Colloques en ligne

Sébastien Heiniger

L. S. Senghor et les arts verbaux africains. Enjeux politiques d’une non-traduction

1En 1956, Léopold Sédar Senghor est devenu un homme politique relativement important : secrétaire d’État à la présidence du Conseil du cabinet Edgar Faure depuis début 1955, il a siégé à l’Assemblée nationale à toutes les législatures de la IVe République et mené de front plusieurs combats pour défendre les intérêts des Français d’outre-mer. Après douze ans sans publication majeure (Hosties noires et l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française datent de 1948), il publie son recueil de poèmes Éthiopiques. Il écrit alors « Comme les lamantins vont boire à la source », postface qui est aujourd’hui communément admise comme l’exposition de son art poétique, et qui, selon l’historien émérite de la littérature africaine Jacques Chevrier, « place Senghor au premier rang des théoriciens de la négritude »1.

2Senghor la rédige pour répondre aux questions et critiques qui ont été adressées aux « poètes nègres » depuis la publication de l’Anthologie. Comme il a lui-même été accusé d’avoir imité Paul Claudel et Saint-John Perse, il se défend : « La vérité est que j’ai surtout lu, plus exactement écouté, transcrit et commenté des poèmes négro-africains » (L1, 219)2. Nombreux sont ceux qui, à l’instar de Chevrier, lisent cette fameuse postface comme une « exaltation du retour aux sources », c’est-à-dire aux « sources de la tradition africaine »3. Ils comprennent ainsi la poétique de Senghor comme la transposition en langue française de la poésie négro-africaine traditionnelle, ce que lui-même semble confirmer quand il écrit : « Si l’on veut nous trouver des maîtres, il serait plus sage de les chercher du côté de l’Afrique. Comme les lamantins vont boire à la source du Simal » (L1, 220). « Boire à la source », suivant cette lecture, signifie retrouver les formes de l’art traditionnel et par-là renouer avec son authenticité culturelle dans le contexte d’une colonisation française particulièrement assimilationniste. Proposant une autre interprétation, je veux montrer que la « source » n’est pas la poésie traditionnelle elle-même, mais l’au-delà de la réalité positive qui prend entre autres le nom de « surréel » dans ses textes et celui de « sources divines » (L1, 172) dans la conférence « Langage et poésie négro-africaine » qu’il a donnée en 1954 à la Deuxième biennale internationale de Poésie. Il s’agira de se demander pourquoi Senghor contourne les questions de traductologie dans sa définition de la « nouvelle poésie nègre de langue française » et d’examiner ses rapports aux arts verbaux de la « tradition africaine ».  

« La poésie négro-africaine reste près des sources divines »

3Senghor introduit « Langage et poésie négro-africaine » en dénonçant d’emblée le racisme des « Coloniaux ». Il choisit un exemple qui peut paraître anecdotique, mais qui indique une mentalité qui empoisonne leurs interprétations de la culture des Africains. Il s’agit d’expressions écrites par des Africains de « la Brousse », expressions comme « je vous garde dans dix mains » ou « je vous salue aimablement », qui ne sont en fait rien d’autre que des calques en langue française d’expressions locales. L’erreur des « Coloniaux », qui n’ont appris aucune langue négro-africaine, est de prendre ces expressions comme « les signes d’une pensée vacillante, d’une intelligence imbécile » (L1, 159). Pour eux, comme pour Senghor d’ailleurs, le langage est le reflet de l’esprit humain. C’est aussi l’opinion d’André Davesne4, dont il cite les Croquis de Brousse :

Nombre d’Européens imaginent que les Noirs n’ont pas de littérature, à peine un langage, et que leur vie intellectuelle est des plus rudimentaires. L’intelligence des Africains, pensent-ils, n’est pas capable d’autre chose que de conceptions quasi enfantines, et leur langage n’est qu’un dialecte grossier permettant tout juste, par le moyen de quelques centaines de mots maladroitement assemblés, d’exprimer les besoins les plus élémentaires de l’existence quotidienne. Or, en réalité, les langues négro-africaines sont presque toutes riches, nuancées et dénotent une intelligence qui ne le cède en rien à la nôtre. (L1, 159)

4Face aux langues négro-africaines, les « Coloniaux » préfèrent donc adopter de manière non critique les interprétations évolutionnistes qui confortent leur image du « Nègre grand enfant ». Pour démontrer qu’ils sont dans l’erreur, Senghor liera toujours littérature, langage et vie intellectuelle dans ce texte. Écrit en deux parties, il est d’abord une introduction aux langues négro-africaines et une présentation des caractéristiques de la poésie négro-africaine ensuite.

5Je passe rapidement sur la présentation des langues. Senghor souhaite en « dégager les qualités essentielles » (L1, 159). Il présente alors « l’incroyable richesse » du vocabulaire et de la syntaxe et conclut son exposition en identifiant la qualité des langues négro-africaines : « elles sont essentiellement des langues concrètes » (L1, 160). Il renvoie à nouveau à Davesne, lequel nous aiguille vers des questions de traduction, et nous apprend que « chercher se traduit par onze mots et chanter par vingt » (L1, 160). Le propos de Senghor, en somme, est de dire que ces langues se sont spécialisées pour exprimer « la vie, qui est riche et diverse », par opposition à la langue française est le véhicule privilégié de la « raison abstraite qui simplifie » (L1, 160). Il exemplifie ce point en comparant la traduction en wolof et en français de l’Imitation de Jésus-Christ, affirmant que la première est « une version plus nuancée et plus belle » (L1, 160). Pour le prouver, il fournit deux passages à son lecteur : le premier est la version française et le second, aussi en français, est sa traduction littérale de la version en wolof. Il compare donc bien deux versions de l’Imitation en français, ce qui fragilise sa preuve. Ce procédé est néanmoins révélateur : estimer, comme il le fait, que la traduction littérale est le reflet fidèle de sa source présuppose que la langue française peut être maniée pour formuler des sentiments et idées avec la même subtilité qu’une langue négro-africaine. Autrement dit, habitué aux langues négro-africaines et à la complexité qu’elles permettent de saisir, le locuteur négro-africain trouvera des voies pour exprimer la vie « riche et diverse » avec une langue française qui d’ordinaire simplifie.

6Suite à cette présentation du « génie des langues africaines » (L1, 161), Senghor identifie les deux dons du poète négro-africain qui font le « style nègre » (L1, 164) : l’« image » et le « rythme ». Pour définir l’image, il distingue entre le « signe algébrique » et le « symbole », définissant « l’image négro-africaine » comme « analogie, symbole, expression du monde moral » (L1, 161). Le « monde moral », dans l’exposé qu’il fait ensuite de l’ontologie des Négro-africains, est un monde de forces qui sont « sous les apparences » et animent la matière. Cet exposé le mène à commenter un extrait du Signe Ascendant d’André Breton pour préciser sa définition de « l’image négro-africaine ». Ce dernier y distingue entre « l’analogie poétique » et « l’analogie mystique » par le fait que la première « ne présuppose nullement, à travers la trame du monde visible, un univers invisible qui tend à se manifester » (L1, 164). Pour Senghor, cette opposition n’a pas de sens : « l’analogie poétique nègre » est aussi une analogie mystique en ce qu’elle « présuppose et manifeste l’univers hiérarchisé des forces vitales »5. Pour le dire en un mot, le signe négro-africain est toujours le symbole et l’habitacle de l’univers invisible. Quant au rythme, deuxième don du poète et sceau par excellence du « style nègre » (L1, 164), il se manifeste dans la « forme ». Senghor liste alors diverses figures stylistiques, comme les allitérations, paronomases et répétitions, au moyen desquelles le poète rythme ses vers. Sans m’étendre davantage sur le sujet de l’ésotérisme senghorien, j’indique que c’est par le rythme que la « force vitale » s’exprime dans la matière. Il est à retenir que Senghor conçoit les vers comme des images rythmées et, partant, la poésie comme la traduction en langage du monde invisible.

7Lors de cette conférence, il exemplifie ses propos avec des poèmes qui nous donnent un aperçu de ce qu’il entend par « écout[er], transcr[ire] et comment[er] des poèmes négro-africains ». Il indique qu’il a étudié le « groupe sénégalo-guinéen » (L1, 169), mais nous comprenons qu’il estime que les objets d’art verbaux cités sont représentatifs de l’ensemble de la poésie négro-africaine. En outre, ni les poètes, ni les communautés auxquelles ils appartiennent ne sont nommés, ce qui révèle qu’il conçoit la création africaine comme émanant d’une collectivité et non d’individus. Trois cas se distinguent dans les poèmes cités : le premier est traduit littéralement puis remanié ; le second est transposé sans être traduit ; le troisième, traduit, comporte la solution que Senghor trouve pour les créations verbales onomatopéiques.

8Le premier poème que je présenterai ici est précédé par un commentaire de Senghor. Il vient en effet de citer deux chansons baholo dans le cadre de sa présentation de la syntaxe négro-africaine. Ces chansons illustraient l’emploi de « l’expéditif ; qui est l’absence de mode » dans les langues du groupe sénégalo-guinéen (L1, 165). Or elles sont traduites, rendant moins évident leur caractère exemplaire, ce qui lui fait écrire : « Il ne faut pas que la traduction vous abuse, qui ajoute au texte. Il faut tenir compte du génie de chaque langue : Traduttore, traditorre » (L1, 166). Ainsi, pour une version plus fidèle au « génie » de la langue, il donne deux versions d’un poème gymnique, dont la première est une traduction mot à mot et la seconde une version retravaillée :

L’intrépide ! champion coq
je salue Fâpa Ngor Diene
l’hivernage sans eau
le Maître-de-tête le peut
la poitrine sortir avec fumée
les femmes m’applaudir
les hommes rire
tu as dit vrai, Khâlisse Tening !
  
C’est-à-dire :
    
Toi Champion ! coq intrépide,
Que je te salue, Fâpa Ngor, fils de Diene.
L’hivernage de sécheresse,
Le Maître-de-science peut le dompter.
Sa poitrine se soulève et fume,
Les femmes éclatent en applaudissements,
Les hommes rient d’aise,
Tu as dit vrai, Khalisse, fille de Tening !
(L1, 166)

9Senghor cite ce poème pour démontrer que le poète négro-africain supprime les « mots outils » et se sert de « l’expéditif » pour intensifier l’expression. Il explique par ces choix l’« alchimie verbale des poèmes négro-africains » et les rapproche des expérimentations poétiques d’Isidore Isou et des lettristes (L1, 167). Ceci le mène à présenter un nouveau poème gymnique wolof, qu’il ne traduit pas :

yâga nâ yâga nâ yâga nâ
yâga nâ dâu rèn sog a nyeu
woi ! bissimilâi ! dyâma ndôrân di dôr
[…]
bé sabar nêka tya bôr bai mbalax…
(L1, 167)

10Senghor indique que c’est un « champion qui chante ses victoires », mais estimant que « le public est plus sensible à l’harmonie des mots qu’à leur signification » (L1, 167), il n’en donne pas de version française. En revanche, il transcrit et traduit le poème qui suit, se confrontant au problème des créations verbales onomatopéiques :

dyalgati dyalalat dyalafèn
sisso wâli ndyâi
dyalgatiii lîti
gasti m’ab têno
dyalgatiii lîti
ku gas ma nân tyi
dyalgatiii lîti
té pétyaxndiku tyi
dyalgatiii lîti
té xody tyi laitâi
dyalgatiii lîti
té sanga tyi sama dôm
dyalgatiii lîti
   
Traduction difficile entre toutes. Voici ce que je vous propose. C’est une gazelle qui prend ses ébats dans une fontaine, en l’absence des propriétaires…
   
Contre-dial redial superdial !
Sisso Waly Ndiaye.
Contre-dial flûti !
Je ne creuserai plus de puits
Contre-dial flûti !
Qui en creuse, j’y bois
Contre-dial flûti !
Et y prends mes ébats
Contre-dial flûti !
Et y lave mes layettes
Contre-dial flûti !
Et y baigne mes petits
Contre-dial flûti !
(L1, 166-167)

11« Le Nègre raffole des onomatopées, qui font la langue plus expressive », explique Senghor. Il a donc gardé la racine onomatopéique dyal, qui exprime la danse, et traduit gatiii par « contre », pour créer des mots composés qui traduiraient ceux du poème. Il explique aussi que lîti est construit par analogie avec « rîti, qui désigne un instrument de musique, employé dans les poèmes satiriques ». On comprend alors qu’il a créé le mot « flûti » à partir du mot « flûte » pour traduire « lîti » en français.  

12Tels sont donc les trois cas : (i) traduction mot à mot suivie d’une version retravaillée ; (ii) transcription non traduite ; (iii) transcription et traduction avec création de néologismes. Tous trois exemplifieraient le don de l’image et du rythme dont serait pourvu le poète négro-africain.

13Dans la suite de sa présentation, Senghor se concentre davantage sur le rôle du rythme dans la poésie négro-africaine et transcrit des poèmes pour illustrer ses propos. Il corrige cette fois-ci les ethnologues, qui « désign[ent] les poèmes négro-africains sous l’expression de “prose rythmée” » (L1, 169). L’enjeu est de démontrer que le poète négro-africain crée des vers et donc qu’il s’agit bien de poésie. À nouveau, l’Occidental n’a pas su se défaire de ses habitudes culturelles avant d’étudier les arts verbaux négro-africains :

Pourquoi prose ? Sans doute parce qu’ils n’y découvraient pas les lois des prosodies et métriques classiques : françaises, gréco-latines, sémitiques. Ils se laissaient tromper par les apparences. Sans doute la technique du vers négro-africain ne repose-t-elle pas ni sur la quantité ni sur le nombre des syllabes. Mais n’en était-il pas de même des vieilles poésies germanique et égyptienne, pour ne citer que celles-là. (L1, 169)

14Pour démontrer que les arts verbaux négro-africains sont bel et bien de la poésie, Senghor développe un propos en deux temps. Premièrement, il déclare que le rythme est le critère universel qui permet de distinguer entre vers et prose :

Personne ne niera que la qualité essentielle du vers, partant du poème, ne soit le rythme. Celui-ci ne naît pas, uniquement, d’une alternance de syllabes brèves et de longues. Il peut reposer également — et c’était, en partie, le cas du vers gréco-latin, on l’oublie souvent — sur l’alternance de syllabes accentuées et de syllabes atones, de temps forts et de temps faibles. Ainsi en est-il du rythme négro-africain. Il y a vers et poésie quand, dans le même intervalle de temps, revient une syllabe accentuée. Il s’agit de l’accent d’intensité, non de hauteur. Dans un poème régulier, chaque vers a le même nombre d’accents. (L1, 169)

15Il est donc possible, à l’écoute de ces poèmes, de discerner le schéma rythmique sous-jacent à leur profération et de distinguer ainsi la parole poétique de la parole courante6. Cette structure n’est ni la métrique syllabique de la versification française ni la métrique quantitative gréco-latine, mais est une métrique accentuelle, comme l’est, par exemple, la versification anglaise.

16Dans un deuxième temps, il distingue ce qui fait la particularité de la poésie négro-africaine : la coïncidence de deux rythmes. Le premier est celui de la voix humaine qui suit un schéma rythmique dans l’émission des syllabes ; le second est « le rythme essentiel », le rythme de l’instrument de percussion qui accompagne la voix :

Mais le rythme essentiel, et c’est ce qui donne son caractère singulier au poème négro-africain, est non celui de la parole, mais des instruments à percussion qui accompagnent la voix humaine, plus exactement de ceux d’entre eux qui marquent le rythme de base. (L1, 169-170)

17Il donne alors l’exemple d’un « poème gymnique » composé de tétramètres, dont il extrait l’architecture rythmique en fonction de l’accentuation des syllabes :

2400 : édwar saissai nga di
2400 : édwar saissai nga di
4400 : négal bé ma tangat nga gis
4400 : bilaî su marê mu dân
4300 : bî lâ ko dyox dyox ko bî
4300 : bî lâ tyi tég dyi dê
(L1, 170)

18Ci-dessus, le chiffre correspond au nombre de syllabes dans les groupes délimités par une syllabe accentuée (en caractères romains). Senghor annonce que ce poème est composé de tétramètres : chaque vers est un vers de quatre pieds. Il manque donc deux pieds à chaque vers, qui sont représentés par le 0. Cette existence de pieds malgré l’absence de syllabes devient moins énigmatique lorsqu’on comprend que ce n’est pas le rythme de la parole (qui émet des syllabes) qui fait la substance du vers, mais le « rythme de base », c’est-à-dire celui de l’instrument de percussion qui bat un quatre temps : « 4+4+4+4 » (L1, 170). Les deux unités rythmiques manquantes pour compléter le tétramètre sont donc sonorisées par l’instrument de percussion : lorsque le nombre de syllabes vocalisées est inférieur au rythme de base, le récitant marque un temps de silence, comme un soliste le ferait avec son instrument. Le poème n’existe alors que lorsqu’il est performé – ce que Senghor confirme en indiquant que les battements de mains du public et les pas et gestes du danseur viennent compléter l’instrument de percussion pour constituer le tétramètre (L1, 170). Pour lui, qui conclut ainsi son « Langage et poésie négro-africaine », le poème doit être chanté ou psalmodié pour être accompli, comme l’étaient l’odé grec ou le cantus latin. Le poète, accompagné du public, des musiciens et des danseurs, rythme le poème d’une « voix juste » pour mener « au cœur même du mystère, là où l’acte poétique est poièsis, c’est-à-dire création par la vertu du démiurge » (L1, 171).

19La poésie en devient bien autre chose que les syllabes transcrites et traduites sur les pages de ce texte. Se référant à un mythe dogon du Soudan, le conférencier révèle l’« état plus ancien des choses » (L1, 172), le temps où le « Forgeron-démiurge » provoquait la pluie avec son tam-tam. Ce prodige était possible parce que ce dernier maîtrisait à la perfection le « rythme musical », ce même rythme aujourd’hui présent dans la « poésie nègre ». Le Poète, qui a remplacé le Forgeron, fait aussi tomber la pluie salvatrice quand il trouve la « voix juste », voix qui « possède les sons dont les harmoniques reproduisent les forces cosmiques, les lumières-sons des astres, qui ne sont, à leur tour, que l’expression du rire créateur de Dieu » (L1, 172). Telle est la conclusion de Senghor : quand elle est la traduction en langage du rire créateur céleste, la poésie est « poièsis » : « Voilà donc la Poésie prière, participation identificatrice aux forces cosmiques, à l’acte créateur de Dieu. La poésie négro-africaine reste près des sources divines. C’est ce qui en fait la valeur, la force expressive » (L1, 172). La poésie, en Afrique noire, est donc une participation à « l’acte créateur de Dieu » — du moins elle est conçue comme telle par Senghor. Peut-on encore parler de traduction dans cette perspective ? La « source », pour lui, est toujours au-delà du langage humain et c’est elle qu’il s’agit de traduire, quelle que soit la langue dans laquelle est proféré le poème. Cette traduction est donc à prendre au sens métaphorique : elle n’est pas la transposition d’un texte d’une langue dans une autre, mais l’expression des « forces cosmiques » dans les langues des hommes.

20L’enjeu reste néanmoins de promouvoir les arts verbaux africains au rang de poésie, ce qui explique la comparaison que l’agrégé de grammaire établit entre les chants cités et la poésie gréco-latine (L1, 171), ainsi que les équivalences qu’il discerne entre les vers africains et ceux des poètes avant-gardistes (nommément André Breton [L1, 161], Aimé Césaire [L1, 161], Paul Éluard [L1, 162], Isidore Isou [L1, 167]). Par cette mise en équivalence d’arts verbaux issus de diverses cultures et proches « des sources divines », Senghor cherche à articuler diversité et unicité de l’Homme. Promouvoir les arts verbaux africains au rang de poésie revient à s’attaquer aux préjugés des « Coloniaux », et au-delà d’eux, à la hiérarchisation coloniale elle-même, laquelle, en France, se construit sur la différence culturelle. Nous verrons dans ce qui suit que cette pensée sur la poésie, laquelle fait l’impasse sur une réflexion portant sur la traduction, est cohérente avec son projet politique.

« Il n’y a pas de civilisation sans une littérature qui en exprime et illustre les valeurs »

21Senghor donne la conférence « Le problème culturel en A.O.F. » à Dakar en 1937. En métropole, il prépare une thèse de doctorat et suit notamment les cours de linguistique négro-africaine dispensés par Lilias Homburger à l’École pratique des hautes études et ceux de Marcel Cohen, Marcel Mauss et de Paul Rivet à l’Institut d’ethnologie de l’Université de Paris. Certainement grâce au ministre des colonies Marius Moutet, qui veut le promouvoir au poste d’inspecteur général des écoles de l’Afrique Occidentale Française (AOF), Senghor est invité à participer au Congrès international de l’évolution culturelle des peuples coloniaux7, invitation qui inclut un voyage au Sénégal pour faire des recherches préliminaires. C’est au cours de ce voyage que la Société d’amitié franco-sénégalaise de Dakar lui propose de donner la conférence que je commente dans ce qui suit. Il est accueilli au Sénégal avec des honneurs dont l’exceptionnalité est le signe de sa réussite. Il fait non seulement partie du groupe très limité des sujets à avoir obtenu la citoyenneté française, mais on lui donne en outre la parole dans des sphères de plus en plus élevées de la France coloniale, à l’image de cette tribune depuis laquelle il discourt. Il est alors le seul agrégé de grammaire de l’AOF et bénéficie de l’estime de l’élite dakaroise et de l’administration coloniale, représentée par le Gouverneur général, Marcel de Coppet, qui est présent à cette conférence.

22Celle-ci est construite en deux parties. Dans la première, Senghor expose les enjeux politiques de la juste définition du terme « culture ». Dans la seconde, il cherche à définir « le principe général qui doit guider toute politique culturelle en AOF pour en étudier quelques aspects dans son application aux divers degrés de l’Enseignement » (L1, 11). Ainsi, dans une conférence qu’il titre « Le problème culturel en AOF », il aborde la question de la politique culturelle à mener dans cette fédération de colonies, mais une telle question soulève nécessairement des problématiques politiques dans une IIIe République dont le grand partage entre citoyens et sujets repose sur le droit privé auquel ils sont soumis, et, partant, la différence de leurs mœurs et coutumes8. Senghor, en un mot, propose de faire de l’Ouest-africain un citoyen français et se demande comment faire évoluer adéquatement la culture de ce dernier dans un milieu qui est désormais irrévocablement « afro-français » (L1, 14). Cherchant une voie entre le conservatisme des anti-assimilationnistes et l’évolutionnisme des assimilationnistes, il propose des réformes du système éducatif qui permettraient à l’Afrique — désormais reliée aux « cinq parties du monde » (L1, 14) — de s’adapter pour continue à exister, tout en insistant sur le fait que cette adaptation ne doit pas être synonyme d’acculturation.

23C’est dans ce contexte que s’insèrent les propos suivants, qui portent sur la littérature :  

Les intellectuels ont mission de restaurer les valeurs noires dans leur vérité et leur excellence, d’éveiller leur peuple au goût du pain et des jeux de l’esprit, par quoi nous sommes Hommes. Par les Lettres surtout. Il n’y a pas de civilisation sans une littérature qui en exprime et illustre les valeurs, comme le bijoutier les joyaux d’une couronne. Et sans littérature écrite, pas de civilisation qui aille au-delà de la simple curiosité ethnographique. Or comment concevoir une littérature indigène qui ne serait pas écrite dans une langue indigène ? Une littérature nègre de langue française me paraît possible, il est vrai. Haïti l’a prouvé et d’autres littératures noires sont nées, qui ont emprunté une langue d’Europe : négro-américaine, négro-espagnole, négro-portugaise. Pour dire toute ma pensée, je la jugerais un peu prématurée. Notre peuple, dans son ensemble, n’est pas encore à même de goûter toutes les beautés du français ; et il faudrait que nos écrivains pussent en distinguer et utiliser toutes les ressources. Enfin, une telle littérature ne saurait exprimer toute notre âme. […] Le bilinguisme, précisément, permettrait une expression intégrale du Nègre nouveau9 — j’emploie le mot à dessein ; il doit être restitué à sa dignité. Les ouvrages scientifiques, parmi d’autres, seraient écrits en français. On se servirait de la langue indigène dans les genres littéraires qui expriment le génie de la race : poésie, théâtre, conte. (L1, 19)

24Ces propos ne portent pas uniquement sur des objets culturels, mais sont sous-tendus par des questions politiques. Selon le principe de terra nullius encore en vigueur dans le droit international de l’entre-deux-guerres, une civilisation qui n’est que « simple curiosité ethnographique » n’est pas pourvue d’un « peuple » en mesure de revendiquer son droit à l’autodétermination. En ce qui concerne l’AOF, l’absence présumée d’entités pourvues de souveraineté a justifié le choix de l’administration directe plutôt que le protectorat dans ces territoires. Ce contexte donne sens à la mission que Senghor attribue aux intellectuels : avec une littérature écrite qui exprime et illustre les valeurs de la civilisation négro-africaine, les « indigènes » démontreraient qu’ils sont « Hommes » au même titre que les Européens, producteurs d’œuvres culturelles et en mesure de revendiquer des droits.

25Un certain herderisme est perceptible dans cette idée que seule une littérature en langue indigène peut exprimer « notre âme » et « le génie de la race »10. Senghor reprend donc certaines idées phares des Romantiques qui ont forgé les identités nationales au XIXe siècle en effectuant un travail de transformation des cultures vernaculaires pour en faire une « haute culture »11. Ceci est encore plus manifeste dans les lignes qui suivent le paragraphe sus-cité :

On m’objectera que les langues indigènes ne sont ni assez riches ni assez belles. Je pourrais répondre qu’il n’importe guère, qu’elles demandent seulement à être maniées et fixées par des écrivains de talent. Le malgache est, aujourd’hui, une langue littéraire ; il n’avait pas, hier, de grammaire écrite. (L1, 19)

26Senghor souhaite-t-il que la littérature fasse naître un sentiment national12 ? Ce serait le lire trop rapidement, méconnaître le contexte et ne pas remarquer qu’il somme son auditoire de travailler « à faire de l’Ouest-africain, politiquement, un citoyen français » (L1, 12). Autrement dit, parlant de culture, il exprime son souhait de voir émerger une littérature écrite qui puisse exprimer le « génie de la race » et laisse entendre que les intellectuels doivent préparer la voie à l’autodétermination pour leur « peuple » ; parlant de politique, il demande que l’Ouest-africain soit admis dans le corps politique français. Ainsi, les réformes scolaires qu’il propose dans la suite de sa conférence permettraient tout à la fois de renforcer l’enracinement dans la culture locale en vue d’une autodétermination et l’incorporation égalitaire de l’Afrique dans la France. Incompatibles dans le nationalisme, ces deux buts sont complémentaires dans une pensée fédéraliste.

27Ce texte gagne à être envisagé au prisme de la question du passage des arts verbaux extra-occidentaux. Alors que Senghor, dans la conférence de 1954, donne le titre de « poésie négro-africaine » aux échantillons d’arts verbaux qu’il a transcrits et traduits, il n’est pas encore capable, en 1937, de s’extraire de l’idéologie coloniale et de son partage entre civilisation orale productrice d’objets verbaux dignes de la « curiosité ethnographique » et civilisation de l’écriture productrice de littérature. De même, alors qu’en 1954 le « poète » dont il cite les vers peut aussi bien être le « poète noir Aimé Césaire » (L1, 161) que le griot anonyme (L1, 171) qui vocalise les poèmes de sa communauté, en 1937, il ne fait pas mention d’un personnel littéraire autochtone, mais uniquement des « intellectuels » et des « écrivains » qui sont membres de l’élite scolarisée de la colonie. En bref, s’il a connaissance des « arts verbaux » en tant que Sérère et en tant que doctorant, Senghor ne les considère pas encore comme « littérature » et pense qu’il est nécessaire de créer une « littérature [écrite] indigène » en « langue indigène » pour démontrer que la « civilisation négro-africaine » est effectivement une civilisation. Or, lorsqu’il compile ses textes en 1963 pour les publier dans l’anthologie Liberté, il ajoute deux notes où il commente les propos qu’il a tenus à cette conférence, affirmant qu’il est depuis « revenu sur ce jugement trop sommaire » (L1, 19). La première concerne la nécessité d’avoir une littérature écrite pour ne pas être une « curiosité ethnographique ». Cette note est le signe que la littérature orale a reçu ses titres de noblesse. La seconde revient sur l’idée selon laquelle une littérature indigène doit être en langue indigène et rejette le lien qu’il avait établi entre peuple, langue et littérature. Entre-temps, en effet, il a développé sa théorie de la « poésie nègre de langue française », laquelle lui permet d’affirmer que l’« âme nègre » peut s’exprimer tout aussi intégralement en français. L’objectif d’exprimer le « génie de la race » et d’illustrer les « valeurs noires » reste inchangé, mais il peut désormais être atteint sans le développement d’une langue littéraire indigène.

28Or cette théorisation, qu’il entame dès 1939, passe par un usage métaphorique de la notion de traduction. Par ce truchement, il peut désigner comme « poésie nègre » tant les objets chantés de l’art verbal africain que les productions écrites en langue française des « poètes nègres ». La première occurrence de cette traduction métaphorique est dans l’essai « Ce que l’homme noir apporte » que Senghor écrit en 1939. L’enjeu de son essai est de prouver que le Nègre participe à l’élaboration du « monde nouveau » qui sera pleinement établi une fois que « le vieil ordre » sera détruit (L1, 22). Il distingue alors entre la « présence actuelle » que le Nègre révèle déjà « dans quelques œuvres singulières d’écrivains et artistes » et ses « présences virtuelles », qui sont « les apports nègres dans le domaine social et politique » (L1, 22). Alors que les premières sont déjà manifestes, les secondes existent en puissance et sont à actualiser au cours de « l’élaboration d’un monde plus humain » (L1, 33). C’est pour nommer ce devenir actualité de la virtualité que Senghor parle de traduction, écrivant qu’« [e]n attendant [leur traduction dans le domaine social et politique], les apports nègres au monde du XXe siècle se sont surtout traduits dans la littérature et l’art en général » (L1, 33). Ces « apports nègres » ont été féconds chez des artistes, dont les œuvres poétiques, plastiques et musicales manifestent le « style nègre » (L1, 35). Il s’attelle dès lors à identifier « les éléments du style nègre » (L1, 35) afin de soutenir qu’il est possible de « traduire » les « apports nègres » dans la poésie écrite en langue française.

29Autrement dit, parce que le « style nègre » peut se manifester dans tout espace linguistique et culturel et qu’une poésie écrite en langue française peut tout aussi bien exprimer le « génie de la race » qu’une poésie chantée en langue africaine, la question du passage des arts verbaux extra-occidentaux en langue française n’a pas de pertinence dans la pensée de Senghor. Devenue métaphorique ci-dessus, la traduction n’est plus celle de textes, mais l’actualisation de virtualités. Or le fait même que les questions traductologiques soient sans pertinence au sein du système de pensée senghorien permet de mieux comprendre sa théorie de la Négritude.

« Comme les lamantins vont boire à la source »

30Deux ans après sa conférence à la biennale de poésie, Senghor signe « Comme les lamantins vont boire à la source » qui est la postface du recueil de poèmes Éthiopiques. Ce recueil, selon Chevrier qui le présente dans l’édition critique des œuvres complètes de Senghor, « marque l’apogée d’une double carrière [de poète et d’homme politique], en même temps que l’affirmation d’une négritude sans complexes »13. L’historien rappelle que 1956 est l’année du Premier Congrès des écrivains et artistes du monde noir, congrès au cours duquel, écrit-il, « se précise la “mission” du poète engagé dans le combat pour la décolonisation »14. 1956 est aussi l’année de l’adoption de la loi-cadre Defferre. Votée le 23 juin dans un contexte de tension en Algérie, elle n’est pour Chevrier pas seulement le fruit de la révolte des colonisés, mais surtout celui de « l’évolution des esprits [qui rend] caduque l’organisation de l’Union française »15 et rend sa redéfinition nécessaire. Il propose alors de comprendre la publication d’Éthiopiques comme « le point d’orgue d’une évolution des mentalités à laquelle le poète Senghor a largement contribué »16. Il tisse alors un lien implicite entre affirmation de la négritude, poésie engagée et indépendantisme dans les propos par lesquels il introduit cette postface, qui en devient avant tout « un vibrant plaidoyer en faveur d’une poésie nègre de langue française […] amplement fondée en africanité »17. Cet avis est aujourd’hui largement partagé, mais sa pertinence peut être interrogée. La plupart des glosateurs de cette postface méconnaissent le projet de décolonisation par fédéralisation de la France que Senghor défend à l’Assemblée nationale et ne parviennent donc pas à saisir la manière toute particulière avec laquelle il articule la poésie et le politique avant les indépendances de 1960. Comme il rédige cette postface pour répondre aux questions et critiques qui ont été adressées aux « poètes nègres » depuis la publication de l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre de langue française, un rapide détour par l’introduction de ce recueil permettra d’aborder ces questions. 

31L’Anthologie a été publiée pour célébrer le centenaire de l’abolition de l’esclavage. Seule « Orphée noir », la préface de Sartre, est restée dans les mémoires. Ce qu’oublient les historiens de la littérature africaine est la remarquable discrétion avec laquelle ce centenaire a été célébré à Paris. Les commémorations se sont résumées à une cérémonie à la Sorbonne en présence du président de la République (Vincent Auriol) et des députés Aimé Césaire, Gaston Monnerville et Léopold Senghor18. Cette relative absence de célébration du centenaire et le désintérêt pour l’histoire de l’abolitionnisme républicain ne sont pas fortuits : alors que les esclaves avaient été conjointement émancipés et assimilés dans la communauté des citoyens, en 1946, les ex-sujets avaient accédé à une citoyenneté française particulière qui les maintenaient en position de Français minuto jure. C’est dans ce contexte, deux ans après l’adoption de la loi Lamine Guèye, que Senghor écrit l’introduction de cette Anthologie :

Qu’il nous soit permis de rappeler seulement le décret du 27 avril 1848, qui abolissait définitivement l’esclavage, et cet autre décret, en date du même jour, qui instituait l’instruction gratuite et obligatoire dans les Colonies. C’est ainsi que les hommes de couleur, singulièrement les Nègres, ont pu accéder non seulement à la liberté du citoyen, mais encore et surtout à cette vie personnelle que seule donne la culture ; c’est ainsi qu’ils ont pu, malgré la régression que constituèrent le Second Empire et la Troisième République, apporter leur contribution à l’humanisme français d’aujourd’hui, qui se fait véritablement universel parce que fécondé par les sucs de toutes les races de la terre19.

32Rappeler que les nouveaux affranchis ont accédé à « la liberté du citoyen » en 1848 revient à suggérer, en puisant dans l’histoire occultée de la République, que la réalisation de la pleine citoyenneté pour laquelle il milite à l’Assemblée nationale est non seulement possible, mais qu’elle permettrait aussi à la France de cesser de bafouer les valeurs républicaines dans ses territoires d’outre-mer (TOM)20. Introduisant son anthologie, Senghor présente une poésie qui est écrite par des Français (à l’exception des Haïtiens), et il soutient que la communauté des citoyens est désormais formée de « toutes les races de la terre ». Définissant la liberté comme l’accession à la citoyenneté française, il présente celle-ci comme ce qui rend possible aux diverses races d’apporter leur contribution à l’humanisme français, devenu « véritablement universel » grâce à l’extension de la France sur les quatre continents. Senghor, en présentant la « nouvelle poésie nègre de langue française », ne la définit donc pas comme une quête d’« africanité » en réaction à la domination coloniale, mais la présente comme preuve que l’assimilation des « Nègres » en 1848 « a fait œuvre féconde ». Pour reprendre les termes de 1939, les « apports nègres » ont pu être « traduits » dans l’humanisme français dès que les esclaves sont devenus des citoyens. La question implicite est évidemment de savoir si l’accession à la citoyenneté de statut local en 1946 portera les mêmes fruits.

33Dans la postface de 1956, écrite alors que la loi-cadre Defferre est en cours de rédaction, ces questions se font d’autant plus urgentes. De premier abord, on pourrait croire qu’il est uniquement question de culture et de poésie dans cette postface. En voici le paragraphe introductif, où Senghor présente ses interlocuteurs, qui sont, après tout, des critiques littéraires amis et ennemis, et ne sont ni parlementaires, ni législateurs, ni acteurs du monde politique :

Si j’écris ces lignes, c’est à la suggestion de certains critiques de mes amis. Pour répondre à leurs interrogations et aux reproches de quelques autres, qui somment les poètes nègres, parce qu’ils écrivent en français, de sentir en français, quand ils ne les accusent pas d’imiter les grands poètes nationaux. Tel me reproche d’imiter Saint-John Perse, et je ne l’avais pas lu avant d’avoir écrit Chants d’Ombre et Hosties noires. Tel reproche, à Césaire, de le lasser par son rythme de tam-tam, comme si le propre du zèbre n’était pas de porter des zébrures. En vérité, nous sommes des lamantins, qui, selon le mythe africain, vont boire à la source, comme jadis, lorsqu’ils étaient quadrupèdes — ou hommes. (L1, 218)

34Ci-dessus, Senghor circonscrit deux ensembles de poètes — les « poètes nègres » et les « grands poètes nationaux » — et prend la défense des premiers, dont il a sélectionné des poèmes pour former son Anthologie. Après avoir suggéré que ces poètes n’auraient pas à essuyer ces reproches ni à subir ces sommations s’ils n’écrivaient pas en français, il présente deux ensembles de « poètes nègres » : les poètes de l’Anthologie et les poètes de la tradition orale. Les premiers s’expriment en français, les seconds composent leurs poèmes dans les langues négro-africaines, mais ils ont tous en commun d’être des « auditifs », des « chantres », c’est-à-dire d’être « soumis tyranniquement à la “musique intérieure”, et d’abord au rythme » (L1, 222). Plus loin, répondant clairement aux sommations, il écrit : « nous sommes des métis culturels, parce que, si nous sentons en nègres, nous nous exprimons en français » (L1, 225). La « nouvelle poésie de langue française », autrement dit, est écrite en français par des hommes à qui on demande de « sentir en français » alors qu’ils ne peuvent pas ne pas « sent[ir] en nègres »21. Pour les poètes qui « sent[ent] en nègres » (L1, 225) et s’expriment en français l’enjeu est de créer un signe (le poème) où le sens (le monde des forces vitales) apparaît comme il le fait dans la poésie africaine traditionnelle. Tel était, selon lui, le projet des poètes de l’Anthologie : de faire, en langue française, ce que les « maîtres » savent faire avec les langues négro-africaines, c’est-à-dire « fai[re] accéder à la vérité des choses essentielles : les Forces du Cosmos » (L1, 225). La « nouvelle poésie nègre de langue française » n’est donc ni une traduction ni une transposition en langue française des arts verbaux traditionnels négro-africains. Elle est une composition, par des « poètes nègres » d’une « poésie nègre » en langue française qui sera l’expression de la réalité profonde qui dépasse les apparences. Si traduction il y a, elle n’est pas la transposition d’un texte d’une langue dans une autre, elle est, pour prendre les termes de Senghor qui voit ce don à l’œuvre chez Paul Éluard, le fait de créer « un langage sensible » pour « traduire un monde a-sensible » (L1, 131)22.

35Senghor répond alors à ses détracteurs :

Il n’est pas question de comparer les poètes de l’Anthologie aux grands poètes nationaux, encore qu’un Gaétan Picon, un Jean-Paul Sartre, un André Breton n’hésitent pas à hausser Césaire au niveau des plus grands. Notre ambition est modeste : elle est d’être des précurseurs, d’ouvrir la voie à une authentique poésie nègre, qui ne renonce pas, pour autant, à être française. […] Il est question, je le répète, dans cette étude, de montrer les différences de situation et que, si l’essence de la poésie est partout la même, les tempéraments et les moyens des poètes sont divers. Reprocher, à Césaire et aux autres, leur rythme, leur « monotonie », en un mot leur style, c’est leur reprocher d’être nés « nègres », antillais ou africains et non pas « français » sinon chrétiens ; c’est leur reprocher d’être restés eux-mêmes, irréductiblement sincères. (L1, 224).

36« Situation » est tiré du lexique sartrien, mais j’en ferai un usage tout aussi souple que Senghor pour présenter les enjeux à l’horizon de cette démonstration qui ressemble plus à une introduction à l’ésotérisme africain qu’une description de la poésie nègre. En vérité, les reproches qu’essuient les poètes, reproches qui semblent porter sur des questions esthétiques, sont eux-mêmes les signes d’une réalité plus profonde, aisément discernable à qui connaît le contexte politique — la situation coloniale — dans lequel il rédige ces lignes. La comparaison qu’il dit ne pas vouloir faire est entre les « poètes de l’Anthologie » et les « grands poètes nationaux », ce qui soulève la question de la nature de la différence entre ces poètes. Les tempéraments sont différents, dit-il, mais cette réponse ne satisferait que les lecteurs trop hâtifs. Remarquons que cette citation n’implique pas une comparaison entre poètes nationaux et poètes étrangers, parce que Senghor, comme Picon, Sartre et Breton, considère que les poètes de l’Anthologie sont des poètes français, ce qui est effectivement le cas pour la plupart d’entre eux à l’écriture de cette postface. Lui-même parle de « Français d’Afrique » et de « Français de France » (L1, 220), rappelant ainsi que tous sont membres de la nation française. Les dépréciateurs de la « poésie nègre de langue française » qu’il met en scène dans cette postface semblent bien plus préoccupés de fixer les critères qui permettent d’identifier le poète national et la nation française que par le souci de définir les traits de la « poésie nègre ». En effet, sommer les « poètes nègres » de « sentir en français » (L1, 218) s’ils écrivent en langue française revient à défendre l’idée selon laquelle la nation française doit être culturellement homogène. Senghor laisse ainsi entendre que le problème de ces critiques n’est pas tant le caractère « nègre » de cette poésie, que le fait qu’il prétend qu’elle est française. Le pendant politique de ces questions esthétiques devient alors évident : ces dépréciateurs frustrent les ambitions du « poète nègre » qui veut être « authentiquement nègre » sans renoncer à être Français, c’est-à-dire pleinement membre de la nation sur le plan politique et pleinement différent sur le plan culturel.

37Décrite comme un nationalisme culturel, la Négritude est souvent comprise comme la défense d’une identité culturelle assiégée par la « mission civilisatrice » de la France et comme l’idéologie qui a favorisé l’émergence de consciences nationales. S’il ne fait pas de doute qu’elle a participé à la cristallisation et à la valorisation d’une identité « noire » ou « africaine », il est nécessaire de lire les textes de Senghor à la lumière du fait qu’il ne voit pas l’indépendance des TOM mais la fédéralisation de la France comme voie de sortie de la colonisation. Il n’est pas anodin que la résistance des critiques qu’il met en scène dans cette postface soit fort similaire à celle du gouvernement républicain qui n’accorde pas la pleine égalité aux Français d’outre-mer tant que ceux-ci n’ont pas démontré qu’ils se sont « rapproché[s] de notre civilisation »23. Pour reprendre les termes des détracteurs, pour accéder au droit de cité dans la République, il fallait « sentir en français ». Senghor revendiquait le droit à la négritude et à l’égalité pour les citoyens d’outre-mer qu’il représentait à l’Assemblée nationale, ce qui revenait à critiquer la ségrégation et la hiérarchisation des Français en fonction de leur culture et mettre en évidence l’incompatibilité entre les valeurs républicaines et l’ethnonationalisme. C’est à l’aune de ce projet de décolonisation fédéraliste et non de l’idée selon laquelle la négritude est une « exaltation du retour aux sources »24qu’une phrase autrement incompréhensible de cette postface prend sens : « Il m’a donc suffi de nommer les choses [du Royaume d’Enfance], les éléments de mon univers enfantin, pour prophétiser la Cité de demain, qui renaîtra des cendres de l’ancienne, ce qui est la mission du Poète » (L1, 221). Cette Cité n’était pas la République du Sénégal, mais la République fédérale française, une communauté à venir où l’égalité et la diversité culturelle ne seraient pas incompatibles25.

38En littérature comme en politique, les prises de position de Senghor peuvent être résumées par la citation suivante issue du second rapport sur la révision du titre VIII26 qu’il rend à Edgar Faure en 1955 : « la communauté suppose l’égalité et l’unité dans la diversité » (L2, 173). Dans les textes qu’il écrit sous les IIIe et IVe Républiques, il ne cesse de relever le fait que les ressortissants de l’Afrique française n’ont pas les mêmes droits que les « Français de France » parce qu’ils ne sont pas considérés comme membres de la nation « ethnique » française. Il n’est pas impossible que les critiques de l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française soient fictives27, mais qu’elles aient ou non existé, dans cette postface de 1956, elles exemplifient une mentalité dont Senghor perçoit les symptômes dans les débats parlementaires. Il faut donc sentir ce que « l’égalité » fait à l’irénisme de « l’unité dans la diversité » : elle suppose une égalisation des droits politiques, civiques et sociaux. Votée en 1956, la loi-cadre Defferre répond aux revendications qui concernent les premiers en mettant fin au système de double collège électoral dans les TOM, mais cette progressive dévolution du pouvoir s’est aussi traduite par le retour à l’autonomie budgétaire. Le poids financier des droits sociaux revendiqués, dès lors, reposait tout entier sur le gouvernement du territoire28. Senghor avait imaginé une Afrique de l’Ouest fédérale et fédérée. Il avait promu le fédéralisme à la fois contre les parlementaires métropolitains qui résistaient à l’extension de l’isonomie républicaine dans les TOM, et contre ses adversaires africains qui voulaient se défaire de l’hégémonie dakaroise ou parisienne, mais, dès l’application de la loi-cadre, son projet s’est effrité sous l’effet de ce qu’il a nommé la « balkanisation » de l’Afrique.

39En 1937, Senghor appelle de ses vœux une « littérature indigène » écrite en « langue indigène » ; dès l’après-guerre, il soutient qu’une « poésie nègre » peut-être « nègre » et écrite en langue française. Entre-temps, sa conception de la traduction est devenue largement métaphorique, et, comme le montre sa conférence de 1954, il ne se confronte pas aux questions que soulève une conception linguistique et littéraliste de la traduction. Or, il en avait les capacités : premier Africain lauréat du concours d’agrégation de grammaire, il devait sa bourse d’études à ses qualités d’helléniste et s’était lancé dans une thèse en linguistique avant son entrée en politique. Au lieu de cela, il a construit un système de pensée au sein duquel les questions de traductologie n’avaient pas de pertinence. J’estime que le contexte dans lequel il a théorisé la négritude, notamment entre 1945 et 1956, n’était pas propice au développement d’une théorie de la traduction compatible avec son projet politique. La notion de traduction implique l’existence d’une frontière entre les langues et les cultures. Théorisant l’altérité « nègre » des poèmes, Senghor ne voulait pas qu’elle puisse être comprise comme l’indice et la preuve de l’extranéité des poètes. Poèmes et poètes, insiste-t-il, sont « nègres » et « français ». Pour reprendre le sous-titre du colloque, il ne souhaitait pas concevoir la poésie nègre de langue française comme le passage des arts verbaux africains en langue française, comme la translation d’un corpus exotique dans un corpus de textes traduits et donc forcément non nationaux. Dans l’espoir de voir advenir la République fédérale française, son propos était de dire que le Négro-africain, parce qu’il est créateur de poèmes, est Homme et que rien, par conséquent, ne justifie son maintien dans une position inférieure au sein de la nation française. Les adversaires de Senghor ne manqueront pas de le relever, de tels propos mettent l’accent sur l’inégalité présente et la communauté à venir, mais tendent à minimiser la violence avec laquelle les colonisés ont été incorporés en France. Ils subsument aussi la diversité des langues et des peuples sous l’adjectif « négro-africain », dont la trop grande généralité permet de douter qu’il représente une quelconque réalité. Or c’est précisément cette diversité, les parties de cette unité dont il rêvait, qu’une conception non métaphorique de la traduction met en valeur.