Comment ne pas finir ? Balzac et les fins intermédiaires
1Pour un célibataire balzacien, « faire une fin » – autrement dit se marier – relève de la fin intermédiaire ; de même pour le romancier, aux yeux de qui fins et commencements échangent volontiers leurs propriétés1. La notion de fin intermédiaire, avec sa plasticité, son ambivalence, me semble particulièrement pertinente pour relire La Comédie Humaine, et revenir – avec plaisir, un peu de vertige et au risque de quelques évidences – sur son mouvement incessant et les libertés laissées au lecteur.
2Mon point de départ – et mon objet – sera le dispositif cyclique de Balzac et son discours auctorialqui engage à lire toute fin comme intermédiaire, puisque le principe des personnages reparaissants prolonge leur vie fictionnelle en amont ou en aval de la fin du roman, et que la structuration en trois étages du dispositif d’ensemble des Études et des Scènes fait de chaque roman, pour l’auteur, un « chapitre » de son œuvre. Si cela est bien connu, il reste intéressant de voir de plus près comment l’assemblage des romans multiplie et modifie ces fins intermédiaires – que l’on appellera parfois « clausules2 » pour faire court et par différence avec la clôture romanesque.
3En prenant pour axe directeur la question : « de quoi la fin est-elle la fin ?3 », je les observerai d’abord dans les romans isolés, puis, en changeant d’échelle, dans les regroupements en ensembles ou sous-ensembles, enfin dans le vaste système hiérarchisé de La Comédie Humaine, avec le mouvement de réédition et de réécriture qu’il entraine4. En effet, comme la clôture d’un texte publié ne marque jamais, pour Balzac qui voit dans l’imprimé un nouveau manuscrit, l’arrêt de son écriture, la fin se voit déplacée ou remodelée, en constante adaptation à la finalité de l’ensemble5 : les fins intermédiaires en sortent modifiées et le plus souvent allongées. En ne retenant, pour des raisons évidentes, que quelques exemples parmi tous les possibles, je voudrais ainsi survoler ce monde textuel en mouvement, à la fois tourbillon et labyrinthe.
1. Scansions internes
4Je rappellerai brièvement que dans l’édition dite Furne, le découpage en chapitres a été considérablement réduit à partir de 1842 : la continuité et l’unité dominent dans la mise en page, au plus loin du feuilleton-roman en pleine ascension, qui, lui, multiplie alinéas, chapitres et fins de livraisons. En supprimant les scansions internes capitulaires dans plus des trois-quarts des romans, Balzac auteur et éditeur leur confère une compacité distinctive : cette édition à la fois de luxe et à bon marché (luxe par le format in-8°, le papier, la typographie, et à bon marché par la densité compacte de la page et les volumes vendus en livraisons) oblige le lecteur à chercher des repères dans le texte même. Et quand sont gardées certaines des subdivisions antérieures, chapitres ou parties, celles qui divisent une suite narrative6, celles-ci soulignent des unités narratives majeures mais sans chercher à créer une attente. De surcroît, les titres invitent souvent à lire une analogie ou une opposition, plus qu’une successivité. Ainsi le titre de la première partie de Béatrix « Les personnages », qui précède « le drame », désigne nettement l’exposition,et la scène clausulaire réunit tous les protagonistes autour de Calyste, amoureux sans espoir de Béatrix7. Cette scansion capitulaire qui indexe l’analyse des composants romanesques se démarque elle aussi du feuilleton-roman.
« La fin du début et le début de la fin8 »
5La démarcation interne la plus forte au fil de la lecture est celle qui sépare le drame de ce qui le prépare et le rend inévitable : une fin de début et une anticipation de la suite, conformément à la célèbre description qu’a donnée Proust du roman balzacien : « les lentes préparations, le sujet qu’on ligote peu à peu, puis l’étranglement foudroyant de la fin9 ». Cette première scansion, un récit à dominante descriptive, met en place des éléments explicatifs et tout le réseau des causalités.
6Parmi les nombreux exemples possibles comme Le Père Goriot, Le Cousin Pons etc., je retiendrail’exposition de La Recherche de l’Absolu qui décrit les prémisses de la passion scientifique dévorante de Balthazar Claës : une préparation d’une trentaine de pages dont la fin est signalée et datée du moment où l’épouse commence à lutter contre la menace destructrice de la science, sa rivale10. La fin du début de La Cousine Betteconcentre elle aussi les traits d’une fin intermédiaire balzacienne : une scansion forte, commentée par un narrateur dont le métalangage applique « les lois de la Scène au Récit11 » : « Ici se termine » l’« introduction », qualifiée aussi d’« exposition »12 . La clausule fonctionne comme un seuil narratif, fermeture et ouverture : le début finit parodiquement sur un double mariage, deux unions qui nouent tous les fils des drames à venir, la vengeance de Bette et les amours morganatiques de Hulot. Dans ces années 1840 où le feuilleton-roman est à son apogée, avec son art de la coupe, du suspens, Balzac cherche à la fois à rivaliser avec lui sur certains points13, et à jouer avec ses conventions. Ainsidansl’édition en feuilletons de La Cousine Bette, le chapitre de fin d’introduction titre ironiquement : « Où la queue des romans ordinaires se trouve au milieu de cette histoire trop véridique, assez anacréontique et terriblement morale14 » ; où l’on voit que la parodie de titre feuilletonnesque s’associe à l’ironie sur la poétique romanesque « ordinaire ».
7On peut poursuivre cette lecture clausulaire en prenant pour butée la fin et en remontant le flux narratif jusqu’à cette autre scansion qu’est le début de la fin15. Dans les romans complexes à plusieurs intrigues, chacune, en se dénouant, peut amorcer la fin. Dans Le Père Goriot, où quatre drames se déroulent parallèlement (ceux de Vautrin, Mme de Beauséant, Rastignac et Goriot), l’arrestation de Vautrin marque une première fin intermédiaire, suivie de l’abandon de Mme de Beauséant et sa retraite en province. Et le narrateur situe explicitement la fin de l’éducation sentimentale et sociale de Rastignac (« Son éducation s’achevait »16) quand celui-ci quitte le bal pour retourner auprès de Goriot mourant. A l’entre-deux, les clausules complètent cette éducation et amorcent le dénouement.D’autre part,thématiquement, elles miment les dénouements romanesques, plus ou moins dysphoriques, alors que le dénouement lui-même est une relance, un nouveau commencement, comme le défi à Paris de Rastignac ou le remariage du baron Hulot avec Agathe Piquetard.
Refus du « joujou à surprise »
8De ces clausules, je retiendrai le soulignement de leur fonction démarcative par le narrateur, ce qui ne surprend pas, mais distingue nombre de clausules des excipits, souvent ambigus et confiés à un propos de personnage par un narrateur qui se dérobe. Dans le jeu avec les topoï spécifiques de ces lieux démarcatifs, ce sont les conventions propres aux clôtures romanesques que reprennent en les ironisant parfois, les clausules, en particulier la fin euphorique qu’est le mariage. On sait que peu de romans de Balzac en font leur dénouement (Modeste Mignon, Ursule Mirouët), à la différence de ce début de roman qu’est l’exposition : l’exposition de La Maison du chat-qui-pelote, en 1830 déjà, se termine par un double mariage17. Car bien avant de moquer les facilités du feuilleton-roman, aux débuts duquel on sait qu’il a participé avec La Vieille Fille, en 1836, Balzac raillait la recherche de « l’intérêt, ce monstre romantique18 » : dès la préface à Histoire des Treize, en 1831, il accusait les romans noirs de convertir le récit « en une espèce de joujou à surprise »19 et ironisait sur la construction d’une attente par des péripéties et rebondissements répétés, ce que, à la fin des années 1840, le feuilleton-roman instituera en loi de sa poétique.De là, en 1846, l’ironie marquée de la Cousine Bette, le contexte culturel venant renforcer l’impact du jeu avec le topos devenu stéréotype20.
9Cependant la recherche de la spécificité des fins intermédiaires balzaciennes doit se faire moins à l’échelle d’un roman qu’à celle de leur regroupement, où se perçoit mieux leur double enjeu, narratif et discursif, plaisir et savoir mêlés.
2. Une poétique éditoriale de mise ensemble
10Dès les années 1830, quand il publiait beaucoup de récits brefs en revues, Balzac a pensé les rassembler en recueils. C’est dans la même visée d’unité et de totalisation, en 1834-1835, qu’il élabore l’architecture à trois étages, titrée d’abord Etudes sociales, et invente le retour des personnages. Deux logiques différentes s’y déploient : un système classificatoire scientifique avec un principe discursif et descriptif d’une part ; d’autre part un modèle romanesque nouveau avec création d’un monde fictionnel unique, analogon du monde « réel » et un principe narratif libéré de l’ordre chronologique. Balzac articule ces deux logiques grâce à la hiérarchisation du dispositif des romans réunis en Scènes, des Scènes réunies en Études21. La lecture des fins peut suivre l’une ou l’autre de ces logiques, conclure une étude ou dénouer un récit : et c’est une distinction que Balzac opère à plusieurs reprises dans ses préfaces.
11En effet, le discours dont Balzac accompagne les éditions successives ne cesse de recommander au lecteur de suspendre son jugement en attente de la fin de publication de l’ensemble, et en attente d’une fin discursive, d’une conclusion et non d’un dénouement, ce qui n’aurait aucun sens. En distinguant ainsi complétude narrative et complétude « morale », il invite à déplacer l’attente. Ainsi en 1841, dans sa préface du Curé de village,l’auteur regrette – feint de regretter – que le roman « complet relativement à ce qu’on appelle aujourd’hui le Drame », mais « mutilé dans ce qu’on appellera dans tous les temps la Morale22 » donne seulement à « entrevoir » « le sens de cette composition23 ». L’enjeu de la clausule ou de la clôture relève donc du discursif autant voire plus parfois que du narratif24, et cela se manifeste dans les romans mis en série de façon différente selon qu’il s’agit de séries narratives, ou de regroupements thématiques.
Mise en série narrative
12Un premier roman en a engendré deux autres, car « à l’exécution tout a changé25 » écrit Balzac : c’est ainsi que la rédaction et la publication de la trilogie Illusions perduess’échelonnent de 1837 à 1843. La fin de la première partie, titrée en 1837 Illusions perdues et conçue très vite comme introduction à « une œuvre plus considérable26 », est, dans ce premier temps, dysphorique : Lucien « seul dans Paris sans amis sans protecteurs27 » pleure ses illusions amoureuses. La clôture laisse ouverte la possibilité d’une « réparation » de ce manque. Quand, en 1839, est publiée la deuxième partie, Un grand homme de province à Paris, les dernières pages (une trentaine)d’Illusions perdues (devenu une première partie) sont déplacées pour lui servir d’introduction. Dès lors, la clausule de la première partie est avancée au départ euphorique de Lucien plein d’illusions tout en amorçant le renversement à venir par les « horribles pressentiments » de son beau-frère28. Un déplacement analogue s’observe à l’articulation avec la troisième partie, témoignant de la mobilité et de la « plasticité »29 des lieux démarcatifs balzaciens30. Ceux-ci peuvent échanger leur fonction, et le côté « Janus bifrons »31 des fins intermédiaires se trouve ici accentué par la forme additionnelle et expansive de l’écriture.
13Un phénomène voisin s’observe dans Splendeurs et misères des courtisanes : Balzac brouille les repères entre clausule et clôture : c’est la fin narrative de la quatrième et dernière partie qui est un moment de relance avec la réincarnation de Vautrin en chef de la police alors que les clausules des parties antérieures miment les clôtures romanesques : celle de la première est une mort métaphorique, la chute morale d’Esther comparée à celle d’un cerf volant32, en préfiguration de celle de la deuxième, la mort d’Esther et l’arrestation de Lucien, puis de la troisième, le suicide de celui-ci. La fin « finale »33 elle, est un rebondissement dont le lecteur peut rêver la suite. Toute clôture, dans ce cycle de Vautrin, où l’intérêt romanesque joue un rôle important, est en puissance de devenir clausule narrative.
Regroupements thématiques et clausules
14En revanche, en 1835, un regroupement comme Histoire des Treize est moins narratif que thématique, puisque les trois récits juxtaposés, et pourvus chacun d’une clôture caractérisée, sont liés moins par les personnages des Treize que par des analogies thématiques et narratives : « les Treize ont vu leur pouvoir également brisé, leur vengeance trompée34 » écrit le préfacier. Balzac privilégie ainsi une relation d’analogie plutôt que de successivité et une conclusion discursive.
15La prévalence d’une logique discursive se manifeste de manière frappante dans La Femme de trente ans, unroman construit à partir de nouvelles publiées séparément en revues entre 1830 et 1837 et qui malmène la logique narrative : les héroïnes, d’abord toutes différentes, sont, au fil des rééditions et des réécritures, fondues en une seule, pourvue d’un nom, Julie d’Aiglemont. Cependant la disposition – le montage en six chapitres, préservés avec leurs titres – maintient une distinction forte entre les nouvelles initiales. Les clausules restent caractéristiques de clôtures de récits brefs35. Et en gardant leur caractère de chutes, ainsi que les ruptures diégétiques entre chapitres, l’auteur affiche son refus de lier et de lisser. Les blancs sont même soulignés par le contraste avec la continuité qu’établit le nom unique de la protagoniste36. La logique narrative est ainsi secondarisée au bénéfice de la continuité sémantique et de l’unité d’intention que le préfacier met en avant, confiant au lecteur – à la lectrice – le soin de combler les lacunes entre les récits. Telle est la liberté prise à l’égard des attentes romanesques et le choix d’un mode d’assemblage qui, dès les Scènes de la vie privée, fait écho à celui des Scènes de la vie de province.
16De fait, les regroupements en diptyques ou triptyques y sont fréquents37. Balzac réunit sous des surtitres, Les Célibataires, Les Parisiens en province, LesRivalités, les romans qu’il juge étroitement liés par un lien d’analogie thématique et non de succession narrative. Or laisser au lecteur le soin de percevoir ce lien est plus aventureux que pour les chapitres de La Femme de trente ans. Car les romans sont parfaitement autonomes. Aussi, pour rendre plus injonctif et efficient le surtitre des Parents pauvres38, le titre « Les deux musiciens » est remplacé par LeCousin Pons,qui voudrait indiquer « l’antagonisme39 » avec La Cousine Bette pour le lecteur bénévole.
17Malgré le surtitre LesRivalités, La Vieille Fille et Le Cabinet des Antiques sont souvent publiés et lus isolément. Et bien que Balzac ait déclaré vouloir faire du second la « clôture » du premier40, etalors même qu’ils sont tous deux écrits en 1836-1837, leurs liens narratifs sont dissimulés. Balzac ne cherche à unifier ni le toponyme (Alençon) ni les noms des personnages, pourtant quasi-reparaissants41 et il clôt La Vieille Fille par une conclusion à la fois discursive et narrative. Le lien de succession chronologique est masqué au profit d’un diptyque et d’une analogie : deux tableaux et deux incarnations finales du passéisme de la province, sur le mode caustique dans un cas, nostalgique dans l’autre. Les clausules discursives de Pierrette et du Curé de Tours (Les Célibataires) qui laissent à l’art et à la postérité le soin de rendre justice au protagoniste victime42, offrent un autre exemple de lien analogique. Et dans ce regroupement, tout particulièrement, les clausules prennent forme de conclusion discursive : seul l’art pourrait réparer l’injustice sociale qui y règne, indique le narrateur, et jouer ainsi un rôle quasi divin : « Convenons entre nous que la Légalité serait, pour les friponneries sociales, une belle chose si Dieu n’existait pas »43. La clausule de Pierrette laisse en effet envisager un renversement possible dans la conclusion morale quand l’héroïne est comparée à Beatrix Cenci, à qui est rendue justice grâce à la médiation de l’art du peintre Guido Reni.
18La mise ensemble de romans prend donc valeur d’incitation à les lier moins narrativement qu’analogiquement. Et plus généralement, pour Balzac, une juxtaposition dans le dispositif devrait suffire pour inciter à comparer ou à contraster le sens des romans : ainsi à propos de deux romans contigus des Scènes de la vie parisienne, deux études de la banque et du circuit de l’argent qui ne sont pas coiffés d’un surtitre, mais qu’il considère comme l’avers et le « revers » d’une mêmemédaille,Balzac écrit : « Qui lit César Birotteau devra donc lire la MaisonNucingen, s’il veut connaître l’ouvrage entier »44. La contiguïté thématique doit se comprendre comme aussi incitative ou contraignante pour le lecteur que la continuité narrative.
19En privilégiant ainsi un principe analogique et une conclusion discursive comme achèvement d’une pensée, Balzac transforme toute fin (même narrative) en fin intermédiaire discursive. Impossible dès lors de déduire d’un seul roman la pensée de l’ensemble : la conclusion est incessamment reportée. La logique classificatoire et analytique donnée à l’organisation des Scènes et Etudes déjoue toute attente d’une suite, ignore superbement la poétique romanesque « ordinaire » et conteste même le principe de récit chronologique : « Vous ne pouvez raconter chronologiquement que l’histoire du temps passé, système inapplicable à un présent qui marche45 ». On ne peut chercher de dernier mot à la pensée du roman, sinon en changeant de niveau et en prenant en compte la masse des fictions et leur complexité contradictoire.
3. Dans La Comédie humaine, toute fin de roman est intermédiaire
20Nous changeons donc une dernière fois d’échelle pour envisager le dispositif d’ensemble, ou pour reprendre le terme d’Ugo Dionne, l’archidispositif46, tel qu’il a commencé à paraître en 184247 ou dès qu’existe un projet d’ensemble en 183448, après quoi Balzac n’aura de cesse de trouver un éditeur qui rassemble et unifie ses publications dispersées49.
21Quand il se refusait encore à donner un nom unique aux héroïnes de La Femme de trente ans, il jugeait le titre d’alors, Même histoire, suffisant pour exprimer la pensée unique traversant des récits sans continuité narrative. Au lecteur d’achever « les transitions imparfaites »50 et de restituer ou de combler le non-dit. C’est selon un processus analogue que Balzac construit La Comédie Humaine comme un immense assemblage de romans et récits autonomes, doté d’une unité de pensée en même temps que de diversité et de nombreuses contradictions. En effet, dans cette œuvre qui fournit « une description complète » de la société et du demi-siècle (« le sujet a l’étendue de l’époque elle-même »51), « chaque roman n’est qu’un chapitre du grand roman de la société »52. Notons que dans cette perspective, la suppression des chapitres se voit justifiée esthétiquement et poétiquement. Il faut donc tout lire et non « juger isolément des parties d’œuvre destinées à s’adapter à un tout, à devenir autre chose par la superposition, par l’addition ou le voisinage d’un fragment encore sur le chantier »53. Non seulement Balzac porte tous ses soins à placer les romans dans le dispositif, et en déplace parfois certains pour une plus grande cohérence54, mais il s’emploie souvent, en les réécrivant, à souligner l’ouverture ou la réouverture55 des fins intermédiaires que sont devenues toutes les fins – dénouements et conclusions56.
Génétique éditoriale : une mobilité généralisée
22Une nouvelle campagne de relecture-réécriture, notamment des lieux démarcatifs, commence pour Balzac avec l’édition Furne, visant entre autres à resserrer les liens entre des œuvres qu’avaient dispersées ces contraintes éditoriales dont il s’est plaint si souvent57.
23Ainsi la clôture de La Maison du chat-qui-pelote, placé en 1842 en tête de toute La Comédie Humaine, devient clausule et déterminante non par une réouverture de l’intrigue mais par ajout du commentaire métalittéraire d’un inconnu qui médite, devant la tombe de l’héroïne, sur les « puissantes étreintes du génie »58, méditation éloquente en ce lieu éditorial stratégique. Ailleurs Balzac explicite un lien thématique entre des romans relevant de deux « Scènes » différentes : quand il réécrit la fin des Chouans, le premier roman signé en 1829 et qui se clôt sur le topos de la mort des amants, il crée des échos avec les derniers qu’il ait écrits, en 1847 et 1846-48, LaCousineBette et L’Envers de l’histoire contemporaine, construisant un arc à très longue portée : en 1842, il ajoute une conclusion morale sur l’esprit chevaleresque de la vraie noblesse qui consonne avec l’estime « que les soldats ont pour les loyaux ennemis »59, et dont on retrouvera mention lors de la mort du maréchal Hulot dans le roman de 1847 ; et en 1845, il ajoute encore un paragraphe pour évoquer le procès Rifoël, Bryond et La Chanterie que M. Alain raconte à Godefroid dans L’Envers de l’histoire contemporaine (Ibid.)
24En 1845, quand il réécrit la fin de la trilogie d’Illusions perdues dans le « Furne corrigé », Balzac souligne la clausule et renvoie explicitement au volume suivant de la série, Splendeurs et misères des courtisanes : « Quant à Lucien, son retour à Paris est du domaine des Scènes de la vie parisienne. »C’est ainsi, hors fiction, l’auteur qui annonce une suite et fait signe au feuilleton-roman ; mais il conforte aussi un mot qualifiant Lucien reparti vers Paris en voiture de poste (et avec Herrera) : « Ce n’est pas un poète, ce garçon-là, c’est un roman continuel »60. Rétroactivement, la clausule donne vie et sens propre à la métaphore, Illusions perdues est un « roman continuel », qui fait de sa fin un commencement. Tout comme La Comédie Humaine.
25En en retardant indéfiniment la fin, Balzac ne cherche évidemment pas à ménager l’intérêt romanesque, il opère un radical changement de perspective. Dès 1840, il parle de la « pensée d’avenir ou philosophique » qui naîtra du tableau général : « Sa pensée sera la pensée même de ce grand tout qui se meut autour de vous »61.Et l’enjeu de la lisibilité de cette « pensée », qui ne peut « se trouver [que] dans l’ensemble », est majeur : c’est la conquête de la postérité qui en dépend : « S’il voulait le succès immédiat, productif, [l’auteur] n’aurait qu’à obéir aux idées du moment et à les flatter comme ont fait quelques autres écrivains. Il connaît mieux que ses critiques les conditions auxquelles on obtient la durée d’une œuvre en France »62. Cette pensée-roman n’est pas une morale ou une conclusion apologétique comme dans Le Curé de village, ce n’est pas non plus celle que développe l’« Avant-propos », tel que le rédige Balzac en 1842. Ce ne peut pas être non plus la conclusion discursive de La Comédie Humaine, cet étage des Études analytiques qui somme le monument et en énonce les principes sous-jacents63 ; ce serait d’ailleurs paradoxal puisque les Études de mœurs ont largement pris le pas, sur le plan génétique et éditorial, sur les deux autres étages. C’est bien plutôt « la pensée même de ce grand tout » littéraire, aussi multiple et complexe que le monde social, celle qui se dégage de l’ensemble des romans, tous pris et lus dans le dispositif.
Vouloir « tout savoir »
26Le dispositif d’ensemble et le retour des personnages aux effets ainsi renforcés créent une telle richesse de possibles que le devenir intermédiaire des fins peut se faire par la simple interaction du lecteur et du dispositif : il naît de la juxtaposition des romans dans la mémoire, des liens tissés au hasard des lectures. Ainsi le lecteur qui lit d’abord la fin de L’Interdiction comme dysphorique, puisque échoue la tentative pour écarter la menace que la marquise d’Espard fait peser sur son mari, se réjouit en apprenant, au détour d’une conversation, dans Splendeurs et misères, que justice a finalement été rendue au marquis64. Le dénouement devient rétroactivement clausule et s’inverse. De même, l’appartenance de tous les personnages à un seul et même monde fictionnel permet de jeter une lumière nouvelle sur un destin : ainsi la seconde ou la troisième vie de Diane de Maufrigneuse, devenue princesse de Cadignan, modifie son nom aussi bien que sa personnalité. Ses liaisons successives forment autant d’intrigues à fins intermédiaires – que vient parachever et effacer à la fois son amour pour d’Arthez, seul « dénouement » de son destin. « Est-ce un dénouement ? Oui, pour les gens d’esprit ; non, pour ceux qui veulent tout savoir »65, lit-on à l’excipit des Secrets de la princesse de Cadignan. De même, dans Béatrix, publié en 1839 et 1845, des propos de salon apprennent au lecteur que l’héroïne du Bal de Sceaux (1830), d’abord victime de sa vanité nobiliaire et mariée à un vieil oncle, est remariée à Charles de Vandenesse ; au lecteur d’imaginer s’il le désire cette seconde vie66.Quand toute fin, devenue intermédiaire, est en attente de compléments offerts au hasard de la lecture, le dénouement, lui, ouvre sur la pensivité, hors du livre, dans l’imaginaire du lecteur, qui n’a pas besoin de « tout savoir »67. Cela vaut pour chaque roman et plus encore pour l’ensemble, cette « formidable machine de démultiplication et de pluralisation du sens »68.
27Tout peindre, tout faire lire sont les deux faces d’un même désir, la visée d’une totalité forcément inaccessible, la description d’un monde69. Achever un geste de totalisation serait en avouer les limites ; échouer à le faire, c’est reconnaître la totalité comme inépuisable et insaisissable. Balzac ne refuse pas de conclure, comme Flaubert, mais se met en situation de ne pas finir, avec ce dispositif qui repousse à l’infini toute conclusion définitive et laisse place au lecteur.
28Les injonctions répétées de Balzac pour que l’on continue la lecture, injonctions comprises et reprises par ses meilleurs lecteurs, comme George Sand70, ne sont pas toujours suivies d’effet, on s’en doute. Cependant grâce aux multiples entrées que donne la diversité des « immenses détails » que sont les romans et grâce à la mobilité étourdissante du dispositif, on peut construire des lectures productives même en privilégiant tel lien plutôt que tel autre71, même en contestant le dispositif, comme le font, très différemment, dans leurs éditions respectives, Albert Béguin et Roland Chollet72. C’est toute l’histoire de la réception de Balzac qui illustre combien les conclusions ambiguës, complexes et contradictoires sont nombreuses et qui démontre le pouvoir heuristique de la diversité des parcours possibles. Quand toute fin ou conclusion peut être prolongée ou inversée, le manège critique ne peut s’arrêter de tourner, comme sont sans cesse relancées la vitalité et la pérennité de l’œuvre.