Les trois fins provisoires du Doyen de Killerine
1Dans les Mémoires et aventures d’un homme de qualité qui s’est retiré du monde, le premier des trois longs romans que produit Antoine François Prévost entre 1728 et 1740, la destinée du protagoniste-narrateur est, dès le début, inscrite dans le titre et, comme le succès de l’ouvrage avait appelé une Suite, le romancier a dû renouveler la retraite de son héros, car cette continuation avait rendue « provisoire » la première. Lorsque Prévost ajoute l’Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut, il se garde bien de faire sortir à nouveau Renoncour de son couvent et aménage la chronologie afin d’y situer ce nouvel épisode comme s’il était antérieur. Ainsi, de toute façon, l’histoire ne reste pas ouverte sur l’avenir de l’« homme de qualité » ni des autres protagonistes.
2Également fondé sur la fiction d’un manuscrit « édité », le Doyen de Killerine1 dessine, à la fin, une situation opposée : l’« éditeur » reprend la parole pour « rendre compte au Lecteur, écrit-il, des raisons qui ont fait borner cet ouvrage à six parties, quoiqu’on en eût annoncé douze dans la préface » (III 400). Cette déclaration et la courte information qui suit, concernant le contenu de la suite du prétendu manuscrit, constituent une exception chez Prévost. Partout ailleurs, quand ils ne restent pas inachevés, ses ouvrages romanesques semblent en effet, d’une manière ou de l’autre, arriver à conclusion sans que l’auteur (et non le libraire) y ajoute d’autres commentaires. Ce n’est que dans les dernières lignes du Le Philosophe anglais, ou Histoire de Monsieur Cleveland qu’on trouve une courte note du « traducteur », palliant les promesses manquées par le caractère incomplet du manuscrit2. Sauf que la suite n’est pas présentée comme elle l’est dans le Doyen de Killerine, c’est-à-dire disponible et, pourtant, non publiée.
3L’occasion de ce colloque en hommage à Jean-Paul Sermain m’a sollicité à réinterpréter sous la perspective originale proposée la page finale du Doyen de Killerine et d’essayer de montrer qu’une telle intervention de « l’auteur des Mémoires d’un homme de qualité » (ainsi que Prévost signe son roman), constitue, en revanche, une troisième fin provisoire, qui s’ajoute aux deux que j’avais considérées dans mon édition du roman. Comme dans Cleveland, ces deux premières fins consistent en l’interruption de la publication (en 1732 pour Cleveland et en 1735 pour le Doyen) et, lors de la reprise de la rédaction, à la fin des années 1730, en l’abandon de certaines caractéristiques que comportait le projet original de l’auteur. Autrement dit, on peut envisager, dans le Doyen de Killerine, non une mais trois fins intermédiaires, de nature tour à tour différente et, pourtant, dépendantes l’une de l’autre.
La publication interrompue
4Commençons par rappeler que la conception du Doyen de Killerine est inséparable de l’histoire du Philosophe anglais, dont les vicissitudes font encore sentir leurs effets en 1734-1735. C’est pourquoi Prévost fait notamment pivoter l’histoire autour d’un ecclésiastique irlandais (Killerine étant une francisation « créative » de Coleraine, la ville de l’Ulster), le représentant donc d’un catholicisme qui s’opposait à l’oppression des protestants, dans le contexte de l’avènement orangiste au trône d’Angleterre. C’est encore en rapport au Cleveland qu’il faut lire la « Préface » qui accompagne, en juin 1735, le nouveau roman. Prévost profitait de l’occasion pour s’engager à publier la conclusion du précédent, interrompu depuis trois ans et, à l’égard du Doyen de Killerine, il promettait en quelque sorte de ne pas répéter l’expérience. De façon inhabituelle, il annonçait donc formellement « douze parties » en six volumes, qui devaient « paraître une tous les mois », et se disait assez avancé pour terminer le roman aussi « avant la fin de l’année ». Et c’est sur cette annonce que revient la note finale que nous avons déjà mentionnée.
5Or, non seulement le Doyen de Killerine comporte six « parties » sur les douze prévues, mais les cinq qui suivirent la première ne parurent qu’entre 1739 et 1740. Il y a donc eu une interruption, sur laquelle Jean Sgard a interrogé toutes les traces concernant une époque où nous avons peu de documents concernant la vie de l’écrivain3. Ses enquêtes expliquent cette interruption notamment comme un effet des mauvais rapports qui passaient de nouveau entre le romancier et les autorités ecclésiastiques (notamment les Jésuites). Aux attaques que Prévost subit entre 1735 et 1736, s’ajouta ultérieurement la proscription formelle qui, comme on le sait depuis l’étude bien connue de Georges May4, frappa les romans et les journaux en 1737-1738.
6À l’égard de cette publication interrompue, il ne s’agit donc pas d’une « fin provisoire » motivée par la volonté de l’auteur. Néanmoins, la façon dont Prévost a réalisé la continuation du roman comporte des éléments d’intention narrative qui intéressent davantage le sujet de ce colloque. Ne voulant ni ne pouvant rien ajouter aux questions biographiques explorées par Sgard, je me pencherai donc sur les données textuelles. C’est-à-dire, sur la façon dont a évoluée la rédaction du récit.
Le projet de 1734 et ses transformations
7Il faudra d’abord remarquer qu’à la régularité de structure que dessine la Préface, s’appuyant sur le rythme régulier de la publication et sur le nombre « idéal » des douze parties, chacune composée de deux livres, la conception de l’intrigue répond avec le même esprit de géométrie : elle est centrée sur un ecclésiastique à l’aspect monstrueux, insensible au désir amoureux, qui se charge de raconter les péripéties – en revanche amoureuses – des trois co-protagonistes dont il s’attribue la direction morale : ses deux demi-frères et sa demi-sœur (je parlerai plus simplement de frères et sœur, comme le fait le narrateur). À leur tour, ces trois derniers personnages sont soumis à une distribution symétrique répondant, selon un schéma préétabli, à une typologie variée. Les deux hommes présentent des caractères tout à fait opposés : l’aîné, Georges, privilégie sa carrière et suit les règles de la société, alors que le romancier fait de son frère cadet faible et passionné, Patrice, le « héros selon son cœur »5, qui ressemble décidément, en cela, à des Grieux. Entre ces deux frères, une sœur qui doit être protégée et acheminée vers un mariage honnête. À un tel assortiment de caractères s’ajoute l’opposition qui passe entre les principes religieux incarnés par le doyen et la mentalité mondaine dont Georges s’érige en coryphée. Finalement, cette distribution se conforme à un schéma apte à représenter la pluralité des points de vue moraux, comme il arrivait à l’écrivain de proposer un éventail d’opinions divergentes dans Le Pour et contre6, le périodique qu’il avait entrepris à la même époque que le Doyen de Killerine.
8La péripétie de la sœur du doyen, Rose, est celle qui arrive le plus rapidement à solution. Après avoir rejeté l’offre de mariage d’un riche et honnête marchand, des Pesses, et malgré la persécution d’un fougueux prétendant irlandais, mylord Linch, elle trouve un mari idéal dans le vertueux comte de S…
9Du côté de Patrice, les choses évoluent de façon beaucoup plus compliquée et ses péripéties amoureuses occupent la plus grande portion du récit. D’abord, à cause des obstacles qui entravent son amour pour Mlle de L…, la fille d’un converti luthérien, que pour souci de simplicité j’appellerai dorénavant Julie, bien que ce prénom ne soit employé que trois fois dans le roman7. Contraint par la suite à un mariage forcé avec Sara Fincer, à cause d’une dette de reconnaissance sur laquelle argumente vigoureusement le doyen, il se trouve longtemps tiraillé entre sa passion et le devoir mais, au bout de multiples mésaventures, arrive à épouser son aimée. Enfin l’infidélité inattendue dont se tache celle-ci, pendant qu’il s’est éloigné de la France, le pousse à se retirer dans un couvent, quitte à en sortir bientôt, ayant été persuadé par le doyen à se réconcilier avec sa première femme, malgré les avances d’une intrigante dame espagnole, doña Figuerrez.
10Par contre Georges, que l’ambition éloigne de la passion amoureuse, ne cultivera quasiment pas d’intérêts dans ce domaine jusqu’au moment où, après une période de relation libre avec la même doña Figuerrez négligée par Patrice, il est amené à accepter en mariage une jeune fille qu’il a séduite en Irlande.
11J’ai rappelé ces éléments connus par tout lecteur de Prévost, afin de définir comment son projet s’est transformé par rapport à l’intention qu’il manifestait lors de la conception, en 1734-1735, d’un nouveau roman de longue haleine. Lorsqu’il le continue, trois ou quatre ans plus tard, le romancier donne un nouveau sens à son récit. Cette évolution transforme l’interruption forcée, qui avait affecté la publication du Doyen de Killerine, en une fin « provisoire » qui s’enrichit d’éléments répondant à la volonté de l’auteur.
Les failles du récit
12Pour commencer, dans mon édition du roman, j’ai pu confirmer que lorsque Prévost, écrivant à Thiériot à l’automne 1735, affirme que la deuxième partie du Doyen de Killerine serait déjà prête pour la publication, il ne s’éloigne pas de la vérité. En effet, l’interruption de la rédaction ne se passe pas, comme pour la publication, entre la Première Partie, publiée en 1735, et les cinq restantes, qui parurent quatre ou cinq années plus tard, mais se situe plus loin et, plus précisément, à l’intérieur de la Troisième Partie (cf. VIII 194-195). C’est là en effet que l’on découvre certaines contradictions dans la conduction de l’intrigue, une intrigue constituée, comme d’habitude, d’une suite de péripéties imbriquées l’une dans l’autre.
13On constate en effet que, faisant voyager frénétiquement ses personnages, le romancier oublie qu’il avait laissé en France Jacin, le valet du protagoniste (III 168 et 175), et le fait réapparaître à son côté en Irlande (III 195) ; que certains personnages sont trop informés ou qu’ils ignorent des faits qu’ils devraient connaître8 ; qu’il y a des erreurs lorsque le narrateur précise le moment de la journée où se déroulent les évènements9. En outre, à la fin du tome précédent (III 142), le narrateur émettait une prévision funeste concernant la suite du récit : il s’agit de l’enlèvement de Rose et du doyen, qui se trouvent soustraits à la protection du comte de S… pour tomber dans les mains de mylord Linch. Mais cette circonstance connaît finalement une issue positive, parce que le comte et Georges font irruption dans la maison où le doyen et sa sœur ont été transportés et les libèrent.
14Certes, il est possible que, dans ce dernier cas, l’écrivain ait joué sur l’attente du lecteur pour augmenter le suspens, comme il le fait de façon systématique entre une partie et l’autre du Doyen de Killerine10, et que ce soient, jusque-là, des détails qui peuvent échapper à la lecture, surtout si on se laisse entraîner par le rythme haletant des aventures et par les réactions des protagonistes confrontés à leurs malheurs, c’est-à-dire par ce qui est le plus intéressant chez Prévost. D’ailleurs, il peut arriver à n’importe quel romancier d’oublier certains détails et de se contredire. Malgré leur concentration à l’intérieur de la Troisième Partie, ces bavures resteraient donc sans importance, si l’on n’assistait pas à une mue plus générale du roman, qui se situe à trois niveaux : celui du décor, celui du caractère des personnages et celui de la vision morale générale que reflète la personnalité du protagoniste-narrateur, c’est-à-dire du doyen. Et ce sont ces aspects-là qui ont pu sans doute engendrer, chez différents commentateurs, l’impression d’une histoire décousue.
Un roman qui fait peau neuve
15La discontinuité entre les premières et les dernières Parties apparaît d’abord dans la méthode de rédaction, comme je l’ai annoncé, et affecte notamment le décor historique. Prévost avait commencé par placer la famille du doyen dans un milieu irlandais, sans connaître quasiment rien de l’Irlande, si ce n’est quelques détails qu’il lisait dans le guide de Guy Miège11. La faiblesse de sa documentation est confirmée par le fait qu’il envoie les deux frères, catholiques, faire leurs études au Trinity College de Dublin, une institution protestante. En plus, il place son histoire à l’époque de l’avènement de Guillaume d’Orange au trône d’Angleterre mais ignore que l’Irlande était restée sous un vice-roi catholique. Toutefois, ce qui nous intéresse davantage ici, c’est le traitement approximatif de la chronologie externe. En effet, au début du roman, on a l’impression que l’intrigue est située vaguement après 1690, qui est la date de la défaite jacobite de la Boyne12, car il est question d’un Jacques II déjà installé à Saint-Germain. Au contraire, dans les parties rédigées après l’interruption, quelques allusions et le départ de Georges pour la guerre (III 196) nous ramènent aux mois précédant cette bataille. Par ailleurs, aux temps longs des premières péripéties s’oppose désormais une chronologie restreinte, réglée par la durée de deux gestations, celle de l’enfant de Rose et celle de la femme séduite par Georges13.
16En outre, au calcul plus rigoureux de la chronologie que j’ai observé correspond l’évolution des contenus, la même que l’on constate entre les premières et les dernières parties du Philosophe anglais : la dominante des déplacements aventureux entre l’Irlande et la France est remplacée par la concentration de l’intrigue dans des scènes d’intérieur, se déroulant souvent dans un cadre parisien. C’est, en fait, l’abandon du modèle baroque au profit de la typologie romanesque qui domine progressivement au cours des années 1730, grâce notamment à Marivaux et à Crébillon. Les rencontres fortuites et les duels occupent pourtant plus de place que l’« histoire morale ».
La discontinuité des personnages
17Passons maintenant aux personnages. Premièrement, on assiste à l’effacement de figures secondaires, qui perdent le rôle assez important qu’elles semblaient jouer au début de l’histoire. Tel est le cas de Madame Gerald, la gouvernante irlandaise de cette Julie qui est la maîtresse de Patrice. Mme Gerald aidait le couple à échapper à l’opposition du père de Julie, non sans insinuer aussi le retour de celle-ci au catholicisme. Quitte à disparaître dans la suite, c’est elle qui par malheur, encore au cours de la Troisième Partie, informe Dilnick, un parent de la femme de Patrice, que celui-ci s’était engagé à épouser Julie (III 186-187). Pourtant, déjà quelques pages plus haut, Julie ne faisait plus d’allusion qu’à une simple « gouvernante » qui l’accompagnait (III 163) tandis que plus tard, au moment où elle s’empoisonne, elle n’aura plus à ses côtés qu’une « femme de chambre » (III 306). On passe donc d’une présence très active à l’oubli total14. Quelque chose de semblable arrive à Jacin, ce valet du doyen qui avait joué un rôle très actif et qui sera désormais confiné à des apparitions fugaces.
18On peut ajouter à cela la façon dont certains personnages sont éliminés dès qu’ils deviennent inutiles aux développements de l’histoire. On peut s’expliquer que le père de Sara Fincer, cette amoureuse que Patrice délaisse pendant longtemps pour poursuivre Julie, meure frappé d’un coup d’apoplexie (III 267), mais il est plus curieux que Dilnick lui aussi, qui semblait destiné à lui succéder en tant que défenseur des droits de Sara, sorte brusquement de scène bientôt après (III 283).
19Avant ce dernier, Patrice avait blessé à mort mylord Linch. Autre circonstance incongrue au sein de la Troisième Partie : comment peut-on croire que cet Irlandais, si acharné pendant plusieurs mois à poursuivre Rose, puisse virer de façon assez désinvolte vers Julie à la suite de deux enlèvements ratés de la sœur du doyen ? Et, surtout, ne semble-t-il pas débarquer d’une autre planète lorsqu’il déclare ne pas avoir soupçonné que, du même coup, il devenait le rival de Patrice (III 190-192) ? En fait, la mort de Linch n’épuise pas la fonction du personnage dans l’intrigue, elle sert de base à un développement ultérieur. C’est Linch, en effet, qui confie au doyen ce légendaire trésor d’Irlande qui devra servir à la juste cause jacobite. Pour le recouvrer, le protagoniste-narrateur retournera plus tard en Irlande et, au cours de cette expédition particulièrement romanesque, il découvrira qu’une demoiselle irlandaise, Mlle Anglesey, va bientôt donner un enfant à son frère Georges. Cette demoiselle s’avèrera, par ailleurs, être la fille de cet ami de Linch dont la présence en ce moment de l’histoire (toujours dans la Troisième Partie) avait paru occasionnelle, sinon instrumentale, mais qui va ressurgir pour donner matière aux péripéties finales, par son soutien aux justes prétentions de sa fille.
20Aux nouveaux rôles des personnages auxquels j’ai déjà fait allusion, on peut ajouter le changement des noms de Georges (qui sera désormais mylord Tenermill) et de Rose (qui sera appelée la comtesse de S… en conséquence de son mariage) mais, surtout, le fait que Jacques II, le roi détrôné, qui était resté distant de l’action au début du roman, soit vu désormais de près, même de trop près15, ce qui n’ajoute rien à sa dignité de souverain.
21La péripétie qui concerne Patrice est, comme nous l’avons vu, la plus complexe et, sans doute, la plus intéressante. Elle comporte notamment deux épisodes sur lesquels se concentre volontiers l’attention de Prévost romancier : celui de la dérive libertine de Julie et celui de la retraite de Patrice, qui en est la conséquence. Pour revenir sur la structure du récit, observons par ailleurs que le premier, c’est-à-dire le libertinage de Julie, forme une sorte d’îlot dans le récit et, fait exceptionnel dans le Doyen de Killerine, produit un déséquilibre entre les deux livres qui composent la Cinquième Partie, allongeant la dimension du neuvième, comme s’il avait été inséré tardivement dans l’histoire principale. Cela ne va pas sans quelques entorses et l’impression d’une rupture de rythme et de focalisation narrative16.
22Pour revenir aux caractères, il est certain que la grosse surprise vient de la femme que Patrice a longtemps poursuivie. À celle qui était restée fidèle pendant un an d’éloignement, huit jours suffisent maintenant pour se laisser tenter par des amants que lui amène un nouveau personnage convoqué exprès, Mme de S…, une sorte de marquise de Merteuil avant la lettre. Cet élément d’invraisemblance oblige Prévost à confier au doyen un effort d’explication concernant la nature incohérente de la Julie (III 289-290). Sans entrer dans la question du libertinage, que Jean Sgard a également éclairée17, je me bornerai à observer que dans cette circonstance même le comte n’apparaît aussi « parfait » qu’auparavant (III 305), ni le doyen aussi réfractaire à la tentation des sens. Dans cet épisode, qui reste finalement comme un corps étranger, on respire en fait un air différent, proche du monde de Crébillon, ainsi que l’apologie d’une union libre qu’énoncera plus tard Georges, pour justifier sa liaison avec doña Figuerrez.
23Venons aux suites de l’infidélité de Julie. Au contraire de la circonstance qui l’amène, la claustration de Patrice était prévue dans le plan originel du roman : le narrateur l’avait annoncée d’entrée de jeu, en décrivant le caractère de ses trois frères. Mais il la présentait comme l’issue naturelle d’un « fond secret de mélancolie et d’inquiétude » et d’un « besoin dévorant, cette absence d’un bien inconnu » – anticipant le vague des passions de Chateaubriand – qu’il fallait prendre comme « une faveur du Ciel, qui l’appelait particulièrement à son service » (III 19-20). Prévost reprend effectivement la circonstance et l’épisode de la visite du doyen à son frère au couvent de Saint-Benoît-sur-Loire compte parmi les plus belles pages du roman. Mais c’est pour préparer le retour de Patrice dans le monde. La retraite de Patrice sera l’effet d’un deuil temporaire et sa mélancolie sera guérie dès qu’il pourra renouer son mariage avec Sara. Et le doyen lui-même agira pour qu’il sorte du couvent où son frère se sera renfermé, entreprise que le narrateur aura qualifiée de « résolution formée dans le trouble » et qu’il fallait partant absolument combattre (III 330)18.
24Encore plus que le renouveau du personnel du roman, particulièrement nourri au cours de la Troisième Partie, l’évolution par rapport aux attentes créées au début du récit, qui est perceptible chez ces deux protagonistes amoureux, Julie et Patrice, se rattache à un changement général de l’attitude du doyen : non seulement en tant que personnage mais aussi, en tant que narrateur, comme celui qui détient le point de vue moral du roman.
25J’ai déjà fait allusion aux préoccupations de Prévost en 1734-1735. Lorsqu’il avait confié ce rôle central non à un personnage « qui refuse d’être heureux, pour se précipiter volontairement dans les dernières infortunes »19, comme l’était Des Grieux, mais à un ecclésiastique, par ailleurs impeccable du point de vue de l’orthodoxie religieuse, son intention évidente était de se mettre à l’abri toute accusation d’immoralité. Or, cette fonction du doyen assure, d’un côté, l’unité du roman. De l’autre, pourtant, elle masque la discontinuité du récit. En fait, une différence frappante passe entre, dans les premières Parties, le manque de souplesse de l’homme d’église, qui engendre des comportements maladroits et son efficacité dans les dernières. On dirait aussi qu’à ces différentes manifestations qui intéressent son caractère correspond une modulation du point de vue narratif. Ce n’est pas peut-être par hasard que, en s’approchant de la fin, le récit glisse vers l’omniscience, alors que, tant que le doyen est la dupe de ceux qu’il voudrait diriger, la tendance, malgré les fréquentes prolepses, est à la « focalisation interne ».
26Au sermonneur qui défend la rigueur morale se substitue ainsi le manipulateur habile de la rhétorique – un aspect que, bien d’accord en cela aussi avec Jean-Paul Sermain, j’ai toujours considéré comme capital dans les romans de Prévost20. Le doyen a parfois recours à des moyens discutables. Il provoque par exemple la mort des espions du vice-roi d’Irlande, faiblement justifiée par la nécessité de s’emparer du trésor de Linch pour la cause de l’Irlande catholique. Il réalise son chef-d’œuvre lorsque, aux dépens de l’intrigante doña Figuerrez, il amène son frère Georges à choisir le mariage avec Mlle Anglesey. Dans ces dernières pages, écrites comme une scène de dénouement de comédie aboutissant à la présentation à Georges de l’enfant que Mlle Anglesey a eu de lui, le doyen sait observer et diriger magistralement les réactions des personnages.
27Certes, on peut toujours penser que le romancier avait prévu ce progrès des capacités du doyen ou, alors, qu’il avait conçu pour lui une sorte de parcours de « formation ». En fait, ce sont deux aspects complémentaires de l’attitude jésuitique qui alternent : la direction de conscience fondée sur la casuistique dans la première période, l’inclination laxiste dans la seconde. Et je ne sais pas lequel est le plus irrévérencieux, que de montrer les règles de la religion exposées à la dérision ou un comportement pragmatique et désinvolte chez celui qui devrait les défendre.
28La nouvelle attitude du doyen signale une vision morale différente, qui se manifeste à la fin du roman et qui a pour corollaire l’étude du libertinage, de l’instabilité psychologique des personnages ou, comme c’est le cas de Mme de S…, des dangereux effets d’une éducation trop libre (III 292). Une vision où la religion a beaucoup moins de place. Les différences de foi – les affrontements de catholiques et protestants en Irlande, l’interdiction d’épouser Patrice imposée à Julie par son père luthérien – constituaient un facteur contraignant dans les deux premières Parties21. Dans les dernières, le ressort de l’intrigue sera constitué par la « mécanique des sens », l’expression que Prévost utilise dans le Pour et contre et que Jean Sgard cite à ce propos (PR 366).
29C’est dans le même cadre qu’on devrait évaluer la solution de l’intrigue qui concerne le frère cadet du doyen. Renouvelant le thème, cher à Prévost, de la retraite, de la tendance à se circonscrire pour cultiver la mémoire de la femme morte – la « retraite comme moyen d’éterniser un désespoir »22, Patrice aurait pu devenir un nouvel « homme de qualité » qui, comme le protagoniste de 1728, se retire du monde à la suite de la mort de la femme aimée. Une telle issue que, comme nous l’avons vu, la Préface semble préfigurer (III 20) dans le cadre de l’orientation orthodoxe du projet de 1734-1735, aurait ajouté la note du triomphe de la religion sur les intempérances de la passion. Alors que la conclusion des Mémoires d’un homme de qualité, en 1728, était devenue « provisoire » à cause de l’opportunité de donner au roman une Suite, la conclusion hypothétique du Doyen de Killerine avec la claustration de Patrice et le triomphe de la religion sur la passion amoureuse se métamorphose en situation transitoire. En effet, l’histoire de Patrice s’achève sur la réconciliation avec son ancienne épouse, c’est-à-dire sur le compromis devenu possible entre la morale et les sentiments.
La fin « définitivement provisoire »
30On a vu que la discontinuité que l’on perçoit entre les parties écrites en 1734-1735 et les dernières est plus substantielle que l’interruption qui concerne la parution des différents tomes du roman. Le moment est venu d’aborder une troisième figure de « fin intermédiaire », que j’avais annoncée au début et qui va dans la direction opposée, et que l’écrivain invente pour affirmer la continuité de son ouvrage.
31Il s’agit de l’adjonction finale évoquée au début, où l’« éditeur » explique les raisons qui l’amènent à arrêter son récit à la Sixième Partie. En effet, une telle intervention peut être lue en regard non seulement des facteurs externes mais aussi des motivations de l’écrivain.
32En m’interrogeant aujourd’hui sur cette page sous l’angle proposé pour ce colloque, je suis frappé par la substance de la justification qui s’y trouve affichée. Prévost n’a nullement essayé de dissimuler la réduction de moitié du roman sous l’apparence du chiffre (douze « Livres » en six Parties au lieu de douze « Parties » en six volumes). Au contraire, il tient à rappeler l’ambitieux projet initial et à préciser les raisons de son abandon, à savoir le changement du contenu du manuscrit, dont la suite ne contiendrait plus « que des événements militaires ou des négociations politiques, qui n’ont aucun rapport au titre d’histoire morale, ni au dessein que M. le doyen paraît s’être proposé dans son avant-propos ».
33Le but auquel semble viser Prévost pourrait être celui d’annoncer les nouveaux romans qui vont paraître et qui vont laisser beaucoup de place aux « événements militaires » et aux « négociations politiques » : notamment Les Campagnes philosophiques, qui concerneront la guerre d’Irlande de 1689-1691. En effet, continue cette véritable voix d’auteur : « Quand on prendrait quelque jour le parti de les publier, ce serait sous un autre titre et dans d’autres vues ». On pourrait penser aussi, comme je l’avais autrefois suggéré, que Prévost rend manifeste ici sa nouvelle vocation d’historien, anticipant ainsi sur les ouvrages historiques des années 1740-1742.
34Que ce soient ou ne soient pas là des prétextes pour justifier sa nécessité objective de terminer, il faut pourtant considérer la posture qu’il prend à l’égard du Doyen de Killerine. Puisque, en réalité, l’intervention finale du prétendu éditeur retourne en conclusion volontaire l’effort qu’a dû lui coûter de boucler ce roman, après l’avoir fait avec le Philosophe anglais, sous la férule du libraire Didot, alors que d’autres nuages menaçants surgissaient à l’horizon de son existence.
35Toujours est-il que Prévost, insistant sur sa décision d’arrêter un récit qui aurait pu se poursuivre, renforce implicitement l’idée de la continuité de son ouvrage. Et ce, en dépit de l’incohérence qui passe entre les deux ou trois premières parties et les dernières. Car les différences qu’on a pu constater entre les deux époques de composition auraient pu, au contraire, lui inspirer l’idée de laisser inachevé ce roman, pour en entreprendre un nouveau qui réponde à ses nouvelles intentions narratives. Autrement dit, comme il l’avait affirmé au sujet Cleveland et Fanny, qui n’avaient jamais été out of [his] mind23, il n’a pas voulu abandonner son héros Patrice non plus.
36Présentant la conclusion du Doyen de Killerine comme un désistement, vis-à-vis d’une suite imaginaire que l’on affirme exister mais qui ne serait pas conforme à une « histoire morale », Prévost dessine ainsi une troisième figure de « fin intermédiaire », qui s’ajoute à l’interruption provisoire de la publication en 1735 et à un abandon partiel du au projet initial, lors la reprise de la rédaction. Si bien que ce bébé présenté à Georges et aux lecteurs dans le dernier alinéa du récit, et qui s’ajoute à celui que Rose avait enfanté au cours des mois précédents, me semble être à l’image du mot de la fin que Prévost apporte à une gestation qui avait été assez longue et tourmentée pour que le romancier ne souhaite pas, en quelque sorte, célébrer l’achèvement de son roman.