« Je m’arrête à […] l’envahissement total de la France par les armées étrangères, et c’est là que je finis mes considérations historiques. » (Madame de Staël)
1 La publication récente des Considérations sur les principaux événements de la Révolution française1m’a donné l’idée et l’envie d’en étudier de près la composition avec ses changements de sujets, ses divers registres de langue, ses conclusions illusoires, ses interruptions et ses recommencements et, dans cette versatilité de la narration, d’essayer de déceler les raisons de l’apparente discontinuité du récit et ses conséquences sur le plan discursif. Considérations, mémoires, autobiographie, essai, comment donc définir ce dernier livre de Madame de Staël selon une taxinomie reconnue ? Les Considérations sont un genre difficile à délimiter car l’ouvrage a une texture hybride et destinée, d’après la pluralité et surtout la nature des formes adoptées, à ne pas aboutir à une conclusion réelle. Considérons les traits distinctifs des parties qui composent cette structure singulière : le terme considérations, qui est inscrit dans le titre lui-même, présuppose une sorte de vagabondage ininterrompu de l’esprit, pouvant dépasser à son gré les limites qu’il s’est donné préalablement, il va de soi que l’errance méconnaît tout conditionnement temporel ; les mémoires sont inéluctablement limités par le temps qu’il nous est donné de vivre ; les essais, quant à eux, ne visent pas à l’exhaustivité, caractérisés comme ils sont par des approches successives et selon des méthodes ou des points de vue mis à l’épreuve suivant les circonstances. Or, l’ouvrageréunit le récit de la vie publique de Necker, dont le projet remonte à 1804, année de sa mort2, les mémoires de Madame de Staël, commencés en 1810, abandonnés pendant quelque temps, puis repris et fondus dans les Considérations, et enfin parus posthumes sous le titre de Dix années d’exil3; le contexte de narration est celui de la Révolution française et s’étend jusqu’à la deuxième Restauration, s’arrêtant en 1815, année qui clôt la Ve partie par un texte de Dominique-Joseph Garat : la Déclaration des droits des Français et des principes fondamentaux de leur Constitution, voté à l’unanimité par la Chambre des représentants, ce qui produit un point d’arrêt, ainsi qu’un décalage chronologique entre le récit et le temps de l’écriture : « Je m’arrête à ce dernier acte qui a précédé d’un jour l’envahissement total de la France par les armées étrangères, et c’est là que je finis mes considérations historiques ; nous verrons ce que les puissances européennes ordonneront de la France car maintenant elle ne dispose plus d’elle-même. Tournons nos regards, avant de finir, vers les idées générales qui nous ont servi de guide pendant cet ouvrage […]4 » ; idées générales que l’auteur explicite : « […] présentons, s’il nous est possible, le tableau de cette Angleterre que nous n’avons cessé d’offrir pour modèle aux législateurs français5 ». En effet, Madame de Staël continue à écrire après 1815 et, pendant ses derniers mois de vie, elle dicte son texte, probablement encore au début de 1817. Le mot fin est clairement énoncé : « […] je finis mes considérations historiques […]6 », faux dénouement toutefois — ce qu’elle finit, ce sont les réflexions sur la Révolution française — par contre l’ouvrage est encore loin d’être terminé : il s’enrichit en effet d’une vie partie, englobant douze chapitres concentrés sur l’Angleterre et la spécificité de son organisation constitutionnelle. De même que la biographie de Necker, l’histoire de l’Angleterre aurait pu constituer une unité séparée, en raison de son développement et de l’ampleur de ses analyses comparatives. Madame de Staël en a eu le projet7, mais elle choisit de privilégier dans son dernier ouvrage, dont la valeur est en grande partie testamentaire, son histoire personnelle et celle de son père, ayant été tous les deux témoins directs de l’époque révolutionnaire, s’étant impliqués l’un et l’autre dans les événements, intervenant par leurs écrits dans les débats politiques-constitutionnels de la France et de l’Angleterre, pays ennemi mais perçu comme « le plus beau monument de la grandeur morale de l’homme8 » « […] que nous n’avons cessé d’offrir pour modèle aux législateurs français en les accusant toutes les fois qu’ils s’en sont écartés9. » Bien qu’apparemment séparée, l’analyse des institutions anglaises assume une fonction de relais, en soudant le rôle politique de Necker à une réflexion plus étendue, « tournons nos regards […] vers des idées générales qui nous ont servi de guide pendant cet ouvrage10 » — terme fréquemment utilisé par Madame de Staël. Tout en assumant les vicissitudes nationales et en déplorant la violence de son temps, l’argumentation de l’auteur se départ du contexte visé en atteignant toujours un haut niveau d’abstraction conceptuelle, là où dominent les idées générales, les principes inviolables, la loi morale, l’utopie comme éthique du devoir, la passion civile, enfin tout ce qui concourt au bien de l’État. Ainsi nous livre-t-elle par cette vision en prise directe sur les événements, mais écartée sur le plan conceptuel, un essai très fouillé sur les dispositifs et les avantages du gouvernement représentatif, probablement le mieux réussi parmi ses écrits politiques dans le domaine de la pensée libérale européenne.
2Or, si les diverses parties se suivent organiquement et se tiennent en vertu de leurs résonances textuelles, il n’est pas facile d’imaginer une conclusion, si ce n’est illusoire. Selon la double connotation du terme, la fin intermédiaire n’est pas forcément une coupure mais elle peut désigner également une jonction entre deux termes ou deux parties séparées. Ouvrage pluriel, les Considérations semblent expliciter ce propos de Chateaubriand : « Un essai est un livre pour faire des livres ; il ne peut passer pour bon qu'en raison du nombre de fétus d'ouvrages qu'il renferme11. » Il serait hors de propos de parler d’ébauches pour Madame de Staël, une fois qu’on a pu constater l’ampleur du travail fourni, l’état d’avancement des parties et le nombre des chapitres qui les composent ; on peut néanmoins y reconnaître, suivant Chateaubriand, le potentiel exploité des différents territoires textuels ainsi que leurs développements virtuels dont on ne saurait que supposer l’évolution. Cette hypothèse d’un état toujours perfectible de l’œuvre qui instaure la suprématie de l’écriture sur la souveraineté de l’auteur contribue à déplacer, si ce n’est pas à rendre indéfiniment aléatoire, son achèvement. Primauté qui s’affirme surtout dans la littérature contemporaine, caractérisée par la réflexivité opérative et, en même temps, par le flux incessant de l’écriture — hétérogène, multiple, sérielle. Primauté qui fait toutefois surface au tournant des Lumières selon les genres envisagés, dont Madame de Staël a donné quelques preuves12. Le caractère hybride de cet essai, la présence permanente de l’auteur, les quelques interruptions ponctuant le texte, les fins qui n’en finissent pas constituent un exemple avant-coureur d’une expérience scripturale décidément plus tardive. La démarche discursive engage l’auteur dans des réflexions ou le » je » renvoie directement à son locuteur sans intermédiaire. Selon Dubois le surgissement du sujet dans l’énoncé, est « un acte parmi d’autres, comme une visée du monde, comme une relation orientée transitive, grâce à laquelle le sujet construit son monde en tant qu’objet, tout en se construisant ainsi lui-même13. » Ces conditions une fois admises dans les Considérations, l’auteur acquiert le pouvoir de boucler son ouvrage ou de le continuer à son gré, « d’ouvrir la fin » selon l’heureux sous-titre donné à cette section.
3On pourrait se demander si la vie partie des Considérations ne constituerait pas finalement, après les quelques phases intermédiaires, la conclusion réelle du livre. On y constate une tonalité d’écriture différente par rapport aux autres parties de l’ouvrage, où la narration historique cède la place à la vocation discursive et plus philosophique de l’auteur, à ses réflexions personnelles, à ses jugements pointus ; une écriture dissemblable également au niveau linguistique en raison des marques de l’énonciation plus accentuées qu’ailleurs, et d’un recours insolite à la modalité du verbe pouvoir. Un pouvoir principalement autoréflexif — en tant qu’auteur Madame de Staël a l’autorité d’en disposer — mais également doté d’une force propulsive qui déclenche lefaire, tel un acte de prosélytisme inlassable qui engage les destinataires à se rendre les promoteurs de l’idéologie libérale, selon un pacte de fidélité étatique à laquelle personne n’a le droit de se soustraire. La visée discursive aboutit, en effet, à une conclusion, somme toute involontaire, amenée par le hasard de la mort qui empêche l’auteur de peaufiner son texte et, à quelques mois près, par l’intervention de ses héritiers, Auguste de Staël et Victor de Broglie qui transforment l’œuvre en abusant le lecteur sur la fidélité de leur édition par rapport au manuscrit. D’où leurs interrogations : « Publierons-nous ce volume tel qu’il est ? N’en publierons-nous que des fragments ? Ou oserons-nous nous hasarder à terminer un travail déjà fort avancé : je ne le pense pas14. » En réalité, ils ont osé le faire, en se lançant dans une opération de manipulation textuelle, bien que la rédaction de Madame de Staël fût plus que « déjà fort avancée » et ne nécessitât que d’une dernière action de polissage. Quant à moi, je crois que Madame de Staël a eu réellement l’intention de terminer ici lesConsidérations:si elle a été en partie dépossédée de son travail, la conclusion de l’édition 1818 publiée par M. le duc de Broglie et M. le baron de Staël chez Delaunay n’a pas subi de transformations, les premiers éditeurs l’ont acceptée telle qu’elle apparaît dans le manuscrit. Ce tout dernier chapitre affiche un titre : « De l’amour de la liberté » qui renvoie encore une fois aux « idées générales » chères à l’auteur ainsi qu’à d’autres fins similaires, qui se signalent par leur caractère philosophique, telle la conclusion Des circonstances actuelles, dont le titre du dernier chapitre est « De la puissance de la raison15 », telle la conclusion sans titre sur la perfectibilité de l’espèce humaine dans De la littérature16 et également dans De l’Allemagne, qui arbore des notions générales et abstraites d’un niveau encore plus élevé comme l’ « Influence de l’enthousiasme sur le bonheur17 ». Les titres des chapitres exprimant un système général des connaissances humaines font autorité en abstrayant l’universel du particulier et en donnant par là-même l’impression que le discours de l’auteur ne puisse aller plus loin qu’elle ne l’a fait. Pareillement les conclusions de ces mêmes chapitres ajoutent souvent au pouvoir d’abstraction un souffle poétique, sensible et personnel, dont le rôle est celui de couronner en beauté les idées générales proposées. Or lesConsidérations se terminent par les mots suivants : « Et tout un ordre de vertus, aussi bien que d’idées, semble former cette chaîne d’or décrite par Homère, qui en rattachant l’homme au ciel, l’affranchit de tous les fers de la tyrannie.18 » Les Circonstances actuelles s’adressent au petit nombre qui gouverne la foule et possède le pouvoir de rendre à la nation la puissance morale : « Eh ! bien usez de ces anciens secrets que les trésors des temps vous révèlent et vous ressusciterez l’esprit public et vous retrouverez de l’admiration, et il y aura là, près de vous, autour de vous, une nation libre, vivante. Elle se réveillera de sa stupeur à ces mots qui font sortir du cœur les sentiments que la crainte et l’infortune y tenaient renfermés comme dans leur dernier asile19. » De la littérature s’achève par une série d’énoncés autoréférentiels qui montrent, d’une part, la présence du sujet se construisant lui-même et, de l’autre, l’intention d’influencer le destinataire : « […] je sais comment il est facile de me blâmer de mêler ainsi les affections de mon âme aux idées générales que doit contenir ce livre ; mais je ne puis séparer mes idées de mes sentiments ; ce sont les affections qui nous excitent à réfléchir, ce sont elles qui peuvent seules donner à l’esprit une pénétration rapide et profonde. […] Comment imposer silence aux sentiments qui vivent en nous […] et ne vaut-il pas mieux se livrer à tous les défauts que peut entraîner l’irrégularité de l’abandon naturel20 ? »
4Titres et clôtures des chapitres, notions abstraites et visions poétiques, expression à la fois des facultés intellectuelles et de la charge émotionnelle de l’écrivain constituent une particularité rhétorique annonçant la conclusion d’un argument que la raison introduit et l’émotion achève. Si je me flatte d’avoir repéré une vraie fin en soutenant que Madame de Staël nous a livré un ouvrage achevé, d’autres fins intermédiaires méritent notre attention. J’en ai discerné au moins trois. Je commencerai par la biographie de Necker qui occupe dans les Considérations une position de premier plan. Il aurait pu constituer à lui tout seul un ouvrage tel qu’il est annoncé par sa fille21. On connaît son caractère en tant qu’homme public, ses plans, relativement aux finances et à l’administration, ses écrits qui ont nourri la pensée de sa fille et de ses amis constitutionnels, ses mésaventures ministérielles. Cette biographie de Necker et les événements dramatiques qui ponctuent l’évolution de l’esprit révolutionnaire procèdent ensemble jusqu’à la iiie partie, chapitre xxe, là où Napoléon apparaît soudainement, présenté avec une certaine emphase : « […] son nom parut pour la première fois dans les annales du monde le 13 vendémiaire22. » Surenchère seulement apparente car l’éclat de Bonaparte est flétri par l’évocation illégale du coup d’État. En effet, on pouvait craindre que cette fulgurante entrée en scène et l’héroïsme du général dans les champs de bataille, l’enthousiasme du peuple pour les campagnes d’Italie ne déteignent sur le prestige de la personnalité de Necker. En réalité la pompe du parvenu n’affaiblit pas la valeur du ministre. Tout en prenant le devant de la scène, Bonaparte ne provoque pas de coupure dans la narration, si ce n’est une alternance de sujets et une variation d’intensité descriptive. Necker demeure, en tant que présence rassurante, même quand il tombe en disgrâce et que sa carrière s’achève. C’est la figure du parallélisme générateur d’antithèses qui fonde la confrontation entre ces deux personnages. La gageure de l’auteur consiste à relever les qualités de Necker en faisant de lui une figure antagoniste, l’anti-Bonaparte, opposant ses réflexions politiques à tout ce qui se produit en France en ce moment-là. Il suffit de songer à sa publication en 1796 de l’Histoire de la Révolution contenant l’analyse des principales constitutions libres de l’Europe, analyse corroborée par les prérogatives constitutionnelles faisant défaut au pouvoir exécutif de la République française. Il pressent très tôt la tyrannie militaire, conséquence inéluctable d’un mauvais gouvernement, dont il détaille les défauts. Il s’ensuit que Bonaparte ne lui pardonnera jamais cet ouvrage. La biographie de Necker n’aura guère de véritable terme : son rôle est systémique, prend appui sur une construction langagière cohérente qui est censée tenir tête à Napoléon dans un antagonisme conflictuel, qui alterne emphase et dévalorisation, en définitive, une habile stratégie rhétorique grâce à laquelle l’auteur revendique la supériorité de l’esprit et de la morale sur la tyrannie et l’immoralité. La mort de Necker ne parvient pas à réduire au silence sa voix dans le contexte politique révolutionnaire et consulaire, son savoir — prophétique selon sa fille23 —, continue à se révéler indispensable pendant les vicissitudes du régime impérial. Sa présence prescriptive s’impose malgré tout, malgré l’espacement des références le concernant dans les trois dernières parties de l’ouvrage. La raison en est évidente puisque les Considérations cautionnent la valeur de la monarchie constitutionnelle, contre l’explosion d’illégitimité de vendémiaire, fructidor et brumaire. Necker est une figure d’autorité pour ses idées et ses qualités morales. La présence du législateur et de l’administrateur compétent, son honnêteté et l’amour qu’il a su susciter chez ses concitoyens, ainsi que le culte passionné que lui voue sa fille répand une aura poétique lors de la réactivation du souvenir : « […] tout ce que j’ai gagné par moi-même, peut disparaître ; l’identité de mon être est dans l’attachement que je garde à sa mémoire. J’ai aimé qui je n’aime plus, j’ai estimé qui je n’estime plus ; le flot de la vie a tout emporté, excepté cette grande ombre qui est là sur le sommet de la montagne et qui me montre du doigt la vie à venir24. »
5En définitive, il nous reste encore à expliquer les raisons qui motivent ces fins intermédiaires. Elles sont pour la plupart explicitement annoncées par l’auteur —je m’arrête, je finis… — ce qui laisse néanmoins libre cours à sa plume dans un apparent désordre dont les causes sont sans doute extra-littéraires, engendrées par l’exil et le conséquent vagabondage qui en découle à travers l’Europe. Mais le bouleversement de sa vie ne me paraît pas avoir interféré sur la structure formelle des Considérations. Par contre, le séjour et ses fréquentations en Angleterre ont sûrement enrichi ses connaissances dont les Considérations ont grandement profité par le contact en prise directe sur la réalité ou les commentaires des hommes prestigieux disponibles à lui servir de mentors. À partir de la mise au pilon de De l’Allemagne et de l’ordre d’exil décrété par Napoléon lui-même, Madame de Staël semble vouloir réaliser tous les projets qu’elle s’était proposés depuis longtemps, tout en assumant les ennuis des déplacements en temps de guerre. Elle s’évade de Coppet en mai 1812 et part pour l’Angleterre en passant par Vienne, Saint-Pétersbourg et Stockholm, en précédant la Grande armée de Napoléon qui franchit le Niémen au mois de juin. Les Considérations est de fait, nous l’avons vu, un ouvrage qui en englobe trois autres : la biographie de son père et son opposition à Bonaparte, l’histoire de la vie de l’auteur pendant la Révolution et la Restauration et un essai sur l’Angleterre qu’elle s’était proposée de rédiger de même qu’elle avait fait un livre sur l’Allemagne qui lui avait remporté du succès25 : Ces trois ouvrages Vie de Necker, les Dix années d’exil, dont on dispose séparément,et De l’Angleterre —c’est moi qui lui ai donné ce titre — ouvrage qu’elle aurait sans doute réalisé si le temps lui eût été plus bienveillant.
6Quelle est en définitive la fonction de ces fins intermédiaires ? On pourrait penser à un fait exclusivement structurel dû à la nécessité d’emboîter sans laisser de traces des compositions différentes et appartenant à divers moments d’écriture, à l’orgueil de faire connaître la richesse de sa créativité dans le domaine politique interdit aux femmes, de même qu’un défi fait à la mort toute proche. S’il en a été vraiment ainsi, les fins que nous avons discernées et qui modifient sans les interrompre les arguments traités ne seraient pas d’un intérêt majeur. Elles ne feraient que confirmer une articulation combinatoire qui nous est déjà connue et risquerait même de dévaloriser le travail de l’auteur dont l’intention était de rédiger un seul ouvrage en évitant des jointures trop évidentes. En revanche, ce qui me paraît le plus important, c’est de faire remarquer la continuité du travail malgré l’hétérogénéité des arguments et des genres adoptés. Nonobstant l’intention de Madame de Staël d’interrompre son récit à des endroits précis, — je m’arrête… je finis — le lecteur ne s’aperçoit pas de la discontinuité thématique qui pourtant existe. L’auteur a eu l’habileté d’unifier les différentes parties en mettant en relation d’un côté à l’autre du texte, les personnages, les événements et les idées générales. Necker en tant qu’antagoniste de Bonaparte déborde la place qu’on lui a réservée se déployant dans un dialogue politique, tantôt explicite, tantôt entre les lignes, avec le premier Consul, dialogue conflictuel qui renchérit sa valeur, aux dépens de l’antagoniste. Quant à la dernière partie, la vie, qui apparaît comme la plus séparée dans l’ouvrage, tel un rajout quasi disproportionné par rapport au sujet principal qui est la Révolution, elle résume et approfondit en réalité l’histoire de l’Angleterre que Madame de Staël évoque fréquemment dans son livre mais toujours de manière fragmentée et contextuelle. Cette dernière partie tire au clair tous les fils du livre et prouve son achèvement en organisant dans un seul bloc final les suggestions dispersées tout le long de l’ouvrage, exemple réussi d’une sage programmation, excluant l’illusoire combinaison d’éléments disparates. Liberté est laissée au destinataire de privilégier une lecture fragmentaire, pourquoi pas ? Il ne reste pas moins que la discontinuité du récit n’est qu’apparente, une analyse plus rhétorique de ma part n’aurait pas laissé de doutes. Ce sera le sujet d’un autre travail… En tout cas, l’emprise de l’auteur sur son ouvrage, ses dérogations au statut de l’énonciation historique, et la présence proéminente de l’énonciation joue dans ce texte un rôle de connecteur avec un bonheur d’expression capable d’harmoniser un vaste matériel d’écriture, comprenant six livres et cent vingt-trois chapitres.