L’art DADA de l’appropriation. Les « Poèmes nègres » comme phénomène de transfert culturel
1Dans le premier numéro de la revue DADA, en juillet 1917, paraît « Chanson du Cacadou ». Sous le titre de ce chant issu du folklore australien, figure la mention suivante : « de la tribu Aranda extrait du volume de poèmes nègres traduits par Tr Tzara (en préparation)1 ». Le volume de « poèmes nègres » ne sera pas publié par Tristan Tzara, mais paraîtra à titre posthume, dans les œuvres complètes. Quelques textes africains ou océaniens apparaissent de manière éparse dans les numéros suivants de la revue DADA, comme « Chanson du Serpent » ou un texte loritja. D’autres sont performés lors des « soirées nègres » à Zürich, entre 1916 et 1919, accompagnés de musiques et de danses.
2Ces quelques publications de « poèmes nègres » sont rares, au vu du nombre de textes collectionnés par Tzara lors de son séjour à Zurich de 1916 à 1919. Pendant cette période, il a assidûment fréquenté la bibliothèque, où il a consulté quantité d’ouvrages et de revues ethnologiques. De ces lectures, il a recopié, traduit et adapté les transcriptions d’arts verbaux extra‑occidentaux faites par les missionnaires ou les ethnologues. Ces textes sont issus d’Océanie (notamment des tribus Loritja d’îles indonésiennes ou du peuple Aranda) et d’Afrique (principalement d’Afrique centrale et du sud). Dans le dossier ainsi constitué se trouvent une quarantaine de textes2.
3L’ensemble de ces documents est publié par Henri Béhar en 1975 dans les œuvres complètes, sous le titre de « Poèmes nègres ». L’éditeur reprend ainsi le titre annoncé par Tzara en 1917 dans la revue DADA, et donne une unité à ces textes épars : fragments de chants, énigmes, contes. C’est un geste éditorial fort de rassembler en un recueil et de publier ce que l’auteur avait choisi de garder privé. Mais là n’est pas l’enjeu de cet article.
4Henri Béhar, à l’occasion de l’exposition « Dada Africa », en 2018, a décrit la trajectoire de ces poèmes et leur rapport aux sources ethnologiques. Il distingue trois traitements des textes « originaux », c’est‑à‑dire, selon lui, les écrits d’ethnologues : la « transcription », la « traduction » et l’« innutrition »3. Je souhaite revenir sur ces catégories, en considérant, d’une part, qu’elles font toutes apparaître un double mouvement de transfert (des pratiques verbales extra‑occidentales aux transcriptions d’ethnologues, et de ces dernières aux « Poèmes nègres ») et, d’autre part, qu’elles relèvent toutes d’un phénomène de traduction, au sens que lui donne Susan Bassnett de « processus créatif4 ». Tout transfert d’un champ culturel à un autre nécessite un processus de resémantisation, qui ne peut être ignoré. Parce que les textes circulent sans leur contexte, ils sont réinterprétés en fonction de la structure du champ de réception.
5La notion de transfert culturel peut permettre de conceptualiser un ensemble de phénomènes relatifs aux rapports entre les cultures, dont les termes communs d’« influence », d’« échange » ou de « relation » échouent à rendre compte. Elle est caractérisée par sa « processualité5 », visant à saisir la dynamique qui relie les processus de sélection, de médiation et de réception, ainsi que par son « intentionnalité », plus ou moins explicite, liées à des stratégies sociologiques ou politiques.
6Qu’est ce qui a motivé la sélection des textes par Tzara ? Quels sont les points de fascination et, au contraire, d’oubli et de rejet, suscités par ces autres cultures ? Dans quelle mesure des formes de perception stéréotypées influent‑elles sur la sélection des textes ? Quels sont les éléments transformés et pourquoi ? Employer la notion de transfert culturel pour aborder le cas des « Poèmes nègres » me permet d’évoquer également ce qui dépasse le texte, à savoir la dimension orale et performative. Plus que de traduction, il faudrait parler de transcréation, pour rendre compte d’un phénomène créatif et intermédial.
La transcription
7La première catégorie relevée par Henri Béhar pour classer les différents traitements des textes extra‑occidentaux par Tzara est celle de la transcription. Il n’en donne qu’un seul exemple dans son article, « Toto‑Vaca », « qui suffirait à prouver que Tzara ne prétendait pas s’approprier ce genre de poésie6 », l’ayant publié anonymement dans l’Almanach Dada (1920). La transcription, on le comprend, est la catégorie qui présenterait le moins d’interventions de la part du transcripteur. Ou, autrement dit, dans laquelle le passeur est le plus invisible. Or, toutes collections, selon James Clifford, « qu’elles aient été réunies au nom de l’art ou de la science, sont historiquement contingentes et sujettes à une réappropriation locale7. » Par collection, il désigne le travail de « représentation d’une culture, d’une subculture ou, en fait, de tout domaine cohérent d’activité collective, [qui] est toujours stratégique et sélectif8. » Les « Poèmes nègres » sont issus d’un double, voire triple, geste de collectionneur9. Le premier est le fait des ethnologues, qui ont transcrit (donc transformé) des arts verbaux extra‑occidentaux. Le second réside dans le choix de Tzara, parmi ces transcriptions, d’un certain nombre de textes. Le troisième collectionneur serait Henri Béhar, qui a choisi de publier les textes en un recueil.
8La transcription fait apparaître un processus de sélection, qui constitue la première perspective d’analyse des transferts culturels. Quels sont les types de textes choisis ? Quels aspects des textes sources sont sélectionnés et lesquels sont ignorés ? Contrairement à Cendrars quelques années plus tard, Tzara ne s’intéresse pas tellement à des formes narratives comme les contes. Les textes sélectionnés sont courts et la majorité de son dossier est constituée par des chants : « Chant pour construire », « Chant pour hacher », « Chanson pour le tatouage d’un homme » et, la plus connue, la « Chanson du Cacadou ». Cette dernière, publiée dans le premier numéro de la revue DADA, appartient aux traditions aranda, qui est un peuple d’Australie centrale. La chanson du Cacadou accompagne un rituel lié à la récolte d’une céréale alimentaire. Tzara a trouvé la transcription de la chanson dans un ouvrage de Carl Strehlow paru en 1910, qui décrit la cérémonie dans laquelle le chant prend place. Strehlow parle des chorégraphies, des tatouages et des mythes attachés à ce culte. La chanson fait partie d’un tout, inscrite dans un contexte social et culturel qui lui donne sens.
9Tous les chants des « Poèmes nègres » présentent une signification sociale, qu’elle soit liée à une activité collective (la récolte de la céréale) ou à la célébration d’une étape de vie (mariage, enterrement, tatouage), qui est aussi celle d’une communauté. L’idée d’une littérature ancrée dans le quotidien et la réalité répond à l’obsession Dada pour la « vie10 ». En 1918 par exemple, dans sa « Note sur la poésie nègre », Tzara écrit : « La poésie vit d’abord pour les fonctions de danse, de religion, de musique, de travail11. » Les textes extra‑occidentaux recopiés par Tzara font apparaître l’importance d’un ancrage dans la vie (sociale, spirituelle, culturelle), de l’oralité, du lien au corps ou de l’aspect sonore du langage, qui correspondent aux préoccupations de ses propres écrits à cette période.
10Il peut sembler paradoxal de postuler que Tzara a choisi les textes aussi en fonction du commentaire ethnologique et de la présence d’un contexte, alors qu’il les supprime systématiquement dans ses transcriptions et dans les publications. Seuls les noms des peuples ou des régions auxquels appartiennent les textes sont maintenus. Clifford décrit le même paradoxe à propos de la valeur d’« authenticité ». Elle « [...] se crée en enlevant les objets et les coutumes de leur cadre historique habituel12 », tout en assurant leur appartenance à ce même cadre. Détacher un objet ou un texte de son contexte, explique‑t‑il, lui garantit une meilleure insertion dans le système art‑culture européen. De la même manière, le geste de Tzara consiste à présenter les textes extra‑occidentaux « pour eux‑mêmes », libérés du contexte ethnologique. Mais c’est précisément leur authenticité africaine ou océanienne qui crée leur valeur.
11Par ailleurs, celui qui introduit un auteur ou des traditions littéraires étrangère a un intérêt à le faire, comme l’a montré Bourdieu. Faire publier des auteurs étrangers, « c’est réenforcer [sa] position dans le champ », selon « des homologies d’intérêts [...], de styles [...], de projets intellectuels13. » En effet, en publiant des textes extra‑occidentaux sous son nom, Tzara suggère, consciemment ou inconsciemment, des homologies entre son projet poétique, son positionnement dans le champ et ce qu’il imagine des cultures « nègres ». Il se présente ainsi comme un marginal, qui rejette la littérature instituée pour investir d’autres formes poétiques, d’autres sources, d’autres modes de représentation. Car les textes sont publiés dans des revues d’avant‑gardes (DADA et SIC), qui les marquent ainsi comme des œuvres modernes et présentent Tzara sous les traits d’un « découvreur ». Bien qu’il ne signe pas les textes de son nom, il se présente malgré tout comme traducteur ou introducteur, et affiche ainsi une personnalité visionnaire, qualité valorisée parmi les avant‑gardes à ce moment‑là. L’intérêt pour le populaire, par exemple, relève du même mouvement qui consiste à importer des éléments exogènes et non institués dans le milieu de l’art ou de la littérature.
12Revenons‑en aux formes de transcription. Il faut premièrement distinguer la transcription en langue originale de la transcription à partir de la traduction par l’ethnologue. Le texte « Toto‑vaca », issu de traditions maoris, est le seul à appartenir au premier cas, bien que Tzara en livre également une traduction14. Si le lecteur ne peut en comprendre le contenu sémantique, il n’en perçoit que davantage les jeux rythmiques et sonores15. En ne reproduisant pas la traduction de l’ethnologue, Tzara délie le texte de son signifié pour donner corps à la matérialité du signifiant. Le poète recherche la sonorité du texte, qu’il s’approprie le temps d’une lettre privée à Jacques Doucet, son mécène :
En 1914 déjà, j’avais essayé d’enlever aux mots leur signification, et de les employer pour donner un sens nouveau, global, au vers par la tonalité et le contraste auditif. Ces expériences prirent fin avec un poème abstrait « Toto Vaca », composé de sons purs inventés par moi et ne contenant aucune allusion à la réalité16.
13Ce qui m’intéresse dans ces quelques lignes est moins l’appropriation ponctuelle, que les indices que Tzara nous livre sur sa réception du texte maori. Ils sont révélateurs du projet poétique de ce nouveau texte. Car la transcription ne peut être considérée comme une simple copie de l’original. En supprimant la traduction et le paratexte, Tzara confère une nouvelle signification au texte, qui est justement de ne pas signifier17. Il opère une coupure entre la valeur sémantique des mots et leur valeur sonore. Il s’agit de rechercher les « sons purs », qui ne font « aucune allusion à la réalité. » La « Chanson du Cacadou » joue sur la même dissociation, sur un mode comique, entre le signifiant et le signifié.
14Concernant les transcriptions de textes traduits, comme la « Chanson du Cacadou »ou la « Chanson du serpent », Weiter Veit montre que Tzara a privilégié les traductions interlinéaires proposées par Carl Strehlow dans son volume Die totemischen Kulte der Aranda und Loritja Stämme. L’ethnologue donne deux traductions de chaque chant : l’une est littérale, inscrite sous chaque ligne, l’autre est normalisée en allemand. Selon Veit, la version interlinéaire « offered in its compression a « discorded » syntax and rhythmical stammer close to the original18. » Mais quel est l’original ? Concevoir la traduction et la transcription en termes de fidélité échoue à rendre compte de la motivation et de la signification du transfert. Ce cas montre explicitement que même la transcription relève d’un choix. Tzara opte pour la version littérale en vertu des représentations qu’il a d’une langue extra‑occidentale : structures répétitives, syntaxe incorrecte, usages des infinitifs, etc. Il recherche cet usage incorrect de l’allemand, puis du français, qui détermine la sélection des transcriptions, puis leur traduction.
La traduction
15Avant d’évoquer un cas concret de texte traduit, il est nécessaire de préciser un point sur lequel Tzara, et la critique, restent souvent flous. Lorsque le poète mentionne être le traducteur des textes publiés, il reste un doute s’il les a traduits depuis les langues extra‑occidentales. Or, Tzara a fait des traductions depuis l’allemand (ou parfois de l’anglais) vers le français. Dans les années 1916 ‑ 1919, lorsqu’il recueille les textes, Tzara réside en effet à Zürich et maîtrise parfaitement l’allemand. Son rôle de passeur entre l’Europe et le « monde nègre » a éclipsé celui entre l’Allemagne et la France, sûrement plus problématique dans ces années‑là. Comme Cendrars pour l’Anthologie nègre, il a consulté de nombreux ouvrages d’ethnologie en allemand, desquels il a puisé ses « Poèmes nègres ».
16La « Chanson du Cacadou » est traduite en français depuis la traduction interlinéaire allemande de Carl Sterhlow19. Tzara procède à plusieurs opérations sur la traduction, qui visent à rendre une langue élémentaire, proche du « petit nègre » inventé au début du XXe siècle et décrit par Maurice Delafosse. Il emploie les verbes « à leur forme la plus simple (Infinitifs pour les verbes de 1ère conjugaison, participe passé ou impératif ou encore infinitif […] pour les verbes de 2e, 3e et 4e conjugaison)20 ». Il garde les structures syntaxiques simplifiées et répétitives de la traduction interlinéaire (ex. 2. « des amas des amas y poser »). Si Strehlow cherche des synonymes ou des formulations plus fluides dans la traduction normalisée (ex. 3 « schütten » plutôt que « hinlegen »), Tzara maintient les répétitions et le rythme de la version littérale. De plus, il fait des choix de traduction significatifs. Alors que Strehlow adapte « Ausgewachsene Körner wollen reiben » en « Die reifen Körner wollen wir zerreiben », ajoutant un pronom et modifiant le verbe « frotter » pour « piler », Tzara accentue l’ambiguïté sexuelle de la version interlinéaire. Selon une perspective animiste, ce sont les grains qui semblent animés de pulsions, qui désirent « frotter » et « lécher ».
17Relevons, pour finir, le traitement des déterminants. Si Strehlow a tendance à en rajouter dans la version normalisée (ex. 6 « Die reifen Körner »), Tzara les évite plutôt (par exemple dans 5. « profonds amas poser / grands amas poser »), au point de produire des fautes syntaxiques. En effet, l’article indéfini pluriel en allemand n’existe pas. Il est exprimé par le nom au pluriel sans article. La traduction grammaticalement correcte en français aurait été « poser de profonds amas », car Tzara garde aussi l’ordre des mots de l’allemand. Or, la suppression de l’article est une des caractéristiques du « petit nègre » relevée par Delafosse. La traduction contribue à provoquer un effet « primitif », qui est donc une création greffée sur l’allemand et le français. La langue « primitive » est ainsi en partie issue de l’allemand et de cet espace interstitiel qu’est la traduction. Selon les termes de Deleuze, Tzara fait un usage mineur de sa langue, « il arrache à sa propre langue une littérature mineure, capable de creuser le langage21 ». Pour Tzara, le primitivisme « c’est la possibilité de faire de sa propre langue, [qui est] une langue majeure [...], un usage mineur. Être dans sa propre langue comme un étranger22. »
L’« innutrition »
18Plutôt que d’« innutrition », terme retenu par Henri Béhar, j’utiliserai la notion d’« appropriation » pour désigner les formes d’adaptation qui résultent du transfert culturel. S’approprier une esthétique, un style ou un texte consiste à se le rendre propre, c’est‑à‑dire à le métamorphoser pour qu’il réponde à ses valeurs, intérêts, recherches. Le terme d’appropriation veut tenir compte du caractère bricolé et transformateur des emprunts faits à une autre culture. Si je considère tous les « Poèmes nègres » comme des formes d’adaptation, je rejoins toutefois Henri Béhar sur la singularité de « Ntuca », seul poème qu’il classe dans la catégorie « innutrition ». Il paraît difficile, voire impossible, de trouver la source ethnologique de ce texte, dans la mesure où il mêle différents univers culturels. « Ntuca » apparaît davantage comme une création, qui procède à quelques emprunts, plutôt qu’à une traduction. Sa présence dans le recueil de « Poèmes nègres » semble ainsi presque incongrue.
19Le texte produit un effet de collage, dans la mesure où il juxtapose des éléments hétérogènes. Quelques emprunts lexicaux de langues étrangères côtoient le « Cambodge » et les « mammouths insoucieux ». Le texte mêle aussi des références extra‑occidentales à des termes scientifiques européens : « vitriol », « feldspath », « météorologie ». Tzara ne cherche pas à unifier les données brutes, c’est‑à‑dire le lexique exotique ou spécialisé, en une représentation homogène. Le « poème » révèle les traces de coupe et d’ajustement. En effet, le collage est un emprunt qui manifeste avant tout une forme d’inhomogénéité, marquant volontairement la discontinuité à l’œuvre dans le texte et donc sa construction. Il n’est plus question d’authenticité car le texte s’affirme comme création.
20En étudiant les convergences formelles entre surréalisme et ethnologie, James Clifford s’est intéressé à la méthode du collage. Selon lui, « écrire les ethnographies sur le modèle du collage équivaudrait à renoncer à dépeindre les cultures comme des totalités organiques ou comme des mondes réalistes unifiés susceptibles de donner lieu à un discours explicatif continu23. » Cette observation peut être appliquée au poème de Tzara qui provient d’un contexte proche. « Ntuca » rend manifeste le métissage entre les cultures, qui ne sont donc pas des entités homogènes et closes. Le poème intervient dans un monde interconnecté, dont le collage exprime la diversité : le populaire (langage trivial comme « diarrhée ») associé au langage savant, le Cambodge et les pays africains, le contemporain et le préhistorique. « Le monde culturel d’après‑guerre était un monde polyphonique24. » « Ntuca » réunit des univers culturels et des époques variées, passe d’un registre à l’autre, par le biais du primitivisme, c’est‑à‑dire l’intérêt pour le simple, le brut, le « primitif », perçu autant parmi les cultures extra‑occidentales, que chez les Bretons, les arts préhistoriques ou l’art brut25.
La transcréation
21Depuis quelques années, les études de traduction s’intéressent aussi aux passages entre les médias. La notion de transcréation a été théorisée par Martine Hennard Dutheil de la Rochère pour désigner les trajectoires intergénériques et intermédiales des textes26, ainsi que les processus de transformations qu’elles impliquent. Car, selon Lüsebrink, « l’interdisciplinarité s’impose pour toute recherche transnationale et interculturelle27 ». Pour ce dernier point, je souhaite donc m’intéresser aux transcréations des « Poèmes nègres ».
22Si quelques textes ont été publiés dans des revues, les « Poèmes nègres » ont davantage été performés lors des « Soirées nègres » entre 1916 et 1919, au point qu’on peut émettre l’hypothèse qu’ils ont été transcrits en vue de leur performance. Chronique zurichoise présente les programmes de ces soirées, lors desquelles sont annoncées plusieurs interprétations de « Poèmes nègres ». Il y a par exemple, le 12 mai 1917, les « poèmes nègres, traduits et lus par Tzara / Aranda, Ewe, Bassoutos, Kinga, Loritja, Baronga28 ». Les lectures semblent toutefois s’approcher plutôt de la performance, dans la mesure où elles sont souvent accompagnées de musique et de danse. Le 9 avril 1919, « noir cacadou, Danse (5 personnes) avec Mlle Wulff », le 14 avril « Musique et danse nègres », 14 juillet 1916, « Reprise du boxe, Danse cubiste costumes de Janco, chacun sa grosse caisse sur la tête, bruits, musique nègre / trabatgea bonoooooo oooooo29 ».
23La notion de performance désigne « une forme d’expression [...] pour laquelle l’œuvre consiste en une action engagée par l’artiste dans un temps et un espace donnés plutôt qu’en un objet pérenne30. » Elle est utile pour penser ce qui dépasse le texte imprimé : diction, gestuelle, éléments visuels, circonstances de la performance. Au début du XXe siècle, l’émergence de la performance en Europe avec les avant‑gardes, les futuristes ou dada, traduit « le désir de sortir de la littérature, décloisonner les arts, rapprocher l’art de la vie31. » Dans le cas des « Poèmes nègres », la préférence de Tzara pour des chansons fait apparaître non seulement l’intérêt pour une littérature ancrée dans une sphère sociale, mais également pour leur dimension musicale et chorégraphique. En effet, les transcriptions des chansons par les ethnologues s’accompagnent souvent d’une portée et d’une description détaillée des mouvements accomplis pendant le rituel. L’aspect performatif de ces arts verbaux extra‑occidentaux a certainement orienté la sélection de Tzara, qui s’intéresse à l’art comme événement vital et corporel. Car c’est au corps « dans son aisance ou son malaise et ses possibles défaillances que reconduit toujours plus ou moins la performance32. »
24L’importance du corps pour la performance est liée, dans les « Poèmes nègres », à la question de l’oralité. Les textes transcrits par les ethnologues appartiennent à des traditions d’oralité, dont le caractère éphémère et performatif complique le transfert dans d’autres sphères culturelles. Si Tzara n’a pas accès aux circonstances de la performance, il en cherche les traces dans les textes transcrits et dans leur péritexte ethnologique. À partir de là, il ne peut qu’imaginer les oralités dont ils ressortent. Le poète traduit, mais en réalité invente, l’oralité inscrite dans les textes. La trajectoire de ces objets poétiques passe donc de l’oral (les arts verbaux extra‑occidentaux) à l’écrit (les transcriptions des ethnologues), puis, inversement, de l’écrit (les transcriptions par Tzara) à l’oral (les performances des « Soirées nègre »). Ces transferts à la fois culturels et médiatiques effectuent une série de transformations, dont le fil directeur est l’idée de performance, intrinsèquement liée à l’oralité. Tzara s’intéresse et veut performer les « poèmes nègres » en vertu de ce qu’il considère être leur caractéristique centrale. L’intermédialité est donc au cœur de la démarche des « Poèmes nègres ».
25En parcourant les différentes modalités d’adaptation des « Poèmes nègres » se pose la question du rôle de la figure de passeur. D’après les travaux de Susan Bassnett, la traduction, ou plus largement la transcréation, est considérée comme un processus créatif qui fait apparaître la personnalité du traducteur. Tristan Tzara a procédé à un certain nombre de modifications sur les transcriptions et traductions d’arts verbaux extra‑occidentaux, qui en transforment la signification et les enjeux. Les publications et les performances des « Poèmes nègres » en Europe ont en effet une portée transgressive. Elles témoignent d’une volonté de décentrement — être dans la marge — qui fait du geste de transcréation un double déplacement. Celui d’arts verbaux importés en Europe, et celui du jeune poète qui se distancie des normes occidentales et qui cherche à « déterritorialiser33 » le français. Souleymane Bachir Diagne pointe deux manières d’envisager une telle entreprise de traduction : « One way is to consider that transcription/translation of oral African literature into French only means an assimilation of the local and particular cultures into the imperial and universal language through which it could only truly exist and even simply survive […]34. » L’autre est de regarder le traducteur comme une figure de médiateur entre deux cultures. La démarche de Tzara est sans doute porteuse de cette double intention, entre assimilation et éloge des arts extra‑occidentaux. Mais elle implique surtout une transformation, qui constitue une troisième voie, ou un tiers-espace.
Annexe 1 : Tableau des transcriptions et traductions de « Chanson du Cacadou »
Transcription en Loritja par Strehlow35 |
Trad. en all. interlinéaire par Strehlow |
Trad. en all. normalisée par Stehlow |
Trad. en fr. par Tzara |
1. Nala kintjilauwira Lala kintjilauwira |
1. Hier Zweigspitzen gewiss, Hier mit Spreu vermischte Samen, gewiss. |
1. Wahrhaftig, hier [liegen Mulga] – Zweig‑spitzen Wahrhaftig, hier mit Spreu vermischte Samenhaufen |
1. Ici pointes de branches certainement Ici des grains mêlés à la balle certainement |
2. Ankuluka arinopinama Wollurbawola arinopinama |
2. Auf ausgehölten Platz hinlegen, Haufen Haufen hinlegen. |
2. Auf der Tenne schütten sie auf, Einen Haufen nach dem anderen schütten si auf |
2. sur la place creusée les poser des amas des amas y poser |
3. Kujulbakuja arinopinama Wollurbawola arinopinama |
3. Viele Haufen hinlegen, Haufen Haufen hinlegen |
3. Vielen Haufen schütten sie auf, Einen Haufen nach dem anderen schütten sie auf. |
3. beaucoup d’amas poser Des amas des amas poser Des amas des amas poser |
4. Wollurbawola arinopinama Lejurbaluja arinopinama |
4. Haufen Haufen hinlegen, Grosse Haufen hinlegen |
4. Einen Haufen nach dem anderen schütten sie auf, Grosse Haufen schütten sie auf. |
4. de grands amas poser |
5. Tmakupita arinopinama Lejurbaluja arinopinama |
5. Tiefe Haufen hinlegen, Grosse Haufen hinlegen. |
5. Hohe Haufen schütten si auf, Grosse Haufen schütten si auf. |
5. profonds amas poser grands amas poser |
6. Kitjumberutjumbererama Arirbirkuntala arirbirkuntala |
6. Auf einen Haufen aufschütten, Ausgewachsene Körner ausgewachsene Körner. |
6. Auf einen Haufen schütten si zusammen, Die reifen Körner, die reifen Körner |
6. sur un amas verser des noyaux germés des noyaux germés |
7. Arirbirkuntala kumalerumalerika Arirbirkuntala kumalerumalerika |
7. Ausgewachsene Körner stehend bräunten, Ausgewachsene Körner stehend bräunten |
7. Die reifen Körner haben sie im stehen geröstet, Die reifen Körner haben sie im Stehen geröstet |
7. des noyaux germés couchés brunir Des noyaux germés couchés brunir |
8. Arirbirkalala wonbirumani Arirbirkalala wonjirumani |
8. Ausgewachsene Körner wollen reiben Ausgewachsene Körner wollen lecken. |
8. Die reifen Körner wollen wir zerreiben, Den aus reifen Körnern wollen wir lecken. |
8. des noyaux germés veulent frotter Des noyaux germés veulent lécher |
9. Aroaloala lena tirkamulkala Aroaloala lena tirkamulkala |
9. Rundes jenes auf Sandhügeln Rundes jenes auf Sandhügeln |
9. Ein rundes [Wasserloch] ist [jetzt] dort zwischen Sandhügeln, Ein rundes [Wasserloch] ist [jetzt] dort zwischen Sandhügeln |
9. ronde celle sur les collines de sable Ronde celle sur le sable |
10. Tjintjal indama Urbmilakua ntjara indama |
10. Schoten liegen Mit Narben versehen viele liegen. |
10. Schoten liegen Viele mit Narben versehene Schoten liegen. |
10. des cosses sont là Avec des cicatrices fouettées [il y a beaucoup qui dorment là] |
11. Tjintjal urbatintalana Urbmilakualakua intalana |
11. In den Schoten der Reihe nach liegen Mit Narben versehen in Reigen liegen |
11. In den Schoten liegen der Reihe nach In den mit Narben geschmückten liegen sie der Reihe nach da. |
11. dans les gousses sont là rangées Avec des cicatrices piquées couchées en ordre en lignes |
12. Kitarai jama, nkuningai Arambalkuai jama nkuningai ! |
12. Beiss ab, wirklich, o weisser Kakadu ! Sehr viel friss wirklich, o weisser Kakadu ! |
12. Beiss doch ab, o weisser kakadu ! Friss doch nur sehr viele, o weisser Kakadu. |
12. « mords vraiment, oo blanc cacadou Beaucoup beaucoup mange, vraiment, oo blanc cacadou » |