L’inachèvement dans les romans d’émigration féminins
1Dans la Poétique de la relation,Edouard Glissant s’interroge sur les notions de l’errance et de l’exil en les posant dans un rapport dynamique, non opposé, avec les notions de société et de sédentarité. Au fil de sa réflexion, il rappelle que les fresques épiques fondatrices de communauté, l’Ancien Testament, l’Iliade, l’Odyssée, les Chansons de Geste, sont des récits d’exil et d’errance. Ce paradoxe témoigne à ses yeux d’une relativisation du lien entre enracinement dans un territoire et appartenance à un groupe. Pour le philosophe, la littérature est consubstantiellement liée aux interrogations identitaires de l’individu, et loin d’offrir des réponses, elle se penche sur les contradictions. La littérature, écrit-il, « dit la communauté, mais à travers la relation de son apparent échec ou en tout cas de son dépassement, l’errance, considérée comme tentation (désir de contrevenir à la racine) et le plus souvent éprouvée par les faits »1.
2La relation que Glissant établit entre deux concepts d’apparence opposée enrichit le regard que l’on porte sur les récits d’émigration car il nous invite à s’attarder sur les interstices de textes littéraires qui dans le contexte de l’exil ne parlent pas seulement de manque mais également d’enrichissement. La littérature enregistre de différentes manières, stylistique, thématique, structurelle, ces forces souterraines conflictuelles qui traversent l’écriture. Quand des femmes écrivains écrivent des romans d’émigration qui témoignent d’un vécu en corrélation avec les événements révolutionnaires, elles parlent dans un même souffle du déracinement physique et des transformations identitaires qu’une situation nouvelle impose. Déracinement, nomadisme, précarité, entraînent des changements dans la manière d’être de celui ou de celle qui vivait jusque-là dans une réalité sociale stable et privilégiée. Raconter l’expérience de l’exil provoque inévitablement une remise en question du passé et un regard différent posé vers le futur ; un regard qui dépasse les malheurs concrets de la perte et du départ. L’une des voies poétiques que les femmes auteurs empruntent pour effectuer dans le discours ce double geste serait un refus de clôturer les récits romanesques de l’expérience de l’exil au féminin. La dimension formelle de l’inachèvement dans l’écriture fictionnelle demande à être reliée à une manière de dire en creux dans le déploiement de l’intrigue, le rejet d'une complétude désormais impossible à imaginer.
3Elément essentiel du schéma narratif, la conclusion s’intègre naturellement dans la trame d’un récit qui satisfait les attentes convenues du lecteur en quête de consolation et de réconfort2. Au XIXe siècle, la structure du roman réaliste obéit à un principe de cohérence selon lequel le parcours diégétique s’ouvre vers des aventures qui aboutissent nécessairement à une fin tragique ou heureuse3. L’élargissement initial de l’intrigue précède l’inévitable rétrécissement qui annonce le terme du récit, et avec lui, le retour à l’ordre social, moral et/ou politique, qui rassure le lecteur désireux de trouver dans la fiction le sens qu’il ne peut trouver dans la vie réelle. On le sait, cette cohérence diégétique est mise en doute dans le roman du XXe siècle4, siècle des grandes guerres, des génocides, des renversements territoriaux et des bouleversements identitaires. La potentialité de suspendre d’un point de vue formel le mouvement vers une clôture apparaît également dans plusieurs œuvres du siècle des Lumières, période charnière des grandes remises en question religieuses, sociales et politiques dans l’histoire de la France5. Ce phénomène littéraire pourrait expliquer en partie la vogue des romans épistolaires et des romans-mémoires qui déploient une intrigue plus souple, plus vagabonde que celle du roman réaliste, et qui se prêtent aisément à une conclusion ouverte. D’un point de vue formel, le roman épistolaire repose sur un schéma narratif qui souligne l’immédiateté de l’écriture, valorise le moment présent et suggère l’incertitude d’un futur imprévisible, comme l’a noté Yvette Went-Daoust à propos de Mme de Charrière6.
4Catherine Ramond7 a présenté les raisons de la popularité de la forme épistolaire qui caractérise également les romans d’émigration : la séparation imposée par les événements révolutionnaires justifie l’échange de lettres entre personnages qui fuient et ceux qui restent. Plongés dans les tourmentes des événements, les interlocuteurs se trouvent dans un état permanent d’attentes, d’espoirs, d’interrogations que peut traduire l’écriture épistolaire. Michel Delon confirme cette caractéristique dans la présentation de L’Émigré de Sénac de Meilhan (1797) : « [Sénac] choisit le roman, et plus précisément le roman épistolaire, pour rendre compte d’une situation en mouvement, d’une réalité éclatée »8. De plus, le topos du manuscrit retrouvé dote le récit d’un vernis d’authenticité et de crédibilité historique.
5Dans leur ensemble, les romans et les mémoires d’émigration participent de la production testimoniale de la Révolution. Ecrits par ceux qui perdaient leurs privilèges et leurs biens, ces livres dessinent des tableaux d’exode souvent apocalyptiques : châteaux brûlés, pillés, nobles pris en otages, torturés, assassinés, et cela dès le début des événements, la liste des horreurs perpétrées par le peuple est longue dans un ouvrage comme celui de l’historien Henri Forneron :
C’est en août 1789 que M. de Barras est découpé en morceaux devant sa femme ; que la princesse de Listenay et ses deux filles sont attachées nues à des arbres ; que le chevalier d’Ambly a les cheveux arrachés, et jeté sur un fumier et piétiné par les paysans ; que Madame de Montesu et ses invités sont torturés pendant huit heures jusqu’à que, dévorés de soif, ils demandent de l’eau et sont noyés dans l’étang […]9.
6Suite au climat de violences, de délations et de désordres, les routes se couvrent de fugitifs, les uns vont à pied comme des mendiants, les autres sont dans des voitures souillées de boue. Ces images reviennent dans plusieurs romans d’émigration comme dans L’Emigré évoqué plus haut10, ou celui de Louis de Bruno, Lioncel ou l'émigré, nouvelle historique (1800). Dans le premier livre, la fin est tragique, dans le second, le héros éponyme retrouve après de multiples périples sa fiancée Eléonore et l’épouse. L’auteur s’était employé à construire une intrigue riche en rebondissements composée d’amours et de vengeances quand en arrière-plan la Révolution et la Terreur servent de décors aux complots et aux manigances les plus terrifiantes, comme il l’écrit dans son introduction :
« Le sujet de cette nouvelle se trouve nécessairement lié avec la Révolution, et n’en est qu’une conséquence : j’ai été obligé d’en parler. Ce que j’en ai dit, est exactement vrai, mais paraîtra exagéré dans trente ou quarante ans. J’ai pourtant affaibli les tableaux des grands événements que j’ai présentés. […] c’est l'histoire détaillée des événements qui eurent lieu à la rentrée d’un émigré dans sa patrie »11.
7La promesse d’exactitude historique au cœur d’aventures rocambolesques où les bons (nobles de sang et de cœur) et les méchants (révolutionnaires violents et aristocrates sournois) s’opposent dans un principe binaire convenu, est prononcée également dans le roman de B. A. Picard,Le Retour d’un émigré, ou Mémoires de M. d’Olban (1803). L’avertissement exprime à la fois un engagement idéologique et le désir de plaire au lecteur :
« Les sentiments qu’on y raconte sont une image fidèle de ceux qu’éprouvèrent cent mille familles de Français, obligées de fuir leur patrie sanglante, couverte d’échafauds, et qui semblait être plutôt gouvernée par des bourreaux que par des administrateurs […]. Justement dégoûté de la plupart des romans qui ne servent qu’à ennuyer les gens oisifs, et qu’à corrompre la jeunesse, on désirait depuis longtemps un ouvrage fait pour amuser, en peignant les plus nobles passions du cœur humain »12.
8Le retour du héros en France avec la prise de pouvoir par Bonaparte, symbolise l’espoir de temps nouveaux. Chez les femmes auteurs, une dynamique différente s’amorce et l’on observe qu’à la différence des auteurs masculins qui préfèrent la clôture traditionnelle, elles posent au cœur de leurs récits la question de l’incomplétude.
9Avant la Révolution, Mme de Graffigny avait déjà refusé aux lecteurs des Lettres péruviennes le plaisir d’une fin romanesque. Ce choix littéraire, loin d’être une négligence, inscrit une « thèse féministe »13, constate English Showalter qui considère que Mme de Graffigny abandonne l’héroïne à un sort incertain pour dénoncer l’injustice faite aux femmes dans la société de son temps. Quelques décennies plus tard, l’incertitude frappe les femmes de l’aristocratie prises dans le tourbillon de la Révolution. Quitter son pays, les lieux de l’enfance, les parents et les amis, renoncer à sa langue maternelle, craindre de la perdre sans en apprendre une nouvelle, devoir s’adapter à des mœurs inconnus et souvent incompréhensibles et, inévitablement, traverser une crise profonde de déstabilisation à la fois financière, culturelle et identitaire, tout cela participe des malheurs de l’émigration. En contrepartie, un processus de libération s’accomplit dans ce passage d’un espace à un autre, et une possibilité de renaissance pointe dans un contexte nouveau. Pouvoir bouger, se déplacer du centre vers les marges, déverrouiller les principes rigides qui placent les individus dans des cases en fonction de leur statut social, de leur sexe, de leur religion, s’obtiennent en partie grâce à l’exil. Dans quelle mesure cet état nouveau s’exprime-t-il, entre autres choix littéraires, par l’inachèvement du récit ?
10Dès ses premiers romans, les Lettres Neuchâteloises (1784) et les Lettres de Mistriss Henley (1784), Mme de Charrière choisit une forme qui demeure volontairement ouverte. Pour Lucia Omacini, ce geste exprime une « revendication d’autonomie poétique et esthétique »14. Dans un article récent, une autre critique, Paola Perazzelo résume en ces termes :
L’inachèvement représenterait donc pour l’auteure un moyen de protestation original dans la mesure où il se propose de miner les formules sur lesquelles repose le fonctionnement d’une société patriarcale, d’ouvrir une faille dans les canons classiques de la composition et d’imposer un point de vue “autre” à toute une tradition.15
11Au plan politique, des écrivaines comme Isabelle de Charrière, Mme de Genlis ou Mme de Duras se positionnent par rapport aux événements historiques en général et à l’émigration de la noblesse française en particulier, dans une sorte d’entre-deux qui se veut aussi objectif que possible. Pour Istvan Cseppentô, la modération du ton et la pluralité des voix confirme le « caractère féminin »16 de ces romans d’émigration portés par un mouvement dialectique du pour et du contre. Les femmes écrivains expriment à travers leurs personnages un souhait de réconciliation nationale qui est plus rare chez les auteurs masculins : « À une époque où chacun se définit par rapport à son appartenance à un camp politique […] une romancière Mme de Charrière ose suggérer que plus que la forme du gouvernement, c’est la paix qui importe », écrit Istvan Cseppentô17. Les Lettres trouvées dans des portefeuilles d’émigrés de Mme de Charrière traitent en effet de sujets politiques reliés aux événements révolutionnaires. Dans leurs échanges épistolaires, Alphonse, l’Abbé des *** et Laurent B. Fontbrune discutent des épreuves politiques que traverse leur pays ; ils formulent des idées qui les éloignent maintes fois de leurs convictions premières, déployant ainsi un débat d’opinions qui imprègne l’œuvre d’une tonalité plus souple, plus modérée, plus ouverte.
12Un même esprit de modération se dégage d’un autre roman d’émigration de Charrière, Trois femmes. Sans participer activement à l’intrigue, l’arrière-plan politique met en rapport l’émigration féminine et ses conséquences au plan culturel, politique et social. L’impact féministe du titre frappe d’emblée le lecteur, celui d’hier comme celui d’aujourd’hui. Dans cet ouvrage, trois héroïnes, trois françaises émigrées, issues de milieux sociaux différents, et désormais sans attaches, prennent leur destin en main. Le préambule du roman évoque les thèses kantiennes sur le devoir moral développées dans son essai : Sur l’expression courante : C’est bon en théorie mais non en pratique (1793). Charrière entend démontrer, via son narrateur premier, l’Abbé de Tour, qui relate l’histoire de ces trois personnages féminins, que la Femme est un sujet autonome capable d’autocritique et de compréhension abstraite des lois, suffisamment perspicace pour discerner le choix moral qu’il convient de faire selon les circonstances. L’auteure confronte Emilie, jeune orpheline émigrée, à un dilemme moral relié à la condition féminine. Faut-il condamner ou soutenir une amie fidèle qui a fauté ? c’est la question qui se pose quand Joséphine, sa servante et amie, avoue une grossesse illégitime et supplie Emilie de sauver son honneur. Celle-ci peut choisir entre « des grands mots, la vérité,vos principes, vos habitudes »18, en d’autres termes, la condamnation et l’abandon de son amie, ou un engagement et une aide qui risquent d’entacher sa réputation et d’être mal interprété par un entourage plus sévère. La jeune femme secourt Joséphine et favorise son mariage avec Henri, le serviteur récalcitrant qui a l’impression d’être pris au piège. Le choix d’Emilie est acte de responsabilisation. Il témoigne d’une émancipation idéologique et d’une prise de distance par rapport aux normes morales qui ont forgé son éducation. A partir de la référence kantienne, l’ensemble du roman est appréhendé à la fois comme une critique féministe et une réflexion postrévolutionnaire profondément sceptique, comme l’a souligné l’historienne Carla Hesse :
Charrière offered an outlaw circumstances, of contingent self-constitution in relation to both inlaws – husbands, parents – and the outlaw band. This conception of the self as ever-fleeting, moving always on the margins, marked a departure, not only from Kant but from Voltaire as well. Unlike her revolutionary predecessors, Charrière did not seek entry into male legal compact but, rather, the freedom to move, like Constance and Emilie, always along and across its borders.19
13Les termes choisis par Carla Hesse renvoient au vocabulaire qui habite l’espace verbal consacré à l’émigration. C’est dans un monde traversé par un phénomène humain qui n’avait pas été conceptualisé jusque-là, celui de vagues migratoires, de déracinements et d’exils, que peut se déployer une pensée sur la singularité féminine et son droit à l’autonomie en tant que sujet et acteur dans le monde. La possibilité d’acquérir une autonomie précisément lors de circonstances où les éléments extérieurs, qu’ils soient d’ordre politique, économique et juridique, limitent jusqu'à l’extrême les possibilités d’action, semble contredire la réalité des faits. Mais, pour les individus qui vivaient dans un état de subordination, l’émigration, aussi douloureuse soit-elle, élargit le champ des possibles et invite à une redéfinition des règles et des principes qui contribuaient directement à un état d’assujettissement, ou tout au moins, à l’exclusion de la femme de la sphère publique et institutionnelle. C'est dans ce sens qu’il convient de lire la remarque du chevalier d’Iselin dans une lettre adressée à la baronne de Blimont, dans Les Petits émigrés de Mme de Genlis : « Jamais sans la Révolution, les dames de la cour de France n’avaient connue l’étendue de leur forces morales et physiques »20.
14Dans les romans d’émigration féminins que j’évoquerai rapidement, l’on observe que les épreuves ne remplissent pas nécessairement leur rôle rédempteur, mais signalent plutôt un acheminement, des passages transitoires, des possibilités non accomplies. Cet entre-deux dont parlent les critiques qui étudient le corpus de l’émigration, prend une tournure quelque peu particulière dans la fiction féminine, et force est d’admettre que ce n’est plus la solution d’un conflit qui compte, mais les processus d’émancipation qui tracent une route que le lecteur est invité à suivre, sans en connaître l’issue. Quand Mme de Charrière confie à son ami Benjamin Constant dans une lettre datée du 16 mai 1794, qu’elle ne peut décider du sort de ses héros dans les Lettres trouvées dans des portefeuilles d’émigrés, et qu’elle écrit : « Laurent pourrait bien être guillotiné […] Pauline peut-être se noierait ! »21, elle avoue une impuissance qui participe de l’écriture et nourrit sa pensée. Dans la dernière lettre des Lettres trouvées dans des portefeuilles d’émigrés, lettre écrite par l’ami hollandais Leopold Nieuwermeulen, il est question de la difficulté à déterminer le statut de Pauline, débarquée à Amsterdam :
« Je suis chargé Monsieur de vous apprendre que Pauline c’est Pauline tout court qu’elle veut être appelée est arrivée hier chez mon père fort heureusement avec un vieux domestique […] La voilà qui vient au bureau. Comment m’avez-vous appelée me demande-t-elle. Pauline tout court. Ni Madame ni Mademoiselle. Non, mais vous me feriez plaisir de m’apprendre comment je dois dire et comment vous voulez être appelée dans la Maison. Conseillez-moi. – Mais qu’êtes-vous ? Je suis Mademoiselle, mais j’aimerais mieux qu’on me crût Madame […] Oui. Disons donc Madame Pauline. Madame Pauline ne va pas trop bien… auriez-vous dans votre famille quelque terre dont vous pussiez prendre le nom. Sans doute mais il ne nous est plus permis de porter de ces noms-là. En Hollande cela n’a pas d'inconvénient. Et vous ne pensez pas que cela fit de la peine à un citoyen français. Pas du tout, eh bien donc je m’appellerai Madame Pauline de. Non je ne puis m’y résoudre cela pourrait faire quelque tort à mes parents et déplaire à un homme à qui je veux toujours plaire. »22
15Pauline tout court, ou Pauline de, Mademoiselle ou Madame ? Pauline renonce-t-elle à son titre de noblesse ? Les questions illustrent la dissonance entre la rigidité de principes qui s’effritent et la souplesse requise pour s’adapter à un monde nouveau. Pauline, peut-elle épouser l’homme qu’elle aime, fils de boulanger et de surcroît jacobin ? Cette alliance, si elle devient imaginable à l’heure de la Révolution, est-elle toutefois réalisable ? L’héroïne pourra-t’elle surmonter les préjugés ancestraux de classes et de privilèges, même si le jeune Laurent Fontbrune mérite pleinement son amour ? Les personnages éprouvent des sentiments conflictuels et des convictions contradictoires. Face aux partisans des deux camps opposés, ils se contentent d’exprimer leurs hésitations et doutes. Dans la seconde lettre du roman adressée à son ami aristocrate Alphonse, Laurent exprime un désarroi existentiel profond : « En vérité, je n’en sais plus rien ; la tête m’a tourné, je ne sais plus ce que je suis ni ce que je veux »23. Les tourments de Laurent au début du roman résonnent symétriquement avec les difficultés que rencontre Pauline en corrélation avec les questions d'identité qui clôturent le roman.
16Un même climat de crispation identitaire caractérise le récit de Mme Polier de Bottens, Mémoires d’une famille émigrée (1798). L’écrivaine raconte les tourments amoureux de Théodore, jeune noble, et d’Alix, fille adoptée par la famille de son amant, confrontés au refus obstiné de la famille noble, figée dans une posture aveuglément stérile, et désormais inconcevable. Le refus d’affronter la réalité et l’entêtement à s’accrocher à un passé détruit, sont formulés avec emphase par la tante de Théodore :
Quoi ! La fille d’un concierge deviendrait ma nièce, porterait le nom de marquise de Clairsans ! Ah ! fussè-je plutôt restée ensevelie sous les ruines du cloître que j’ai été forcée de quitter, avant de voir la profanation d’un nom aussi illustre.24
17Par respect pour leurs proches, les jeunes gens se séparent sans jamais renoncer à leur amour. Le roman suit les errances des jeunes héros qui une fois séparés, n’ont de cesse de se retrouver sans jamais y parvenir. Théodore et Alix se situent entre deux mondes, celui instable, mouvant, souple, et fluide du présent, et celui pétrifié du passé. Des paroles coléreuses citées plus haut, et de la réponse désespérée de Théodore : « Peut-être regretterez-vous un jour de n'avoir écouté que le vain orgueil de la naissance »25, se dégage la prise de distance auctoriale à l’égard de l’obstination nobiliaire. Une souplesse de pensée est nécessaire non seulement pour s’adapter aux aléas de l’émigration, mais encore pour poser un regard neuf sur le monde nouveau qui émerge. Que Mme Duval, la tante d’Alix, accepte volontiers la remise en cause les privilèges de sang au nom des valeurs universelles inscrites dans la déclaration des droits de l’homme, découle naturellement des avantages qu’elle en retire :
Eh bien ! quel grand mal, disait-elle, lors-même qu’il l’épouserait. La révolution a levé tous les obstacles qui s’opposaient à ce qu’un seigneur épousât une fille de notre classe, et c’est ce qu’elle a fait de mieux. Pourquoi n’aurions-nous pas autant de droits à la noblesse, au bien-être ? Ne sommes-nous pas aussi les créatures de Dieu ?26
18L’option romanesque enregistre par conséquent les tensions identitaires et leurs enjeux culturels et sociaux, à travers une panoplie de personnages issus de classes sociales différentes. Dans Trois femmes de Mme de Charrière, les difficultés d’adaptation et d’intégration des trois femmes émigrées, Emilie, Joséphine (déjà citées) et Constance, qui vivent dans un environnement linguistique et culturel étranger, se déploient au fil du récit d’une routine de vie. Dans la seconde partie du roman, le passage d’une narration à la première personne à celui d’un échange épistolaire, multiplie les instances énonciatives. Constance de Vaucourt et l’abbé de Tour s’écrivent. Constance relate la vie au château d’Altendorf. Elle décrit les activités quotidiennes des habitants, elle trace leurs projets d’avenir, parmi lesquels un programme éducatif destiné aux enfants du voisinage, elle partage ses pensées et ses réflexions littéraires, philosophiques, religieuses et politiques, confie à son destinataire ses espoirs et ses craintes d’un avenir incertain, s’épanche en toute confiance. Ces lettres polyphoniques qui contiennent plusieurs discours rapportés inscrivent dans la trame du récit, un horizon de vie que scandent les aléas et les imprévus, et placent l’épistolière dans la sphère du débat public où sa parole est entendue. Que le roman se termine de manière impromptue avec l’évocation du malaise dans le mariage d’Henri et de Joséphine, précédée du récit des bébés échangés, permet de signaler l’ébranlement d’institutions fortes et solides par des forces extérieures, souvent subjectives et incontrôlables. Alors que l’union d’Emilie et de Théobald scelle la première partie du roman, telle une fin heureuse qui s’ouvre sur la promesse d’une reconnaissance de l’autre et de l’enrichissement mutuel qui en découle, c’est l’échec du mariage de Joséphine et d’Henri qui termine la seconde et dernière partie, comme pour mettre en doute ce qui semblait acquis : la validité d’un pardon accordé à contre gré, et la possibilité d’assouplir des formes de pensées solidement ancrées dans les consciences. Une mise en cause de la décision prise par Emilie d’aider Joséphine peut être suggérée ici, sans toutefois critiquer son choix, mais, au contraire, pour souligner l’inventivité féminine en comparaison avec l’intransigeance masculine. Le refus d'une fin romanesque convenue et rassurante demande à être reliée aux troubles qui agitent les héroïnes dans le contexte révolutionnaire, mais également à mettre en relation déracinement et réinvention d’un ancrage en terre étrangère.
19Deux autres romans d'émigration, Les Petits émigrés de Mme de Genlis et les Mémoires de Sophie de Mme de Duras, déploient un geste d’inachèvement en corrélation avec les questionnements identitaires. Une pluralité de récits d’émigration et une panoplie d’expériences de l’exil composent le roman épistolaire de Mme de Genlis. Les voix qui foisonnent font voler en éclats l’identité uniforme d’une classe sociale. Les personnages, de générations différentes, de positionnements politiques différents, de destinées différentes, issus de familles d'aristocrates disséminés, en groupe ou séparément, dans les pays frontaliers de l’Hexagone, racontent, dans leurs lettres, au fil des jours, leurs pérégrinations, leurs déboires, leurs inquiétudes. La famille d’Armilly, la famille d’Ermond, la famille de Boissière, Lord Arthur Selby, et tant d’autres, se rencontrent et se croisent, s’allient et se séparent au fil d’événements et de retournements de situations qui les obligent à se déguiser, à changer de vie et d’identité. La multiplication des points de vue illustre l’échange polyphonique mais surtout la diversité des opinions, des choix et, ce faisant, des destinées. La fin du roman semble toutefois répondre aux attentes du roman sentimental dans la mesure où l’attention est portée sur Adélaïde d’Armilly éloignée de ses parents et de sa fratrie. Celle qui était la grande absente de la diégèse, apparaît vers la fin du roman. L’on apprend au fil des lettres sa fuite de France, ses multiples errances à la recherche de sa famille, les malentendus et les contretemps qui retardent la réunion familiale. Le suspense augmente quand un séducteur entre en scène, trompe la jeune fille, la séquestre, et cherche à l’épouser de force. Miraculeusement sauvée d’une tempête, elle s’échappe et rejoint enfin sa famille à Londres, chez sa bienfaitrice, Lady Isabelle et épouse Lord Selby qui l’aimait avant même de la rencontrer. Si ce mariage scelle les aventures des petits émigrés, il fonctionne aussi comme un écran qui cache le sort de tous les autres. Qu’advient-il d’Auguste, d’Edouard, de Mélanie, d’Adrienne ou de Juliette ? Autant de fins intermédiaires qui pourraient prolonger le roman.
20L’inachèvement des Mémoires de Sophie de Mme de Duras, rédigés entre 1822 et 1823, témoigne d’un geste de refus similaire. Cette non-fin n’est pas strictement circonstancielle comme l’exégèse l’affirme27. Les pièces et morceaux qui annoncent une fin que l’écrivaine n’a pas eu le temps ni sans doute le désir de mettre en forme, indiquent ses intentions. Dans ce roman d’émigration, les événements révolutionnaires projettent Sophie, fille d’une grande famille noble et future abbesse de Remiremont, sur les chemins de l’exil. Basculement de son monde et remise en cause de ses projets, les événements l’amènent à rencontrer l’ami de son frère, M. de Grancey dont elle tombe amoureuse. Alors que la Révolution assouplit les règles dures de l’Ancien Régime corollaires de la puissance ecclésiastique, et permet désormais le divorce et l’abolition des ordres supérieurs, dans la réalité, les individus demeurent incertains, instables, souvent faibles et lâches : « il y a une manière commune de voir les choses de sentiment qui en impose parce qu’elle paraît simple, la délicatesse a quelque chose de raffiné qu’on peut aisément tourner en ridicule »28. Sophie ne peut accepter un compromis qui aboutirait à une union médiocre et à une trahison de ses sentiments les plus profonds. Croire en un amour éternel relève de la chimère en cette ère de désillusion et de désenchantement. Aussi, le renoncement de l’héroïne symboliquement inscrit dans les fragments laissés en guise de conclusion, illustre la force de caractère du personnage féminin qui ne peut désormais se contenter d’un semblant de bonheur et qui préfère la solitude à la faiblesse masculine.
21Pour conclure, je rappelle que l’inachèvement ne relève pas exclusivement d’une posture auctoriale féminine, et que tous les romans d’émigration écrits par des femmes ne demeurent pas ouverts. Toutefois, les femmes écrivains s’écartent souvent du roman sentimental pour faire la place à une vision plus lucide et plus audacieuse du devenir féminin en ces temps troubles. Les enjeux auxquels sont confrontées les héroïnes relèvent de conflits intérieurs, identitaires, moraux qu’elles cherchent à résoudre à partir de leur statut de femmes émigrées, dans un rapport de transition de soi à soi. Ce positionnement auctorial au féminin diffère de celui des romanciers qui mettent plutôt l’accent sur le rapport entre crise identitaire et crise politique, comme on a pu le voir dans les exemples évoqués plus haut.
22L’article présent s’inscrit dans le cadre d’une étude sur l’écriture féminine du roman d’émigration. Sans prétendre à l’exhaustivité, j’ai proposé de tracer l’une des possibilités poétiques qui caractérise l’émergence et la prise de conscience d’une voix auctoriale reliée à l’expérience à la fois douloureuse et émancipatrice de l’émigration et de l’exil. Douloureuse parce que l’effondrement d’un monde représente une catastrophe personnelle et collective. Emancipatrice parce que les passages géographiques transforment les individus, parce les désillusions sont source de renaissance, parce que le scepticisme enrichit la pensée. Dans les textes évoqués ici, l’inachèvement n’exprime pas uniquement la difficulté de raconter une actualité en devenir. Sous ses formes diverses, parfois partielles, parfois obliques, l’inachèvement pose la question de déplacements et de circulations dans un monde en mouvement, il participe de l’exploration d’un sujet féminin dont l’errance devient une expérience libératrice.