Les Mémoires de Perrault, ou la sagesse rétrospective
1Les Mémoires que Charles Perrault rédige vers 1702, âgé de soixante-quatorze ans, fourmillent d’anecdotes savoureuses. Non publiées de son vivant, et en principe destinées uniquement à sa famille, il s’y met en scène pour rétablir sa vérité sur certains épisodes publics et privés de sa vie, et notamment pour revendiquer sa paternité sur quelques idées, sans acrimonie. Il se reconnaît d’ailleurs aussi des erreurs et des échecs. Mais, avec le recul, et sans le dire explicitement, Perrault semble attribuer à ces moments décisifs un effet finalement bénéfique sur sa destinée. Cette manière de relire le passé est-elle un principe général qui correspond à son idée de la vie bonne ?
2Vers 1643, à quinze ans, Perrault quitte l’école sur un coup de tête, sans l’avoir préalablement réfléchi ou discuté avec ses parents. Il raconte :
Je n'avais plus que faire de venir en classe. En disant cela, je lui fis la révérence [au régent] et à tous les écoliers, et sortis de la classe [avec] un de mes amis, nommé Beaurain […]. Nous allâmes de là au jardin du Luxembourg, où, ayant fait réflexion sur la démarche que nous venions de faire, nous résolûmes de ne plus retourner en classe.1
3Cette apparente bravade est-elle le début d’une vie de désœuvrement, pour ce rejeton d’un père avocat et de frères ainés tous bien éduqués ? Perrault poursuit :
Cette folie fut cause d'un bonheur : car, si nous eussions achevé nos études à l'ordinaire, nous nous serions mis apparemment, chacun de notre côté, à ne rien faire. Nous exécutâmes notre résolution, et pendant trois ou quatre années de suite M. Beaurain vint presque tous les jours [étudier avec moi]. Si je sais quelque chose, je le dois particulièrement à ces trois ou quatre années d'études.2
4Vers 1652, à vingt-quatre ans, Perrault renonce à la profession d’avocat. Il raconte :
Je plaidai deux causes avec assez de succès, […] les juges, […] me firent des caresses extraordinaires, et [on] me pria même de m'attacher au Châtelet et que je recevrais […] toute la faveur qu'un avocat pouvait en souhaiter. J'eusse peut-être mieux fait de suivre [ce] conseil, mais mes frères me dégoûtèrent tellement de la profession d'avocat que je m'en dégoûtai aussi moi-même sensiblement. [Mon frère avocat] ne faisait presque rien dans sa profession ; il valait beaucoup, mais il ne se faisait pas valoir. Je crus qu'il en serait de moi la même chose, et pis encore.3
5Puis Perrault conclut de manière énigmatique : « il y a apparence que je ne me trompai pas. »4
6Vers 1682, à cinquante-quatre ans, Perrault est contraint par Colbert à quitter son poste de contrôleur des bâtiments : « Il ne laissa pas de gronder toujours et de me charger d'une faute qui était purement la sienne. Cela alla si loin que je fus obligé de lui demander mon congé, qu'il m'accorda d'autant plus volontiers qu'il [en] était bien aise »5. Il fait d’abord contre mauvaise fortune bon cœur, en dépit de l’injustice qu’il ressent : « Je mis donc tous les papiers des bâtiments en bon ordre et les lui rendis avec un inventaire très exact et me retirai sans éclat et sans bruit »6. Mais, finalement, il se consacre à une occupation qu’il n’aurait sans doute pas, autrement, envisagé : « Me voyant libre et en repos, je songeai qu'ayant travaillé avec une application continuelle pendant près de vingt années et ayant cinquante ans passés, je pouvais me reposer avec bienséance et me retrancher à prendre soin de l'éducation de mes enfants »7.
7Enfin, en 1683, à cinquante-cinq ans, Perrault est démis par Louvois de ses fonctions à la Petite Académie. Il ne dissimule pas son dépit : « je fus exclu de la Petite Académie, où j'aurais été assez aise d'être continué ; mais il fallut encore souffrir cette mortification »8. Cependant il poursuit aussitôt : « Pour me donner quelque occupation dans ma retraite, je composai [vers 1685] le poème de Saint Paulin qui eut assez de succès […] Ensuite je composai [vers 1686] le petit poème du Siècle de Louis le Grand qui reçut beaucoup de louanges »9, signant son irruption éclatante dans la querelle des Anciens et des Modernes. Puis Perrault conclut, avec satisfaction, et cet épisode, et ses Mémoires, de manière presque téléologique, comme si tout son parcours devait le mener à cette fin : « Voilà quelle a été la cause et l'origine de mes quatre tomes de Parallèles [publiés de 1688 à 1697] »10.
8Ainsi, au travers de ces quatre exemples d’apparents fourvoiements personnels ou de disgrâces publiques, que ces (ré)orientations décisives aient été vraiment voulues ou simplement subies, que Perrault ait fait ou non bonne figure sur le moment, il les présente, avec le recul, comme s’étant avérées positives. Perrault n’applique-t-il qu’à lui-même ce principe de relecture du passé ? Peu avant de rédiger son autobiographie, il a composé de brèves notices de cent Hommes Illustres qui ont paru en France pendant ce siècle. L’on y trouve les commentaires suivants.
9Concernant Arnaud d’Ossat, qui devint cardinal en 1599 :
Le roi [Henri III] envoya [vers 1584] lui offrir à Rome [où d’Ossat s’était rendu comme secrétaire de l’ambassadeur de France] une charge de secrétaire d'Etat, mais il la refusa […] aimant mieux [entre autre] vivre avec un peu plus de repos que n'en permet l'exercice d'une telle charge. Ce refus fut la cause de sa fortune ; car s'il fût venu en France le malheur des affaires l'aurait perdu […].11
10Concernant Louis II de Bourbon-Condé :
[…] il eut le malheur de se voir engagé à porter les armes contre son prince ; mais peut-être ce malheur était-il nécessaire pour faire éclater des vertus que sans cela on n’aurait pas connues […] Sa retraite en son château de Chantilly contribua encore infiniment à faire voir toute la grandeur de son âme. Ses vertus militaires ayant été obligées de se reposer, une infinité d'autres grandes qualités que le bruit des armes empêchait de paraître, se montrèrent dans toute leur beauté.12
11Concernant Paul Pelisson-Fontanier :
La disgrâce de monsieur Fouquet […] causa sa ruine entière et le fit mettre à la Bastille. Ses amis regardèrent comme un très grand malheur ce terrible changement de fortune, quoiqu'ils ne doutassent point de son innocence et ils ne pouvaient trop déplorer sa captivité qui dura plus de cinq années. Cependant ce long séjour dans une prison a été toute la source de son bonheur, et l'on ne saurait trop admirer la conduite de Dieu sur lui. La Providence qui voulait le convertir et ensuite en former un des plus forts et des plus solides défenseurs de la foi catholique, après lui avoir donné le temps de se former un excellent style dans l'étude des lettres humaines et dans l'exercice de l'éloquence, le mit dans cette solitude pour lui faire faire les réflexions, les lectures et les études nécessaires à un emploi si important.13
12Enfin, concernant Pierre Jeannin :
[…] il embrassa ce malheureux parti [la Ligue catholique] de toute sa force ; mais on peut dire que cette démarche si fâcheuse pour lui en apparence fut la source de son bonheur et de celui de tout le royaume. Ce fut un coup de la Providence qui voulut qu'un homme de bien et d'esprit s'engageât dans cette injuste faction pour en découvrir la malice et pour devenir ensuite l'instrument principal de sa ruine.14
13Dans ces quatre exemples, les principes agissants sont divers : fortune aléatoire, psychologie, Dieu ou la Providence. Néanmoins Perrault semble prêter une grande attention à ce principe d’optimisme rétrospectif concernant des récits de vies réelles. L’utilise-t-il également comme élément moteur des vies fictives des héros de ses contes ?
14Dans ses contes en vers ou en prose, en général la mise en difficulté initiale est subie. Dans « Peau d’âne », une princesse qui n’a rien fait pour séduire son père, et au contraire a tenté de refroidir ses ardeurs, est contrainte à la fuite ; dans « La Belle au bois dormant », une princesse désirant expérimenter une curieuse pratique populaire, se pique de manière anodine et tombe en léthargie prolongée ; dans « Le Chat botté », un fils de meunier est lésé par ses frères lors du partage de l’héritage paternel ; dans « Les Fées » et dans « Cendrillon », des jeunes filles sont brimées voire opprimées par leurs (demi-)sœurs et (belle-)mères ; dans « Le petit Poucet », un garçonnet introverti est raillé par ses frères et, avec eux, abandonné par ses parents. Tous ces personnages non seulement résolvent leurs problèmes, avec de l’aide certes, et aussi une participation personnelle significative, mais ils se retrouvent in fine dans une situation préférable à celle à laquelle ils auraient pu espérer sans leurs mésaventures. Ainsi, la princesse, si elle n’était devenue Peau d’âne, aurait certainement été mariée princièrement mais selon un choix paternel ; tandis que devenue autonome, elle construit elle-même son union conjugale avec un prince qu’elle s’est choisie. La Belle, pareillement, délivrée de ses parents restés dans un siècle passé, connait le coup de foudre amoureux, et se marie à un prince qui s’avère véritablement attentionné. Le benjamin qui aurait dû devenir meunier comme ses frères, se lance dans des aventures certes périlleuses, mais finit riche marquis et gendre du roi. Idem pour les deux demoiselles qui se libèrent princièrement d’un milieu familial opprimant. Enfin, le garçonnet, plutôt que devenir apprenti bûcheron à son tour, prend l’ascendant sur sa fratrie, crée un service postal prospère et devient un courtisan accompli.
15Dans le schéma de Propp, un personnage, en désobéissant à un interdit, se place dans une situation dangereuse dont il ne se sortira qu’après une série d’épreuves, et finira dans une situation glorieuse (en épousant la princesse et/ou en montant sur le trône). S’agit-il du même processus que celui qui est à l’œuvre dans les contes de Perrault ? En quoi l’échec peut-il s’avérer bénéfique ? Selon la maxime de Nietzsche, passée en adage populaire, « tout ce qui ne tue pas me rend plus fort »15. Certes, le philosophe l’entendait d’abord dans un sens physiologique, en considérant la souffrance (physique) comme une occasion de connaissance de soi et d’exercice de la volonté. Dans le sens commun, la confrontation à l’adversité éprouve le héros, l’exerce et lui permet de révéler des qualités jusqu’alors ignorées, voire insoupçonnées. Cependant, Propp remarquait que préalablement au couple de fonctions interdit / transgression, attirant les problèmes sur le héros, intervenait une séparation du héros d’avec ses parents. Cet « éloignement »16 est la condition qui suscite la transgression des « enfants [qui] sont livrés à eux-mêmes »17. Mais on peut aussi se demander si cette situation d’autonomie de facto, pour le héros, n’est pas le facteur provoquant initialement les dangers mais aussi ultérieurement permettant son émancipation.
16Dans les contes de Perrault, les héros que nous avons évoqués ne sont pas des enfants (hors Poucet), mais des jeunes gens en âge de se marier et de prendre leur destin en main. Perrault, racontant sa propre vie, revient sur des choix et difficultés qu’il a rencontrés, nous l’avons vu, adolescent puis jeune homme et homme mûr. Quand il commente d’autres parcours de vie, réels, il s’agit d’événements survenus durant la maturité. Il semblerait que les orientations initiales correspondent à des choix parentaux ou socialement convenus, menant vers des impasses, et que les retournements favorables résultent d’émancipations voulues ou contraintes, vers des activités ou des choix de vie correspondants plus profondément au caractère des individus18. D’ailleurs, Perrault aime à critiquer les opinions conformistes, quand elles persistent dans la maturité :
Je pardonne à de jeunes gens d'aimer ce qu'on leur a enseigné dans leurs études, & de prendre plaisir à mettre en œuvre les beaux endroits des vies de Plutarque, parce qu'ils font voir par-là à leurs Régents & à leurs Pères, qu'ils ont employé utilement leur temps à de bonnes lectures, & qu'ils en ont retenu les plus beaux endroits, mais je ne puis souffrir que des hommes sages, des Orateurs formés se parent de ces vieux ornements. Je veux qu'ils parlent de leur Chef comme parlaient les Anciens qu’ils veulent imiter, & qu'ils débitent leurs pensées, & non pas celles des autres.19
17Chez Perrault, ces quelques trajectoires biographiques de personnes réelles ou de personnages fictifs tendent à montrer que les fausses pistes sont propices à une meilleure (et future) réalisation de soi. Faut-il en conclure pour autant, avec optimisme, que tout échec aboutit forcément à un épanouissement final ? Remarquons d’abord qu’il s’agit d’une vision rétrospective, pensée en fonction d’une situation finale jugée satisfaisante. Dans la préface de ces Hommes Illustres, Perrault précise comme critère de choix qu’« on n'y a point mis d'hommes vivants, et il n'est pas malaisé d'en deviner la raison »20. En laissant implicite cette raison, Perrault évite d’avoir à envisager les conséquences de ce choix. La construction d’une biographie posthume permet évidemment de connaître la fin de l’histoire, et de juger du passé à partir d’un point de vue stabilisé. Il n’en est pas de même pour ses Mémoires. Au moment où il les rédige, Perrault est globalement satisfait de sa vie. Quoiqu’en disgrâce bureaucratique, il participe pleinement à la vie de l’Académie française, et s’est imposé comme protagoniste majeur dans le débat intellectuel public. Il s’est montré littérairement très productif dans la dernière décennie du siècle, faisant aboutir des projets de longue haleine, dans des genres très divers. Qui plus est, Perrault vit dans une certaine aisance matérielle (il a finalement mieux réussi financièrement que toute sa fratrie), et il est convaincu de résider dans « le plus beau royaume de la terre »21 à la meilleure époque de l’histoire :
Pour moi, je vous avoue que je m’estime heureux de connaître le bonheur dont nous jouissons, et que je me fais un très grand plaisir de jeter les yeux sur tous les siècles précédents où je vois la naissance et le progrès de toutes choses, mais où je ne vois rien qui n’ait reçu un nouvel accroissement et un nouveau lustre dans le temps où nous sommes. Je me réjouis de voir notre siècle parvenu en quelque sorte au sommet de la perfection.22
18Il est certainement plus facile, dans ces conditions, de porter un jugement serein sur ses choix passés et les réorientations intervenues au cours de sa vie.
19Néanmoins, si Perrault a des motifs de satisfaction vers 1699-1702, quand ilachève de rédiger ses Mémoires, alors qu’il mourra l’année suivante, ce sentiment repose sur des bases discutables et fragiles. D’abord, comme on le sait, son appréciation personnelle quant à son œuvre, qui plaçait au pinacle son dialogue argumentatif des Parallèles comme rendant habilement justice à une époque grandiose, a été remise en question par la postérité, qui a retenu ses contes comme son chef-d’œuvre littéraire. Fragilité, ensuite, car Perrault, les dernières années de sa vie, a pu éprouver une certaine amertume concernant sa situation familiale devenue soudainement problématique : son fils Pierre (signataire des contes) connaît un fâcheux incident de parcours en 1697 et meurt en 1700, sa fille Madeleine engage une procédure judiciaire contre lui en 1699 pour des questions d’héritage et meurt en couches en 1701.
20Charles Perrault est doué d’un tempérament heureux, optimiste et de bonne volonté, et d’une foi chrétienne influencée par les réflexions jansénistes sur la grâce. Quand il se retourne sur son parcours, il s’estime plutôt satisfait de sa vie avec ses vicissitudes, qui l’ont amené peu à peu à réunir ses talents naturels et ses centres d’intérêt dans une œuvre créatrice. Moraliste, mais sans le cynisme des illustres prédécesseurs de son siècle, il tente de retracer sa vie selon une logique discrète et volontariste23. En biographe eulogique, il observe de même les réorientations libératrices de ses sujets ; en conteur, il aménage des mésaventures émancipatrices pour ses personnages. En dépit de la vanité rétrospective de ces considérations, on peut aussi y voir une forme de sagesse consistant à accepter ses errements comme des étapes nécessaires.