« Le Bel au Bois dormant », ou : Des implications de fins intermédiaires
1Peu de genres littéraires se prêtent a priori avec moins de grâce aux « fins intermédiaires » que le conte de fées, genre enlevé, bref et tout orienté vers sa fin heureuse. Même si nous savons que les premiers contes de fées littéraires ne sont pas tous euphoriques, et que des auteurs tels que Marie-Catherine d’Aulnoy (« Le Mouton d’or ») et la comtesse de Murat (« Anguillette ») nous ont laissé des contes dysphoriques mémorables dont on voudrait que la fin, malheureuse, ne soit qu’intermédiaire, il est de coutume de considérer que, si « [l]es Histoires d’amour finissent mal en général », c’est tout le contraire pour les contes de fées qui, eux, finissent bien, en général, et rapidement, de préférence. Quand, dans un séminaire, des étudiants sont amenés à définir les éléments constitutifs du genre, la célèbre happy end figure, au même titre que l’incipit « Il était une fois », parmi les éléments les plus systématiquement retenus. Tout doit tendre, ici, vers cette conclusion. Certes, on pourrait bien imaginer des fins intermédiaires qui conduiraient à une fin heureuse, mais le conte de fées n’a guère le temps de s’occuper de ces fins-là et, pour paraphraser un autre personnage du même xviie siècle, il n’est pas rare qu’on y « fasse l’amour qu’en faisant le contrat du mariage » (Magdelon dans Les Précieuses ridicules). On ne peut donc apparemment, dans ce genre bref, s’embarrasser de fins intermédiaires : tout doit tendre vers une fin à la fois prévisible, aussi rapide que possible, et heureuse, une fois les obstacles surmontés.
2Si le genre du conte de fées semble à première vue être difficilement compatible avec des fins intermédiaires, un conte en particulier peut toutefois être analysé dans les termes d’épisodes et de fins temporaires, et cela, à deux niveaux. Tout d’abord, ce conte tel qu’on le connaît aujourd’hui résulte de la récupération et de la transformation, en un seul conte, de fins intermédiaires d’un autre récit qui lui est antérieur de trois siècles et dont on retrouve des éléments dans le conte final. Ces éléments, des fins intermédiaires dans le texte originel qui concernent les aventures du héros et de l’héroïne, ont été ici combinés ensemble, à l’exclusion de tout autre élément narratif du texte originel, en un seul conte, « La Belle au bois dormant » de Charles Perrault (1697) tel qu’il est aujourd’hui universellement connu. Ou presque …
3Ensuite, ce conte fera lui-même l’objet de fins intermédiaires imposées plus ou moins consciemment par un lectorat plus tardif. Aujourd’hui, cette transformation du conte en une version qui prend pour finale une fin qui, chez Perrault, n’est qu’intermédiaire, semble s’être cristallisée dans l’imaginaire commun. Considérant ces deux versions, la version originelle de Perrault et celle qui s’est installée dans les rééditions et dans les adaptations textuelles et visuelles de ce même conte depuis près de deux siècles, nous analyserons les implications de ces deux versions dans l’interprétation que nous pouvons faire de la récupération de ce conte par une contemporaine de l’Académicien. Cette récupération, en 1712, du célèbre conte de Perrault, dans une correspondance privée certes, mais dont Saint-Simon attestera plus tard de la présence à Versailles, témoigne de la rémanence culturelle du conte de Perrault, ainsi que de sa pertinence idéologique, au début du siècle suivant. Nous verrons comment la transformation du conte originel et d’une fin intermédiaire en fin définitive telle qu’elle a lieu aujourd’hui, peut nous faire oublier le message séditieux transmis par la comparaison telle qu’elle pouvait être voulue, et comprise, au début du xviiie siècle.
« La Belle au bois dormant », conte de fins intermédiaires
4Quand paraît « La Belle au bois dormant » en 1697 dans les Histoires ou contes du temps passé. Avec Moralités, ce conte existe déjà dans deux versions antérieures. Une première version de ce conte est déjà présente dans le manuscrit d’apparat intitulé Contes de Ma Mère L’Oye, manuscritdédié à Mademoiselle, fille de Monsieur, frère du Roi, et de Madame, Princesse Palatine, et sœur de Philippe d’Orléans, futur Régent. Il existe de ce même conte une autre version intermédiaire, moins confidentielle, qui paraîtra l’année suivante dans Le Mercure galant de février. Le conte s’est ainsi développé par des états intermédiaires et successifs, sur une période de deux ans. Les changements que subit ici le conte ne concernent pas la fin, mais certains motifs tels que la scène de la séduction de la Princesse, et la révélation de la naissance des deux enfants du prince et de la Belle.
5On trouva ainsi dans la version intermédiaire du Mercure galant un long passage qui n’existe pas dans le manuscrit d’apparat et qui n’existe plus dans la version de 1697. Dans cet épisode, le prince, au réveil de la princesse, tient à celle-ci un discours galant. Entre le réveil de la princesse (« ils ne s’étaient pas encore dit la moitié de ce qu’ils avaient à se dire ») et celui du palais (« Cependant tout le palais s’était réveillé… »), la version de 1696 contient le dialogue suivant : « Quoi, belle princesse, lui disait le prince qui la regardait avec des yeux qui en disaient mille fois plus que ses paroles, quoi, les destins favorables m’ont fait naître pour vous servir ? Ces beaux yeux ne se sont ouverts que pour moi, et tous les Rois de la terre, avec toute peur puissance, n’auraient pu faire ce que j’ai fait, avec mon amour ? Oui, mon cher Prince, lui répondit la Princesse, je sens bien à votre vue, que nous sommes faits l’un pour l’autre. C’est vous que je voyais, que j’entretenais, que j’aimais pendant mon sommeil. La Fée m’avait rempli l’imagination de votre image […] »1. Cette version, intermédiaire, sied plus à un numéro du bien nommé Mercure galant qu’au conte de fée, genre bref et qui va à l’essentiel, qui paraitra l’année suivante.
6La révélation de la naissance des deux enfants du couple princier fait encore l’objet d’une version intermédiaire dans le Mercure galant. Dans le manuscrit, les soupçons de la mère du prince sont immédiatement suivis de la confirmation : le prince « vécut ainsi avec la Princesse pendant plus de deux ans entiers et en eut deux enfants dont le premier qui fut une fille fut nommée Aurore et le second un fils qu’on nomma le jour, parce qu’il paraissait encore un peu plus beau que sa sœur »2. La version intermédiaire de 1696 insère à la suite de ce passage la description suivante : « Il continua pendant deux ans en secret à voir sa chère Princesse, et il l’aima toujours de plus en plus. L’air du mystère lui conserva le goût d’une première passion, et toutes les douceurs de l’hymen ne diminuèrent point les empressements de l’amour 3. Que les amours et « empressements » du prince soient titillés par le caractère illégitime, ou tout au moins caché, de sa liaison avec la princesse, voilà qui peut faire sourire le lecteur du Mercure galant, mais qui n’a plus son rôle dans un conte de fées bref et résolument éloigné du code galant hérité du roman héroïque. Dans la version de 1697, Perrault est en effet revenu à la version plus sobre et plus factuelle selon laquelle le prince « vécut avec la Princesse plus de deux ans entiers, et en eut deux enfants »4.
7Du manuscrit de 1695 à l’édition définitive de 1697, le conte de « La Belle au bois dormant » a donc connu un stade intermédiaire avant de se stabiliser dès 1697 dans une version finale plus sobre et qui rompt avec le discours ampoulé de la tradition héroïque et galante pour aller à l’essentiel de l’intrigue : le réveil de la princesse, la rencontre avec le prince, leur union, la naissance de leurs deux enfants, la vengeance, ratée, de la belle-mère et la fin heureuse du conte. Tout est bien qui finit bien, et de préférence, vite.
8Le conte de 1697, conte bref réduit à l’essentiel, résulte non seulement de versions intermédiaires, mais de motifs antérieurs qui semblent s’être cristallisés dans la version définitive de Perrault. La critique a depuis longtemps souligné les affinités entre l’héroïne de Perrault et une autre « Belle endormie » dont l’aventure est déjà contée dans un long roman arthurien, Le Roman de Perceforest, roman écrit dans les années 1340, remanié au xve siècle, et qui est un des premiers romans de chevalerie à être imprimé. Il sera traduit en italien dès 1558 et Basile aurait bien pu en avoir connaissance5.
9Basile reprendra à son compte un motif qui ne constitue à l’origine qu’un des nombreux épisodes de ce long roman, et il en fera un conte à part entière, « Sole, Luna e Thalia » (1634-1636), « Soleil, Lune et Thalie », conte qui se base sur des fins intermédiaires d’un épisode dispersé dans le Roman de Perceforest : l’aventure du chevalier Troÿlus et de la belle Zellandine. Contrairement au conte de Basile où la rencontre avec la Belle endormie constitue la seule aventure du héros, dans le roman arthurien, 31 chapitres séparent deux rencontres des héros6. De ce récit que Jacques Barchilon a qualifié de « éclaté (ou sérialisé) » dans « un roman colossal en six volumes », Basile a réuni en quelques pages les fins intermédiaires des aventures du chevalier Troÿlus et de la belle Zellandine qui sont à l’origine traversées par bien d’autres aventures, pour n’en faire qu’une seule intrigue, un seul conte7.
10Dans le conte de Basile, l’héroïne, Thalie, se pique le doigt et, plutôt que de dormir cent ans, elle meurt. Un roi qui chasse dans les parages s’égare et « finit par trouver la chambre où Thalie reposait toujours ensorcelée »8. Après de vains essais pour la réveiller, le roi, « soudain embrasé par les beautés de la dormeuse, […] se saisit de cette proie légère et la porta sur un lit où il cueillit les doux fruits de l’amour ». La séduction ou le viol accompli, le roi s’en retourne à son palais. Après un certain temps, « la mémoire revint au roi » qui revient au palais campagnard, découvre la belle éveillée, désormais mère de deux enfants, se fait pardonner et repart chez lui en promettant de revenir bientôt.
11Dans le roman arthurien, le héros retrouve sa belle endormie devenue mère, et il l’épouse, conformément à une ancienne promesse que le héros et l’héroïne s’étaient faite, ce qui met fin à leurs aventures. Chez Basile, par contre, les retrouvailles du héros et de la princesse qui précèdent leur mariage servent non pas de fin, mais d’épisode intermédiaire puisque le conteur napolitain fait succéder à cet épisode un autre qui n’existe pas dans le roman arthurien mais qu’on retrouve aussi, transformé, chez Perrault. Chez Basile et Perrault, les retrouvailles du roi / prince et de la belle endormie sont suivies d’un épisode qui introduit un personnage féminin dont la fonction est de contrecarrer le destin heureux du couple héroïque : la reine-épouse trompée chez Basile, la reine-mère « de race ogresse » chez Perrault.
12Dans Le Roman de Perceforest, le valeureux Troÿlus est un chevalier en quête de gloire. Il est célibataire. Il peut donc épouser la princesse désormais éveillée en toute liberté. Chez Basile, le personnage qui viole la princesse endormie est roi, et non pas prince comme dans Perceforest ou chez Perrault. Et il est déjà marié, ce qui qualifie sa séduction de la princesse endormie non seulement de viol mais encore d’adultère. La reine son épouse qui a « une puce dans l’oreille » et est d’une jalousie féroce, finit par découvrir la double vie de son infidèle époux. Elle veut alors, mais sans y parvenir, faire manger à son mari le fruit de ses illégitimes amours, Soleil et Lune, ainsi que leur mère. C’est à coup d’épithètes mythologiques ou ordurières dont il a le secret, que Basile fait oublier le crime du roi, accablant la reine de tous les maux. La reine n’est au mieux qu’une Furie déchaînée ou une Néron de nouvelle espèce à qui, en conséquence, il réserve le sort qu’elle mérite : périr dans le feu qu’elle avait fait préparer pour Thalie.
13Quarante années plus tard, dans le Versailles de Le Nôtre et de la sourcilleuse Maintenon, il eût été de mauvais aloi d’offrir à Mademoiselle la fort plaisante aventure d’un prince, certes charmant, mais violeur et adultère, et de son épouse, la reine des cocues qui se transforme en Néron d’une pire espèce, « Néron en jupons », pour pousser son mari à l’anthropophagie de sa propre chair. On a beau être dans un indéfini « ailleurs » et dans un tout aussi vague « il était une fois », décidément, il y a des images qui ne passent pas à la Cour, dans un manuscrit dédié à la nièce du tout-puissant Roi Soleil ou, deux ans plus tard, dans un recueil de contes enlevés et moralisateurs, qui, de surcroit, prétend être de la main d’un « enfant ».
14Le conte de Perrault tel qu’il a paru dans le recueil de 1697 et qui résulte de la combinaison de fins intermédiaires d’un roman arthurien mais aussi d’une reconfiguration de ces aventures en un seul conte par Basile, et qui connaîtra entre 1695 et 1697 une autre version intermédiaire, connaîtra aussi, en aval, après sa parution, d’autres versions au fil des siècles. Le conte de Perrault, en effet, a lui aussi ses propres fins intermédiaires. Et le phénomène est assez rare pour être souligné car d’une part, ces fins intermédiaires ont eu lieu à l’insu de l’auteur, elles sont intervenues plus tard, pour donner de ce conte une version intermédiaire de la version finale donnée par l’auteur dans ses Histoires ou Contes du temps passé. De plus, ces versions récrites et intermédiaires qui n’avaient pour but, à l’origine, que de transmettre le conte à un lectorat nouveau, ont fini par s’imposer comme une seule version finale et définitive de « La Belle au bois dormant ». Ces transformations du texte originel au travers des siècles ont, pour la perception et la signification du conte devenu mythe universel, des implications à la fois poétiques et idéologiques que nous allons à présent analyser.
« La Belle au bois dormant », témoin de son temps, témoin du nôtre
15Pour analyser les implications des fins – considérées comme temporaires ou définitives – du conte de « La Belle au bois dormant » au xviiie siècle et aujourd’hui, j’utiliserai le témoignage d’une des contemporaines de Perrault qui récupère ce conte dans sa correspondance privée (et on sait ce que cela implique d’intimité à la Cour), récit dont le contenu circulait publiquement à Versailles également.
16Dans une lettre du 21 février 1712, la princesse Palatine, belle-sœur de Louis XIV, mère de la dédicataire du manuscrit où paraît la première « Belle au bois dormant », irrévérencieuse épistolière volontiers graveleuse, fait le portrait de son fils Philippe, qui deviendra Régent trois ans plus tard :
Les sciences, voilà ce qui va à mon fils ; c’est tout à fait dans sa nature, mais lorsqu’il veut faire le drôle, c’est quelque chose d’écœurant, tant cela lui sied mal. Les jeunes gens et sa fille elle-même se moquent alors de lui mais rien n’y fait. Il arrive à mon fils ce qu’on lit dans ces contes où l’on implore les fées au baptême des enfants. L’une souhaite que le nouveau-né soit bien fait ; l’autre, qu’il soit éloquent ; la troisième, qu’il puisse apprendre tous les arts ; la quatrième, qu’il soit habile aux exercices du corps, tels que l’escrime, l’équitation, la danse ; la cinquième lui souhaite de bien apprendre l’art de la guerre ; la sixième, d’avoir plus de courage qu’un autre ; mais la septième fée, qu’on avait oublié d’inviter au baptême dit : « Je ne peux rien ôter à l’enfant de ce que mes sœurs lui ont donné, mais je lui serai si contraire pendant toute sa vie que tout ce qu’on lui a donné de bon ne lui servira à rien ; ainsi je veux lui donner une si vilaine démarche, qu’on le croira boiteux et bossu ; je veux lui faire pousser une barbe si noire et si épaisse, lui faire faire de si singulières grimaces qu’il sera méconnaissable ; je veux le dégoûter de tous les exercices ; je veux mettre en lui un ennui qui lui fera perdre le goût de tous les arts, musique, peinture et dessin ; je veux lui donner l’amour de la solitude et l’horreur des honnêtes gens ».9
17La critique a, avec raison, utilisé la comparaison par la duchesse d’Orléans de son fils à un héros (malheureux) de conte de fées pour prouver la rémanence du premier conte de fées littéraire et de ses thèmes au siècle suivant, mais également pour mieux cerner le personnage du Régent.
18Cette anecdote, la comparaison du futur Régent au héros d’une version dysphorique de « La Belle au bois dormant » où ce ne serait pas la princesse qui subirait le courroux de la fée oubliée, mais bien le prince, était semble-t-il connue à la Cour. Comme l’a remarqué Marc Hersant, elle a été utilisée par Saint-Simon dans son grand portrait du duc d’Orléans où la comparaison avec le conte de Perrault attribuée à la mère du futur Régent « traduit bien en fable la réalité contradictoire de son fils »10. Madame, en effet, déclare Saint-Simon, « était pleine de contes et de petits romans de fées »11. Certes, elle avait peut-être la tête remplie de petits contes et de lutins d’un autre temps, mais pas de n’importe quels contes ni lutins. Et je voudrais revenir sur la comparaison de son propre fils à un héros au destin contrarié, ce que j’ai appelé dans le titre, « Le Bel au bois dormant ».
19Dans « La Belle au bois dormant », Perrault reprend donc en un seul conte des éléments, des épisodes, fins intermédiaires du Roman de Perceforest,et son conte suit la trame du conte de Basile à trois détails près. Tout d’abord, le prince n’est pas déjà marié quand il découvre la Belle endormie. Ensuite, contrairement au roman arthurien et au conte de Basile, il ne consomme pas le mariage avant le réveil de l’héroïne. Et finalement, et cette dernière différence découle logiquement de la première, comme le roi n’est pas marié, la figure de l’agresseur féminin ne peut pas, en toute logique, être l’épouse trompée puisque celle-ci n’existe pas dans son conte. Ce sera, chez Perrault, à la mère du prince devenu roi après la mort de son père qu’incombera ce rôle.
« La Belle au bois dormant », version intermédiaire, version finale
20On sait que le conte de Perrault qui a paru dans les Histoires ou Contes du temps passé en 1697 ne se termine pas là où finit celui que connaît aujourd’hui le grand public, c’est-à-dire avec le réveil de la princesse, la rencontre avec le prince et leurs noces heureuses. Cette version semble s’être installée définitivement après l’adaptation des studios Disney au milieu du siècle dernier, en 1959, avec la fameuse Sleeping Beauty. Mais il serait trop facile de faire porter le chapeau de cette récriture réductrice aux célèbres studios dans la mesure où cette version est déjà répandue dans des rééditions des contes de Perrault pour enfants, dès le milieu du xixe siècle. Au travers du xixe siècle, les éditions qui reprennent une version intermédiaire expurgée, abrégée du conte dans sa fin, et adaptée à un public de jeunes enfants, cohabitent avec d’autres éditions fidèles à l’édition originale. Mais, dès les années 1850, et avec une récurrence croissante à la fin du même siècle dans les rééditions du conte, mais aussi dans ses récupérations par le milieu du spectacle, ces versions récrites dont l’épisode désormais final n’est qu’une fin intermédiaire chez Perrault, sont adoptées unanimement.
21C’est dans ce contexte de fin intermédiaire que j’en reviens à la Palatine et au Régent, ce « Bel endormi ». Car la comparaison du fils en Bel au bois dormant ne prend son véritable sens que quand nous la relisons à la lumière du conte originel de Perrault, et non plus dans celui de la fin intermédiaire qui s’est cristallisée aujourd’hui de manière définitive. Ainsi se termine le conte de Perrault : quand elle se rend compte que ses petits-enfants ni sa belle-fille n’ont péri comme elle l’avait exigé, de rage, la Reine-Mère « commande dès le lendemain au matin d’une voix épouvantable qui faisait trembler tout le monde, qu’on apportât au milieu de la cour une grande cuve, qu’elle fit remplir de crapauds, de vipères, de couleuvres et de serpents, pour y faire jeter la Reine et ses enfants ». Enragée de découvrir que son plan a été mené à mal et qu’elle n’a pu empêcher la réunion du roi son fils avec sa famille, elle « se jeta elle-même la tête la première dans la cuve, et fut dévorée en un instant par les vilaines bêtes qu’elle y avait fait mettre »12. Mais qui est cette sorcière diabolique et malveillante ?
22Si on applique, mais en la reversant, la comparaison avec le conte et si le fils de la Palatine est le « Bel au bois dormant » au destin contrarié, on peut se demander qui pourrait bien être cette autorité tutélaire féminine qui, au lieu de jouer son rôle d’autorité féerique bienfaisante, se révèle être malveillante et toxique ? Et si nous considérons le conte de Perrault tel qu’il circulait encore alors, qui serait cette belle-mère « de race ogresse » qui n’a de cesse de vouloir accommoder sa belle-fille et ses petits-enfants « à la sauce Robert » pour les manger ? Derrière l’anecdote amusée, mais peu anodine, qui serait cette croqueuse d’hommes ?
23Si on inverse le conte conformément à la comparaison de la Palatine, qui serait cette figure féminine dont le don se révèle être contraire à tous les autres dons faits par les autres fées ? Si les légendaires fées du conte ne président pas à la naissance du prince, futur Régent, elles seront bien présentes lors de son éducation et, finalement, à son mariage. À première vue, et selon la logique retournée du conte, ce rôle ne peut être joué que par la belle-mère du Bel endormi, par la mère de la princesse donc. Or, d’un point de vue historique, c’est chose impossible. Quand la Palatine écrit sa lettre, en 1712, la mère de l’épouse de Philippe d’Orléans, Athénaïs de Montespan, ne règne plus sur Versailles depuis longtemps, et, pour cause, elle est morte depuis cinq ans.
24Il s’agit plutôt d’un personnage qui a eu sur le destin du futur régent un rôle funeste, personnage que la Palatine du reste n’hésite pas à qualifier de « vieille ripopée » (lettre du 8 juin 1692), en français dans le texte, un mélange peu ragoûtant de restes de vins, « cette ordure » (le 28 juin 1692), « la vieille ratatinée (Hutzel) » (lettre du 21 décembre 1694). Le lecteur l’aura deviné : cette autorité féminine qui combine les rôles de la septième fée courroucée et celui de la belle-mère ogresse, c’est bien la marquise de Maintenon qui a à la fois élevé les bâtards du roi et de la marquise de Montespan, dont l’épouse du futur Régent, mais qui a également œuvré pour élever la branche bâtarde au détriment de la légitime.
25Pour l’éducation du « Bel endormi », cette vilaine septième fée manigance pour que soit désigné comme gouverneur du fils de la Palatine le grand écuyer de Monsieur, le marquis d’Effiat, grand débauché qui croquait sans vergogne la chair jeune et fraîche des deux sexes. À Monsieur qui lui déclare que la marquise de Maintenon « avait fort approuvé ce choix, et qu’elle y avait fait consentir le roi », elle rétorque : « Quant à l’approbation de Mme de Maintenon, vous devriez, en cette circonstance, la tenir pour suspecte, car l’affection à M. du Maine, qu’elle a élevé et qu’elle aime comme son propre enfant, est assez grande pour lui faire désirer qu’il surpasse mon fils en vertus […] » (lettre du 26 août 1689).
26Car le fils n’a pas mauvais fond, mais il est fort mal conseillé et dirigé par des êtres débauchés et sans morale que la maudite septième fée malveillante a imposés dans son entourage. La Palatine regrette bien que son fils ait été poussé « à la débauche, car si on lui eût donné des habitudes meilleures et plus honnêtes, il serait devenu un tout autre homme. Il ne manque pas d’esprit […] Mais depuis qu’il est devenu son maître et qu’il a été entouré de vauriens qui lui font fréquenter des putains, met verloff, du plus bas étage, il est tellement changé de visage, d’humeur et de ton qu’on ne le reconnaît plus » (lettre du 2 février 1698). Voilà comment se réalise la malédiction de la septième fée qui ne peut changer le bon fond du prince, mais lui sera « si contraire pendant toute sa vie que tout ce qu’on lui a donné de bon ne lui servira à rien ».
27La septième fée ne contrariera pas seulement l’éducation du bel au bois dormant : pour rester fidèle au topos du genre, elle contrariera aussi sa rencontre, et son mariage, avec la merveilleuse princesse typique du genre féerique qu’il aurait sans doute rencontrée sans l’intervention néfaste de cette maudite fée qui n’avait pas été, mais aussi n’aurait pas dû être conviée au baptême, ni même à la cour. Et après l’éducation du prince sur le berceau duquel des fées bienveillantes auraient dû se poser sans l’intervention de cette vieille « ripopée », le choix de la Princesse est, ici encore, perverti par la malédiction initiale.
28Chez Perrault, le prince est « Fils du Roi qui régnait alors et qui était d’une autre famille que la Princesse endormie ». C’est ce prince qui, « poussé par l’amour et par la gloire », découvre la Belle endormie et finit par l’épouser13. Rappelons qu’il faut intervertir les sexes et que l’équivalent de ce prince est donc la princesse qui est censée jouer ce rôle, et assister au réveil du bel endormi. Mais rien de tel pour lui car, ici encore, c’est la septième fée courroucée qui s’en mêle, et le fils de Monsieur épousera tout le contraire d’une princesse de conte de fées. Françoise-Marie de Bourbon est avant tout une bâtarde légitimée alors que chez Perrault le prince vient d’une autre famille royale. La Palatine sent bien l’humiliation d’une telle union, et elle ne se prive pas de le clamer. Ma foi, passe encore, si la princesse était belle comme dans un conte de fées. Mais la princesse est tout le contraire d’une princesse du genre. C’est d’abord une pocharde de la pire espèce que sa belle-mère décrit comme « une dégoûtante créature », qui « s’enivre comme un sonneur trois ou quatre fois par semaine » (lettre du 7 mars 1696). Quant aux apparences, la Palatine dit de sa belle-fille qu’elle « ressemble, met verloff, met verloff [sauf votre permission], à un cul comme deux gouttes d’eau. » Nous sommes loin des princesses de légende, et quand la Palatine dit d’elle qu’elle « est toute bistournée ; avec cela une affreuse prononciation, comme si elle avait toujours la bouche pleine de bouillie […] », nous ne sommes plus dans « La Belle au bois dormant » mais bien dans « Les fées ». À ceci près que la princesse d’Orléans ne campe pas ici le rôle de la gracieuse héroïne, mais bien celui de sa sœur, une vulgaire créature qui, ayant fâché une fée qui lui demandait à boire, reçoit pour don qu’à chaque parole qu’elle dira, il lui sortira de la bouche, « ou un serpent ou un crapaud »14. De là à une diction mélangée de bouillie, il n’y a pas loin…
Conclusion
29Au moment où la Palatine fait la comparaison de son fils à un Bel endormi, soit quinze ans après la parution des Histoires ou Contes du temps passé, le conte de Perrault qui n’a pas encore été tronqué de sa seconde partie, est encore bien présent dans les esprits. En faisant passer dernière la fée courroucée, sans aucune possibilité, comme chez Perrault, qu’une autre fée vienne adoucir le sort funeste qu’elle a jeté au nouveau-né, la Palatine exclut toute possibilité de rédemption. La fée oubliée et vindicative aura, littéralement, le dernier mot.
30Plus de trois siècles après que la Palatine a pris la plume en ce 21 février 1712, on peut encore lire dans ce conte revu par une princesse de haute lignée, épouse trahie et mère indignée de surcroit, plus que la dénonciation de l’influence néfaste de la toute-puissante marquise de Maintenon. On peut encore y lire une vengeance qui va bien au-delà des cocasses épithètes dont l’épistolière affuble sa pire ennemie qu’elle qualifie d’ordure, de sorcière, de suppôt du démon déguisé en Sainte-Françoise ou, pire, de Sainte-Nitouche. Par sa récupération du célèbre conte de Perrault dont elle a renversé les genres pour l’appliquer à son fils, la Palatine inscrit sa dénonciation de l’illégitimité de la veuve Scarron dans le destin de la famille royale dans une dynamique poétique. Trois siècles plus tard, par cette lettre, elle se venge, aujourd’hui encore, de cette maudite ordure, met verloff, met verloff, cette fée courroucée qui n’aurait jamais dû présider au destin des enfants royaux, ni même être invitée au baptême, ni même à Versailles, et qui aurait dû être oubliée. Plus que par ses insultes imagées, elle se venge de sa pire ennemie en l’envoyant, comme dans le conte, crever dans la cuve de vipères et de crapauds que celle-ci a, toute sa vie durant et sans relâche, fait bouillonner à Versailles, distillant son venin non seulement sur le sort du futur Régent, mais, et c’est plus impardonnable encore, sur le sort de tous les réformés persécutés. Cela valait bien de ne pas reposer en paix mais de mijoter pour l’éternité dans un bouillon digne des pires enfers.