Dénouement et “fins intermédiaires” dans les Lettres persanes, Les Égarements du cœur et de l’esprit, et Julie ou La Nouvelle Héloïse
1Au cinéma, nombreux sont les films, on le sait, qui reposent sur le principe d’une fin inattendue invitant le spectateur à reconsidérer l’ensemble de l’histoire sous un angle différent. Cette structure du retournement final (ou twist ending) est fréquente, pour ne pas dire banale, et parfaitement répertoriée1. Il n’en va pas de même pour le roman, au moins sous l’Ancien Régime. On n’en trouverait sans doute guère d’exemple avant les Lettres persanes, que Montesquieu n’a, au reste, désigné comme « une espèce de roman » que dans ses « quelques réflexions sur les Lettres persanes » publiées de manière posthume en 1758. Inutile sans doute de rappeler longuement la fameuse lettre posthume de Roxane, chargée d’achever, sur un chant de mort et de haine, à la fois l’intrigue du sérail et l’ensemble du recueil :
« Oui, je t’ai trompé ; j’ai séduit tes eunuques, je me suis jouée de ta jalousie, et j’ai su, de ton affreux sérail, faire un lieu de délices et de plaisirs.
Je vais mourir : le poison va couler dans mes veines. Car que ferais-je ici, puisque le seul homme qui me retenait à la vie n’est plus ? Je meurs ; mais mon ombre s’envole bien accompagnée ; je viens d’envoyer devant moi ces gardiens sacrilèges qui ont répandu le plus beau sang du monde.
Comment as-tu pensé que je fusse assez crédule pour m’imaginer que je ne fusse dans le monde que pour adorer tes caprices ? que, pendant que tu te permets tout, tu eusses le droit d’affliger tous mes désirs ? Non ! j’ai pu vivre dans la servitude, mais j’ai toujours été libre : j’ai réformé tes lois sur celles de la nature, et mon esprit s’est toujours tenu dans l’indépendance. »2
2Jean Starobinski est sans doute le premier à avoir souligné à quel point, par son intensité rhétorique, faite d’antithèses et d’hyperboles, la lettre finale de Roxane est conçue par Montesquieu pour faire contrepoids à l’ensemble des lettres qui la précèdent : « du coup, nous voici obligés à relire tout le livre pour y découvrir un Usbek aveuglé, prêchant de trop loin, à ses épouses, une inhumaine vertu, attribuant complaisamment à la pudeur virginale de Roxane (lettre XXVI) une conduite que nous savons motivée par la haine »3. Soigneusement ménagée par Montesquieu, cette brutale révélation commande, en effet, une relecture ironique de la totalité du recueil et un retournement presque systématique des termes utilisés par Usbek dans l’unique lettre d’amour qu’il adresse à son épouse favorite4 : « l’affreuse ignominie » n’est plus celle des femmes dans les salons parisiens mais celle du joug qu’impose le sérail ; par son suicide même, Roxane indique à Usbek de quel côté de la frontière entre Orient et Occident se situent les « climats empoisonnés ». Mais la subversion la plus complète se formule d’une phrase, qui renvoie le complexe appareil répressif en quoi consiste la structure du sérail à sa vanité profonde : de cet « affreux sérail », Roxane a su faire « un lieu de délices ».
3Sans qu’on puisse assurer qu’il s’agisse d’une référence concertée, l’effet saisissant produit par la lettre ultime de Roxane n’est pas resté sans écho dans le roman du XVIIIe siècle. On songera d’abord, en dépit d’une évidente différence de registre, au récit final de Mme de Lursay dans Les Égarements du cœur et de l’esprit de Crébillon (1736) : pour être moins théâtral que celui de Roxane, son discours final n’en implique pas moins un retournement remarquable, comme l’ont montré en particulier Michel Gilot et René Démoris5. Avec ce récit in extremis, d’autant plus inattendu que Meilcour est alors persuadé la surprendre chez elle avec un amant, Mme de Lursay connaît en effet « une étonnante assomption liée à un changement de régime du texte »6. Alors qu’elle n’a cessé, tout au long du récit, d’être décrite par Meilcour comme une coquette cynique et une femme à projet, manœuvrant l’ingénu qu’il était avec plus d’habileté encore que Mme de Ferval avec Jacob dans Le Paysan parvenu, sa confession finale « impose une seconde lecture du roman »7 : Mme de Lursay raconte à nouveau l’histoire que l’on vient de lire, mais cette fois de son point de vue, disant tout à la fois sa passion pour Meilcour et le regret de ne plus avoir un cœur aussi neuf que le sien, offrant une réponse convaincante à toutes les questions que le lecteur était en droit de se poser, et invitant le lecteur à écarter l’interprétation uniformément malveillante de sa conduite que le narrateur avait si patiemment élaborée.
4On songera enfin, de manière sans doute plus évidente tant le souvenir de l’effet produit par la lettre de Roxane est probable en l’occurrence, à la fin de La Nouvelle Héloïse. On sait à quel point l’aveu contenu dans la lettre posthume de Julie fait mesurer à Wolmar l’ampleur de son échec, et à Saint-Preux l’étendue de son aveuglement : « Hélas ! j’achève de vivre comme j’ai commencé. J’en dis trop peut-être en ce moment où le cœur ne déguise plus rien…. »8. L’évident écho que Rousseau ménage avec la première lettre de Julie (« Il faut donc l’avouer enfin, ce fatal secret trop mal déguisé ! […] Que dire ? comment rompre un si pénible silence ? ou plutôt n’ai-je pas déjà tout dit, et ne m’as-tu pas trop entendue ? »9) ne doit pas être seulement déchiffré comme le signe d’une âme indéfectiblement éprise de transparence. « Je me suis longtemps fait illusion. […] Vous m’avez crue guérie et j’ai cru l’être. […] Un jour de plus, peut-être, et j’étais coupable ! »10. Le terme « coupable » est sans ambiguïté : c’est bien l’imminence d’une « chute » qui est envisagée, et partant la puissance incoercible d’un désir physique qui est affirmée. À la lumière de cet aveu ultime, Jean Ehrard appelait naguère à « en finir avec une lecture toute métaphysique du dénouement »11. À l’exemple sans doute de Montesquieu et de la lettre posthume de Roxane, Rousseau s’est plu, en effet, à orchestrer son recueil en fonction d’une prise de parole ultime qui dévoile in extremis une tout autre perspective, jusqu’alors soigneusement occultée, et invite le lecteur à réviser tout un ensemble d’énoncés jusqu’alors tenus pour vrais. L’aveu final, en écho à l’aveu initial de Julie, affirme la permanence de l’amour passionné et invite à lire rétrospectivement les retours d’une trajectoire apparemment dialectique entre les deux grandes parties du roman (autrement dit le fameux « rêve de volupté redressé en instruction morale », selon la formule de Lanson12) comme autant de répétitions et nullement comme les étapes successives d’une leçon édifiante13.
5Dans les trois cas, on observe un phénomène remarquable qui organise le twist final en fonction d’une prise de parole féminine, au sens le plus fort du terme14. Roxane prend la parole à Usbek et à ses eunuques, et leur impose silence. Mme de Lursay prend la parole et réduit au silence non seulement le jeune Meilcour engagé dans la recherche passablement ridicule d’un amant dans le placard, mais Meilcour narrateur qui, répétons-le, ne trouve rien à redire au long discours de Mme de Lursay alors qu’il invalide toute la perspective morale et narrative de son récit. Julie, quant à elle, impose silence à Wolmar et à Saint-Preux qui, eux non plus, ne reprennent plus la parole : Wolmar laisse le mot de la fin à Julie, Saint-Preux se mure dans le silence, et la dernière lettre est rédigée par Claire, l’inséparable cousine.
6C’est donc, à chaque fois, d’une véritable orchestration qu’il s’agit, destinée à mettre en valeur un silence final, silence d’autant plus frappant qu’il affecte ceux que la fiction avait jusqu’alors spectaculairement posés en sujets de savoir : le sage Usbek, l’expérimenté Meilcour, le froid Wolmar (pour ne rien dire de Saint-Preux), tous se trouvent ainsi réduits au silence. Effet suspensif qui fait d’un dénouement pourtant conçu, avec une intensité dramatique certes variable, sur le modèle du coup de théâtre, une fin qu’on pourrait dire « intermédiaire » en ce qu’elle impose un effet délibérément non conclusif, en déjouant les positions de savoir qui avaient jusqu’alors été soigneusement édifiés et en débouchant sur une forme de silence de la fiction. La fin silencieuse et ouverte ainsi que le phénomène de rétroaction ou de lecture à rebours qu’implique l’effet de twist engage à considérer la fin comme début, et à relire a posteriori certains épisodes intermédiaires comme des préfigurations secrètes ou ironiques du dénouement.
Orchestration et effet de twist
7Une telle orchestration suppose d’abord deux phénomènes concomitants et corrélés : d’une part, l’élaboration patiente d’un discours de savoir sur la fiction porté par un ou plusieurs personnages (masculins dans tous les cas) qui se trouve brutalement anéanti par le retournement final. D’autre part, l’effacement d’une parole féminine qui doit préparer une prise de parole d’autant plus renversante qu’elle aura été soigneusement précédée d’un long silence.
8Inutile, sans doute, de s’étendre longuement ici sur la manière dont Montesquieu a construit Usbek en sujet de savoir. S’il fuit la menace despotique, son voyage en Occident est aussi motivé, on le sait, par une curiosité qui trouve à s’exercer partout en France. Jean-Paul Sermain a justement souligné que le phénomène d’énonciation paradoxale, qui consiste à attribuer « un discours éclairé et intelligent » à un représentant d’un régime politique et de mœurs iniques et brutaux, constituait l’« un des traits les plus saisissants du livre »15. En dépit du lieu commun critique opposant son aveuglement face à son sérail oriental à sa clairvoyance philosophique devant la société occidentale, on rappellera que le désastre du harem est lucidement anticipé à peine le voyage commencé : « Ce qui afflige le plus mon cœur, ce sont mes femmes […]. Je vois une troupe de femmes laissées presque à elles-mêmes ; je n’ai que des âmes lâches qui m’en répondent. J’aurais peine à être en sûreté, si mes esclaves étaient fidèles : que sera-ce, s’ils ne le sont pas ? »16. Nul besoin, pour Usbek, d’attendre les tardives « réflexions » de Montesquieu pour mesurer qu’en son absence, la « fureur » de ses épouses augmentera inéluctablement. Ce qui est en cause n’est assurément pas le fait d’une simple personne (le maître devenant tyrannique) mais d’un système. Il n’en reste pas moins que la métaphore de l’aveuglement est bel et bien structurante dans le dispositif épistolaire conçu par Montesquieu, Usbek apparaissant, pour reprendre les termes de Jean Starobinski, comme l’exemple emblématique « d’une séparation persistante entre l’ordre de la réflexion et celui des actes »17. Aussi la lettre posthume de Roxane est-elle conçue pour être à la fois « un coup porté aux illusions d’Usbek » et provoquer un « terrible effet de surprise qui, à travers le héros, atteint aussi le lecteur »18.
9C’est bien exemplairement en sujet de savoir que se présente aussi le narrateur du roman de Crébillon, et le trait est rendu d’autant plus sensible que « le jeune héros est aussitôt caractérisé comme le sujet d’un non-savoir, et copieusement tourné en ridicule par le narrateur, pour son innocence et sa naïveté, origines de bourdes et de faux-pas dont l’effet est le plus souvent comique »19. Le jeune Meilcour apparaît, en effet, comme un modèle achevé du non-savoir et de l’illettrisme. Ce n’est pas faute pourtant de porter toute son attention sur les signes éventuels émis par les figures féminines qu’il rencontre, et en particulier Hortense : « j’interprétais ses regards, je cherchais à lire dans ses moindres mouvements »20. Mais il reste rigoureusement inapte à leur donner un sens. Ce que suggère Meilcour narrateur, c’est qu’il lui a fallu attendre les leçons de Versac (qui se donne, à l’inverse, pour un maître dans l’art du déchiffrement) avant d’acquérir une capacité de pénétration qu’il exerce en premier lieu à l’encontre de Mme de Lursay, en expliquant sa conduite comme s’il était un romancier omniscient, au point parfois d’enfreindre le code du roman à la première personne qui veut que le narrateur ne puisse sonder les reins et les cœurs. Or, c’est peu dire que les confidences finales de Mme de Lursay fragilisent les interprétations malveillantes et péremptoires que le narrateur ne cesse de donner de sa conduite et des ses paroles. Crébillon semble ainsi avoir mis en scène un ébranlement de ce discours de savoir en invitant à percevoir une progressive perte de maîtrise de la voix narrative, introduisant donc, de manière très originale, une temporalité dans le temps de l’énonciation21. De fait, tel est bien l’effet remarquable produit par le discours final de Mme de Lursay qui tend à défaire le cadre herméneutique que le narrateur avait soigneusement élaboré depuis le début du récit. À l’évidence, c’est bien aussi le long discours de Versac à l’Étoile qui se trouve par là-même invalidé, ainsi que sa prétention à l’exercice d’une souveraine maîtrise dans le jeu de la séduction et de la « science du monde ». « Vous avez actuellement besoin d’une femme qui vous mette dans le monde », dit-il à Meilcour, semblant délivrer la leçon ultime qu’il conviendrait de tirer du roman22. Or, de cette nécessité impérieuse, il lui est pourtant impossible de rendre raison à Meilcour. Ses leçons, au reste, ne semblent guère avoir profité à un Meilcour définitivement inapte à interpréter le comportement d’Hortense, fût-ce de manière rétrospective, et qui paraît également incapable de proposer une lecture tant soit peu cohérente de la conduite de Mme de Lursay. Le twist final renvoie ainsi le discours de savoir de Versac et celui du narrateur à une forme d’inanité. À la fin d’un roman opportunément laissé inachevé, le narrateur fait silence, laissant au lecteur le soin d’évaluer la pertinence des discours concurrents qui lui ont été proposés.
10La prétention à l’omniscience chez Wolmar est, on le sait, un trait essentiel du personnage. Sa stature de philosophe capable de système et d’abstraction, s’associe avec un terme constamment employé à son propos : sa « froideur ». Sous le regard pénétrant de Wolmar, cet « œil vivant »23 qui, comme Dieu, semble avoir « quelque don surnaturel pour lire au fond des cœurs »24, se constitue bientôt, à Clarens, un monde unanime où tout secret est aboli. Aussi son refus de lire ce que Julie écrit à Claire doit-il beaucoup moins être interprété comme un signe de discrétion ou un souci de préserver le for intérieur de son épouse qu’une conséquence directe du principe selon lequel les anciens amants doivent se comporter en son absence comme s’il était là.
11Si la stratégie de Wolmar à l’égard de Julie et Saint-Preux relève d’un projet thérapeutique dont Claire est plus ou moins la confidente, elle repose sur le principe d’une intériorisation de la Loi par ceux qu’il s’agit de gouverner et « suppose une dissimulation à l’égard des deux principaux intéressés »25. C’est ainsi que le fameux pèlerinage à Meillerie, juste après l’épisode de la tempête sur le lac (IV, 17), ne doit pas être directement imputé à l’imagination du romancier mais bien d’abord à celle de l’époux de Julie.Même si cela reste totalement implicite dans le roman, tout laisse à penser, en effet, qu’il s’agit là d’une épreuve qui, comme telle, doit fort peu au hasard. Il n’est pas jusqu’à sa confession à Julie et Saint-Preux (« puisque vous n’avez plus de secret pour moi, je n’en veux plus avoir pour vous ») qui ne soit en réalité le moyen de manifester l’étendue de son savoir, et par là-même d’asseoir son pouvoir. Après avoir révélé que tout le passé des amants lui était connu avant même son mariage, il s’emploie d’abord à profaner le bosquet du premier baiser entre Julie et Saint-Preux (Julie en venant à se persuader « qu’il a quelque don surnaturel pour lire au fond des cœur »26) ; puis d’un secrétaire, il tire les originaux de toutes les lettres de Saint-Preux, dont Julie pensait qu’elles avaient été brûlées par Babi. De fait, Wolmar, en gardant le secret, reste maître du jeu, et l’on comprend mieux, après coup, la position de force qu’il a par rapport à Saint-Preux.
12Or, cette double activité démiurgique de Wolmar (manipulation secrète et indirecte des consciences, et extorsion spectaculaire de toute réserve et de tout secret) échoue pourtant à pénétrer le voile de sagesse et d’honnêteté qui a fini par envelopper le cœur de Julie. Wolmar reconnaît certes lui-même son impuissance à déchiffrer ce texte illisible qu’est devenue Julie : « un voile de sagesse et d’honnêteté fait tant de replis autour de son cœur, qu’il n’est plus possible à l’œil humain d’y pénétrer, pas même au sien propre »27. Mais ce à quoi il reste aveugle, et que révèle brutalement la lettre posthume de Julie, est la raison de cet échec : ce n’est pas en dépit de son aptitude à percer à jour les secrets des consciences, mais bien en raison même de ce « don surnaturel » que Wolmar échoue à pénétrer l’âme de Julie. Autrement dit, c’est bien cette prétention démiurgique de Wolmar qui explique l’opacification de Julie à ses yeux mêmes. Au début de la sixième partie, Mme de Wolmar fait ainsi le constat d’un bizarre « dégoût du bien être » finissant par la rendre étrangère à elle-même : « Je ne vois partout que sujets de contentement, et je ne suis pas contente ; une langueur secrète s’insinue au fond de mon cœur »28. Seule l’imminence de la mort lui rendra accès à la clarté, comme l’indique nettement l’aveu à Saint-Preux contenu dans sa lettre posthume. Loin de parachever un processus de résorption de tout secret en ouvrant à Julie une communion immédiate avec Dieu, l’irruption de la mort lui rend une transparence que le projet thérapeutique de Wolmar et le système de Clarens avaient paradoxalement contraint à une forme d’exil intérieur.
13On relève ainsi dans les trois œuvres la présence insistante de figures supposées jouir d’une idéale transparence d’un corps féminin lisible de part en part. C’est le cas, on l’a dit, du Versac des Égarements, qui désigne cette pratique du déchiffrement comme un art de la pénétration : « une femme croit souvent qu’on ignore ce qu’elle fait parce qu’on a la politesse de ne pas marquer devant elle qu’on a pénétré ses sentiments »29. Terme repris dans la règle de conduite (visiblement inspirée de Gracian) qu’il énonce à l’intention de Meilcour : « il faut encore que vous joignez à l’art de tromper les autres celui de les pénétrer »30. En contexte, il ne fait guère de doute que l’altérité visée ici est essentiellement féminine. Les connotations sexuelles de cet idéal de pénétration sont, au reste, assez évidentes. On remarquera l’étroite parenté de ce discours avec celui du chef des eunuques noirs du sérail d’Usbek, dans une lettre qu’il consacre à l’éloge du « grand maître » qui l’a initié à un art difficile : « J’étudiais sous lui le cœur des femmes […]. Il avait non seulement de la fermeté mais de la pénétration. Il lisait leurs pensées et leurs dissimulations ; leurs gestes étudiés, leur visage feint, ne lui dérobaient rien. Il savait toutes leurs actions les plus cachées et leurs paroles les plus secrètes »31. Chez l’eunuque comme chez le libertin, la lecture des signes du corps féminin se fonde sur un fantasme d’extorsion de toute réserve et de tout secret qui est évidemment très insistant aussi chez Wolmar, qui partage avec l’eunuque une relation évidente de compensation, ou de « supplément » pour parler comme Rousseau, entre cette activité de pénétration et la froideur qui le caractérise : celui qui « aime à lire dans le cœur des hommes » semble payer ce pouvoir d’une impuissance à faire oublier à Mme Wolmar que « les jours ne sont que la moitié de la vie », pour reprendre l’euphémisme de Claire32.
14C’est de quoi, sans doute, suspecter en eux une fonction « repoussoir » par rapport au romancier lui-même, avec lequel ils partagent pourtant certains attributs (omniscience, anticipation, manipulation…), au point de pouvoir paraître parfois comme des dramaturges internes, voire des doubles du romancier à l’intérieur de la fiction. Or, à bien des égards, cette posture est un leurre, qui apparaît brutalement comme tel au moment d’une prise de parole féminine qui, in extremis, anéantit ces discours de savoir et ces prétentions à l’omniscience. C’est dire à quel point la structure du twist final vaut, dans les trois cas, comme une ironique et subtile leçon de lecture.
15Parallèlement à cet ébranlement d’une position de savoir, les trois romans ici réunis orchestrent une prise de parole finale d’autant plus renversante qu’elle a été soigneusement précédée d’un long silence et d’un effacement de la parole qu’il s’agit de faire surgir in fine.
16Dans les Lettres persanes, Montesquieu n’a pas seulement pris soin de n’attribuer aucune lettre à Roxane avant l’ultime lettre du recueil, il a d’abord multiplié les autres lettres féminines (Zachi, Zéphis, Fatmé) afin de faire résonner la voix de Roxane dans toute sa singularité avant, dans l’édition posthume de 1758, d’introduire, peu avant la fin du recueil, une lettre supplémentaire de Zélis qui, à l’évidence, anticipe le dénouement et prépare le cri de révolte de Roxane, sur un mode mineur33 :
« À mille lieues de moi, vous me jugez coupable ; à mille lieues de moi, vous me punissez.
Qu'un eunuque barbare porte sur moi ses viles mains, il agit par votre ordre. C'est le tyran qui m'outrage, et non pas celui qui exerce la tyrannie.
Vous pouvez, à votre fantaisie, redoubler vos mauvais traitements. Mon cœur est tranquille depuis qu’il ne peut plus vous aimer.
Votre âme se dégrade, et vous devenez cruel. Soyez sûr que vous n'êtes point heureux.
Adieu. »34
17La narration à la première personne impose d’autres règles, qui n’ont pas empêché Crébillon de mettre en scène une émancipation de la voix féminine, prenant en somme son autonomie contre la voix du narrateur. Au rebours de la lecture malveillante imposée par Meilcour au sujet d’une Mme de Lursay présentée comme une habile manœuvrière, et dont tous les énoncés ont été systématiquement filtrés au fil du récit, la fin du roman, qui n’a rien d’un dénouement au sens propre du terme, fait entendre une voix qui frappe par son authenticité et sa cohérence. Meilcour narrateur fournit ainsi lui-même ce récit « sans paraître prendre conscience de la difficulté à intégrer cette image dans l’ensemble de son discours »35.
18Quant à Rousseau, il a très soigneusement orchestré la prise de parole finale de Julie par un choix compositionnel d’une remarquable efficacité : peu à peu, dans la seconde moitié du roman, les lettres de Julie se raréfient au point que, dans les deux dernières parties, sa voix en vient quasiment à s’absenter (à l’exception des deux lettres où elle tente de faire épouser Claire et Saint-Preux36). Le déséquilibre est flagrant entre les multiples missives de Saint-Preux dans la cinquième partie et « l’aphasie épistolaire »37 quasi totale de Julie. Cette raréfaction de la voix de Julie dans les deux dernières parties est d’autant plus remarquable que Saint-Preux ne cesse, par ailleurs, de rapporter ses paroles qui prennent ainsi une aura quasi évangélique, son ancien amant ne percevant plus dans ses discours que le message apaisé d’une âme répandant autour d’elle une universelle bienveillance après avoir triomphé de sa passion. Or, la dernière lettre à Saint-Preux, incluse dans le long récit de sa mort par Wolmar, montre assez qu’il n’en est rien :« J’achève de vivre comme j’ai commencé » dit-elle.
19On assiste donc dans les trois cas à une énonciation féminine soigneusement orchestrée de manière à ce que la prise de parole finale produise à la fois un effet de renversement, et un effet de sourde continuité avec tout un ensemble d’indices qui, rétrospectivement, prennent sens et valeur, le dispositif romanesque conduisant à une défaillance du discours de savoir masculin. Cette prise de parole finale fait relire l’ensemble comme une anticipation de la fin, et c’est en ce sens qu’on peut s’interroger sur la constitution en somme rétroactive de toute une série de scènes ou de séquences comme des « fins intermédiaires ».
« Paraboles immobiles », ou le récit contemporain de tous ses moments
20Dans le roman par lettres, l’effet du renversement final est corrélé à une loi du genre épistolaire : l’interprétation que le personnage donne de ses actes et de ceux des autres est par principe sujette à caution, puisqu’il ignore par définition son propre avenir. Du même coup, c’est à partir de l’ensemble de l’œuvre, totalement lue, que le lecteur est appelé à bâtir lui-même sa propre interprétation, et en attendant à suspendre son jugement. Le genre du roman-mémoires paraît, à l’inverse, exclure toute possibilité de twist final. Si les Égarements de Crébillon parviennent à produire un tel effet, c’est, on l’a dit, en raison d’une originalité remarquable : la défaillance progressive du discours de maîtrise du narrateur introduit une temporalité dans le procès de la narration qui est la condition de l’effet de renversement final, puisqu’elle rend hautement suspect tout énoncé à valeur proleptique. Mais si la condition de l’effet de twist est la temporalité de l’énonciation, la conséquence de cet effet est, à l’inverse, de faire basculer le régime de lecture d’une dynamique diachronique à une saisie synchronique. La lecture rétroactive qu’implique l’effet de renversement final engage, en effet, à une lecture assez proche, au fond, de celle que Claudel préconisait au sujet du roman, « récit d’un ensemble d’événements reliés non seulement par les lois d’une causalité dynamique ou morale mais par celles de l’équilibre et d’une parenté secrète, comme dans le tableau d’un peintre […]. De manière, lorsqu’au coup de gong du point final le récit devient contemporain de tous ses moments, à fournir à notre méditation une espèce de parabole immobile »38.
21Ainsi, pour les Lettres persanes, comme l’a bien montré notamment Gianni Iotti, la fiction se déclenche essentiellement à partir des dernières lettres et n’acquiert toute son importance que par un mouvement à rebours39. Certes, Montesquieu souligne dans ses Quelques réflexions sur les Lettres persanes que « rien n’a plu davantage que d’y trouver, sans y penser, une espèce de roman. On y voit le commencement, le progrès, la fin »40. Mais c’est bien rétrospectivement, vers 1750, que Montesquieu discerne une espèce de roman dans un texte qui manifestait en 1721 toute la liberté d’un genre (le recueil épistolaire polyphonique) alors à peine constitué, l’économie du texte n’étant pas nécessairement projetée sur l’axe diachronique, et appelant plutôt une saisie synchronique. C’est ainsi que la lettre posthume de Roxane constitue en fins intermédiaires toute une série de lettres qui annoncent le dénouement : la lettre 26 [24] dans laquelle Usbek rappelle à Roxane : « vous prîtes un poignard et menaçâtes d’immoler un époux qui vous aimait »41 ; la lettre 62 [60], de Zélis à Usbek : « Dans la prison même où tu me retiens, je suis plus libre que toi »42, formule à laquelle Roxane fera directement écho Roxane (« j’ai toujours été libre ») ; la lettre 147 [139] dans laquelle le grand eunuque annonce à Usbek que les choses « sont venues à un état qui ne peut plus se soutenir »43. On songera surtout à deux autres lettres, excellentes candidates au statut de « fins intermédiaires » : la lettre 76 [74], d’Usbek sur le suicide : « Quand je suis accablé de douleur, de misère, de mépris, pourquoi veut-on m’empêcher de mettre fin à mes peines et me priver cruellement d’un remède qui est entre mes mains ? »44. Et bien sûr, la lettre 146 [138], ultime lettre du cycle occidental, dans laquelle Usbek relate, sous un déguisement oriental transparent, le désastre de la politique financière de Law, alors que la lettre 161 [150] achève le cycle des lettres sur les désordres du sérail. Autrement dit, la lettre posthume apparaît comme « la seconde fin, orientale et d’ordre fictionnel, d’un ouvrage qui a déjà connu une catastrophe finale avec la lettre 146 [138], où se manifeste la ruine, morale et sociale, de la société française »45. Les mêmes images, le même lexique circulent d’une lettre à l’autre pour décrire le désastre du sérail, l’effondrement du système de Law, et l’apocalypse démographique.
22On passera plus rapidement sur le cas des Égarements puisqu’on l’a dit, c’est essentiellement la grande « leçon de l’Étoile » de Versac qui se trouve constituée rétroactivement en fin intermédiaire à l’envers, c’est-à-dire en conclusion éminemment suspecte, délivrant une leçon morale qui se trouve ironiquement déjouée par la prise de parole finale de Mme de Lursay. Le discours à prétention conclusive a beau faire référence de manière très insistante aux moralistes classiques, ainsi qu’aux théoriciens de la civilité, en leur empruntant en particulier leur antiféminisme, son intention explicative a beau être évidente, la perspective de maîtrise du sens qu’elle exhibe ne trouve nullement à s’illustrer dans le renversement final. L’affichage du discours de Versac comme leçon délivrant une « science du monde » et un savoir conclusif et sans réplique sur le fonctionnement de la société fait partie d’un dispositif du leurre que le récit final de Mme de Lursay invite à poser comme tel.
23De La Nouvelle Héloïse, la seconde préface dit, on s’en souvient, qu’elle fut composée comme une « longue romance dont les couplets pris à part n’ont rien qui touche, mais dont la suite produit à la fin son effet »46. La question de la fin, du début de la fin et des fins intermédiaires est particulièrement complexe dans le cas de Julie tant Rousseau s’est plu à déjouer tous les usages du roman « bien fait ». On rappellera à cet égard que, dans ses lettres sur « Aloysia », les sarcasmes de Voltaire prennent essentiellement pour cible cette propension du roman à multiplier les fins intermédiaires, et à prolonger son roman au-delà de toute décence et de toute raison :
« Julie, en présence de sa cousine Claire, donne à son maître un baiser très-long et très-âcre dont il se plaint beaucoup, et le lendemain le maître fait un enfant à l’écolière. Les dames pourraient croire que c’est là la conclusion du roman : mais voici, monsieur, par quelle intrigue délicate, par quels événements merveilleux ce roman philosophique dure encore cinq tomes entiers après la conclusion. […]
« Cependant il faut avouer que le baron, quoiqu’il donnât des souf- flets, était, dans le fond un assez bon homme. Il fit danser sa fille sur ses genoux après l’avoir souffletée, et ïl ne fut plus question de M. le précepteur. Voilà encore le roman fini. […]
« Monsieur, en parcourant le roman de Jean-Jacques, nous avons bien vu qu’il n’avait nulle intention de faire un roman. Ce genre d’ouvrage, quelque frivole qu’il soit, demande du génie, et surtout l’art de préparer les événements, de les enchaîner les uns aux autres, de nouer une intrigue, et de la dénouer. »47
24Sans verser dans de tels sarcasmes, la critique s’est beaucoup interrogée aussi sur un premier dénouement qu’aurait prévu Rousseau, celui de la noyade des jeunes gens, ce qui aurait affilié son roman à la « tradition tristanesque du Liebestod »48. On sait que cette hypothèse ancienne se fonde essentiellement sur une lettre de Deleyre à Rousseau datée du 23 novembre 1756 : « Êtes-vous encore à la fin du roman ? Vos gens sont-ils noyés ? »49. Bernard Guyon et d’autres commentateurs ont supposé que Rousseau avait d’abord songé à achever le roman avec une noyade ou un suicide des anciens amants dans le lac qui seraient intervenus à la fin de la IVe partie, après le pèlerinage à Meillerie. Mais Henri Coulet a réfuté cette interprétation de la lettre de Deleyre, en montrant que ce dernier faisait en réalité allusion à la lettre 17 de la première partie, lorsque Saint-Preux menace de se jeter dans le lac du haut du rocher de Meillerie50.
25 Tout laisse à penser au contraire que la structuration du roman à partir du dénouement et de la lettre posthume est très ancienne dans la genèse du texte, l’ensemble du roman étant conçu en fonction de cet effet. « J’achève de vivre comme j’ai commencé » écrit ainsi Julie dans sa lettre posthume. Comme l’a récemment souligné Jean-François Perrin, « lire ce recueil en commençant par la fin sera donc revenir au même : les meilleures interprétations sont peut-être celles qui sont capables de rejouer mentalement l’œuvre à l’endroit et à l’envers, indéfiniment »51. De même que Rousseau a expliqué que pour comprendre son système, il fallait lire ses œuvres en suivant un « ordre rétrograde » à celui de leur publication (autrement dit commencer par l’Émile pour aboutir au premier Discours), de même la lettre posthume de Julie commande une lecture à rebours de l’ensemble des lettres, au moins depuis la lettre 18 de la troisième partie du roman dans laquelle Mme de Wolmar récapitule ses amours avec Saint-Preux et proclame son vœu de fidélité absolu à son époux.
26Ce qui rend l’effet de la lettre posthume particulièrement subtile et complexe, c’est précisément que la lettre 18 de la troisième partie constitue déjà, elle-même, une prise de parole de Julie invitant Saint-Preux à une relecture de toute leur aventure, depuis leur rencontre jusqu’au jour du mariage avec Wolmar, moment alors désigné par Julie comme celui d’une « révolution » et d’une révélation. La lettre III, 18 livre ainsi une histoire rétrospective de la dégradation des belles-âmes par la passion », montrant comment « ils sont passés d’une sorte d’âge d’or à la dénaturation maximale »52, la jeune femme ayant un instant été prête à l’adultère alors même qu’elle avait déjà consenti au mariage avec Wolmar. Dans cette lettre essentielle, sans doute l’une des plus travaillées par Rousseau comme en témoigne l’examen du manuscrit,toute une série d’énoncés plus ou moins cryptés dans la correspondance des amants trouve enfin un éclaircissement. Comme Jean-François Perrin l’a justement souligné, « au point de vue du lecteur, cette récapitulation oblige [le lecteur] à une remise en question systématique de ce qu’il estimait avoir compris »53.
27Autrement dit, la lettre posthume de Julie et la lettre III, 18 offrent un diptyque remarquable de « fins intermédiaires », en miroir l’une de l’autre : non seulement, la dernière lettre répète, avec une intensité certes bien supérieure, l’effet de renversement produit par la lettre III, 18, mais elle invite à une relecture critique de cette dernière.
28« Il est temps que l’illusion cesse, il est temps de revenir d’un trop long égarement » écrivait Julie dans la lettre III, 2054. Où est l’illusion ? La lettre posthume renverse le point de vue : « Je me suis longtemps fait illusion. Cette illusion me fut salutaire ; elle se détruit au moment que je n’en ai plus besoin. Vous m’avez crue guérie et j’ai cru l’être. […] Un jour de plus, peut-être, et j’étais coupable ! »55. Ainsi, est-il tout à fait indifférent que la lettre III, 18 soit comme hantée par l’expression récurrente des « feux du désir », si bien embrasés que rien ne saurait les éteindre. Dans cette lettre d’adieu à l’amant, Julie peut certes énoncer avec d’autant plus d’insistance l’intensité de l’expérience physique du désir qu’elle la présente comme définitivement révolue et devant être ensevelie dans l’oubli. Comprenant qu’elle n’épousera jamais Saint-Preux, elle aurait triomphé de cet « affreux combat » et de ses « désirs sans espoir ». Mais la lettre posthume de Julie invite aussi à faire l’hypothèse d’une ruse du désir, analogue à celle qu’évoque Freud à propos de la Gradiva de Jensen ; comme si, à sa manière, Rousseau avait détecté le principe ironique selon lequel le refoulé, lors de son retour, surgit de l’instance refoulante elle-même56. C’est dans la lettre invitant l’amant au renoncement que s’énonce avec obstination la vérité que dévoilera, « en ce moment où le cœur ne déguise plus rien »57, la lettre posthume : celle d’un désir que, littéralement, rien ne saurait éteindre.
29Tel qu’il est agencé par Rousseau, le récit dans La Nouvelle Héloïse se trouve donc « comme secrètement affecté de toutes les modalités du futur antérieur » pour reprendre une formule de Louis Marin indiquant que « tout récit est peut-être la mise au jour d’un secret »58. À ce point de vue, La Nouvelle Héloïse semble illustrer cette économie narrative du secret mieux encore peut-être que le vers célèbre de Victor Hugo (« Déjà Napoléon perçait sous Bonaparte ») sur lequel s’appuie Louis Marin. Car la figure d’une Julie toujours amoureuse de Saint-Preux est bien le secret ontologique qui doit finir par percer sous le discours vertueux de Mme de Wolmar et plus encore sous son silence, mais aussi sous l’édifice verbal échafaudé par l’ensemble de la communauté de Clarens. Mme de Wolmar n’est que le masque d’une Julie amoureuse et comme absentée : elle est son secret révélé à qui saura le décrypter. Car la vérité secrète (se-cernere) du discours de l’amoureuse sans le savoir ne se laisse discerner (dis-cernere) que sur un mode oblique : c’est en son langage même, en ses lapsus, en ses euphémismes, en ses contradictions, en ses silences enfin (et non dans son for intérieur) que Rousseau invite à saisir sa vérité. Ainsi, la parole posthume de Julie comme celle de Roxane, ou sur un autre mode l’aveu final de Mme de Lursay, constituent la fin du récit comme un moment intermédiaire de la lecture, inscrivant le dénouement du roman dans une dynamique herméneutique qui invite à relire l’ensemble de la fiction comme une anticipation de la fin, celle-ci réengendrant à son tour son propre commencement.