La Voie Lactée et Le Fantôme de la Liberté de Luis Buñuel, une Étude des Contraintes Cognitives de la Narration
1« Vive les chaînes ! », ces cris surprenants dominent et le commencement et la fin d’un film où il s’agit d’assigner à la Liberté le statut d’un fantôme, c’est-à-dire d’une illusion qui nous possèdent à notre insu et contre notre gré. Cette mise en cause de la Liberté a de quoi nous surprendre étant donnée la provenance à la fois politique (de gauche) et esthétique (néo-surréaliste) de ce film. L’identité précise de ces « chaînes » que nous sommes appelés à saluer nous interroge. Buñuel, semble-t-il, tout en produisant un des films les plus baroques, picaresques, surréalistes peut-être, propose paradoxalement que la narration en soi, et la narration cinématographique en particulier, seraient soumises à des contraintes réelles quels que soient, par ailleurs, les engagements esthétiques et idéologiques du cinéaste … les fantômes auxquels il croit ou, mieux, auxquels il voudrait croire. En somme, Buñuel suggère qu’en matière de narration il n’y a pas d’Oncle d’Amérique, pas d’issue magique, ce que confirment largement les études cognitives de la narration cinématographique.
2Le film, Le Fantôme de la liberté (par la suite «Le Fantôme »), dirigé par Luis Buñuel en 1974 (co-scénariste Jean-Claude Carrière), représente dans sa trame narrative une série de paradoxes qui se trouvent posés au fond des questions qui animent ce colloque. À savoir, quel est le rapport entre la cohérence et le chaos dans une narration, voire les rapports entre avoiement, dévoiement, et fourvoiement dans une narration cinématographique1 ? Ou, tout simplement, peut-on ériger le dysfonctionnement textuel comme pétition de principe, comme prétendent le faire les surréalistes lorsqu’ils préconisent de représenter « l’automatisme psychique pur » ? En d’autres termes, jusqu’à quel point peut-on pousser la dissonance perceptuelle et cognitive sans perdre l’adhésion du spectateur au cinéma ? Buñuel tient dans Fantôme en particulier à pousser cette tension entre cohérence et chaos à sa limite conceptuelle ; et, chose étonnante, il réussit largement son pari après l’avoir raté (à mon avis) dans un film antérieur du même genre, La Voie lactée (1969)2. Le contraste appuyé entre ces deux films qui semblent superficiellement si similaires, éclairera une limite cognitive quant à ce qui est « racontable », c’est-à-dire la limite d’efficacité des coups de panne narratifs. Je m’intéresse ainsi aux raisons spécifiques qui ont permis la réussite du Fantôme, réussite qui ne cesse de croître. En somme, Buñuel a beau vouloir représenter « le mécanisme du hasard 3 », paradoxalement, le cerveau, l’appareil largement inconscient de perception, cognition et décision d’un spectateur, même d’un spectateur de films de grande qualité, genre Art House, et qui voudrait accueillir toute expérimentation artistique, butte contre des contraintes objectives que nous tâcherons de bien caractériser par la suite. En tout cas, Buñuel lui-même, après l’échec de La Voie, comprend fort bien les limites de la représentation du hasard et trouve un point d’équilibre entre sens et non-sens, entre les conventions littéraires et l’anti-narrativité causale. Ce n’est donc guère surprenant que Buñuel désignât lui-même Le Fantôme comme sa plus grande réussite4. Enfin, si l’on pense au titre du film, une des libertés qui est fantôme d’une liberté serait précisément cette prétention superbement romantique à vouloir/pouvoir se détacher du champ gravitationnel de la narration, se détacher de la causalité dans le temps/espace qui nous contraint cognitivement, pour aboutir à une perception et expérience de la représentation, en l’occurrence, cinématographique, libre de toute convention narrative, de tout contexte, et de toute contrainte perceptuelle. Cette prétention est le fantôme surréaliste, le fantôme d’une liberté romantique démenti par la vérité cinématographique.
Les Cinq Cas de Figure du Cinéma Narratif
3Commençons donc par voir pourquoi un film comme Le Fantôme est un pari unique et très rare, peu apte, en principe, à réussir en recensant rapidement les cinq cas de figure principaux dans le cinéma narratif (drame, comédie, suspense). Notons au préalable que le point de vue que nous adoptons relève d’une théorie de la réception nourrie de notions neurocognitives. Ou, tout simplement, notre biais est d’analyser tout phénomène cinématographique depuis la perspective d’un spectateur assis dans une salle de cinéma, ce spectateur qui est prisonnier de la temporalité linéaire et de l’expérience « en salle » aussi bien que « prisonnier » des émotions que partagent autour de lui tous les autres spectateurs en résonance collective5.
4Premier cas de figure. On comprend bien ce qui se passe au fil de la narration. C’est la structure sérielle classique 1-2-3. Il y a une continuation entre perceptions, événements, hypothèses formées par le spectateur, confirmation des hypothèses, etc. Buñuel excellait dans ce genre de film, notamment dans Viridiana (1961) ou encore plus dans le Journal d’une femme de chambre (1964). Il y a un rapport serré entre effets (ce que nous voyons et entendons) et causes (comment nous les comprenons à l’instant et au fil de la projection). Tout s’explique pour celui qui sait suivre de près, appelons-le, le « Spectateur Idéal ». Ici les pannes proviennent le plus souvent d’erreurs de montage. Statistiquement la grande majorité du cinéma narratif se situe dans ce cas de figure. Il faut aussi ajouter que ce cas de figure le plus classique, simple en apparence, n’entraine point un jugement quant à la valeur artistique du film. Après tout, Ozu et Bresson n’opèrent que de cette façon.
5Deuxième cas de figure. On croit comprendre assez bien ce qui se passe-mais on est contraint par la fin du film à partir d’un rebondissement univoque de réviser son interprétation antérieure. Exemples phares : Vertigo (Alfred Hitchcock, 1961) et Chinatown (Roman Polanski, 1974), et, bien sûr, Le film anglais The Crying Game (Neil Jordan, 1992) qui en est un exemple des plus frappants. Dans ce cas de figure le rapport cause et effet au fil de la projection se révèle nettement trompeur, jusqu’au moment du rebondissement ultime. C’est une déception clairement voulue de la part du metteur en scène, les « misdirections » plausibles qui ne sont en effet que des coups de la panne programmés. Le spectateur non-averti d’avance, non victime du « spoiler alerte », ne sait pas qu’il est déjoué et, paradoxalement, lors de la sortie de la salle, il se réjouit du renversement subi. C’est la jouissance cognitive du puzzle finalement maîtrisé. Tout rapport de cause à effet est rétabli, quelles que soient les révisions que l’on opère à la dernière minute ou post hoc.
6Troisième cas de figure. Le spectateur hésite en continu, il est donc en panne quasi-permanente quant à l’ontologie de ce qu’il voit – est-ce un rêve, un cauchemar, un fantasme, une hallucination, une vision psychotique ? – mais le metteur-en-scène dépanne le spectateur de manière nette dans le temps du visionnement du film. Exemple : Le Charme discret de la bourgeoisie (Buñuel, 1972) où on voit une séquence, par ailleurs tout-à-fait plausible dans la logique de la trame narrative, et l’on apprend tout de suite après que ce ne fut qu’un rêve ou une vision de demi-sommeil. Les lignes de démarquage cependant restent nettes et les statuts ontologiques incertains ne durent que le temps de la séquence. S’il y a ici dysfonctionnement narratif momentané, il est bien cadré et ponctuel. Et l’effet de répétition fait que le spectateur apprend au fil de la séance à jouer le jeu du passage d’un registre de réalité à l’autre de manière ponctuelle. Notez que dans les trois catégories précédentes nous opérons dans des champs d’intentionnalité du metteur en scène qui sont au bout du compte assez transparents pour un spectateur compétent dans le temps réel de la projection.
7Quatrième cas de figure. Le statut ontologique des effets que l’on voit n’est pas clair, et cela en continu durant, à la sortie, et bien après le visionnement du film en salle. À l’aide d’hypothèses, on fabrique du sens d’un instant à l’autre, sous forme d’hypothèses très conjecturelles et ponctuelles, mais à la fin on révise ou on met en doute nos interprétations antérieures. Dans ce cas de figure, le démarquage entre réalité et la raison d’une part, et fantasme, rêverie, demi-sommeil, hallucination, folie, d’autre part, reste flou dans la continuité du film aussi bien qu’à la sortie et bien après. Exemples phares : Belle de Jour (Luis Buñuel, 1967) où l’on hésite entre trois niveaux de lecture ; et de manière beaucoup plus spectaculaire, Mulholland Drive (David Lynch, 2001), sans oublier Blow Up (Michelange Antonioni, 1967), et bien sûr le film si souvent évoqué dans ce colloque, Memento (Christopher Nolan, 2000). Ce genre de film pousse à la limite les jeux spatio-temporels et, de manière générale le statut ontologique des phénomènes visionnés et entendus. Tout simplement, le fil causal disparaît, suspendu qu’il est entre un nombre de causes plausibles. Ce genre de film demande beaucoup de la part du spectateur, mais celui-ci apprend à s’y plaire. Le spectateur croit comprendre, jouer le jeu de la narration instable, du temps et de l’espace flous, de l’identité et de l’ontologie incertaines, voire contradictoires… pour finir par retomber dans un trou épistémique, dans le doute, dans une inquiétante étrangeté pérenne. Le sens du film reste toujours discutable – Belle de Jour ! Il y a trop de coups de la panne sans issue, mais assez de ficelles pour reconstruire pour soi-même une causalité plausible, ou même envisager plusieurs causalités et identités. Il y a ici, dans ce cas de figure, une sorte de véritable érotisme narratif. L’espace d’intentionnalité du metteur en scène reste à jamais à demi voilé, nous jetant dans un espace esthétique et cognitif bien au-delà du puzzle et de l’activité habituelleconsistant à remplir les trous, les pannes de dévoiements et fourvoiements, parce que le doute plane toujours sur le statut ontologique de tout effet de la narration. L’opacité prime et nous donne un frisson narratif rare.
8Cinquième cas de figure. On quitte carrément tout régime conventionnel de doute, incertitude, découverte, et décalage temporaire – la dialectique entre fonctionnement et dysfonctionnement, leur fond de cohérence implicite, mesurée par des idées normatives, ce qui est toujours, à mon sens, le non-dit dans le concept des coups de la panne. Dans un film comme Le Fantôme on quitte l’activité du puzzle conventionnel où l’on remplit des éléments manquants dans une suite narrative avec une apparente continuité pour entrer dans un monde de pur hasard, ou, plus précisément, un monde qui produit un effet de pur hasard sur le spectateur ; un monde où il n’y a même pas une prétention de continuité, de liaison causale entre l’enchaînement des séquences, ce qui reste malgré tout la prémisse opérante dans tous les autres cas de figures, aussi abstraits, opaques, contradictoires qu’ils soient. Rares sont les films qui ont recours à ce cinquième cas de figure, et encore plus rares sont ceux qui y réussissent. Mais, c’est précisément le cas du Fantôme, notre film structurellement et stylistiquement picaresque, explicitement fantastique, quelque peu surréaliste, qui, lui, a réussi ce pari d’ériger les coups de la panne narratifs en principe générateur du sens. À la sortie d’un tel film, les questions qui s’imposent au spectateur ont peu à faire quant à l’identité et à la continuité causale dans le sens de « qui a fait quoi à qui comment et pourquoi », comme c’était clairement le cas dans nos discussions au sujet du film Memento.
9Ce qui reste avec le spectateur dans ces cas est un effet englobant d’une réalité plus riche, nuancée, imaginée parce que précisément le hasard y est représenté pour le fondement réel qu’il est en effet de notre réalité. Pour Buñuel, représenter le hasard et les coïncidences absurdes qui en résultent est l’essence critique du surréalisme6. Il est, finalement, intéressant de noter le fait que ce cinquième cas de figure n’est même pas envisagé comme une possibilité narrative pour des critiques aussi avisés que David Bordwell et Kristin Thompson pour qui «Le Hasard de Kieslowski, Cet obscur objet du Désir de Buñuel, Toto le Héros de Von Dormael, et autres films d’une tendance très artificielle soit ignorent soit suppriment toute motivation réaliste ou générique. Ils se représentent tout simplement et tout purement comme des expérimentations libres dans l’art de raconter7». Pour nous, pourtant, Cet obscur objet du désir appartient clairement à des cas de figure beaucoup plus concrets dont l’action est clairement motivée et le mode narratif est des plus classiques. Il s’agit après tout d’un protagoniste qui raconte les diverses péripéties d’une histoire de désir fou à ses voisins de compartiment. C’est une fréquente stratégie narrative bien ancrée dans la picaresque espagnole, et donc pas du tout des « expérimentations libres dans l’art de raconter8 ». Ceci sera précisément le cas dans La Voie et dans Le Fantôme, mais non dans Cet obscur objet du désir. C’est dire que notre cinquième cas de figure, le plus abstrait et véritablement décousu, le vrai laboratoire expérimental du récit, n’est même pas envisageable en tant que possibilité narrative dans le classement de Bordwell et Thompson parce que leur cas limite typologique reste bien en-deçà de la rhapsodie non-causale au niveau macro que Buñuel nous propose dans Le Fantôme. Un autre cas révélateur dans ce sens est celui de Gwynne Edwards dans un livre qui offre une lecture des films de Buñuel, depuis Un Chien andalou (1929) jusqu’à Cet obscur objet du désir (1977) où nos deux films sont à peine mentionnés9. C’est dire, en somme, la rareté absolue d’un film tel que Le Fantôme aussi bien que l’embarras critique que ce film représente, un film véritablement limite, véritablement hors cadre et donc d’un grand intérêt théorique pour ceux qui sondent les limites des dysfonctionnements textuels, ou en l’occurrence, cinématographiques.
Le Fantôme de la Liberté
10Avant d’aborder la description du film, il convient d’entamer notre discussion par une image géométrique de la forme de cette narration, celle des boîtes qui s’enchaînent par des points de relais, et où la première et la dernière boîte se reflètent en partie. En voici une représentation schématique :
Nous verrons que cette forme, surtout dans la tension entre les flèches (points de relais), et les boîtes (ensemble de schémas narratifs bien connus) capture assez nettement la structure narrative de ce film ainsi que la raison précise de son intelligibilité. Ce qui nous achemine vers la définition des schémas cognitifs et narratifs. Les fonctions des schémas narratifs seraient 1) Remplir les blancs dans ce que nous voyons et lisons ; 2) Permettre l’inférence logique à partir de données partielles ; 3) Permettre ainsi de rendre le monde fictionnel plus prévisible ; 4) Reconnaître la cadence et les liaisons entre des schémas complexes (« subschemas ») ; 5) Réduire le nouveau au connu intelligible et prédictible10. Pour notre propos cinématographique ici, il s’agit de schémas qui permettraient au spectateur de reconnaître le sens global de la structure des événements qu’il voit filer sur l’écran, donc leur causalité contextuelle et ontologique. On pourrait désigner celle-ci comme « la théorie cognitive des macrostructures d’un récit» qui permettrait « la reconnaissance de la charpente d’une œuvre, son squelette, qui donnerait au spectateur une représentation sommaire de la structure connue ou attendue d’un événement ». L’essentiel c’est que ces macrostructures narratives donnent lieu à « des attentes contextuelles implicites11 ». Ces schémas sont en somme des modèles explicatifs qui soutiennent l’entendement de la causalité narrative et qui assurent la liaison rapide entre perception, cognition, et réaction. Ces macrostructures narratives constituent une dimension cognitive dite « top-down », qui contraste clairement avec les schémas-images classiques (espace contenu [« container »], trajectoire, force, etc.) qui, eux, sont « bottom-up » et beaucoup plus universels12. Ces définitions et fonctions quelque peu abstraites peuvent facilement s’expliquer par un exemple assez familier pour tout lecteur de cet article. Pensez à votre dernière visite dans un musée ou dans une église ornée. En regardant les toiles ou les vitrages vous pouvez automatiquement comprendre le sens des représentations telles que La Madone et son Fils, la Stabat Mater, le Dernier Repas, dont regorgent les églises et les musées. Vous possédez tous les schémas cognitifs et culturels afin de vous rendre compte du contexte, de remplir les blancs où il y en a, de rendre la suite des images prévisible, et de vous rendre compte des complexités et des nuances. Par contre, lors d’une visite dans une grotte paléolithique, vous êtes démuni de tout cet appareil cognitif qui vous avait si bien servi (à votre insu la plupart du temps) au Louvre ou à Chartres. Certes, on reconnaît la forme des animaux divers, on apprécie la qualité de la représentation de la faune zoologique. Mais sait-on véritablement le sens de toutes ces figures pour la culture paléolithique comme l’on sait le sens des représentations au Louvre ou à Chartres ? Non ! Pas du tout ! Et pire, la quasi-totalité des « graphèmes » dans les grottes paléolithiques sont en fait des formes ou signes abstraits dont le sens nous échappe totalement même si ces signes et leur sens sont restéslargement constants à travers toute l’Europe pendant 30 000 ans, …tout le contraire des croix ou des poissons dans l’iconographie religieuse qui nous sont fort bien lisibles.
11Dans ce qui suit le concept du schéma narratif (les « boîtes ») au niveau de chaque épisode en soi reste assez transparent et déterminé – tout divers, fantastique, et bizarre qu’il soit par ailleurs – et il contraste fortement avec les points de relais (les « flèches »), qui, eux, sont complètement arbitraires. Cette tension cognitive entre boîtes et flèches, entre le familier et l’aléatoire, si vous voulez, nous aidera à comprendre la structure singulière du Fantôme et nous permettra également de mettre en avant des hypothèses qui expliquent le succès de ce film, et par ailleurs, l’insuccès relatif de La Voie.
Les Huit Séquences du Fantôme de la Liberté
12 Sur fond de la toile célèbre de Goya « Le 3 mai 1808 à Madrid » (« L’exécution ») on voit des soldats français exécuter des Espagnols à Tolède en 1808. Ces Espagnols crient en mourant « ¡Vivan las cadenas ! », « Vive les chaînes ! ». Les soldats français profanent une église et des sépultures ; l’officier embrasse la statue d’une femme enterrée et la statue en marbre du mari gifle l’officier, à la Mérimée ; le français riposte en profanant la sépulture de la femme, à la Gautier13. Point de relais : une bonne espagnole assise sur un banc public dans un jardin parisien en 1972, un livre à la main, et qui lit précisément la nouvelle de Necker où se trouve cette scène.
13Un homme âgé, le stéréotype-même du pervers pédophile, offre des cartes à deux filles. L’une des filles montre ces cartes à ses parents qui en sont furieux, mais ces cartes les allument aussi. Point de relais : le mari, souffrant de dépression, se rend chez un médecin dont l’infirmière demande subitement deux jours de congé pour voir son père mourant. Elle part sur le champ et se trouve dans une auberge isolée où s’entrecroisent cinq narrations différentes à la manière de Cervantès et de Diderot.
14Suite à un éboulement de terre, cette infirmière se trouve dans une auberge isolée durant une nuit orageuse. Notez le schéma littéraire conventionnel de l’auberge espagnole qui est le pendant « structurel » du pur hasard narratif. Dans cette auberge à la Cervantès, cinq intrigues différentes se nouent et interagissent : 1) L’infirmière et ses déboires avec des personnages divers ; 2) Les quatre frères carmélites qui se spécialisent dans les miracles et le poker ; 3) Un couple espagnol, une danseuse de flamenco et un guitariste (et d’ailleurs la seule vraie panne narrative puisqu’ils disparaissent aussitôt sans suite aucune) ; 4) Un couple sado-maso, femme dominatrice qui monte une performance publique avec la fessée de son compagne exhibitionniste soumis ; 5) Un couple incestueux composé d’une tante d’une cinquantaine d’années et de son neveu âgé de 18 ans ; 6) Un professeur de l’académie de la gendarmerie nationale. Point de relais : au petit matin l’infirmière amène le professeur à l’académie de la gendarmerie.
15Dans cette académie suit une scène cocasse où le prof explique la doctrine de Margaret Mead : les lois ne sont que des conventions totalement arbitraires ; l’envers et l’endroit ne dépendent que de la perspective qui est toujours toute relative14. Point de relais (le moins arbitraire du film) : le prof donne en exemple un dîner auquel il a récemment participé avec sa femme et qui illustre cette idée.
16Le dîner carnavalesque où les actes de manger et de déféquer s’inversent en termes de valeurs esthétiques et conviviales. On défèque ensemble assis sur des toilettes en grande convivialité et on mange tout seul dans une salle quelque peu honteuse « au fond du couloir à droite».
17Retour à la classe de l’école de la gendarmerie. Point de relais : deux policiers s’excusent de reprendre leur service.
18Ces deux policiers arrêtent un homme qui roule vite, soucieux de gagner le cabinet de son médecin qui lui annoncera qu’il souffre d’un grave cancer du foie. Rentré chez lui, cet homme apprend que sa fille a disparu de l’école. Or, elle y est bel et bien, répondant à l’appel devant sa maîtresse, la directrice de l’école, sa nurse, et ses parents. Mais tout le monde agit comme si elle n’y était pas, tout en l’interrogeant et en lui commandant de se taire. Cette scène comique se répète au commissariat. Point de relais : le commissaire gronde un policier parce que ses chaussures ne sont pas impeccablement cirées. Plan suivant : ce policier est assis à côté d’un terroriste qui attend, lui-aussi, de se faire cirer les chaussures avant de commettre une tuerie de masse.
19Un sniper, tueur de masse, tire depuis le trentième étage de la tour Montparnasse. Il est arrêté, jugé coupable et condamné à mort, mais il est aussitôt relâché et félicité de tous, – juristes, policiers, membres du jury, spectateurs. En sortant du Palais de Justice des fans lui réclament des autographes. Point de relais : Le préfet de police, après avoir trouvé la petite fille perdue, va dans un bar dont il est un habitué.
20Ce préfet voit dans le bar une femme qui ressemble exactement à sa sœur morte depuis quatre ans. Il reçoit un coup de fil de cette sœur, la morte, qui l’invite à lui rendre visite à minuit dans leur caveau de famille. Il y va et essaie de forcer sa sépulture. Point de relais : il est arrêté et il se retrouve dans le bureau d’un autre préfet de police, son double fantasmatique. Les deux discutent d’une manifestation à réprimer durement tout près du zoo à Paris, espérant tous les deux qu’aucun animal ne sera mis en danger dans le massacre des manifestants qui se produira. Suit une hécatombe où des CRS tuent en masse les manifestants à la manière des troupes napoléoniennes à Tolède ; les animaux s’affolent. La boucle se referme, de massacre en massacre, sur les cris en espagnol des manifestants : « ¡Vivan las cadenas ! », « Vive les chaînes ».
21Ce recensement nous révèle une dimension importante du fonctionnement de ce genre de narration. À savoir : seuls les points de relais (les flèches) sont vraiment arbitraires, tandis que les scènes (les boîtes) font appel à notre capacité aussi bien innée que culturelle à comprendre les scènes chacune à son tour, quel que soit l’ordre ou la liaison, fussent-ils complètement arbitraires. J’espère que cette description assez simple du film vous convaincra de cela. Dans le flux de l’expérience cinématique, les schémas, qui sont facilement identifiables, priment sur les liaisons, qui restent purement aléatoires. En d’autres mots, nos perceptions, cognitions et réponses affectives sont surtout épisodiques et s’accommodent fort facilement du discontinu. Ce ne sont pas des pannes narratives d’ordre capital. Notre cognition naturelle tolère assez bien le coq-à-l’âne, pourvu que les épisodes tiennent chacun en soi en termes de schémas cognitifs bien reconnus et définis : massacre, perversions, ennui, disparition, sacrilège, situations pédagogiques, coutumes de table et de défection, y compris leurs inversions ludiques, sans oublier les allusions culturelles : ici, la picaresque espagnole ; là, le fantastique romantique, et partout le Marquis de Sade qui se cache en plein jour à peu près partout. Pour le spectateur, les inversions, jouer à l’envers et à l’endroit, se tolèrent facilement, à condition que les schémas de base restent identifiables et cohérents15. Ces schémas sont donc des unités de sens minimales et fonctionnent par conséquent comme des contraintes, des chaînes, si vous voulez, qui garantissent la réussite d’une transaction narrative qui se donne pour l’expression du pur hasard, mais qui n’en est pas une. Ces schémas indiquent le seuil d’intelligibilité.
22Nous sommes en mesure maintenant de voir pourquoi la première tentative purement picaresque de Buñuel ne pouvait produire un succès durable au-delà de sa première sortie, et ce premier succès était probablement du à un effet de nouveauté et de curiosité – un happening. C’est au festival de Venise en 1967 où Belle de Jour gagna le Lion d’or, et après y avoir vu La Chinoise de Jean-Luc Goddard, que Buñuel décide de se libérer de toute convention narrative : « si c’est ça le cinéma d’aujourd’hui », dit-il à Carrière, avec un mélange de moquerie, d’irritation et d’admiration, « alors nous pouvons faire notre film sur les hérésies16 ». Buñuel saisit ainsi le moment pour créer finalement ce film dont il rêvait depuis au moins 1963, et probablement bien avant. Il saisit le moment pour créer en toute liberté, liberté quant à la forme aussi bien que liberté quant au sujet, liberté au fond idiosyncratique, ce qui limitera le succès de cette gageure. À ce bref moment, il croit sincèrement mais naïvement, me semble-t-il, au fantôme de la liberté narrative, insoucieux des contraintes réelles qui existent toujours, même durant l’apogée du cinéma avant-gardiste et expérimental. Mais Buñuel ne pouvait se tromper à la longue. Le film restait une énigme, ne fonctionnait guère, ne produisait ni identification ni affect, sans quoi un film peut être intéressant et stérile à la fois. Pourquoi ?
23En somme, La Voie ne fonctionne guère en tant que narration parce le spectateur se trouve souvent en perte de repères, ou perte de schémas cognitifs d’ordre historique et culturel. Dans le film, il s’agit de deux hommes, Pierre et Jean, qui font pèlerinage de Chartres à Saint-Jacques-de-Compostelle. Rien de plus classique comme macro structure narrative : une source, une trajectoire, deux protagonistes, un but identifiable, des rebondissements rocambolesques durant le voyage – un « road » et « buddy movie » des plus classiques. Mais, à la différence du Fantôme, les épisodes qui émaillent cette trajectoire, cet « avoiement », comme l’avoue Jean-Claude Carrière, le coscénariste de La Voie, sont en fait « un fatras presque indescriptible17 ». Pourquoi précisément « indescriptible » ? Parce que décrire revient à comprendre, ne serait-ce que de manière partielle et décousue. Mais dans ce film il s’agit de comprendre des représentations de vignettes tirées de l’histoire des hérésies chrétiennes issues des sectes gnostiques qui ont hanté la doctrine catholique puisque ces hérésies gnostiques nient la possibilité même d’une synthèse christique de l’humain et du divin ou du mal et du bien réconciliés dans un corps divin. Or, ce sujet n’est qu’une abstraction pour le spectateur moderne, même le plus cultivé, qui possède au mieux une idée très vague du moteur conceptuel du film, sans plus. Plus généralement, il s’agit là en majorité de débats théologiques sur l’ histoire des hérésies chrétiennes concernant surtout les hérésies gnostiques depuis l’antiquité jusqu’à l’âge classique : des manichéens gnostiques aux jansénistes, en passant par le Catharisme, sans oublier quelques scènes surprenantes où figure un Jésus, peu charitable, militant, antinomien, et particulièrement agressif. Voici une partie du bref résumé qu’Arnaud Duprat fait de précisément ce « Fatras presque indescriptibles » : « Un berger du IVe siècle apparaît en Île-de-France pour proposer à Pierre et à Jean de participer dans la forêt à l’orgie de Priscillien, évêque d’Avila. Il suffit au berger de passer l’orée du bois pour assister à une scène extraite du passé espagnol. De la même façon, les deux vagabonds croisent sur leur route un Jésuite, un Janséniste et des religieuses convulsionnaires du XVIIIe siècle, des étudiants du Siècle d’or, puis des aveugles qui, bien qu’habillés de manière contemporaine, se réunissent avec Jésus Christ et ses disciples dans la forêt de Saint-Jacques18». Il est clair que Buñuel tâte ici les limites de l’élasticité cognitive du spectateur. Vous voyez que ce n’est même pas le « fatras » au niveau de l’ensemble, du continu, qui gêne le plus, mais précisément le fait que ce soit pour le spectateur un fatras indescriptible au niveau de chaque discontinuité, de chaque épisode, de chaque « boîte », pour insister sur notre métaphore de base. Le critique de cinéma anglais, Ian Christie, distille parfaitement le problème incontournable ici. Il raconte que lors de la première projection de La Voie pour la presse en Angleterre, avant la sortie générale, conscients de l’ignorance presque totale des critiques professionnels en matière d’histoire des hérésies religieuses, les distributeurs du film avaient joint aux invitations des fiches des repères historiques et théologiques, des « bluffers », sorte de précis de théologie hérétique pour les nuls19. C’est dire à quel point les producteurs avaient compris tout de suite que le film en lui-même n’arrive pas à créer sa propre grammaire, pour reprendre l’expression heureuse de David Bordwell, que le film ne passe pas en temps réel pour un spectateur assis dans une salle, fût-il un critique professionnel, et donc un agent culturel des plus sophistiqués20.
24L’histoire des hérésies chrétiennes fut de longue date une manie personnelle de Buñuel, et à l’exception de quelques spécialistes de l’histoire de l’Église, une manie non partagée par le grand public, et surtout pas partagée par les cinéphiles les plus avisés en 1969, ces cinéphiles qui connaissaient Althusser mille fois mieux que Presillien. Un duel entre un Janséniste et un Jésuite, une orgie en pleine nature entre bonnes sœurs et moines, une bonne sœur qui se fait croisée pour revivre la passion du Christ, produisent certes des images qui frappent l’imagination, piquent l’intérêt, étonnent les sens, étonnent nos attentes, mais sont-ils des schémas vraiment compréhensibles ? Non ! On ne s’y engage point au-delà d’une fascination visuelle. On comprend sans doute les schémas cognitifs de base (source-trajectoire-but, action, force, espace, interaction humaine, corps, sexe, violence, mouvements, etc.), mais pas du tout les schémas conceptuels à une échelle plus complexe et ce parce que précisément la causalité globale des faits reste floue, malgré tous les efforts et la bonne volonté du spectateur assis dans la salle de cinéma.
25La Voie est donc aux antipodes de la structure fondamentale du Fantôme. Dans le premier film on comprend bien les points de relais, qui sont les étapes géographiques nous acheminant de France vers Saint-Jacques-de-Compostelle. Mais ce qui fait défaut c’est la logique causale au sein des épisodes, au sein des « boîtes ». En d’autres mots, on voit le comment (les événements en eux-mêmes sont compréhensibles au niveau le plus minimal), mais le pourquoi, la causalité, le contexte, si vous voulez, nous échappe, faute de schémas cognitifs culturels d’ordre macro narratif. C’est tout le contraire des photos cochonnes, des fessées, de l’inceste, des disparitions d’enfants, du terrorisme de masse, et des abus policiers et politiques du Fantôme̶ tous éléments (schémas) bien « rôdés », somme toute, du répertoire narratif moderne, tous bien compris et ressentis causalement par chaque spectateur, tous parfaitement contextualisés, même si les liens entre eux restent parfaitement aléatoires. Tandis que dans La Voie les relais vont de soi (nos « flèches » sont des étapes du pèlerinage), les épisodes (nos « boîtes » et donc les macro narrations), nous fascinent peut-être, mais nous laissent perplexes à la longue. Et, voilà l’essentiel, cette perplexité court-circuite toute possibilité sérieuse d’identification, faute de quoi la transaction narrative reste frustrante, laissant le spectateur intrigué, certes, mais tout de même, frustré, et donc, en panne d’identification. Et, sans identification, qui ne peut être au minimum que le corrélatif de l’entendement des relations causales, me semble-il, tout récit tombe en panne, aussi osé, piquant et expérimental soit-il par ailleurs. (Ceci dit, je pense que les thèmes gnostiques suggérés dans La Voie sont en fait la clef de voûte herméneutique de l’œuvre du dernier Buñuel 1961-1976. Mais cette analyse-là est hors sujet ici.)
26Dans La Voie l’équilibre précaire que Buñuel saura construire cinq ans après dans Le Fantôme se perd en faveur du chaos, en faveur finalement du dévoiement et du fourvoiement. La voie se perd, et le sens s’envole. Et avec cette entropie du sens, s’envole aussi, me semble-t-il, la possibilité même d’une identification effective et affective, ce que, malgré la nature épisodique et aléatoire de l’ensemble, Le Fantôme réussira à créer. C’est qu’entretemps, entre 1969 et 1974, Buñuel, je propose, avait bien digéré la différence entre la liberté productrice de sens et la liberté stérile de sens parce que trop idiosyncratique. Or, un film est un spectacle public, et n’existe vraiment que comme phénomène collectif. Il y a un écart énorme, après tout, entre le (bon) coup de la panne qui redémarre le récit de plus belle et la panne qui plante la machine dans une tranchée au bord de la route. Et je pense que cette évolution entre 1969 et 1974 explique pourquoi Le Fantôme était clairement, parmi tous les films divers qu’il avait tournés, le film favori de Buñuel, le film où il a su parfaitement équilibrer rêve et réalité, hasard et nécessité, liberté individuelle et contrainte naturelle21.
27Nous sommes en mesure maintenant de proposer une réponse plausible à notre question de départ, à savoir : Pourquoi Buñuel commence et achève-t-il Le Fantôme en louant les chaînes ? « ¡Vivan las cadenas ! » Il me semble que ce mystère pourrait se comprendre en termes de paradoxe de la logique narrative que je viens de décrire et d’analyser, c’est-à-dire la primauté de l’épisode sur l’architecture d’ensemble, comprise par Buñuel, comme une contrainte, un ancrage, un enchaînement sans quoi la narration divague dans tous les sens, libre mais inefficace et donc ratée. Après l’échec relatif de La Voie, Buñuel et Carrière reconnaissent les limites cognitives d’une transaction narrative et cinématographique. Ainsi, le contraste entre La Voie et Le Fantôme se révèle nettement révélateur d’un principe narratologique généralisable : on peut en effet sauter du coq-à-l’âne, mais et le coq et l’âne doivent être bien schématisés, faute de quoi l’on passe des coups de la panne, générateurs de sens, à la panne, voire, au non-sens. Buñuel surtout comprend qu’il ne peut engager le spectateur dans des histoires qui n’intéressent au fond que lui-même et qui, de surcroît, se trouvent au-delà des compétences culturelles du spectateur. Il y a des limites à toute expérimentation narrative, et ces limites enchaînent, dans le sens primaire du mot, le scénariste et le metteur en scène. Les chaînes narratives, s’il y en a, ne se trouvent pas nécessairement au niveau de l’enchaînement de l’ensemble mais au niveau de l’emboîtement des épisodes. En d’autres termes, l’on peut créer un « fatras », mais il faut que les éléments divers de ce « fatras » soient descriptibles, et donc, compréhensibles. Et lorsque Buñuel revient à la logique narrative picaresque « classique », ce retour à la source profonde de son art rend possible la réussite confirmée et durable du Fantôme. Il y a, paradoxalement, de la liberté dans la reconnaissance de ces « chaînes » incontournables que Buñuel salue ironiquement mais sérieusement, malgré tout fantasme romantique/avant-gardiste d’une liberté totale dans l’expression artistique dont le surréalisme ne fut qu’un avatar tardif22. Tout simplement, Buñuel reconnaît dès lors que ce fantasme de liberté sans aucune contrainte est un fantôme, ce qui du coup nous fournit une autre explication de l’identité du « fantôme » dans le titre du film. En tout cas, Buñuel claironne ce paradoxe de la liberté enchaînée et au commencement et à la fin du film. C’est un vrai dernier testament esthétique, me semble-t-il et il fait une allusion furtive dans sa dernière réflexion à ce paradoxe : « Cette liberté [politique et illusoire] prenait bientôt un autre sens, la liberté de l’artiste et du créateur, tout aussi illusoire que l’autre23 ». Et, peut-être notre analyse ci-dessus n’avait-elle pour but principal que de commenter cette idée de l’illusion artistique (surréaliste et, plus généralement, avant-gardiste) en nous servant de deux moments dans l’évolution artistique de Luis Buñuel, la création en 1969 de La Voie où il ignorait ces contraintes à la liberté totale, et la création en 1974 du Fantôme où il tient compte de ces contraintes et donc réussit son projet de manière impeccable. De plus, notre contribution consiste à délinéer la nature de ces contraintes qui ne sont pas nécessairement « idéologiques » dans le sens marxiste de ce terme, mais plutôt cognitives, ayant affaire aux processus de base qui relient les narrations (perceptions des phénomènes) aux cognitions (la possibilité des gestalts micro et macro), et aux réactions des spectateurs – joie ou ennui.
28Cette analyse suggère également une hypothèse d’ordre plus général en narratologie. Dans une narration épisodique qui ne prétend à aucune unité classique, la pertinence des schémas contenus dans les épisodes prime sur les points de relais. La causalité locale, interne à un épisode, prime sur la causalité globale. En d’autres mots, on peut ne pas vraiment comprendre le sens profond d’une œuvre dans sa totalité, dans son continu global, tout en se réjouissant des épisodes. La vraie inférence causale et tout ce qui en découle se passe au niveau de la gestalt de l’épisode du discontinu, et non de la gestalt de l’ensemble, du continu. L’on tolère facilement le rire et la jouissance narrative de l’expérience spéctatrice d’un film comme Being There (Hal Ashbey, 1979) dans la temporalité cinématique de l’expérience en salle, sans nécessairement avoir explicitement une idée du sens global du film comme ce serait typiquement le cas dans un film conventionnel d’aventure, d’action ou de romance. Les vrais coups de la panne narratifs se situent par conséquent au sein des épisodes, et non pas dans les points de relais qui, eux, sont secondaires en termes de cohérence causale pour le spectateur assis dans une salle de cinéma. La cognition du spectateur tolère de grandes vadrouilles picaresques et baroques, mais abhorre le vacuum contextuel au niveau de la logique de base au niveau épisodique. Il y faut un centre de gravité du cognitif dans le sens le plus large, et du moment que celui-ci est bien perçu, ressenti, et compris, le spectateur tolère bien tout écart formel quant au déroulement linéaire, spiral, en avant, en arrière, réaliste, fantastique, fantaisiste. Contrairement à l’idéal classique, ce n’est pas nécessairement l’architecture globale, pas les diverses unités néoclassiques (Temps, Lieu, Action et leur modes normatifs) qui confèrent du sens à un récit ou à un film, mais plutôt la cohérence au sein des épisodes aussi décousus ou surfaits soient-ils – Les Métamorphoses et Les Milles et Une Nuits, modèles éternels ! Et d’ailleurs Buñuel, lui-même ne se trompe pas là-dessus : « La digression est ma manière naturelle de raconter, un peu comme dans le roman picaresque espagnol24 ».
29D’autre part, sur le plan de la cognition narrative et sur le plan de l’analyse empirique des discours, je spéculerai ici que cette malléabilité de la forme globale des narrations à l’échelle d’un film entier, ressemble beaucoup à la logique des conversations spontanées entre individus, ces bavardages qui sont émaillés d’épisodes et où l’on saute du coq-à-l’âne tout naturellement – et sans gêne, aucune. Il est vrai que nous sommes devenus des accros des formes classiques, comme je l’avais illustré dans les premiers quatre cas de figure. Mais il est également possible que ce soit plutôt le récit ficelé et bouclé de bout en bout qui fasse exception dans la vaste économie des vrais discours humains (« Vrais » dans le sens empirique25). Pantagruel et Jacques le Fataliste et son Maître sont plus mimétiques du torrent linguistique et cognitif qui coule dans le flux constant de notre (in)conscience « on-line », comme disent les cognitivistes, et dans ce qui se passe dans nos vraies conversations de tous les jours qui ne ressemblent point à Phèdre ou à Madame Bovary, avec leurs cohérences thématique et formelle sans faille. Ce sont ces récits dits « classiques » parce que, prétend-on, « naturels » et « mimétiques », qui sont en fait artificiels, qui sont des sur-artefacts et qui sont, de plus, ressentis comme tels par des spectateurs – de pures conventions esthétiques devenues habitudes par la force de fréquentation et de domestication du goût. Et c’est peut-être dans ce sens précis que les coups de la panne narratifs chez le Buñuel du Fantôme, dans tout ce qu’il y a de libre mais aussi d’enchaîné, dans tout ce qui y relève simultanément du hasard et de compréhensible, qui s’approchent le plus de l’idéal surréaliste d’accéder à la réalité « réelle », dans toutes ses dimensions, la (sur)réalité qui gît sous le réel idéalisé, factice parce qu’il n’est qu’habitude devenue seconde nature. Le Fantôme représente en somme une des plus belles tentatives d’excavation de ce naturel vraiment naturel, donc surnaturel, donc un « surréel » qui nous fascine, étonne, et surtout, nous plaît, nous fait sincèrement rire avec délice26.