1Tiqqun est le nom d’un petit groupe d’intellectuels dont l’existence nous est rappelée aujourd’hui essentiellement par la trace qu’ont laissée d’eux les deux numéros de la revue du même nom. Parue au tournant du XXIe siècle, il s’agissait d’une revue militante très « intello », avec un contenu philosophique véritablement dense et peu accessible au profane. Mais son propos, via plusieurs textes forts, a néanmoins exercé un large pouvoir de séduction sur les cercles intellectuels de la gauche et de l’extrême gauche françaises, qui fait que l’intérêt pour ce groupe, loin de disparaître avec la revue, n’a semble-t-il fait que grandir jusqu’à aujourd’hui.
2Ce nom étrange, « Tiqqun », serait emprunté à l’hébreu, langue dans laquelle il désigne, selon la tradition de la kabbale juive, la fin des temps, l’apocalypse, mais aussi une forme de « rédemption » qui accompagnerait cette fin des temps. C’est dans ce sens que l’emploient les membres du groupe, pour qui celui-ci désigne la « consistance sans consistance » de cette époque paradoxale qui serait la nôtre et aussi l’événement riche de possibilités ouvert par cette situation finale : « Le Tiqqun est toujours déjà là, c’est-à-dire qu’il n’est que le processus de la manifestation de ce qui est, qui comporte aussi bien l’annulation de ce qui n’est pas. La fragile positivité de ce monde tient précisément à ce qu’il n’est rien, rien que la suspension du Tiqqun1. » Ainsi ce nom même fait signe vers une forme de messianisme qui infuse profondément la pensée politique de Tiqqun, en accord avec une certaine tradition de la pensée juive2.
3L’influence du groupe semble aujourd’hui inversement proportionnelle à la longévité de sa revue puisque seuls deux numéros ont été publiés, mais qui contenaient chacun une riche compilation de textes. Le premier, appelé communément « Tiqqun 1 » a paru en 1999, le second « Tiqqun 2 » en 2001. Si, en raison d’un faible tirage, ces deux numéros passèrent relativement inaperçus à l’époque même dans les milieux militants où ils avaient vocation à être reçus, ce furent rétrospectivement deux numéros marquants, dont la plupart des textes furent republiés ensuite, soit isolément, soit dans des regroupements et par des maisons d’édition de plus grande visibilité (la plupart aux éditions La Fabrique, mais également aux éditions Mille et une nuits).
4L’ambition de la revue est selon le vœu même des auteurs de contribuer à l’intelligence de l’époque afin d’aiguiser la conscience révolutionnaire des lecteurs, un programme qui relève de ce que l’on appelle communément aujourd’hui l’ « ultra-gauche ». La revue propose ainsi des analyses politiques de la société contemporaine qui s’inscrivent dans le sillage de la pensée critique de Foucault, Deleuze, ou Agamben. Mais ce qui distingue Tiqqun du reste de la prose néo-marxiste habituelle est une rhétorique originale, vive, souvent drôle, parfois agressive et en même temps d’une grande pertinence intellectuelle, de telle sorte que les textes oscillent souvent entre la violence de la provocation potache et le sérieux des essais philosophiques les plus exigeants. Pour résumer, ce qui fait la singularité de l’écriture tiqqunienne est qu’elle accompagne l’analyse politique d’une fraîcheur de ton et d’une dimension d’impertinence polémique qui renouvelle ce type d’écrits. Notamment parce que cela passe, comme on le démontrera ici, par un véritable souci esthétique, Tiqqun, au tournant un peu morose des années 2000, touche juste et ravive la flamme d’un marxisme devenu difficilement accessible pour les jeunes générations dans ses expressions précédentes, largement compassées.
5Les auteurs de Tiqqun commencent par s’entourer d’une aura de mystère, à la fois intrigante et séduisante. Au lieu d’apporter un début d’explication, le sous-titre de la revue renforce au contraire l’étrangeté de la publication. Sous la mention principale, on lit en effet les mentions suivantes : « Organe conscient du Parti imaginaire» (Tiqqun 1) puis « Organe de liaison du Parti imaginaire » (Tiqqun 2), laissant planer le doute sur le sérieux et l’existence réelle de ce « parti » en question, ancrant au contraire celui-ci dans la dimension fabulatrice et créatrice qui va de pair avec l’imagination. Si le terme de « parti » n’est pas fait pour surprendre dans le contexte d’une publication militante de type communiste, comment comprendre alors « imaginaire » ? Cela signifie-t-il que celui-ci n’existe pas ? Faut-il y voir une appellation ironique en accord avec le caractère ludique de la revue ? Une portée littéraire ? Tout cela n’est pas clair et c’est bien dans cette zone d’incertitude que la revue place volontairement son lecteur, une incertitude que les titres eux-mêmes étranges et ambigus de plusieurs textes, tels : « Ceci n’est pas un programme », « 1er matériaux pour une théorie de la Jeune-Fille », « Théorie du Bloom », ou encore « Hommes-machines mode d’emploi », viendront renforcer.
6Ce qui réunit cependant explicitement tous ces textes est une revendication principale : le communisme — « notre seule affaire est le communisme » peut-on lire dans la postface de l’édition italienne de la Théorie du Bloom — ainsi qu’une légitimation philosophique, peu suspecte quant à elle de relever de la plaisanterie : celle de la violence révolutionnaire par l’élaboration philosophique de la nécessité de lutter contre le monopole de la violence légitime de l’État global, ici appelé « Empire ». La raison d’être de la revue est ainsi de formuler de diverses manières un appel existentiel, appel à déserter, à prendre les armes, à se révolter, à construire le Parti imaginaire – c’est-à-dire à recruter et faire de tous des agents de celui-ci3.
7L’opacité affichée relève sans doute d’une stratégie de dissimulation bien compréhensible pour ce type d’écrit qui expose potentiellement ses auteurs à la répression policière (comme l’avenir le démontrera tragiquement, avec « l’affaire Tarnac » dont l’un des membres de Tiqqun sera la victime). Il ne s’agira donc pas, sous prétexte de faire l’histoire intellectuelle de ce collectif, de dévoiler des éléments propres à dissiper cette obscurité qui présida à l’éclosion du groupe4. La suite de ce texte se concentrera plutôt sur l’analyse de ce qui a fait de Tiqqun un groupe singulier et remarquable par la contribution intellectuelle dont il fut porteur. Trois caractéristiques majeures de celui-ci seront ainsi abordées successivement : la richesse de la dimension de collectif dont il témoigne ; la richesse de la posture relative à l’anonymat qu’il incarne ; enfin la richesse de la dimension esthétique et littéraire de la revue. Commençons par la question du collectif.
Richesse du collectif
8Dans le cas de Tiqqun, comme dans celui de n’importe quel groupe constitué en collectif, celui-ci est d’abord une collection de particuliers qui décident de s’associer pour œuvrer ensemble. Tiqqun conteste cependant d’emblée la tendance à individualiser ainsi le réel, tendance qui isole artificiellement selon eux des monades qui n’existent en réalité que non-séparées et attachées au contraire entre elles par une multitude de liens. Pour contester cette manière de penser, le groupe choisit dans ses écrits de remplacer le terme « individu » par celui de « dividu », signalant l’incomplétude fondamentale de l’être, et affirmant que le niveau réel où l’existence se produit est toujours inter- ou supra-individuel.
9Tiqqun est néanmoins le reflet de la diversité qui le compose, par le nombre, par l’âge (certains sont de tout jeunes adultes quand d’autres sont plus âgés), par le sexe (majoritairement masculin mais plusieurs femmes y participent), par l’origine nationale (France et Italie au moins), et surtout par la variété des esprits et des personnalités qui y prennent part : on comprend grâce aux écrits que parmi eux se trouvent de fins connaisseurs de l’Antiquité gréco-latine, des spécialistes d’histoire de l’art, des philosophes chevronnés, et que ces différences s’expriment dans les préoccupations et les styles différents aisément repérables dans les articles de la revue. On peut ajouter que, loin d’œuvrer dans l’isolement et le repli sur soi, Tiqqun a entretenu des liens de collaboration avec au moins un autre collectif actif dans ces mêmes années, le collectif Evidenz, où se trouvait le philosophe et écrivain Medhi Belhaj Kacem qui a attesté d’un compagnonnage temporaire avec les membres de Tiqqun, avant que de profondes divergences n’éclatent et ne mettent fin à ces liens. On sait par ailleurs que plusieurs rencontres eurent lieu avec le philosophe Giorgio Agamben, qui fut d’une importance intellectuelle décisive pour le groupe, et qu’il n’est pas impossible que celui-ci ait même ponctuellement collaboré à la revue.
10La richesse du collectif transparaît donc à travers la variété des textes, des styles et des sujets qui composent les deux numéros de la revue. Comme autant de membra disjecta, les titres eux-mêmes attestent de la variété des essais : « Théorie du Bloom », « Premiers matériaux pour une théorie de la Jeune-Fille », « Hommes-machines, mode d’emploi » (Tiqqun 1), « Thèses sur la communauté terrible », « Ceci n’est pas un programme », « l’Hypothèse cybernétique », « échographie d’une puissance » (Tiqqun 2). Par leur sujet, ces textes signalent les préoccupations différentes des membres du collectif : certains plutôt féministes, d’autres d’inspiration clairement situationniste, d’autres encore plus directement philosophiques, ou à portée plus ludique et humoristique. Ce qui fait la cohérence et assure néanmoins la cohésion de l’ensemble comme véritable œuvre collective repose plus particulièrement sur l’utilisation de concepts communs. Ceux-ci appartiennent à une culture critique partagée qui sert d’appui philosophique à l’ensemble des textes (notamment les concepts de Spectacle, de bio-pouvoir, de formes-de-vie, de Communauté). À ceux-ci s’ajoutent des inventions originales reprises dans les différents textes, tels les personnages-concepts du « Bloom », de la « Jeune-Fille », ou la fiction de l’« Empire ». C’est ensuite l’adoption de points de vue et d’une méthodologie commune qui prend le nom de « métaphysique critique », ainsi que l’unité d’action et d’objectif que se proposent tous ces textes : « construire le parti », « généraliser l’inquiétude5 »’.
11Si les deux numéros se présentent donc sous la forme d’une compilation de textes d’auteurs différents, il n’est pas de trace en revanche de co-écriture à proprement parler. Au-delà des différences individuelles, l’unité du groupe, dès lors construit en collectif, est principalement assurée par l’utilisation de pronoms qui séparent un « nous » (tantôt les auteurs, membres du collectif, et tantôt celui-ci augmenté du public visé), du ON de la non-personne massifiée et aliénée (la voix de la société, c’est-à-dire de l’Empire) et du pseudo « je » de l’individu atomisé qui se pense en sujet autonome et libre. Le collectif, par la voix de Tiqqun, est donc destiné à s’étendre par proxy pour englober et inclure l’ensemble des « amis » qui partagent leur vision du monde et sont donc des camarades de lutte, une lutte qui passe justement par la conversion de tous les Blooms et leur transformation en « agents du Parti imaginaire ».
12À travers ce jeu d’oppositions structurantes, Tiqqun tend ainsi à former une communauté, mais une communauté en tout état de cause « négative », c’est-à-dire essentiellement oppositionnelle (se soustrayant au « monde », c’est-à-dire à l’Empire), mais aussi paradoxale ou aporétique. D’abord, parce qu’elle aspire moins à la réunion de sujets en collectif qu’elle ne se fonde sur la dissolution du « sujet » moderne et du « dividu », comme l’annonce de façon programmatique le tout premier texte qui ouvre Tiqqun 1 : « le Parti Imaginaire se présente (…) comme la communauté de la défection, le parti de l’exode, la réalité fuyante et paradoxale d’une subversion sans sujet6 ». Ensuite, parce que cette communauté entend résulter tout autant de la fusion des individualités qui la composent que de l’éparpillement de cette « liquidité » : « Le Parti Imaginaire (…) vit dispersé et en exil. Hors de la guerre, il n’est rien. Sa guerre est un exode, où les forces se composent et les armes se trouvent7. » Mais c’est bien en ce sens la promotion d’une conception « communiste » du collectif ou en tout cas « confraternelle » de la communauté : « Nous, lit-on encore dans ce premier texte, c’est nous et nos frères. L’intelligence doit devenir une affaire collective8 . »
Richesse de l’anonymat : « ceci n’est pas un groupe »
13Si Tiqqun est un mot qui signifie « rédemption » dans la kabbale juive, c’est aussi le nom de l’anonymat9 pour le collectif qui choisit de s’appeler ainsi. C’est en effet un terme particulièrement obscur qui absorbe et dissout les individualités qui le composent pour dépasser tout à la fois la notion de sujet et celle d’autorité qui se trouve associée à la catégorie d’« auteur ». L’illustration qui orne la première page de la revue sert de ce point de vue d’avertissement clair : « sua cuique persona » est une gravure du peintre de la Renaissance Ghirlandaio, dont le titre peut se traduire par: « à chacun son masque ». Avec son titre en forme de slogan, la gravure est une allégorie claire de la dissimulation qui accompagne le jeu mondain des identités, que Tiqqun transpose à la société contemporaine et applique à sa propre posture critique. On lit ainsi sur la page de présentation de Tiqqun aux éditions La Fabrique :
« Fraction consciente du Parti imaginaire, Tiqqun croit que ce qui est vrai n’a pas besoin de se signer d’un nom, pratique l’anonymat comme d’autres le terrorisme, est dans son élément dans toutes les formes à venir du sabotage, ne critique pas la « société » pour la rendre meilleure, propage partout le doute sur l’existence de celle-ci, atteste les menées d’un ennemi intérieur, sans visage, engagé dans une conspiration permanente contre cette fiction et anticipe une désertion de masse hors du cadavre social10. »
14Il est intéressant de ce point de vue de remarquer une inflexion entre Tiqqun 1, qui affichait encore un comité de rédaction constitué de plusieurs noms (même si certains sont déjà « anonymes » parce qu’ils sont de toute évidence des pseudonymes ou des prête-noms, comme « Junius Frey », un révolutionnaire qui fut guillotiné en 1794) et Tiqqun 2 où la mention de ces noms et d’un comité de rédaction disparaît. Cela peut sembler cohérent avec l’évolution du sous-titre de la revue qui dans le même temps passe de « Exercices de métaphysique critique » à « Zone d’opacité offensive », ce qui, outre le caractère ludique de la référence animale (« zoo »), affiche l’obscurité stratégique comme ce dans quoi s’enveloppe désormais Tiqqun. L’anonymat est ainsi affiché comme une position d’attaque autant que de défense pour se situer par rapport au monde. C’est aussi, peut-on penser, un geste fort de dépassement des individualités qui constituent le groupe pour mieux affirmer un mouvement vers la communauté, par fonte ou fusion des dividus au profit de la mise en avant du seul propos, désormais véritablement commun, comme forme de « communisme littéraire » en acte.
15Situer l’origine de l’énonciation dans un « trouble » de la perception, au cœur d’une opacité, va également dans le sens des textes de ce deuxième numéro qui affirment avec force la fin de la « fiction-auteur » comme illusion structurante du monde moderne capitaliste, ainsi que le formulera Junius Frey dans sa lettre placée en « Postface à l’’édition italienne de la Théorie du Bloom » :
« Le public italien, qui ne peut avoir eu entre les mainsni Tiqqun 1 ni Tiqqun 2, s’interrogera légitimement sur le sens de la mention « Tiqqun » là où l’ON aurait attendu le nom d’un auteur. Tiqqun, pour commencer, n’est pas un auteur, ni singulier ni collectif. L’insistance avec laquelle ON a tenu à modérer, en Italie, chaque recension des Premiers matériaux pour une théorie de la Jeune-Fille par la mention qu’ils étaient le fait de cette espèce folklorique mais heureusement éteinte - « un groupe d’intellectuels parisiens » - renseigne assez sur les méfaits inhérents à la fiction-auteur : neutraliser toute vérité quant à ses conséquencespour moi, en lui assignant un propriétaire. Tiqqun, pour sûr, n’est pas un groupe ; Tiqqun est un moyen, un moyen dans la constitution en force d’une position11. »
16L’anonymat est bien ici une prise de position à la fois stratégique et intellectuelle, philosophique et offensive : une manœuvre contre la société de la surveillance-transparence, une tactique pour échapper au « flicage » inhérent à la responsabilité-auteur. C’est pourquoi, au-delà de la viralité de cette parole et de la communauté elle-même à laquelle aspire Tiqqun, le groupe revendique d’être avant tout une stimmung, soit la consistance intime d’une époque, au-delà du sujet, celui-ci fût-il collectif. Si le Sujet n’existe plus, seules subsistent des formes-de-vies et leur façon d’être affectées, notamment par des textes qui, séparés de leurs auteurs, c’est-à-dire en quelque sorte déterritorialisés, peuvent agir non pas comme des paroles venant d’une origine assignable mais comme de « purs textes », libres de circuler, semblables à des « virus éditoriaux12 » : c’est bien la puissance d’une parole sans origine déterminée qui est recherchée ici. La « déterritorialisation » liée à une énonciation diffuse et ininscriptible est pensée dès lors comme un moyen de désarmer les forces arraisonnantes des énoncés et leur potentiel « policier », c’est-à-dire de capture, de contingentement et de répression des sources quand celles-ci sont identifiées. C’est donc bien un double mouvement, à la fois offensif et défensif, qui justifie cette entrée dans l’anonymat, mais aussi le postulat que c’est également se placer sur un autre mode de relations possibles, se donner le pouvoir d’une contamination affective par-delà ce que permettent les rapports habituels de propriété et d’autorité liés aux textes ou à la parole.
Richesse créative et « littéraire »
17Mais ce qui fait l’originalité et partant l’identité forte de la revue est également à chercher du côté de l’inventivité poétique qui accompagne constamment la pensée politico-philosophique de Tiqqun et lui donne une force de séduction certaine. En cela, les auteurs se placent en héritiers directs des situationnistes et de Guy Debord qui est une de leurs influences théoriques et esthétiques majeures par sa critique de la société du « Spectacle ». Ce qui frappe le lecteur de Tiqqun est ainsi l’importance dans la revue d’une sorte de posture artiste qui accompagne sans cesse le geste de pensée et s’incarne dans un style bien reconnaissable, qu’il soit poétique, humoristique ou messianique.
18D’abord bien sûr parce que la revue en général ne néglige pas les questions esthétiques, comme l’attestent son format, la mise en page ou encore les illustrations. Mais aussi parce que les écrits de Tiqqun sont pétris par une constante recherche de puissance rhétorique, notamment pour servir la dimension « polémique » des textes, dont un exemple parmi d’autres est l’utilisation récurrente de désignations provocatrices pour se référer sans les nommer expressément —là encore dans une certaine extension contagieuse de l’anonymat— aux auteurs auxquels il est fait allusion dans les textes13. Plus largement, c’est un goût pour les formules frappantes, les jeux de mots ou les slogans qui sonnent bien : « Anéantir le néant », « le Bloom vit dans le Bloom » sans parler de la véritable passion mise dans la démonstration de la profondeur abyssale de tautologies marketing telles que le « I am what I am » de Nike14. Ces tendances stylistiques révèlent en définitive une fascination pour la phraséologie des magazines populaires et la rhétorique du monde du spectacle, telles qu’elles seront la source principale du plus ludique de tous les textes de la revue : Premiers matériaux pour une théorie de la Jeune-Fille. Ils constituent de fait la base de cet ironique traitement du mal par le mal que semble proposer le pamphlet, à travers un efficace jeu spéculaire qui détourne et retourne tout à la fois les formules de mode par leur insertion au cœur d’une argumentation théorique : c’est ce drôle de jeu qui permet de construire le personnage conceptuel qu’est la « Jeune-Fille », dont l’ethos de lolita tout à la fois branchée et « débranchée » en fait une icône sociale du vide et le paradigme de toute forme-de-vie aliénée, à l’égal du Bloom. Au bout du compte, cela contribue à donner un caractère véritablement plaisant et vivant aux réflexions très sérieuses sur la disparition du Sujet qui peuplent les textes.
19Si la prose de Tiqqun paraît parfois singulièrement austère dans le développement très structuré de ses raisonnements philosophiques (voir par exemple Contributions à la guerre en cours, dont les gloses ou l’organisation en sorites – formes du raisonnement philosophique basées sur le syllogisme— sont d’ailleurs une version relativement « esthète » de l’organisation du propos philosophique), elle se teinte aussi parfois d’élans mystiques ou lyriques qui font très directement signe vers la poésie. Les tonalités élégiaques de certains textes ou parties de textes ne sont parfois pas très éloignées de celles d’une forme de prédication inspirée : ainsi, par exemple de l’appel à la désertion qui se trouve à la fin de la Théorie du Bloom, lorsque le texte prend la forme explicite d’un poème, par la syntaxe et les sonorités, et jusque dans la mise en page. Par ailleurs, la recherche d’une typographie particulière ainsi que le mélange des voix sous forme de collages surréalistes et de cut-up, apparaissent aussi comme des principes forts de composition de Premiers matériaux pour une théorie de la Jeune-Fille comme autant de morceaux de « cadavres exquis » mis bout à bout.
20Certains textes semblent même s’aventurer du côté de la fiction, telle l’anecdote « ferroviaire » placée au début de la Théorie du Bloom qui met en scène une conversation téléphonique entendue dans un wagon15. Ce court moment de monologue fictionnel intitulé « qui êtes-vous vraiment ? », bien qu’allégorique, se révèle à la lecture non seulement narratif, mais aussi très théâtral. Et c’est toute la contemporanéité de Tiqqun que de savoir absorber ainsi les parlures de l’époque, de faire entendre parfois très distinctement ses voix, et de les retourner pour les faire servir à la construction critique qui est la leur.
21Plus généralement, on peut dire qu’un souci esthétique appuyé accompagne, dans les deux numéros, la singularité formelle et visuelle de Tiqqun, dans la forme des textes comme pour la riche iconographie qui entoure ceux-ci. L’ensemble témoigne ainsi d’une véritable activité littéraire au sens large. Bien que fondamentalement sérieuse, l’écriture polémique de Tiqqun est aussi en ce sens un jeu qui comporte une dimension créative marquée et très consciente. C’est pourquoi si la prétention philosophique de la revue, évidente dans les références régulières à Heidegger, Foucault, Deleuze ou Agamben reste évidemment première, l’inspiration qui guide les auteurs provient aussi largement de quelques grandes figures de la littérature, elles-mêmes abondamment citées : Joyce, Musil, Michaux, Pessoa, Kafka ou encore Melville. Les textes de la revue se révèlent ainsi truffés de références littéraires, comme le tout premier d’entre eux, ce manifeste inaugural intitulé « Eh bien, la guerre ! », qui est une citation des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos, recyclée en programme critique et politique. L’un des principaux héros de la revue, le Bloom, tire par ailleurs lui-même son nom d’un personnage de Joyce, dont une citation certes cryptique est placée en épigraphe du texte. Et l’on trouvera même dans la revue la mention d’un autre personnage conceptuel issu du monde de la littérature, une figure qui incarne aux yeux de Tiqqun l’éthos de la société réactionnaire individualiste : le « houellebecq16 ».
22La littérature est ainsi une source d’inspiration constante pour les auteurs. Leurs affirmations politiques n’ont de cesse de s’inspirer, et parfois s’appuient même très directement sur les analyses d’une certaine histoire de la modernité littéraire et de ses grandes figures : ainsi « L’Occident doit redouter une insurrection qui monte en son sein comme la voix de Kafka est venue fissurer le roman classique », peut-on lire ainsi dans la postface italienne à la Théorie du Bloom17. Mais bien plus encore : au-delà des simples citations, certains auteurs reconnus se trouvent littéralement enrôlés dans le « Parti Imaginaire » de Tiqqun. C’est ce dont semble s’inquiéter la DGSI (les services de renseignement français) si l’on en croit l’analyse parue sur le site anarchiste lundimatin.am en date de janvier 2018 dans un article au titre on ne peut plus clair : « Une note de la DGSI révèle que le Parti Imaginaire serait en réalité un mouvement littéraire18 ».
23Cette « vraie-fausse note », retrace l’origine « littéraire » du Parti et fait notamment état du recrutement des écrivains Antoine Volodine et Roberto Bolaño. Le site anarchiste décrypte cette fameuse note en expliquant :
« Le document met ouvertement en cause les écrivains Antoine Volodine et Roberto Bolaño, en établissant leur participation à la mouvance en question. (…) Composé « d’écrivains marginaux », le Parti Imaginaire serait donc un groupement « résolument hostile à toute forme de milieu littéraire ou d’institution littéraire : académies, universités, maisons d’édition prestigieuses, prix littéraires, mais aussi magazines spécialisés, cercles dits « underground », écrivains engagés et autres tendances d’avant-garde sont unanimement considérés comme des trahisons de la « littérature authentique » et des compromissions avec « la réalité capitaliste19. »
24Cet exemple, qui déborde certes du cadre historique de la revue stricto sensu, démontre en revanche la survie du Tiqqunisme jusqu’à aujourd’hui, en dépit de la disparition ou plutôt de la « mise en sommeil » de la revue elle-même. La prétendue « note de la DGSI », très inspirée (car il est aussi des policiers poètes, semble-t-il), s’inscrit parfaitement dans la lignée des écrits du groupe et poursuit ainsi le travail de critique et de création de celui-ci20.
25Il reste cependant que les tiqquns ne veulent évidemment pas apparaître comme des écrivains, surtout pas. Ils n’aspirent à aucune reconnaissance littéraire, à la différence par exemple des membres d’EvidenZ, collectif dont les membres avaient pour certains cette prétention et n’envisageaient pas pour leur part l’anonymat. Les tiqquns quant à eux, on l’a vu, se méfient et n’ont de cesse de dénoncer les ravages du « style-auteur ». La revue se veut d’abord et surtout philosophique ou de « métaphysique critique ». Dans ce cadre, le style ne peut apparaître que comme une affaire bourgeoise et individuelle ; l’ambition stylistique trahirait nécessairement l’ambition intellectuelle et politique du groupe. Que serait, dans ces conditions, le style de la communauté ? Serait-ce nécessairement l’absence de style ? Dans le même temps, l’aventure de Tiqqun rend évident le fait que le style est une force et que la force a un style : en l’occurrence c’est un style de combat, polémique et irrévérencieux, actuel et humoristique, qu’incarne au plus haut point la forme mixte du manifeste, qui est tout à la fois une arme politique et esthétique, mais qui s’exprime largement également dans les pamphlets métaphysiques qui composent les textes de la revue. En ce sens, les tiqquns sont donc bien des écrivains, et ce précisément dans la mesure ils ont clairement du style dans les idées.
Conclusion : un communisme littéraire ?
26Apparemment terminée en 2001, soit une poignée d’années seulement après son commencement, l’aventure de la revue Tiqqun, dont seuls deux numéros de revue sont alors parus, peut sembler extrêmement brève. La communauté des auteurs n’aurait pas survécu à des divergences internes apparues à la suite des attentats du 11 septembre. Ce caractère éphémère souligne à l’évidence la difficulté qu’il y a à durer et fonctionner ensemble alors qu’une hétérogénéité travaille en permanence le collectif et risque sans cesse de mener à l’implosion. L’ambition d’une dissolution des individualités, de la disparition des singularités d’auteurs, celle enfin de sortir de la fiction-sujet sont sans doute trop difficiles à maintenir sur le long terme. Il semble en tout cas qu’elles n’aient pas résisté à l’Événement.
27Ironiquement, la description ci-dessous du lien foncièrement « négatif » qui unirait les membres du Parti imaginaire dans la « note de la DGSI » s’est peut-être révélée plus exacte qu’il n’y paraissait21.
28Si le collectif ne parvint pas à se maintenir sous la forme d’une communauté intégrée, restent en revanche des formes de vie éparses aspirant de partout à ce centre idéal, tout en s’en éloignant du point de vue individuel. Il est intéressant de terminer en remarquant que la disparition de Tiqqun a été en ce sens suivie de la naissance d’au moins deux autres collectifs dans lesquels se sont investis certains des anciens membres du groupe. Le premier est plus directement politique et moins littéraire, c’est le Comité invisible, auteur des pamphlets politiques L’insurrection qui vient (2005), À nos amis (2014), et Maintenant (2016)22. Plus monologique, celui-ci naît cependant directement des cendres de Tiqqun et vise toujours le communisme. Mais, malgré la forme affichée d’un « comité », il a renoncé à former lui-même une communauté, du moins a-t-il renoncé à clamer cette forme pour lui-même. Le second est le collectif Claire Fontaine qui est un collectif d’artistes certes clairement engagé politiquement et où la dimension d’analyse théorique du monde contemporain reste forte, mais dont la production est uniquement celle d’œuvres d’art. C’est donc comme si ces deux tendances, dont l’alliance avait fait l’originalité de Tiqqun, se trouvaient désormais détachées et séparées. Cependant dans un cas comme dans l’autre, certains soupçonnent que ces collectifs ne se résument en réalité qu’à la présence d’une seule et unique personne ou de deux tout au plus, faisant éclater la réalité du collectif. Celui-ci ne serait dès lors plus qu’une posture, essentiellement politique dans un cas, esthétique dans l’autre.