1L’intérêt que Blanchot porte à Goethe s’inscrit dans le contexte plus large de ses réflexions sur le romantisme, qui ont fait l’objet d’un colloque à Oxford en 2009. On a pu ainsi mesurer la place qu’occupent dans L’Entretien infini (1969) le romantisme d’Iéna, l’Athenaeum, les frères Schlegel, Novalis, Schleiermacher, l’écriture fragmentaire, et l’importance que ce livre a eu pour Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy lorsqu’ils ont écrit L’Absolu littéraire. Théorie de la littérature du romantisme allemand (1978). Dans leur substantielle introduction aux actes du colloque, les deux organisateurs, John McKeane et Hannes Opelz, soulignent l’intérêt jamais démenti de Blanchot, dès les années 1940, non seulement pour des romantiques marginaux comme Hölderlin et Jean-Paul mais aussi « Hamann, Goethe, Schiller, Tieck, Wackenroder, Hoffmann, Brentano, Solger, Arnim, Heine, Mörike, Waiblinger, etc.1», auxquels ils ajoutent « Kant, Lessing, Herder, Fichte, Hegel, Schelling or Nietzsche2 », ainsi que le surréalisme et Valéry. Si aucune contribution ne porte sur Blanchot et Goethe, ils notent cependant qu’il représente pour Blanchot « an early and fairly constant ‒ if discret ‒ point of reference3 » et mentionnent plusieurs occurrences glanées dans son œuvre critique depuis les années 1930 jusqu’aux années 1980.
2Dans les années 1920, Blanchot avait suivi des études d’allemand et de philosophie à l’Université Kaiser-Wilhelm à Strasbourg. Levinas, qu’il rencontre au même moment, lui fait connaître la phénoménologie husserlienne et heideggérienne. Dans Après coup précédé par Le Ressassement éternel (1983), Blanchot confie :
Je me souviens (ce n’est qu’un souvenir, trompeur peut-être) que j’étais étonnamment étranger à la littérature environnante et ne connaissant que la littérature dite classique, avec une ouverture cependant sur Valéry, Goethe et Jean-Paul4.
3Dans la paire antithétique formée par « Goethe et Jean-Paul », le côté Jean-Paul a surtout attiré l’attention des commentateurs jusque-là5. Examinons de plus près le côté Goethe.
Passion biographique
4Un chapitre de Faux Pas (1943) s’intéresse à « Goethe et Eckermann6 ». Leurs « conversations » à Weimar, durant les neuf dernières années de la vie de Goethe, ont été reconstituées de mémoire et mâtinées de fiction par Eckermann qui était son secrétaire personnel. Une traduction de Jean Chuzeville paraît chez Gallimard en 1941. Blanchot soulève ce paradoxe :
Ce n’est pas le portrait d’un homme qu’elles [les conversations] nous tracent [...] ; mais elles nous dépeignent directement le créateur lui-même, l’être profond qu’exigent ses œuvres et dont l’existence ne peut être analogue à aucune autre7.
5Il considère qu’« Eckermann a su être présent dans la solitude de l’artiste, cherchant à découvrir ce qu’est le créateur lorsqu’il n’est qu’avec soi-même, introduisant la merveille et le scandale d’un témoin au cœur de l’opération de l’esprit8 ». Selon lui, Goethe « a délibérément [...] formé l’esprit de celui qui devait les [les conversations] écrire9 ». Il entreprend donc une véritable réhabilitation d’Eckermann. Jean-Benoît Puech ‒ inventeur de l’écrivain Benjamin Jordane, grand spécialiste des « suppositions d’auteur », des biographies fictives, etc. ‒ « trouve dans cette petite étude une imagination théorique aussi forte que dans l’invention du ‘désœuvrement’ ou du ‘neutre’10». Ajoutons qu’elle relève d’une passion de Blanchot pour les correspondances, les journaux intimes et les biographies d’écrivains, passion qui n’est qu’en apparence contradictoire avec son exigence d’impersonnalité et de neutralité en ce qui concerne l’écriture. Christophe Bident, son biographe, précise :
Blanchot commente moins l’œuvre que l’expérience qui la précède et l’accompagne. C’est à ce croisement de la vie et de la création que s’installe son intérêt pour la biographie. Une biographie ? Oui, si elle est une biographie du ‟génie” (entendons surtout la part de la genèse, de la création de l’œuvre)11.
6C’est pourquoi Blanchot dit par ailleurs apprécier la biographie de Mallarmé publiée par Henri Mondor en 1941, le Molière. Sa vie dans ses œuvres (1942) de Pierre Brisson ou l’édition des Fleurs du Mal de Jacques Crépet chez José Corti en 1942. C’est dans cette optique qu’il s’intéresse aux relations de Vigny avec Marie Dorval, de Benjamin Constant avec Mme de Staël, de Bataille avec Laure, et tant d’autres.
7Cette même passion biographique le conduit à lire non seulement les Conversations de Goethe avec Eckermann mais aussi la correspondance de Bettina von Arnim avec Goethe, dans une chronique intitulée « ‘Le plus beau livre du romantisme’», parue dans le Journal des débats le 16 septembre 1942, non reprise en volume. Cette correspondance est publiée par Fritz Bergemann en 1921 et traduite par Jean Triomphe chez Gallimard dans la collection « Les Classiques allemands » en 1942. Celle que Bettina avait publiée en 1835, sous le titre Correspondance de Goethe avec une enfant, est largement fictive. Mais, entretemps, elle aura suscité le mythe du « plus beau livre du romantisme ». Pour Blanchot, Bettina :
reste le symbole de ces jeunes romantiques [Brentano, Arnim, Hoffmann, Tieck, Jean-Paul, c’est-à-dire l’ivresse, l’imagination, le fantastique, la nuit, le rêve, l’informe, dont elle se serait faite l’ambassadrice plus ou moins inconsciente auprès de Goethe] qui s’efforcent en vain d’être compris par celui dont la gloire les émeut et que l’auteur de Faust, tout en les accueillant avec générosité et bienveillance, raille sous le nom de ‘poètes de la nuit et des tombeaux’12.
8Bettina a échoué auprès de Goethe qu’elle importunait mais a réussi par sa correspondance semi-fictive qui a eu des conséquences bien réelles sur la vision qu’on a pu avoir ensuite du dernier Goethe, jusqu’en 1921 au moins. Blanchot se soucie également du sort d’Arnim, le mari de Bettina, qui aura réservé au vieil écrivain « ces aveux d’une sensibilité inouïe, ces mémentos du cœur qui survivront même à l’imposture ; [...] ces lignes dont il y a peu d’équivalents13». De même qu’avec Eckermann, et de façon encore plus radicale, Blanchot réhabilite Bettina en opérant un quasi renversement de perspective où Goethe ne vaudrait qu’en tant que prétexte aux magnifiques lettres de sa correspondante qui aurait donc signé véritablement « le plus beau livre du romantisme ». Eckermann, Bettina et Goethe représentent un peu pour Blanchot dans les années 1940 ce que Max Brod, Milena et Kafka vont incarner pour lui dans les années 1950, et il n’est sans doute pas fortuit que ce type de relations triangulaires va innerver également ses propres romans, dès Thomas l’obscur (1941).
De l’anticommunisme à la « communauté inavouable »
9Une des premières mentions de Goethe sous la plume de Blanchot se trouve dans une chronique sur le « Journal d’un intellectuel en chômage, par Denis de Rougemont » publiée dans L’Insurgé le 18 août 1937 et non reprise en volume. À la suite de Rougemont ‒ cofondateur de L’Ordre Nouveau et d’Esprit, penseur du personnalisme, qui publiera notamment L’Amour et l’Occident (1939) ‒, Blanchot remarque :
Le créateur a aujourd’hui à faire le contraire de ce qu’a fait Goethe. Pour Goethe, il ne s’agissait point de reconstruire le monde qui semblait incontestable [...], il s’agissait [...] de se donner un ordre intérieur aussi solide que l’ordre extérieur [...] hors du vertige où s’abîme Werther. [...] Aujourd’hui ce n’est plus l’esprit, c’est le monde qu’il faut refaire. [...] C’est en cédant au vertige social que le Werther d’aujourd’hui, un Maiakowsky, un Essénine, trouve son plus grand déséquilibre et succombe14.
10Le poète Serguei Essénine, ancien compagnon de la danseuse Isadora Duncan, avait été retrouvé mort à Leningrad dans des conditions douteuses en 1925, déclenchant, comme Werther, une vague de suicides chez ses admirateurs. Vladimir Maïakovski, poète non moins célèbre, s’était donné la mort cinq ans plus tard à Moscou, à la suite de quoi Staline avait ordonné des funérailles nationales. Un anticommunisme viscéral caractérise les chroniques politiques que Blanchot publie dans L’Insurgé en cette année 1937 traversée de vives tensions (inter)nationales ‒ remilitarisation de la Rhénanie, Front populaire, guerre d’Espagne ‒, qui est aussi la dernière année où il publiera des chroniques politiques dans les journaux de ceux que l’historien Jean-Louis Loubet Del Bayle appelle les « non-conformistes des années 193015 ». Blanchot se sépare de Rougemont sur le remède à appliquer au diagnostic partagé des rapports entre l’écrivain et le monde : là où Rougemont invite à jeter la littérature dans la mêlée, il prône « l’enseignement de Goethe » qui consisterait à remettre en ordre la société selon le modèle de stabilité de l’esprit.
11Treize ans plus tard, il passe d’une lecture spiritualiste et anticommuniste de Goethe à une chronique intitulée « Le Compagnon de route » parue dans L’Observateur, non reprise en volume, où il s’intéresse au Goethe et son époque de Georges Lukacs, qui avait été traduit par Lucien Goldmann et Frank pour les éditions Nagel dans la collection « Pensées » en 1949. À la suite du critique marxiste, Blanchot considère que « Méphisto incarne les éléments diaboliques et cyniques du capitalisme16 ». Il cite également La Part maudite (1949) de Bataille. Mais il ne s’agit pas pour autant de rejeter Méphisto. Blanchot insiste sur la nécessité pour Faust de se lier malgré tout au démon, représentant cette fois la part de la « négation », de l’« imaginaire », de l’« absence » et de la « mort17», part essentielle pour accomplir la tâche sans fin de tout œuvre véritable.
12Dans Le Livre à venir (1959), Blanchot décèle chez Hermann Hesse un motif qu’il voit présent également chez Goethe, le romantisme allemand et Nietzsche : « une association secrète, une communauté ésotérique, toute-puissante et sans efficacité, toute-présente et insaisissable, avec laquelle le personnage central cherche vainement à se lier18 ». On pense ici à la « Société de la Tour » constituée par l’Oncle, l’Abbé, Lothario, Jarno et Nathalie dans Wilhelm Meister, veillant secrètement sur le héros éponyme dès le début de ses tribulations. Dans la généalogie de la pensée de la « communauté » chez Blanchot, il y aurait donc ce roman de Goethe, en plus des références centrales à Bataille et à Duras.
Double Goethe
13Il y a deux Goethe pour Blanchot ou plutôt une ambivalence, voire une oscillation à l’égard de Goethe, un peu à la manière de Novalis d’abord louant puis dénigrant Wilhelm Meister. Dans « Valéry et Faust », chapitre de La Part du feu (1949), Blanchot propose une lecture de Mon Faust de Valéry19. Valéry avait travaillé à ces ébauches théâtrales pendant l’été 1940, il les avait publiées confidentiellement dès 1941, puis elles étaient reparues chez Gallimard en 1945. Mon Faust contient deux parties restées inachevées : d’une part, Lust, « Désir » en allemand, centrée sur la jeune secrétaire de Faust qui incarne pour lui la tentation du renouveau, mais trop tardivement, qui allégorise la lutte entre amour et esprit, instrumentalisée par un Méphisto diminué qui voudrait entraîner Faust dans « une nouvelle affaire Marguerite », du côté donc de la sensibilité, de la tendresse, bien dans le ton de cette « comédie » ; d’autre part, Le Solitaire, « féerie dramatique » centrée cette fois sur un ermite farouche qui, face à Faust, représente le Moi pur, la tentation négatrice, nihiliste, un nouveau Zarathoustra, pestant devant un monde mal fait, tenant d’un culte de l’intellect poussé à l’extrême, jusqu’à détruire paradoxalement langage et esprit. Blanchot remarque que Léonard de Vinci et Faust, aux yeux de Valéry, « sont très semblables. L’homme réel chez Vinci applique sa vie à la conquête et à l’exercice de tous les pouvoirs : être lui commande de posséder tous les moyens de faire, le réel est tout ce qu’il peut20». De même, « [t]ous les héros de Valéry se ressemblent en ce sens que, maîtres du possible, ils n’ont plus rien à faire. Leur œuvre est de demeurer désœuvrés, au-delà de leur propre histoire. C’est l’une des singularités de Monsieur Teste21». Finalement, « [c]’est le renversement du titanisme symbolisé par le Faust gœthéen22 ». Dans la contradiction entre « conscience » et « existence » qui traverse toute l’œuvre de Valéry, « Faust est cette heure goethéenne où la tension tragique se fait harmonie, cette heure hégélienne où de l’excès de l’opposition naît un accord, où avec l’universalité de l’esprit triomphe l’individuel, et la pure possibilité s’échange avec la réalité unique. Il y a, à la vérité, dans la situation de Faust beaucoup de points communs avec le moment qui pour Hegel marque la fin de l’histoire23». Tel est le premier Goethe pour Blanchot : un Goethe hégélien, de l’harmonie, de l’accord, de la fin de l’histoire, de la relève dialectique, du savoir absolu. De même, à l’occasion d’un hommage à Thomas Mann en 1955, où Blanchot commente Docteur Faustus, qui était paru en 1947 avant d’être traduit chez Albin Michel en 1950 par Louise Servicen, Goethe figure le tenant de l’« humanisme », de l’« assurance », de la « rédemption esthétique » en regard de la décadence des « États » et des « puissances nocturnes24».
14Ce premier Goethe n’exclut pas chez Blanchot un deuxième qui a nettement sa préférence. Sans cesse il aura mis en relief dans la trajectoire de Goethe un côté méphistophélique indépassable, inassimilable. C’est très visible dans le chapitre de Faux Pas (1943) sur « André Gide et Goethe »25. Blanchot commente la préface de Gide au Théâtre complet de Goethe sorti en Pléiade en novembre 1942, avec des traductions notamment d’Armand Robin et de Jean Tardieu. Une fois n’est pas coutume, il pointe un paradoxe : l’ondoyant, le protéiforme Gide ne retient de Goethe qu’une figure achevée, statufiée, celle d’un pédagogue ayant atteint dans son grand âge la sérénité. À rebours, il distingue « trois âges de Goethe » qu’il appelle à ne pas « confondre » : « celui où il s’exprime sans la moindre responsabilité ni à son égard ni à l’égard du monde, l’époque de Goetz, de Werther, du premier Faust, tout occupée par des confessions et des explosions lyriques, puis la période d’Iphigénie et du Tasse où il renonce à cette première insouciance pour devenir responsable de lui-même vis-à-vis de lui-même et, prenant conscience de ce qu’il est, façonne, mûrit, éduque ce qu’il doit être ; enfin la période des Années de voyage où il sent pleinement sa responsabilité à l’égard des autres et s’affirme comme un modèle et un exemple26. » Selon le critère moral de la « responsabilité », Blanchot distingue ainsi chez Goethe un premier âge lyrique, prométhéen, « dionysiaque27 », nietzschéen, auquel succède un deuxième âge consacré à la « culture du moi par le monde28 », puis un troisième âge qui s’inverse en « culture du monde par ce moi29 ». On reconnaît ici les étapes d’un parcours dialectique ou d’un Bildungsroman appliqué à la vie et à l’œuvre de Goethe. Cependant, Blanchot insiste avant tout sur les « crises » que Goethe a traversées à chaque étape, fût-ce pour les « surmonter30 », sur le côté hölderlinien, kleistien, tragique, nocturne de Goethe, en somme. Il relit ainsi « le ‟renoncement” de Goethe31 » non comme une ultime leçon de sagesse mais sur un mode racinien, rimbaldien, mallarméen : « loin d’éprouver de la satisfaction devant son œuvre arrachée au naufrage, il a éprouvé le tourment de ne l’avoir sauvée qu’en ayant été infidèle au naufrage32 ». Goethe est aux yeux de Blanchot un Ulysse qui prendrait conscience de n’avoir pas vraiment éprouvé le chant des Sirènes puisqu’il a utilisé une ruse, une technique, qui l’a sauvegardé du risque de dévoration consubstantiel à leur écoute, de même que Thésée ne fait pas véritablement l’expérience du labyrinthe puisqu’il en est sorti grâce au fil d’Ariane, à tel point qu’on peut même le soupçonner de n’avoir jamais rencontré le Minotaure33. Nuançant un propos de Gide, Blanchot considère Goethe à la fois moins coupable et davantage coupable que Voltaire à l’égard des « ténèbres34 ». Il rappelle notamment l’admiration que Nietzsche professe pour Goethe, pas seulement pour sa « puissance apollinienne » mais aussi « ses rêves dionysiaques35 ». C’est ce Goethe dionysiaque, tragique, enténébré que Blanchot tient à préserver, à la manière d’un portrait en creux, du négatif d’un cliché, par-delà toute consécration ou exécration. Autrement dit, Blanchot s’ingénie à ne pas oublier que le souci de la forme et de la formation chez Goethe n’est qu’une réaction grandiose, impressionnante de maîtrise, mais entaché de regrets, à l’encontre de la traversée des forces de désorientation de ce qu’il nommera « espace littéraire » ou de ce que Bataille appelle « expérience intérieure ». Il déconstruit un cliché de Goethe au profit d’une image qui n’était pas dominante dans les années 1940 et semble désormais bien établie, comme en témoigne par exemple la notice « Goethe » de Pierre Bertaux pour l’Encyclopedia Universalis :
Sous la façade de celui qu’on a surnommé ‟l’Olympien”, le tréfonds recèle un monde à la Hieronymus Bosch. [...] sur la voie qui, du piétisme à Freud, a été ouverte par les grands explorateurs de l’inconscient, on trouve [...] Goethe [...]. Son Faust, commencé en 1773, n’est finalement pas autre chose que cette exploration de l’inconscient et du rêve. [...] Il y a en Gœthe largement autant de Méphisto que de Faust. [...] Rien de moins exact que sa réputation de sérénité. [...] Sa vie a été une lutte acharnée et ponctuée d’innombrables échecs. Il a été poursuivi par un sentiment tantôt insidieux, tantôt angoissant de solitude36.
15La bibliographie critique sur Goethe que Blanchot mentionne, outre la préface de Gide au Théâtre complet (1942) et le livre de Lukacs, se réduit aux Pages immortelles de Goethe de Hans Carossa traduites par Jean-François Angelloz chez Corrêa en 1942 ‒ ouvrage à vocation plus anthologique que critique et qui ne retient pas les Conversations de Goethe avec Eckermann37 ‒, une étude de Julius Petersen sur la teneur fictionnelle des Conversations de Goethe avec Eckermann, datant de 192538, ainsi que la monographie de Friedrich Gundolf traduite par Jean Chuzeville chez Grasset en 193239. Blanchot n’écrit pas directement sur Goethe mais sur un Goethe légendé par le docile Eckermann ou déformé par l’indocile Bettina, un Goethe commenté par Gide ou Lukács, réécrit par Valéry ou Thomas Mann, le Goethe de Faust avant tout, mais aussi de Werther.
« Il ne saurait être question de bien finir »
16Une parole de Werther préoccupe Blanchot à partir des années 1950 : « Il ne saurait être question de bien finir ». Il la choisit comme titre d’une partie du Livre à venir (1959) sur le rapport de l’écriture à la morale40. La citation réapparaît dans la partie sur « L’échec du démon : la vocation41 » centré sur le journal de Virginia Woolf. Blanchot rappelle que même les écrivains les plus talentueux sont traversés par l’incertitude. Ainsi, Goethe, âgé de quarante ans, s’en va en Italie, tenté de devenir peintre ou naturaliste. Il cite des épisodes analogues chez Claudel, Péguy et Julien Green. Mais Goethe n’a pas été fidèle jusqu’au bout au précepte de sa jeunesse, « Il ne saurait être question de bien finir », contrairement à Virginia Woolf. La citation fait une dernière apparition, beaucoup plus tard, dans un fragment de L’Écriture du désastre (1980) :
Lisant dans R.B. ce que celui-ci ne dit pas mais suggère, j’imagine que pour Werther l’amour-passion n’est qu’un détour pour mourir. Après la lecture de Werther, il n’y eut pas plus d’amoureux, mais plus de suicidés. Et Goethe s’est déchargé sur Werther de la tentation de mourir, non de sa passion, écrivant non point pour ne pas mourir, mais par le mouvement d’une mort qui ne lui appartenait plus. ‟Cela ne peut que finir mal”42.
17Derrière les initiales, on reconnaît le Roland Barthes des Fragments d’un discours amoureux (1977) qui avaient remis au goût du jour le Werther un peu suranné de Goethe.
Les limites de la Bildung
18Il arrive que Blanchot fasse côtoyer Goethe avec des noms que par ailleurs il lui oppose. Dans la chronique « Histoire de fantôme » parue dans le Journal des débats le 29 juillet 1942, non reprise en volume sur le belge Franz Hellens et la littérature fantastique, Blanchot évoque « le rôle joué dans l’art moderne par la recherche de ce que Goethe et le romantisme allemand ont appelé le « côté nocturne » de l’âme. Chacun garde le souvenir de ces œuvres qui ont traversé notre temps et qui, même échappées au système de nos admirations, conservent le pouvoir d’agir sur nous, comme des astres noirs, invisibles, détruits et cependant capables de nouvelles chutes43 ». Dans une chronique sur « Le Je littéraire » parue le 1er juin 1944 dans le Journal des débats, non reprise en volume, il rapproche l’évolution de Kafka vers l’impersonnalité de celle de Goethe :
Un écrivain débute volontiers par des œuvres subjectives où il se confesse, avant de produire des ouvrages où il est présent comme créateur dans des mythes ou des fictions qui sont distincts de lui. L’évolution monumentale de Goethe est un exemple de cette conquête profonde de l’objectivité, du passage de l’effusion à la réflexion, du mouvement qui conduit assez naturellement un créateur modèle du Ich-Roman, de l’œuvre écrite à la première personne, au symbole impersonnel et à l’œuvre en accord avec toute une culture [...]44.
19De même, Kafka passe du journal aux récits par le truchement des nouvelles. La trajectoire dialectique appliquée à Goethe et Kafka obéit à des critères énonciatifs et non plus moraux cette fois. Si ce passage de la subjectivité à l’objectivité dans la trajectoire goethéenne a déjà été observée avant Blanchot, l’interprétation et le rapprochement avec Kafka semblent plus inaccoutumés45. Dans le paragraphe qui clôt « Le Mystère dans les lettres », chapitre de La Part du feu (1949) où Blanchot approfondit d’anciennes réflexions sur Les Fleurs de Tarbes (1941) de Jean Paulhan46, il cite une série d’écrivains qui ont préféré « le silence [...] pour parler du mystère47» : Goethe se retrouve aux côtés de Hölderlin, Schiller, Brice Parain, Kierkegaard, Mallarmé et Éluard.
20Reste qu’il y a des moments où Goethe et Hölderlin représentent pour Blanchot des expériences et des œuvres absolument irréconciliables. À la fin du chapitre sur « Le Temps des encyclopédies » dans L’Amitié (1971)48, à propos d’un volume consacré à l’histoire des littératures, dirigé par Raymond Queneau pour la Pléiade, il affirme :
Dans le monde de la culture, il est nécessaire et il est bon que nous ayons à la fois Mallarmé et Victor Hugo, Goethe et Hölderlin, Racine et Corneille, pour ne choisir que de ‟beaux noms incontestables”. Mais il est un point où il est nécessaire que Goethe reste sourd à Hölderlin, refuse Kleist et où nous non plus, nous ne pouvons nous ouvrir à la fois à Hölderlin et à Goethe49.
21Dans l’étude qui suit, « Traduire », Blanchot fait allusion au « rire glacé de Goethe50» découvrant les traductions de Sophocle par Hölderlin. La Bildung goethéenne a donc ses limites.