Ne pas en finir : les Mémoires de Mlle Clairon
1Que le genre des mémoires soit associé à l’idée de clôture, cela ne fait aucun doute : écrits de façon rétrospective, ces textes sont le témoignage d’une vie finissante, chargée de souvenirs et de moments fondateurs. Les Mémoires de Mlle Clairon ne font pas exception à la règle ; la question de la fin y est en effet prégnante : celle de sa vie, bien sûr, mais aussi celle d’une époque, et surtout celle d’une certaine conception de l’art dramatique dont rend compte l’actrice. Si d’un point de vue narratif le texte ne cesse d’être ponctué par des fins intermédiaires, des clôtures partielles, tout semble dans le volume converger vers une seule finalité : conjurer la fin, retrouver le contact avec le public malgré la retraite de la Comédie-Française, et surtout laisser de soi une trace impérissable.
2Il s’agira donc dans cet article de voir comment Mlle Clairon réussit le paradoxe d’écrire un ouvrage qui, tout en étant hanté par la fin, n’est jamais complètement fini. Pour cela, nous porterons une attention particulière aux clôtures du texte, à sa disposition, comme à sa forme dialogique ; cela permettra ainsi de cerner les stratégies par lesquelles Mlle Clairon transforme toute fin définitive en fin intermédiaire.
Les Mémoires de Clairon : conjurer la fin
3La carrière, sinon la vie de Mlle Clairon, est encadrée par deux ouvrages biographiques ou pseudo-biographiques : l’Histoire de Mademoiselle Cronel, dite Frétillon, actrice de la Comédie de Rouen, censée être « écrite par elle-même » qui date de 1739 et les Mémoires d’Hyppolite Clairon et réflexions sur l’art dramatique publiés par elle-même en 1798.
4Le premier ouvrage, rédigé par un certain Gaillard, amant éconduit par la jeune Clairon – qui n’a alors que seize ans –, dépeint la vie de débauche de l’actrice et de sa mère. Dans ce « dégoûtant libelle »1, selon l’expression de Clairon âgée, tout est faux, dit-elle ; certains détails « offrent de sérieuses apparences de réalité »2, indique cependant Edmond de Goncourt. Mais au fond, peu importe la véracité des faits énoncés dans ce texte : ce qui compte, c’est que les autres Mémoires, les vrais mémoires écrits par Mlle Clairon à la fin de sa vie, tendent précisément à restaurer l’image de l’actrice, et à composer une sorte de monument à sa gloire. Coste d’Arnobat, l’auteur des Mémoires de Dumesnil ne cesse de reprocher à Clairon de se mettre en scène continûment, de réécrire l’histoire et de faire « le contraire des confessions de J. Jacques »3, mais il est essentiel de considérer que ce texte de Clairon se veut surtout un anti-Cronel ; les Mémoires de la fin viennent s’opposer aux Mémoires du début pour ainsi dire.
5Cet ouvrage de l’actrice ne constitue pourtant pas seulement une défense et une illustration du personnage de Mlle Clairon. Composé de deux parties, l’une qui raconte la vie de l’actrice, l’autre qui est une réflexion sur l’art dramatique, le volume met en scène la grande tragédienne en train de méditer sur le temps qui passe, sur sa retraite solitaire, sur sa fin prochaine, mais aussi sur l’évolution du théâtre. Un extrait, écrit, raturé, réécrit dans le manuscrit de ses Réflexions est significatif à cet égard. Mlle Clairon commence par examiner en détails les mouvements de son âme dans son corps âgé :
L’affaissement de mon corps n’influe point encore sur mon âme et sur ma tête ; j’ai toute la sensibilité, toute l’activité de mon premier âge. Mon goût pour la lecture s’est heureusement accru ; il me sert à me faire entourer journellement par les grands personnages de tous les temps et de tous les lieux ; j’apprends avec eux à comparer, à réfléchir, à supporter le vide et les peines de la vie, à me prouver qu’il faut que tout passe et s’anéantisse, et que c’est sans impatience et sans regrets que je dois attendre mon tour.4
6Le portrait apparemment sans concession, comme en témoigne l’expression sur « l’affaissement [du] corps » est cependant rapidement compensé par la description d’une posture digne d’admiration : non seulement l’esprit de l’actrice est encore vif et alerte, mais c’est avec une grande sagesse qu’elle se prépare à la mort. Pourtant, après cette pose philosophique intervient une réflexion sur le théâtre de son temps où règne la « bassesse des halles ou la démence des petites-maisons »5 ; le chapitre s’achève par ces mots cinglants : « il n’est rien qui puisse me déplaire ou m’ennuyer autant que l’incroyable changement du théâtre français »6 À l’immobilité du monument claironien s’oppose ainsi le théâtre en pleine évolution, mais aussi, en filigrane, au sublime claironien s’oppose la bassesse des actrices contemporaines. Mais on peut également ajouter que le fil conducteur qui parcourt cet extrait, comme l’ensemble du volume, est bien la question de la fin : la fin d’une carrière, la fin d’une vie, mais aussi la fin d’une époque.
7Or il semble que par sa structure narrative, le livre de Clairon cherche justement à conjurer la fin. À première lecture, on pourrait le qualifier de rhapsodie pour reprendre un terme cher au XVIIIe siècle. Réflexions philosophiques, récit rétrospectif, commentaires métathéâtraux, lettres, dialogues et scènes de théâtre : la variété même des supports d’écriture rend l’ouvrage difficile à caractériser. Cette absence de cohérence apparente est d’ailleurs telle que les éditeurs du XIXe siècle décidèrent de mettre « dans un meilleur ordre »7 ces Mémoires, réorganisant complètement les chapitres et les parties de l’ouvrage. Et cela n’est pas propre au XIXe siècle : déjà en 1798, lors de la première édition, l’ordre n’était pas celui du manuscrit, et provoqua les récriminations de Clairon qui demanda, pour la réédition, qu’on respecte son plan, « persuadée, dit-elle, […] que tout barbouilleur de papier a le droit […] de manifester sa volonté sur l’ordre qu’il croit convenable à son ouvrage. »8 Le plan des Réflexions de Clairon n’est donc aucunement laissé au hasard, malgré l’impression de désordre qui ressort du volume. Celle-ci est en réalité sans doute liée à la présence de clôtures multiples, ou pour le dire autrement, de fins intermédiaires. Le texte ne cesse en effet de s’achever, de se récapituler, de se finir, pour mieux se rouvrir et rebondir sur un autre objet.
Clôtures et absence de fin
8Un coup d’œil donné au volume manuscrit – le seul auquel on puisse donc se fier –, suffit à confirmer cette intuition ; les fragments, plutôt que les chapitres, ne s’enchaînent pas forcément, sont souvent séparés les uns des autres par deux traits horizontaux. Le plan y est globalement le suivant : après la note de l’éditeur, figure un « Agenda » sur lequel nous reviendrons, puis une narration rétrospective de la « Première époque » de la vie de Clairon – comprendre : sa naissance, son enfance, sa vocation. Il est à noter que l’éditeur de 1822, certainement par souci de cohérence, inclut dans ce début de récit un fragment intitulé « Baptême » que Clairon situe pourtant dans une partie ultérieure. Puis on assiste à une première clôture assumée comme telle : la « récapitulation » du chapitre, qui apparaît comme un bilan, une conclusion. Le même schéma se reproduit ensuite dans la « Deuxième époque » suivie d’une seconde « récapitulation ». Une « Troisième époque » est ensuite racontée, qui s’achève sur le constat de la dégradation du Théâtre-Français. Suivent alors les « Faits particuliers », qui mêlent curieusement l’ordre de début de l’actrice à la Comédie-Française, des « anecdotes sur Rodogune », son « voyage à Bordeaux », son baptême, un épisode relatant une visite du maréchal de Richelieu et plusieurs lettres et dialogues entre Clairon et différents interlocuteurs. Une deuxième partie fait état des réflexions sur l’art dramatique, et le texte manuscrit s’achève ainsi sur un discours tenu à propos du rôle de Blanche dans Blanche et Guiscard, la pièce de Saurin. D’une certaine façon, nous pourrions donc dire que si les clôtures sont nombreuses, et les fragments conclusifs, il n’y a pas vraiment de fin à proprement parler dans ces Mémoires de Mlle Clairon. Pour parodier une formule de Jacques Derrida, on pourrait dire qu’« on peut [cependant] penser la clôture de ce qui n’a pas de fin9 », et que Clairon parvient à donner à son texte un aspect infiniment fini, ou plus simplement, un texte qui n’en finit pas de se finir.
9L’agenda même étonne par sa place inaugurale, ce qui explique certainement que les éditeurs l’aient changé de place : en 1798, il se retrouve en deuxième partie ; en 1822, il est définitivement rejeté dans une partie artificielle intitulée « Réflexions morales et morceaux détachés ». Dans la note de l’éditeur (dans le manuscrit), Clairon annonce onze « questions ou réflexions »10, ce qui fait d’ailleurs dire avec une ironie cinglante à Coste d’Arnobat, le scripteur des Mémoires de Mlle Dumesnil : « On n’annoncerait pas avec plus d’emphase l’Esprit des lois. La montagne en travail enfante une souris »11. Ces questions, ou ces « choses à faire » si l’on veut traduire l’adjectif verbal latin, tiennent de la forme brève et suivent un triple mouvement : la première question est significative à cet égard. Clairon commence par examiner son âme et son cœur : « Mon état habituel est la souffrance… », puis elle énonce une vérité générale à la manière d’un moraliste : « je vois que c’est celui de la plus grande partie de l’humanité ». Quelques lignes plus loin, elle se fixe une conduite à tenir : « être sobre, mesurer mes forces ; borner mes désirs ; espérer tout du temps, de mon courage, de ma vanité même ; et pour me consoler de ce que je souffre, songer à tout ce que je ne souffre pas »12. On le voit, le ton est donné : le texte sera empreint de tristesse majestueuse, de noble pathétique, à l’image des rôles incarnés par la tragédienne, et cela se poursuit dans la deuxième réflexion dans laquelle Clairon confie :
Autant qu’il me sera possible, je dois dérober à toutes les personnes que je vois la connaissance de mes infirmités, et surtout de mes chagrins. Tout est égal aux indifférents, les sots font des commentaires, les méchants triomphent, l’amitié s’afflige.13
10On retrouve un schéma semblable à celui de la première réflexion, articulé autour de ces trois caractéristiques : « je suis – ou plutôt je souffre / je dois / tout le monde est ». Pour l’actrice, la souffrance doit demeurer secrète, elle ne peut s’exprimer que dans les pages du volume qu’elle écrit. Elle n’a d’ailleurs pas complètement tort en craignant la réaction du public, si l’on en juge par le commentaire sarcastique de Coste d’Arnobat qui affirme qu’« il faut aussi que ses souffrances lui aient laissé de fréquens relâches, puisqu’elle a pu les concilier avec une très joyeuse vie »14. Sa souffrance, aussi sincère puisse-t-elle être, n’est bonne qu’à être moquée et rendue ridicule. Ce qui semble procéder d’un désir de noblesse devient sous la plume de ses détracteurs la marque d’une emphase qu’il faudrait dégonfler.
11Dans la dernière véritable réflexion de l’agenda, en l’occurrence la onzième, car la douzième ne sert en réalité que de transition, Clairon s’attache enfin à parler de ce qui lui a été le plus reproché au cours de sa carrière – et encore au-delà : le « plaisir des sens ». Son propos prend d’abord des allures de vérité générale : la jouissance n’est que « du délire, des risques, des saloperies »15, le plaisir charnel « attache les femmes, et détache les hommes »16 et on ne saurait donc regretter sa disparition. Et pourtant, elle déclare ensuite : « Mais retirée du théâtre, et sans amour, que puis-je substituer aux occupations que l’un et l’autre me donnaient ? mon âme active a besoin d’aliment »17. Ces propos tenus dans l’agenda expriment donc les aspirations et les tourments d’une femme qui a été belle, qui a été admirée, et qui se retrouve désormais solitaire et âgée. Ces tourments d’une séductrice vieillie semblent avoir été mal compris par les lecteurs de Clairon : Coste résume le propos de la « citoyenne Hyppolite (sic) » en le qualifiant de « caquetage d’une femme qui prétend […] faire oublier [au public] ses anciennes espiègleries »18, Edmond de Goncourt ne cesse d’évoquer les conquêtes amoureuses de Clairon et encore en 2003 ( !) Jacques Jaubert clôt sa biographie de la façon suivante :
Dans la nuit du 31 janvier 1803, Mlle Clairon abandonne la partie, en se laissant tomber de son lit. Peut-être s’était-elle tournée pour chercher encore à côté d’elle la chaleur d’un corps.19
12Pourtant, si l’on en croit Clairon, le plus important, ce n’est pas tant de déplorer le fait de ne plus avoir d’amant, mais bien celui d’apprendre à « [se] connaître » soi-même. Suit alors cette résolution, à la fin de l’agenda : « cette étude est assez importante pour m’intéresser et remplir tous mes moments »20. La finalité de ce texte introductif est donc claire : il s’agit d’expliquer à quoi servent ces mémoires, en l’occurrence à comprendre qui l’on est. Plus qu’un récit rétrospectif, le volume doit être une analyse de sa vie – et ne saurait ainsi suivre un ordre chronologique méthodique. S’il y a des pauses et des fins dans ce texte, c’est parce que la vie de l’actrice elle-même n’a cessé de connaître des tours et des détours.
13Et si l’agenda a en réalité une allure curieusement conclusive et semblerait bien plus à sa place à la toute fin du volume, en guise de bilan et d’ouverture, il a finalement une valeur plus signifiante en tête de l’œuvre : pour Clairon, il faut commencer par la fin pour mieux comprendre le début.
Les béances du texte : une œuvre jamais finie
14Mlle Clairon écrit donc pour elle, pour se connaître, pour se comprendre, pour analyser son âme, mais aussi pour régler ses comptes avec ceux qui l’ont entourée : les cibles sont nombreuses. Elle y parle de ses anciens camarades de la Comédie-Française (entre autres Gaussin, Dumesnil, Lekain, Molé ou encore Préville), mais aussi de Richelieu, ou du Margrave d’Anspach. Par sa dimension polémique, l’œuvre ne cesse ainsi de se rouvrir, donnant au lecteur – et au contradicteur – un espace nécessaire pour faire revivre le texte.
15À cet égard, le fragment « Portrait de Mlle Dumesnil » est le plus intéressant, car il a donné lieu à un autre volume : les Mémoires de Mlle Dumesnil en réponse à ceux de Clairon rédigés par Coste d’Arnobat. L’ouvrage est conséquent et cela n’est guère étonnant, car Coste cite abondamment le texte de Mlle Clairon. Le plan du volume suit méthodiquement celui de Clairon : il commence par une réflexion sur le titre des mémoires de celle-ci, puis reprend un à un les fragments du livre de Clairon. Aucun développement, aucune phrase, voire aucune tournure claironienne n’est laissée sans commentaire. Coste commente tout, et partout : il introduit des parenthèses dans le texte de Clairon, comme dans cet extrait au début du récit rétrospectif de la vie de l’actrice, qui donne une bonne idée du genre de commentaires faits par le scripteur : « La providence, dit-elle, m’a déposée dans le sein d’une bourgeoise libre, faible et bornée (Nous sommes étonnés que l’auteur n’ait pas écrit ce début en vers alexandrins) »21 ; il brise la continuité du texte de Clairon en insérant des notes de bas de page ; il commente enfin le texte de la rivale de Dumesnil dans des pages plus ou moins longues, où il s’attache non seulement à dégonfler l’emphase des claironnades (comme dans cette réflexion : « L’enfance de la citoyenne Hyppolite est, à peu près, celle de Cendrillon »22), mais aussi à déconstruire méthodiquement ses argumentations. Or cette façon de faire a un effet involontaire : en voulant critiquer le texte de Clairon, Coste lui redonne une deuxième vie et l’empêche de s’achever. On peut même se demander si, au fond, cela ne fait pas partie du projet de Clairon elle-même : plusieurs éléments semblent en effet appeler une interprétation, une réponse, une relecture, ou du moins une interaction.
16Ainsi, dans le « Portrait de Mlle Dumesnil », par exemple, elle prend à parti le public à plusieurs reprises ; elle écrit :
C’est en s’écartant de ces principes, que mademoiselle Dumesnil s’est perdue. Le public, qui n’a jamais su la cause de la dégradation de son talent, me pardonnera peut-être de lui rendre compte des questions que j’osai lui faire sur son changement, et de ce que je pensais moi-même de cette actrice23.
17Ce qui fait d’ailleurs dire à Coste :
Le public aura sans doute la même indulgence pour moi. Il me pardonnera de lui apprendre, que votre prétendue conversation avec Dumesnil est un dialogue fabriqué dans votre cabinet, pour amener une satire véhémente de ses talents24.
18L’expression « me pardonnera », reprise en italiques par Coste, témoigne du caractère dialogique de son texte : pour pardonner, il faut bien qu’il y ait un échange entre deux entités, en l’occurrence, le public et l’actrice. Mais ce dialogue se complique ensuite : dans le portrait de Dumesnil, il y a, en discours direct, la « prétendue conversation » entre les deux femmes – autrement dit un deuxième dialogue qui oppose les actrices. Enfin, le fragment, dans le texte de Clairon, se clôt par cette assertion : « la plume me tombe des mains » et d’une certaine façon, Coste, en reprenant cette plume, engage alors un troisième dialogue. Ce dispositif triplement dialogal a à voir avec les fins et les clôtures textuelles : l’œuvre, ouverte, ne saurait se fermer tout à fait.
19Du reste, la rivalité entre Mlles Clairon et Dumesnil est un sujet manifestement intarissable et les hypothèses pour la comprendre sont nombreuses. Au XVIIIe siècle, Coste d’Arnobat suggère que Clairon est tout entière du côté de l’anti-nature contrairement à la « bonne Dumesnil »25 sensible et spontanée. Goncourt ouvre son ouvrage intitulé Mademoiselle Clairon en faisant un long point sur la querelle qui oppose les deux femmes. D’une certaine façon, il rejoint Coste, car pour lui, la rivalité de ces actrices se situe surtout dans la façon de jouer : « L’une [Clairon] : une actrice, toute d’étude et d’art ; l’autre [Dumesnil] : une actrice, toute de tempérament. »26 Quant à Capon et Yve-Plessis, en 1905, ils ont un avis d’une rigueur scientifique sans pareil : « Clairon, courte et grassouillette, ne pardonnait pas à sa rivale un port de reine »27. Rivalité de femmes, rivalité d’actrices, soit, mais surtout rivalité dans la façon de concevoir le rapport entre la scène et le monde, et cela est finalement une question d’esthétique théâtrale : doit-on se comporter noblement pour pouvoir incarner sur scène des reines et des princesses ? Doit-on, quand on est actrice, se conformer à son rôle de tragédie, même sur le théâtre du monde ?
20Selon Clairon, la réponse est définitive : « rien n’est aussi puissant que l’habitude »28 et « si l’on ne voit en moi qu’une bourgeoise pendant vingt heures de la journée, quelques efforts que je fasse, je ne serai qu’une bourgeoise dans Agrippine. »29 Elle ajoute même :
Je me suis fait un devoir de ne rien faire, de ne rien dire qui ne portât le caractère de la noblesse et de l’austérité. Je n’ignore pas les ridicules que cette manière d’être m’a valu parmi mes camarades et parmi le trop grand nombre de ceux qui ne se rendent compte de rien : on prétendait que j’avais toujours l’air de la reine de Carthage. On croyait m’affliger, on m’obligeait ; c’était me prouver que j’avais réussi dans mon entreprise.30
21Ridicule, Clairon l’a sûrement été, et Coste ne se gêne pas pour le lui rappeler avec une certaine cruauté : « Le Kain surtout, et c’est une autorité, en riait à gorge déployée [de votre attitude], et vous contrefaisait à merveille31 ». Même Diderot, pourtant un très grand admirateur de Mlle Clairon, écrit dans les Lettres à Mlle Jodin :
Mettez-vous en garde contre un ridicule qu’on prend imperceptiblement, et dont il est impossible dans la suite de se défaire : c’est de garder, au sortir de la scène, je ne sais quel ton emphatique qui tient du rôle de princesse qu’on a fait. En déposant les habits de Mérope, d’Alzire, de Zaïre ou de Zénobie, accrochez à votre porte-manteau tout ce qui leur appartient.32
22Il y a donc dans l’attitude de Clairon un vrai paradoxe, pour ainsi dire : contrairement à Dumesnil, elle travaille ses rôles, et les compose à partir d’un « modèle auquel elle a d’abord cherché à se conformer »33 selon une formule de Diderot, et elle répond ainsi à l’idéal de jeu du théoricien. Pourtant, contrairement à ce que prône ce dernier, elle ne sort pas de son rôle en sortant de scène : on pourrait dire qu’elle s’éloigne si bien de la nature, qu’elle contamine le réel par la fiction.
23Jouant ainsi un rôle en permanence, à la ville, comme dans son œuvre, Mlle Clairon échappe donc au sort commun de l’humanité : elle est peut-être un monstre d’artifice comme le sous-entend Coste, mais au moins elle échappe à sa condition de mortelle. Elle est la légende qu’elle a fabriquée elle-même de toutes pièces. À bien des égards, la vie de Mlle Clairon a quelque chose de romanesque : entre Manon et Marianne, Claire est tantôt une irrésistible ingénue, tantôt une femme qui exige qu’on la respecte. Ses mémoires, qui embellissent largement son histoire, la mettent en scène et la reconstruisent – au point que Dumesnil parle d’un « tissu de mensonges » – tiennent donc finalement moins du récit biographique sincère que de la fiction narrative.
24Or le petit roman de Clairon est un texte pensif comme dirait Roland Barthes dans S/Z : il ne révèle pas complètement ses secrets, il reste en suspens, ouvert aux interprétations les plus diverses et parfois les plus étonnantes. C’est ainsi que par exemple, on retrouve un épisode des Mémoires de Clairon, à savoir la « Robe de Mademoiselle Clairon » repris dans une comédie radiophonique réalisée par le maurassien Jacques Gouverné en 1940, et rediffusée en 1942 : comment imaginer que cette actrice du XVIIIe siècle puisse se retrouver sinon célébrée, du moins citée et adaptée pendant l’Occupation ? Comment comprendre que Clairon se retrouve quelques décennies plus tard l’héroïne d’un roman d’Edwige Feuillère narré à la première personne comme pour écrire, encore une fois, les Mémoires de cette femme insaisissable ? Peut-être justement parce que dans sa vie, comme dans ses Réflexions, Mlle Clairon est moins une femme qu’un personnage – un personnage en quête d’auteur.