Narrer dans une « horrible attente » : Vathek et ses épisodes
1Parvenu au palais souterrain d’Eblis au terme de sa quête démoniaque, Vathek rencontre cinq inconnus qui, comme lui, ont découvert que ces lieux associés à la promesse d’une paix et d’une félicité éternelles les vouent en réalité à « un désespoir et un tourment sans fin » (Maynard, 1990, 22). Prenant place parmi ce petit groupe, il écoute les damnés conter tour à tour leurs aventures. La narration de celles-ci constitue les épisodes de Vathek, rédigés entre 1782 et 1786, mais dont l’incorporation au récit principal n’eut jamais lieu1. De cette non-publication, la cause la plus connue est l’indélicatesse d’un collaborateur, Samuel Henley, chargé par l’auteur de traduire en anglais et d’annoter son conte. Rappelons brièvement les faits : alors même que Beckford, travaillant à la rédaction des épisodes, lui avait fait expressément savoir que l’œuvre ne devait pas paraître sans ces derniers, Henley prit l’initiative en 1786 de publier le manuscrit qu’il avait emporté à Londres, sans prévenir son auteur ni mentionner son nom dans l’ouvrage, qu’il fit passer pour la traduction d’un authentique conte arabe. Pris de cours, Beckford riposta en publiant la même année à Lausanne une version française sans notes ni épisodes. Comme le laissent penser les repentirs des manuscrits et un avertissement qui les accompagne, c’est à l’autocensure qu’il faut attribuer l’absence des épisodes dans les éditions ultérieures ; le souci de ne pas ternir davantage une réputation déjà sulfureuse aurait dissuadé l’auteur de divulguer des textes aussi subversifs (Moussa-Mahmoud 1960). Quoi qu’il en soit, il est maintenant admis que les versions de Vathek parues du vivant de Beckford ne forment qu’une version tronquée de l’œuvre initialement projetée par l’auteur, inachèvement dont les trois éditions de référence2 portent la marque, puisque que le narrateur y énumère, à l’endroit prévu pour leur insertion et de manière programmatique, les titres des épisodes concernés3. S’appuyant sur plusieurs manuscrits conservés à la Bodleian Library, le travail d’édition critique réalisé par Didier Girard à la suite de Kenneth Graham nous permet aujourd’hui de nous faire une idée de cet ensemble narratif.
2Lire Vathek comme un cycle plutôt que comme un conte isolé n’est pas sans conséquence sur la perception de l’auteur et de son œuvre. Ce choix est légitimé par des analyses qui montrent la cohésion d’un ensemble dont les parties, par-delà le dispositif d’encadrement, sont unies par un thème directeur (Beckford 2001, 22) mais aussi par la « philosophie commune qui les inspire » (André Parreaux, 440) ; il se trouve corroboré sur un autre plan par une monographie de Laurent Châtel qui révèle en Beckford un authentique orientaliste et éclaire son œuvre narrative à la lumière de cette identité largement ignorée par la tradition critique (Châtel 2016). En effet, à l’heure où les Anglais ne connaissaient les Nuits que dans la version française, Beckford eut la chance d’avoir un accès direct à celles-ci à travers une série de manuscrits orientaux ramenés d’Égypte par Edward Wortley Montagu, qu’il travailla à traduire et à adapter au sein d’un petit groupe d’amis et de collaborateurs, dont un Turc dénommé Zemir, sous le titre Suite des contes arabes. Sans parler de son influence sur l’ensemble de l’œuvre beckfordienne, qui y trouva une véritable « poétique formatrice » (Châtel 2005), la familiarité avec ces manuscrits joua un rôle séminal dans la composition de Vathek, non seulement parce qu’il n’est pas exclu que l’un des manuscrits « Wortley Montagu » aujourd’hui disparu ait pu constituer une source directe de Vathek ; mais aussi parce qu’elle aurait exercé la sensibilité de l’auteur à des modes de composition fondés sur la continuation, la série ou le cycle, le conduisant sans doute à envisager Vathek et les épisodes comme le prolongement de la Suite des contes arabes(Châtel 2016, 147-148). Dans la mesure où la technique de l’enchâssement représente l’un des marqueurs les plus forts du genre inauguré par Galland (Perrin 2005 ; van Leeuwen 2004, 132), le rôle intégrateur qu’elle joue dans le Vathek assorti de ses épisodes4 constitue un critère d’appartenance générique et conduit à reconnaître dans cette œuvre un rejeton tardif du conte oriental plutôt qu’un avatar du roman gothique.
3De fait, le lecteur ne manquera pas d’apercevoir, dans la situation d’énonciation mise en place par le récit-cadre de Vathek, une allusion aux Nuits. Alors que les contes de Schéhérazade lui permettent de gagner du temps en différent la menace qui pèse sur sa vie, ceux de nos héros, dont le destin a été scellé dans une existence antérieure, n’ont d’autre visée que de « tuer le temps » dans le bref intervalle qui les sépare de l’exécution de leur châtiment. Le mode intempestif de son partage forclot ici l’utilité du conte. S’il est vrai que la narration des épisodes ne saurait avoir d’incidence sur la dynamique de l’histoire principale, quel rôle peuvent-il jouer dans l’économie générale d’une œuvre dont le dénouement est connu à l’avance ?
Le point de vue du repenti
4Notons d’abord que de l’ajout des épisodes résulte un réagencement global de l’œuvre qui s’accompagne d’une réorchestration des effets. Le point final que représentait la scène de l’intronisation et Vathek et Nouronihar au palais souterrain devient dans la version intégrale le pivot du conte. Le choc produit par la démystification du couple y perd assurément de son intensité puisqu’il n’est plus le point d’orgue du récit. Mais cette perte est compensée par un gain : à la surprise du coup de théâtre succède l’attente que suscite l’annonce, au milieu de l’œuvre, de l’imminence d’une catastrophe qui mettra un terme aux aventures du héros. A ce stade, le lecteur ne dispose d’aucun indice permettant de circonscrire le champ des possibles narratifs. L’incertitude ne tarde pas à être levée car, quelques lignes plus loin, il peut lire ces mots adressés au calife par l’un des occupants d’une petite salle du palais où Vathek et Nouronihar ont dirigé leurs pas, attirés par le bruit familier d’une conversation qui résonne dans le silence du palais :
Étranger, qui sans doute êtes dans la même horrible attente que nous, puisque vous ne portez pas encore la main droite sur votre cœur ; si vous venez passer avec nous les affreux moments qui doivent s’écouler jusqu’à notre commun châtiment, daignez nous raconter les aventures qui vous ont conduits en ce lieu fatal, et nous vous apprendrons les nôtres, qui ne méritent que trop d’être entendues. Se retracer ses crimes, quoiqu’il ne soit plus temps de s’en repentir, est la seule occupation qui convienne à des malheureux comme nous.
5L’invitation relance le conte au seuil de sa clôture en appelant des récits rétrospectifs dont l’enchâssement effectif dans l’histoire cadre aura pour conséquence de reporter la narration d’un dénouement annoncé. Situé dans l’intervalle entre la proclamation de la sentence d’Eblis et son exécution, le lieu d’insertion de ces épisodes exclut tout rebondissement ; ils surviennent en effet dans un temps mort de l’intrigue (le bref sursis accordé aux condamnés) comme pour le combler. Ce qui est ainsi retardé, on ne saurait trop le souligner, n’est pas l’accomplissement d’une issue fatidique (ce que réalisent les contes de Shéhérazade), mais bien le moment de sa narration, autrement dit son occurrence textuelle. Ce passage charnière du récit nous offre une première manière de comprendre « fin intermédiaire » au sens d’achèvement différé de l’œuvre — mise en suspens qui ne transforme nullement ce qui la précède en fin provisoire, puisque le mode d’amplification dont elle procède n’est pas la continuation mais l’expansion interne. Ce nouveau départ, voué dans les versions tronquées à n’être qu’un faux départ, prend place dans un cadre d’énonciation renouvelé, marqué par une parole partagée, le huis-clos que forme la salle où se sont réunis les personnages et un temps minuté. De ce compte à rebours, le lecteur sera lui-même l’instrument puisque l’apparition d’une nouvelle scène d’énonciation fait coïncider la durée de la lecture avec celle de la fiction.
6Les épisodes de Vathek, reprennent une formule illustrée chez Galland par les cycles de L’histoire des cinq dames de Bagdad et L’Histoire du petit bossu, à savoir une confession motivée par la volonté du narrateur de satisfaire la curiosité de ses interlocuteurs quant aux causes d’un malheur dont il est visiblement frappé (« daignez nous raconter les aventures qui vous ont conduits en ce lieu fatal »). Ils lèvent un à un le voile sur les causes de la présence de leurs narrateurs au palais d’Eblis, venant ainsi satisfaire l’attente produite par le surgissement de six nouveaux personnages au terme de l’histoire principale. Chacun d’entre eux apporte une partie de la réponse à une question soulevée dans la scène d’énonciation : « fin intermédiaire » peut être entendu ici dans un deuxième sens, comme résolution ou dénouement d’un nœud de l’histoire.
7Dûment châtiés suivant les conventions de l’apologue, les coupables tirent cette fois eux-mêmes la leçon des faits ; ils le font au fil du propos en examinant les différentes étapes de leur parcours sous l’éclairage du châtiment attendu. L’orientation téléologique du récit et l’entremêlement du discursif et du narratif donne une troisième pertinence à « fin intermédiaire », qui s’applique à notre texte également au sens de conclusion anticipée, puisque la lucidité des personnages-narrateurs, initiés aux mystères des fins dernières, informe le regard sur les faits passés. Dans ses diverses déclinaisons (comique, tragique ou pathétique), le récit confession soulignait chez Galland la fonction rédemptrice du témoignage en tant qu’acte de contrition, rachat rendu possible par le caractère modéré de la faute et un récit-cadre tourné à la fois vers le passé et vers l’avenir (Sermain, 2009, 69-71 et 77). Aucune de ces conditions ne sont remplies dans le conte de Beckford, qui inscrit la confession dans une temporalité tragique puisqu’il qui ne prévoit, ni pour les concernés, ni pour la postérité, la possibilité de tirer parti des enseignements qu’il contient. Après avoir écouté les calenders et les cinq dames de Bagdad, le calife Haroun Al Rachid assure la notoriété de leurs aventures (Galland 2004, t. 1, 224) ; le sultan de Casgar quant à lui fait consigner dans les annales de son règne l’histoire du petit bossu et celle du barbier (Galland 2004, t. 1, 365 et t. 2, 71). On ne saurait prêter aux puissances infernales, seules instances susceptibles d’enregistrer les témoignages des damnés, les intentions civilisatrices ou historiographiques de ces souverains.
8Quelle que soit l’importance de cet écart significatif avec les Nuits, ce lien intertextuel invite à sélectionner, parmi l’ensemble des textes possibles que permet de construire l’œuvre définie comme collection d’énoncés ou réseau textuel (Charles 2018), un texte dans lequel la fin connue d’avance joue le rôle d’opérateur herméneutique. Lues au travers de ce prisme, les diverses composantes du récit se trouvent ramenées à l’intérieur de l’axiologie binaire propre à l’univers du conte. Ainsi, la connaissance des funestes conséquences de son hybris amène chaque conteur à centrer son récit sur les choix qui ont contribué à sceller son funeste destin ; à évaluer les rôles joués par les différents personnages dans l’enchaînement des faits ou le cheminement intérieur conduisant à sa damnation, que ce soit pour louer ceux qui s’opposèrent à ses desseins criminels, ou inversement pour démasquer ses prétendus auxiliaires, ces mages ou ces esprits maléfiques qui guidèrent ses pas vers le palais souterrain. Selon un mouvement de balancier, le repentir annule le renversement de valeurs : il rétablit une vérité jusque-là méprisée au nom d’un désir tout-puissant. Ainsi Firouz, dans lequel Alasi place tous ses espoirs de bonheur, apparaît rétrospectivement comme sa malédiction tandis que Roudabah, l’épouse qui incarnait le modèle conjugal hétérosexuel imposé par la société, comme « un génie bienfaisant » (169)5. Zulkaïs reconnaît enfin dans Shaban et Shamelah, la pieuse nourrice et le prudent eunuque qui ont tenté de contrecarrer les décisions irréfléchies de son père, « ses véritables amis » (229) et Barkiarokh, dans sa première femme, qui s’est évertuée à le remettre dans le droit chemin, un « trésor » dont il n’a pas mesuré le prix (245). Se faisant l’interprète d’une destinée à laquelle sont intéressées les forces du bien et du mal et qui apparaît comme le théâtre d’une lutte entre Allah et Eblis, l’énonciateur met ainsi en lumière le drame métaphysique qui s’est joué à l’arrière-plan de ses aventures terrestres (337, 346 ; voir aussi, dans l’histoire de Vathek, 10-11 et 133)6.
9Or la discordance frappante, mainte fois soulignée, entre le ton du récit cadre et la leçon finale contribue à relativiser la portée de cette dernière. Donnant raison aux adversaires des héros et affirmant la légitimité d’une censure morale à travers les effets d’une justice transcendante, ce dénouement entre en conflit avec un discours implicite qui érige la transgression en croisade contre l’hypocrisie, la lâcheté ou la bêtise auxquelles est associé le respect des normes. En défendant insidieusement les valeurs (autonomie du sujet, refus de l’autorité) qu’il censure explicitement, le récit fait sienne la duplicité qui caractérise Eblis et de ses auxiliaires (voir Beckford 2001, 37). Retournant contre elle-même l’ironie exercée par les protagonistes à l’endroit des normes collectives et des autorités politiques et religieuses, ces puissances surnaturelles sont la source d’une ironie au second degré : en effet, elles prennent les protagonistes au piège de leur désir puisqu’elles se révèlent finalement être l’instrument d’une sanction à laquelle leur royaume promettait de les soustraire. Loin d’évincer le mode satirique de l’ironie au nom de la visée morale, tous les épisodes, à des degrés divers, le maintiennent parallèlement à sa condamnation ouverte dans le discours. Cette contradiction affleure dans Deux princes amis : l’ironie y est tour à tour activée puis neutralisée par le biais des reproches que le narrateur puni de son orgueil s’adresse à lui-même. S’accusant d’avoir pris goût aux railleries méprisantes, aux tours perfides joué par son compagnon pour mettre à l’épreuve la vertu ou la sincérité des courtisans, des serviteurs ou des fidèles d’Allah, Alasi conclut : « C’est un grand mal que d’envisager les hommes d’un œil trop clairvoyant » parce que « l’on croit vivre avec des bêtes féroces et on le devient soi-même » (161). De tels correctifs ont une dimension métapoétique : la rectification pointe les tensions du récit et exhibe le pouvoir d’attraction exercé par le terme anticipé sur les autres parties de l’intrigue – ainsi, l’examen de conscience se met à l’unisson de la dominante ironico-tragique instaurée par deux moments stratégiques du récit, l’acmè que constitue la description du Hall d’Eblis au point d’articulation de l’œuvre et le retour à cette scène en sa clôture. Elle relève d’un effet de lissage visant à réduire les aspérités du texte (Charles 2018, 49).
10Ces hésitations du discours se manifestent dans des séquences narratives dont la fonction dramatique n’est révélée qu’après coup. C’est le cas du séjour de Zulkaïs sur l’île des Autruches, passage qui porte l’empreinte de la confrontation entre Sindbad et le vieillard de la mer (5e voyage). Envoyée en ce lieu reculé sur ordre de son père désireux de l’éloigner de son frère, Zulkaïs est confiée au maître des lieux, le « Grimpeur de Palmiers », choisi comme précepteur pour sa maîtrise des sciences occultes, une sorte de vie contemplative faisant de lui un ermite en son genre, mais aussi une capacité, en tant que « meilleur conteur de l’univers », à pouvoir occuper l’esprit de la jeune fille et à la détourner de sa tendresse excessive pour son frère. Le vieillard se révèle cependant un serviteur peu docile : se déclarant plus tourné vers le plaisir et l’extravagance que vers le pouvoir, il promet à Zulkaïs de favoriser secrètement sa passion. Les différentes facettes de ce « bizarre gardien », qui tient à la fois du clown et de l’anachorète, sont progressivement dévoilées sans composer un ensemble cohérent. Comme l’île des Autruches, qui conjugue en les déclinant sur un mode oriental les topiques du locus amoenus et de l’affreux « désert », le personnage se situe sur la ligne de partage entre le grotesque et l’effrayant. Emblématique est à cet égard ce nez d’un rouge « sanguin » ou « brûlant » qui hypnotise le regard en le focalisant sur un visage animé de « plaisantes grimaces » et dont l’insistante présence évoque la face enluminée d’un Bacchus7 tout autant que les brasiers de l’Enfer. Ici comme ailleurs, l’alliance monstrueuse de traits incompatibles, faisant du précepteur de Zulkaïs un personnage illisible selon une psychologie réaliste (Svilpis 1990, 61-62), rend malaisée l’appréciation de son rôle et conjointement du statut de la séquence : intermède comique ou moment qui précipite la descente infernale de l’héroïne ? C’est la deuxième hypothèse que sélectionne la suite du récit, selon un scénario programmé par l’intertexte arabe de ce passage8. Au détour d’une phrase, le lecteur apprendra en effet que le Grimpeur est en réalité un vassal d’Eblis, qui a promis à son maître de lui livrer vingt malheureux et qui a trouvé en Zulkaïs une proie toute désignée. Par ce retournement soudain se trouve réintégré dans une grille interprétative bipolaire ce qui pouvait paraître une parenthèse du récit. Volte-face, changement de ton : la bouffonnerie se teinte rétrospectivement de duplicité, rejoignant ainsi la tonalité dominante du récit-cadre placé sous le signe de l’ironie grinçante. Nouvel effet de lissage visant à gommer la pluralité du texte.
11Concluons. Le point de vue du repenti recoupe celui d’Eblis ; il correspond à l’intériorisation de ce dernier par des personnages qui s’en remettent à leur destin. C’est ce point de vue transcendant, celui d’un présent absorbé par une issue inéluctable, qu’adopte l’occupant de la petite salle lorsqu’il déclare la remémoration d’une vie criminelle, « quoi qu’il ne soit plus temps de s’en repentir », la seule occupation appropriée à la situation de ceux qui ont perdu tout espoir. La valeur pragmatique du récit n’est donc pas seulement niée par le vide qui entoure la parole des devisants et l’impossible transmission de celle-ci, elle l’est aussi par une lecture téléologiquement orientée. Dans son éblouissante intensité, la lumière projetée par la catastrophe finale fait apparaître le vécu des différents protagonistes sous un jour égal. La singularité des parcours mis en parallèle importe peu au regard de leur issue commune : le résultat éclipse le procès. Ainsi la solitude et l’anonymat auxquels sont condamnés les occupants du palais du feu, voués à une errance sans fin parmi la foule indifférenciée des damnés dans les salles au décor uniforme de l’immense souterrain, s’exprime aussi à travers une virtualité du texte dans laquelle la mise en série équivaut à une répétition à l’identique. C’est celle, notons-le, que valident toutes les éditions du conte antérieures à 1912. Dans un texte qui donne à lire le récit cadre de Vathek pour une œuvre achevée, l’énumération des titres des épisodes intercalée à l’endroit de leur insertion programmée apparaît moins comme le signe d’un inachèvement et la promesse d’une suite, que comme l’indice de leur caractère facultatif (leur simple mention peut se substituer à leur narration).
Le point de vue (intra)mondain
12Pourtant, au huis-clos tragique se superpose, dans la scène d’énonciation, un autre paradigme. Le cadre de la réunion des damnés d’Istakhar, assis sur des « sophas » dans une « petite chambre carrée » aux allures de boudoir, l’air et les manières de ces personnages, qui se distinguent par leur « bonne mine », leur façon de s’aborder « civilement » (145), signalent l’influence des Nuits de Galland, dans lesquelles les formes de sociabilité mondaine propres à l’univers occidental imprègnent la représentation des relations et des échanges entre les héros de la fiction orientale (Sermain 2009, 160). L’horizon du salon ainsi convoqué crée une sorte de havre d’intimité et d’urbanité au cœur de l’immensité cauchemardesque du palais d’Eblis. Ce que l’accomplissement final du châtiment fait apparaître comme espace éminemment tragique se présente virtuellement sous les aspects de la retraite, qui redouble sur un mode inversé la relégation aux Enfers, comme possibilité d’une (dernière) recréation avant une éternité de souffrance. Virtuellement, disons-nous, car le salon ne se présente qu’à l’état de réminiscence, sous les traits d’une fiction qui se construit dans l’oubli délibéré du dénouement et qui s’impose malgré des circonstances le privant de sa finalité ludique. De fait, le modèle de la conversation amené par la nouvelle situation d’énonciation se trouve d’emblée neutralisé par le paradigme concurrent de la confession, à double titre : au plaisir convivial, ce dernier oppose le sérieux d’une contemplation douloureuse de l’orgueil et du néant humains (« se retracer ses crimes […] est la seule occupation qui convienne à des malheureux comme nous »), mettant en balance une version pascalienne et une version sécularisée de la notion de divertissement9 ; à un mode de communication mondain, qui inscrit l’échange dans un réseau enchevêtré de liens humains et sociaux et valorise la courtoisie et le détachement, il substitue l’idée d’une publication des crimes devant un tribunal anonyme (« [nos aventures] qui ne méritent que trop d’être entendues »).
13Or, bien que placé sous le signe de la concession (« quoi qu’il ne soit plus temps de s’en repentir ») et préalablement désamorcée par un discours qui la détache de ses implications herméneutiques, ce qu’il convient d’appeler l’hypothèse du salon prend consistance dans le cours de l’échange. On le voit à travers les préambules assurant la transition d’une parole à l’autre, comme celui de Barkiarokh qui ouvre son récit en observant que « [ses] crimes sont encore plus grands que ceux du Calife Vathek », et qu’il est « plus coupable que les infortunés enfants » de l’Émir Abou Taher Achmed. Le bilan anticipé se formule ici par comparaison avec le cas précédent, confrontation qui, par-delà sa fonction rhétorique, contient en germes un pacte de lecture en vertu duquel la compréhension de l’œuvre découle de l’éclairage mutuel des histoires. Si le huis-clos tragique fait prévaloir un sens définitif (fermé), universel (non individualisé) et absolu (rien ne s’y soustrait), le commerce de la petite société réunie dans le souterrain d’Eblis engage à l’inverse une activité interprétative fondée sur la mise en regard des témoignages, qu’appelle à la fois une communauté d’expérience et l’esprit de la conversation polie, soucieuse d’autrui. Au sein de l’ensemble des virtualités inscrites dans le réseau textuel, celle qui est actualisée est ici un texte dans lequel chaque nouvel épisode sert d’opérateur herméneutique aux précédents.
14À l’opposé d’un mode de compréhension qui fait reposer l’unité de l’œuvre sur la scène où se rejoignent tous ses fils narratifs, le modèle herméneutique convoqué par la parole salonnière des réprouvés d’Istakhar est celui d’une construction progressive de la cohérence de l’œuvre à travers la relecture de ses parties à la lumière de leur suite. Les récits enchâssés viennent motiver par des déterminations causales et des analogies, un lien placé dans la scène cadre sous le signe du hasard. L’impression de totalité que produit l’enchaînement des récits tient d’abord aux liaisons intradiégétiques que les remarques des personnages contribuent à établir entre les différentes histoires et qui construisent ainsi un univers de référence commun en plaçant les aventures d’un personnage à l’arrière-plan de celles d’un autre. Elle tient aussi à une unité thématique soulignée par les rapprochements que les énonciateurs effectuent entre leur parcours et celui de leurs interlocuteurs. Celle-ci doit être cherchée dans la singularité, « la profondeur et l’intensité » d’un désir qui exclut le sujet du corps social (Beckford 2001, 25). Ce qui rend la demeure d’Eblis si désirable à nos héros, c’est qu’elle représente la promesse d’un asile les mettant à l’écart des contraintes imposées par les normes sociales et morales, un lieu où l’assouvissement de leur passion hétérodoxe (qu’elle soit libertine, homosexuelle ou incestueuse) ne connaîtra pas de frein. Délire mégalomaniaque d’une mère, méchanceté et cynisme d’un jeune amant initié par un mage à la religion de Zoroastre, éducation impie et décisions irréfléchies d’un père versé dans la magie et l’astrologie : de fait, l’influence d’un membre de son entourage s’est révélée à chaque fois déterminante dans la vocation au mal du héros. Amorcée plus ou moins tôt selon les cas, son initiation ou sa quête inversée passe par la médiation, soit d’un mage qui s’illusionne sur les promesses du royaume d’Eblis et cherche, par intérêt ou conviction, à convertir ses hôtes à sa cause ; soit d’un esprit du mal qui séduit ou dupe sciemment le protagoniste pour le conduire à sa perte. Une fois les héros en route vers leur destination finale, elle se formalise la plupart du temps à travers des mises à l’épreuve qui les poussent à un sacrilège ultime ou, à l’approche d’Istakhar, de funestes présages par lesquels les forces du bien les mettent en garde.
15Les diverses déclinaisons de ce canevas associant la chute à un penchant scandaleux apportent à l’œuvre un intérêt nouveau par rapport au récit-cadre. Le mystère entourant la destination de la quête des héros en constituait un ressort principal ; une fois révélé le terme de leur ultime voyage, la curiosité du lecteur se déplace vers les différents parcours souvent aléatoires qui y conduisent, le jeu des déterminations qui forment leurs personnalités ou définissent leurs trajectoires : le suspense cède le pas au plaisir de la variation. Selon la place plus ou moins grande accordée à l’analyse psychologique, le cheminement active différents modèles narratifs ou schémas culturels. Le motif chrétien de l’endurcissement domine le récit d’Alasi, conteur qui s’attache à souligner les seuils, les ruptures irréversibles dans ce processus de corruption d’un cœur pur sous l’influence d’un amant tyrannique. Kenneth Graham a souligné l’influence du modèle picaresque dans l’épisode de Barkiarokh, voyou qui agit au gré des circonstances et dont le caractère n’évolue pas. Notons cependant qu’un fil directeur limite la dérive du récit : celui d’une « qualification » à rebours par laquelle cet anti-héros gagne ses droits à intégrer le palais d’Istakhar par une accumulation des crimes de gravité croissante.
16La déclinaison thématique apparaît aussi dans les différents visages que revêt le fatum. Incarnée par la passion aveugle dans Deux princes amis, la fatalité est représentée par l’hérédité de la faute paternelle dans Zulkaïs et Kalilah. Zulkais commence son récit par une évocation du règne de son père et des circonstances funestes qui ont présidé à sa naissance et à celle de son frère jumeau. Ces derniers sont le fruit d’un triple sacrilège : l’émir a pris possession de la fille d’un imam en ignorant les conditions posées par ce dernier à ce mariage ; il a négligé la mise en garde d’un ermite, qui l’exhorte à ne pas tenter de sauver sa jeune épouse enceinte par des moyens occultes, avant de donner aux jumeaux nés de cette union un baptême impur. Barkiarokh porte également le fardeau d’un péché familial, mais cette faute remonte à des temps immémoriaux. L’influence du destin est ici renforcée par l’ancrage des aventures du protagoniste dans le temps du mythe. Une prophétie inscrite dans les annales des Ginns prédestinait Barkiarokh, fils du pêcheur Omoursouff, à monter sur le trône qu’un de ses ancêtres avait perdu et à devenir « le meilleur ou le plus scélérat de tous les rois » (251). Ce sens d’une destinée faisait donc, dans cet épisode, déjà partie des représentations du protagoniste, qui, peu avant d’entrer dans le palais souterrain, reconnaît lui-même avoir été « l’abominable roi que le parchemin avait prédit » ; il ne lui restait alors qu’à connaître les conséquences de la réalisation de cette prédiction.
17La mise en parallèle des parcours modifie rétrospectivement le statut de l’histoire cadre. Inscrite dans une approche différentielle du motif de la chute, l’histoire de Vathek, d’exemple-type, ne constitue plus qu’un échantillon. Ce déplacement structurel est solidaire d’un reclassement sur l’échelle axiologique. Le cercle des devisants oppose, à la sentence irrévocable et invariable d’Eblis, le modèle d’une parole partagée, d’une mise en débat des valeurs et des conduites. En faisant miroiter la possibilité d’un jugement relatif et nuancé face à l’alternative du salut et de la damnation, il constitue, au cœur des ténèbres, l’éclat prolongé des lumières d’ici-bas. Au regard de la scélératesse de Barkiarokh, celle des autres damnés apparaît en effet presque humaine, de même que son égoïsme suprême fait ressortir le fond d’altruisme qui persiste chez ces derniers sous l’espèce de la passion amoureuse. Alors que le point de vue d’Eblis nivelle les cas et les situations, celui des salonniers fait justice à leur irréductible singularité. Là où la juxtaposition des histoires évoque, dans le premier cas, l’infini négatif d’une répétition du même, dans le second la reprise du patron narratif met en valeur les particularités de chacune de ses variantes.
18Des échos, des nuances, des exceptions que fait ressortir l’éclairage réciproque des histoires au terme d’une lecture apportant le recul nécessaire pour un regard synthétique sur l’œuvre, il se dégagerait un ordre, ou plutôt des ordres possibles. Barkiarokh est le seul qui n’a pas d’excuse et ne doit sa damnation qu’à un aveugle entêtement, lui qui, de son propre aveu, n’a pas été séduit comme Zulkaïs et Kalilah par des « conseils impies et téméraires » (239) et n’a tiré aucun fruit de la sage éducation reçue de son père. Sans origine assignable, sa méchanceté soulève la question du mal absolu. Pour cette raison, mais aussi par la gravité et le nombre de ses crimes (trahison, parricide, viol, inceste, établissement d’une religion idolâtre dans ses Etats), il mérite bien le titre de « plus scélérat de tous les rois ». Barkiarokh représente un cas extrême et isolé, ce que souligne du reste sa solitude, puisqu’il est le seul des membres du cercle à avoir été séparé de sa compagne au moment de pénétrer dans le palais souterrain, celle-ci ayant sauvée in extremis par l’intervention surnaturelle d’Homaïmouna. Dans la correspondance entre l’ordre de succession des épisodes10 et la culpabilité des protagonistes, on reconnaît la logique de la surenchère typique des Mille et une nuits. Quoique le plus évident, la gradation n’est pas pour autant le seul principe de structuration possible : le réseau des correspondances tissées entre certains récits met en lumière des symétries qui permettent d’envisager d’autres architectures11.
Démultiplier le récit
19Parallèlement à la perspective du repenti, qui construit un sens de façon régressive à partir d’un repère stable et unique correspondant à la révélation d’une vérité ultime, le paradigme du salon engage, on l’a vu, un autre mode de lecture dans lequel le sens global s’appréhende progressivement, par comparaison de cas envisagées d’un point de vue strictement immanent, c’est-à-dire sur la base de critères qui évoluent au fil de la lecture. Il correspond au présent dans lequel sont immergés les personnages participant en tant qu’auditeur à l’accomplissement d’un rituel de parole. Ce présent de la scène de contage recoupe celui de la lecture au sens où l’un sert de mesure à l’autre ; mais leur signification respective diffère radicalement. Ce qui est perçu par les victimes d’Eblis comme la réplétion d’un vide est vécu par le public comme un allongement de l’expérience de lecture par l’ajournement sans cesse renouvelé de sa fin. Le conte s’inscrit par-là dans l’héritage des Nuits. La découverte d’une œuvre contenant une multitude d’œuvres en puissance et excédant ainsi ses propres frontières explique pour une grande part, on le sait, la fascination exercée par Les mille et une nuits sur le lecteur occidental. À cette tradition, Beckford emprunte plusieurs procédés visant à amplifier le récit. L’extension est effective dans le cas de l’emboîtement, dont la récursivité produit ici une configuration énonciative complexe à quatre niveaux12. Mais cet effet est aussi atteint de façon virtuelle. Relevons d’abord l’allusion aux multiples récits qu’échangent les personnages à différentes étapes de leurs aventures et qui font surgir, lorsqu’ils sont intradiégétiques, la possibilité d’une réécriture partielle du texte lu – à commencer par celle de l’histoire cadre, mise en abîme à travers la mention du « sincère récit » que le calife et Nouronihar font de leurs aventures à leur auditoire. Le même effet est produit par le découpage du récit en scènes ou anecdotes associées à des formules résomptives isolant ces fragments comme des unités narratives potentiellement autonomes et signalant par là un travail de fictionnalisation à l’œuvre au sein-même de la diégèse13. On peut enfin mentionner, et c’est ce point qui retiendra notre attention, une démultiplication du récit par glissement de perspective. Ce phénomène se manifeste clairement lorsque le changement de point de vue est mis en valeur par le déboîtement du récit, c’est-à-dire lorsqu’un personnage, en venant éclairer une énigme ou corriger les hypothèses erronées des autres personnages, en déplace les enjeux en lui donnant un autre centre. Tel est le cas, dans Barkiarokh, du récit enchâssé de la Périse Homaïmouna qui associe à l’histoire principale calquée sur le modèle picaresque une intrigue secondaire empruntant au modèle du roman de formation14, où l’apprentissage de l’héroïne fait pendant à l’égarement moral croissant du protagoniste. Tel est encore le cas de celui de Rouska, qui révèle à Barkiarokh, sans savoir qu’elle s’adresse à son père, ce qu’il est advenu de sa mère Gazahidé depuis que celle-ci a fui en un lieu désert pour échapper à la brutalité de son époux. Après l’avoir séduite grâce à la splendeur de ses pierres précieuses, Barkiarokh, bien que déjà marié à Homaïmouna, avait obtenu sa main à la faveur d’un mensonge ; démasqué par le nain Calili, il avait résolu d’étouffer le roi son père en cachette ; installé finalement sur le trône par Homaïmouna qui avait fait taire les soupçons pesant contre sa personne, il s’était finalement rendu coupable de viols répétés envers sa seconde épouse. Au seuil de sa mort, Gazahidé revient sur la succession des malheurs qui ont suivi la rencontre avec Barkiarokh : « Pardonnez-moi d’avoir été la cause de la mort d’un père si bon », conclut-elle en s’adressant à son nain, qui rectifie : « je suis la cause de tout le mal qui est arrivé par ma sotte admiration pour les maudites pierreries du maudit Barkiarokh » (345). A la victime qui apprend de ses erreurs s’oppose la proie quasi sacrificielle immolée sur l’autel des désirs de son époux. Situé dans un horizon romanesque, le regard d’Homaïmouna trouve ici son symétrique dans celui de Gazahidé, qui éclaire les événements sous un jour tragique. A travers l’accès d’auto-flagellation qui saisit la princesse et son nain, le récit sadien de Barkiarokh esquisse sa propre réécriture à partir du point de vue du martyre.
20Comme la vision individuelle impose son harmonique propre, l’opération de décentrement est inséparable, on le voit, d’une modulation des tons. Le narrateur se plaît à esquisser l’idée de la transformation possible du récit par l’effet d’un changement de registre lié à un point de vue particulier. Ainsi, dès l’entrée en scène de sa rivale Roudabah, Firouz s’ingénie à noircir dans l’esprit de son amant l’image immaculée de la promise de ce dernier, dont les gestes magnanimes ne seraient que les embûches d’une « terrible magicienne » (171) : faute de pouvoir la faire périr, ne se résout-il pas finalement à la défigurer au moyen d’une pommade enlaidissante ? Privant cette figure tragique d’une apparence conforme à la décence et la gravité de sa personne, l’altération des traits suggère l’idée d’une métamorphose comique du texte, comme le souligne le commentaire de Firouz, dont un bon mot conclut cette péripétie sur le ton de la plaisanterie : « je lui ai enlevé son amant et sa beauté. Que peut-on faire de plus à une femme ? » (187).
21Placées au cœur de l’action, ces « versions » conflictuelles présentées par les personnages thématisent la pluralité du texte puisqu’aussi bien chacune d’elle forme un embryon de récit. Sans nier la banalité de ce constat, notons qu’il prend ici une pertinence toute particulière dans la mesure où l’activité d’interpréter ce qui s’offre à l’expérience ou d’imaginer des scénarios vraisemblables est décisive et oriente le cours des choses. Les compétences requises dans la vie pratique et morale ne sont pas différentes de celles nécessaires à la composition ou à la compréhension d’une histoire. Par-là, l’œuvre de Beckford s’inscrit dans la « culture du conte »caractéristique des Mille et une nuits, qui veut que le récit oral soit « profondément intégré à la formation même de l’expérience » (Sermain, 2009, 37 et 53). Evoluant dans un monde dominé par l’imprévisible parce qu’ouvert à l’aventure et imprégné de merveilleux, les personnages sont placés devant la nécessité, soit d’identifier et d’interpréter les signes présents dans la réalité, soit d’en produire eux-mêmes (de nature trompeuse) pour tourner la situation à leur avantage – mensonges forgés d’abord pour parvenir à leurs fins, puis pour opposer un démenti à ceux qui cherchent à rétablir la vérité. Après la disparition de Gazahidé, Barkiarokh accuse la « magicienne » Homaïmouna des crimes dont il est l’auteur (322) : cette version lui sert d’alibi auprès des hommes de mains auxquels il commandite le meurtre de la Périse et lui permet, une fois sa vengeance accomplie, de déguiser cet assassinat sous les traits d’un acte de justice. Si Barkiarokh parvient à tirer son épingle du jeu, c’est grâce à sa capacité à inventer et déchiffrer les histoires, à sa sagacité d’interprète et ses talents d’affabulateur. Du récit qu’Homaïmouna fait de sa vie, le protagoniste tirera un double avantage : un enseignement sur la manière de se conduire avec sa femme, dont les pouvoirs exceptionnels incitent à la prudence, mais aussi un patron narratif « prêt-à-l’emploi », qu’il peut, moyennant quelques modifications, faire avantageusement passer pour sa propre histoire lorsqu’il cherche à séduire Gazahidé15. A la différence de son mari, Homaïmouna n’a pas su tirer les leçons du récit de la sage reine Gulzara, qu’une passion aveugle va conduire à sa perte. La capacité à imaginer des scénarios probables, comme moyen d’assurer son emprise sur le réel, constitue donc l’enjeu profond de l’apprentissage de la Périse, dont les effets seront du reste bientôt sensibles : maquillée en suicide, la disparition de Gazahidé, comme on l’apprendra plus tard, est en réalité l’œuvre d’Homaïmouna, qui l’a fait enlever pour l’arracher aux atteintes de Barkiarokh. Ce dernier, qui n’avait pas exclu l’hypothèse du rapt, se laisse convaincre par les allégations de son épouse, la sachant « incapable de mensonge » (321) ! De ces opérations de décodage ou d’encodage effectuées par des héros qui déguisent leurs intentions ou déchiffrent celles des autres, on peut finalement dire qu’elles font surgir l’espace d’une parole contradictoire. Soit qu’elles entrent en conflit avec la version narratoriale, soit qu’elles remplissent temporairement un vide laissé par le silence de l’énonciateur qui les infirmera ou confirmera ultérieurement, elles placent la narration sur le terrain de la dispute. Étroitement imbriquées au conflit constitutif de l’action, elles en révèlent les enjeux profonds, qui ont trait à la maîtrise des signes.
22Certes le dénouement confirme les avertissements et les présages qui ont ponctué la trajectoire des héros. Le triomphe ultime de cette vérité n’empêche pas qu’elle soit, à l’intérieur du récit, mise en débat par le déploiement de versions alternatives. Bien que d’emblée neutralisé par le caractère finalisé dela confession, le régime de la conversation échappe partiellement à l’emprise de cette dernière puisque le modèle dialectique se montre par la suite capable de désamorcer à son tour la dimension tragique. À la différence des continuateurs des Mille et une nuits (notamment la lignée satirico-licencieuse initiée par Hamilton), Beckford n’investit pas la scène d’énonciation pour en faire un espace de dialogue : la confrontation des points de vue se manifeste au niveau de la composition narrative elle-même, à travers la fragilisation de l’autorité narratoriale à l’origine d’une pluralisation du récit. Le conte de fées littéraire et les Nuits de Galland font un usage fréquent de ces jeux de perspective ; dans le conte beckfordien la radicalisation de ce procédé conduit à remettre en question l’idée même d’une intelligibilité ou d’un ordre présidant à l’ensemble du corpus : systématisé et coupé des enjeux idéologiques du conte, le déplacement d’angle d’approche devient l’expression d’une attitude sceptique. La dynamique prospective que nous avons évoquée rencontre donc ici sa limite. Suscitant un vertige semblable à celui que produisent les innombrables lignes de fuite dessinées par les colonnes du hall du palais du feu, la multiplication des perspectives envisagées comme autant de réécritures possibles de l’histoire et la virtualité d’une expansion indéfinie du récit rendent vaine la recherche d’un sens. Entre l’évidence d’une vérité révélée et une vérité introuvable car diffractée en autant de points de vue partiaux ancrés dans le présent des événements et liés à la particularité des cas, il n’y a pas de médiation possible : il faut faire un saut – celui-là même qui sépare l’ici-bas de l’au-delà.Le relativisme exprimé par le carrousel des points de vue est ici solidaire d’une vision chaotique de l’existence humaine.
Pour conclure : le plaisir prolongé du lecteur
23L’examen de la critique de Vathek montre qu’à côté des difficultés d’ordre génétique et philologique, l’un des principaux défis posés par l’œuvre aux exégètes est celui de son hétérogénéité. Plusieurs solutions ont été envisagées pour tenter d’en rendre compte. On a proposé d’y voir la réunion syncrétique de diverses sensibilités (esprit des Lumières, sensibilité gothique et maniérisme associé à l’orientalisme) qui interagissent en se neutralisant l’une l’autre (Graham 2004) ; ou encore une entreprise de subversion littéraire, à travers la mise en place d’un horizon d’expérience qui défie l’épistémologie empirique et la psychologie « réaliste » au fondement du conte moral et du roman sentimental considérés comme véhicules d’un système de pensée et de valeurs dominants (Svilpis 1990). L’étude de Vathek comme cycle narratif pleinement inscrit dans la tradition du conte oriental permet d’appréhender cette question en des termes renouvelés. L’insertion des épisodes redéploie l’intrigue du récit-cadre en la replaçant dans un réseau textuel élargi qui inclut l’intertexte des Nuits et qui met en concurrence plusieurs clés herméneutiques (le dénouement attendu ou ce qui précède). Dans ce contexte, la pluralité de l’œuvre peut être rapportée au mouvement même de la lecture, qui devient cheminement parmi un réseau de textes possibles, progression au rythme heurté, faite d’hésitations, de bifurcations, de réajustements.
24La sinuosité de ce parcours de lecture tient à la mise en concurrence de régimes de parole et de tonalités. Alors que la confession des repentis maintient la narration dans la conscience de l’irréversible et engage une dynamique de lecture régressive qui impose une saisie uniformisante des expériences vécues et tend à effacer l’hétérogénéité du texte, à l’inverse, celui de la conversation instaure, sur la base d’une fiction, une dynamique progressive soulignant les nuances et mettant en lumière l’unité organique de l’œuvre. Si les bilans dispersés aux différentes étapes de la narration sous l’effet de l’anticipation du dénouement ne ferment pas le sens de l’œuvre, c’est donc parce que la parole des conteurs, comme celle du narrateur du récit-cadre, se révèle capable de détourner l’angoisse par le rire (Alamoudi 1996) en préservant, face à l’écrasante ironie d’Eblis, un espace pour l’exercice de l’humour ; se situant à mi-chemin entre l’ici-bas et l’au-delà, elle renvoie du fond de l’abîme un écho du salon. C’est aussi parce que le cycle narratif, dont la matière apparaît déjà pétrie par la pratique du conte, reflète sa propre genèse en exhibant la possibilité de varier à l’infini les récits autour d’une même histoire.
25L’hommage rendu à Galland est donc ambivalent. Beckford imagine le paradoxe d’un point de vue extramondain qui s’exprime sous la forme ritualisée d’une pratique discursive mondaine ; mais, détachée de son agrément et de la portée rédemptrice et salutaire que lui confère l’auteur des Mille et une nuits, cette forme se trouve vidée de sa signification culturelle. Si la culture du conte triomphe dans Vathek et ses épisodes, c’est au prix d’une double subversion : utile indifféremment aux méchants et aux bons, elle se trouve finalement placée devant une aporie par une sorte de perversion de sa logique propre fondée sur la confiance dans le pouvoir civilisateur du partage et de l’échange. La relation critique que l’œuvre nous avec l’hypotexte est donc singulière ; relevant moins de la déconstruction parodique et déréalisante, comme chez Hamilton (Perrin 2015), que du renversement ironique.
26Notre analyse nous a conduit à envisager le temps du récit selon plusieurs perspectives : le regard que le narrateur éclairé par les vérités d’outre-tombe porte sur son passé ; une activité interprétative partagée par le lecteur et les occupants de la chambre souterraine ; enfin l’expérience propre au lecteur — soit, respectivement, un présent aspiré par l’avenir et opposant un temps compté à l’éternité du châtiment, le « hors temps » de la fiction et la durée vécue de la réception esthétique. La confrontation de ces modalités temporelles met en évidence un décalage grinçant : par le jeu identificatoire le lecteur vient imaginairement faire cercle avec les personnages mais, d’un autre côté, il échappe à la temporalité tragique dans laquelle ils sont enfermés. Ultime perversité du récit : l’amplification textuelle produite par la « pénible narration » (145) des personnages fait coïncider l’« horrible attente » avec la prolongation du plaisir de lecture.