, qui reprend ce cadre traditionnel du conte qu’est la veillée paysanne, y est évidemment pour beaucoup. Giono fait d’ailleurs intervenir les autres veilleuses pour qu’elles expriment l’attente, voire l’impatience qui est aussi celle du lecteur, comme lors de la première interruption du Contre :
Dites, Thérèse, tout ça est bien joli mais ce que nous voudrions, nous, c’est la suite. Que ce soit une chose ou l’autre, laisse-la dire, toi. Qu’est-ce que vous avez fait à Châtillon ? – Eh bien, à Châtillon, figurez-vous, je me suis placée à l’auberge. C’était une très grande auberge. C’était un monde ! » (p. 262).
25Et voilà la machine narrative relancée, même si par la suite la description de cette auberge mirobolante sera contestée par le Contre, qui fera de Châtillon une bourgade somnolente alors que Thérèse l’avait décrit comme un très actif centre de roulage, mais peu importe : elle aura parfaitement comblé le besoin de récit de ses auditrices.
26Thérèse fonde donc la légitimité de sa parole non sur sa véracité, mais sur son efficacité. Giono parle dans son carnet de travail de « l’obstination de Thérèse à raconter12 ». Les auditrices le disent assez clairement, peu leur importe que l’histoire soit vraie, du moment qu’elle est bien trouvée (pour paraphraser une formule célèbre d’Alfonso Di Lernia) et que leur appétit de conte est satisfait. Seul le Contre incarne une forme de conscience morale, de scrupule de vérité, mais apparaît souvent de ce fait comme rabat-joie. Et elle-même se laisse gagner par le plaisir de raconter quand elle developpe ce petit roman sentimental, aux accents parfois même étrangement stendhaliens13, qu’est le récit de l’amitié amoureuse de Thérèse et de Mme Numance. Elle s’approprie alors, hors de toute vraisemblance réaliste, les pouvoirs mêmes du romancier.
27Ce n’est pas la première fois que Giono donne ainsi la primauté à l’invention sur la vérité. Dans les années 1920, son premier roman achevé, Naissancedel’Odyssée, mettait en scène Ulysse inventant de toute pièce ses aventures pour justifier un retour tardif à Ithaque, après s’être un peu trop attardé en chemin, d’île en île et de femme en femme. Et tout le monde croyait à ses histoires inventées, était séduit par elles, alors que personne n’écoutait les aventures pourtant bien réelles racontées par son fils Télémaque, à la grande fureur de celui-ci. Mais le dispositif des Âmesfortes est bien plus retors. Giono ne se contente pas de faire l’éloge de l’invention contre la plate réalité. Il crée un monde fictionnel dans lequel il est impossible de départager le vrai du faux, de sorte que ces notions deviennent obsolètes. Seul demeure, comme chez les sophistes, le langage et son pouvoir de séduire et de persuader.
28Peu importe alors que l’avancée du discours soit constamment coupée par les interruptions et les contradictions. Au contraire, cette dialectique de la contra-diction est un puissant moteur pour propulser le récit non vers une vérité qui de toute façon n’existe pas, mais vers l’accomplissement d’une parole plurielle capable de faire traverser la nuit, puisque telle est la situation-cadre de la veillée funèbre.
29Traverser la nuit et aussi traverser la mort, redonner goût à la vie. Car l’oralité de la parole conteuse est étroitement associée ici à une oralité plus matérielle et physique : celle des caillettes et du vin blanc que les femmes dégustent sans état d’âme dans la cuisine du mort tout au long de la veillée. Quelle plus forte réponse au souffle glacé qui émane de la chambre mortuaire voisine chaque fois qu’on en ouvre la porte, que la chaleur de cette polyphonie, voire de cette cacophonie narrative, grinçante certes, mais aussi profondément vivante ?