Colloques en ligne

Anaïs Stampfli

Dézafi et Les affres d’un défi de Frankétienne. Enjeux de la recréation française du premier roman en créole haïtien

1Le présent article sera consacré au projet d’une œuvre singulière, Dézafi, à l’image de son créateur tout aussi singulier, le poète, dramaturge, peintre, chanteur, professeur et mathématicien haïtien Frankétienne. Cet auteur aux multiples casquettes provient par ailleurs d’une famille dans laquelle les rites vaudous occupent une place importante, cette dimension spirituelle étant centrale dans son œuvre. Dézafi1a d’abord été publié en créole à Port-au-Prince en 19752. Ce roman a par la suite connu une recréation française intitulée Les affres d’un défi3, parue en 1979, à Port-au-Princeet ensuite rééditée en 2000 et 20104 en France (avec de légères corrections orthographiques et des ajustements de mise en page). L’auteur a travaillé ensuite à une nouvelle version créole, Dezafi5 (sans accent sur le e), publiée en France en 2002.

2Frankétienne prévient, dès la quatrième de couverture des Affres d’un défi, que cette première version française ne doit pas être lue comme une simple traduction du roman créole ; il s’agit d’une recréation, d’une nouvelle œuvre issue de la même matrice (l’univers imaginé par Frankétienne) que Dézafi :

Issue de la matrice féconde et toute brûlante de Dézafi, cette œuvre ne doit pourtant pas être abordée comme une traduction de ce roman créole. Les affres d’un défi représente une authentique création dans l’aventure littéraire de l’auteur, une nouvelle expérience dans son interminable quête à travers les vastes forêts de la poésie et de l’art (vf, quatrième de couverture).

3Quant à Dezafi, la nouvelle version créole, Frankétienne la présente simplement comme une réédition obéissant aux nouvelles règles orthographiques6 régissant la langue créole. Je ne m’attarderai pas sur cette version, mais il faut avoir en tête qu’il s’agit bien plus que d’une réactualisation orthographique. Dezafi implique tout un travail de recréation qui va au-delà des retouches orthographiques : on perçoit à la lecture de cette version publiée en France en 2002 une influence de la version française, Les affres d’un défi, et une ouverture vers un public créolophone plus international.

4Plusieurs études ont déjà été menées sur Dézafi. Je retiendrai entre autres ici les travaux de Jean Jonassaint7 qui s’attache à la génétique du projet Dézafi, ceux de Mae-Lyna Beaubrun8, Mollie Mcfee9, Celina Scheinowitz10 et Rachel Douglas11 qui a consacré une thèse de doctorat à l’esthétique de la réécriture chez Frankétienne. Cette dernière propose à ce sujet une image haïtienne12 qu’elle applique à sa lecture des trois versions de Dézafi. Dans la mesure où Dézafi et Les affres sont présentés comme issus de la même matrice, elle les voit comme des Marassas, c’est-à-dire des dieux jumeaux vaudous. Et l’ultime version créole est, quant à elle, considérée comme le Dossou, le troisième frère venant compléter cette fratrie divine. Ce troisième frère est représenté dans la religion vaudou comme étant le plus puissant, car il s’est enrichi de la force de ses deux aînés. Rachel Douglas voit donc dans cette ultime version créole une synthèse enrichie du projet Dézafi13.

5Je propose d’observer ici la structure des Affres d’un défi. Ce faisant, je distinguerai le geste de recréation de la traduction plus littérale, dans le sens où cette version reprend en français certains éléments de Dézafi (d’où le préfixe re-) tout en proposant des nouveautés typographiques, thématiques et stylistiques (il s’agit donc bien d’une — création). J’étudierai ainsi les éléments transposés de la version en créole à la version en français, tout en analysant les nouveautés et en faisant des hypothèses sur ce qui les motive.

6Les affres d’un défi relate la voix et le parcours vers la liberté d’un groupe de zombis asservis au houngan (prêtre vaudou) Saintil et à son homme de main, Zofer. Sultana, la fille de Saintil, tombe amoureuse d’un zombi, Clodonis. Elle le libèrera en lui administrant une dose de sel que ce dernier distribuera à ses condisciples en quête de vengeance. Aux voix des zombis sont mêlées celles de plusieurs personnages : Gédéon et sa servante exploitée, Rita ; Louisina et son neveu Gaston, qui se perdra dans son exode rural ; Alibé, qui héberge Jérôme cloitré dans son grenier car il est effrayé par le monde qui l’entoure ; Camélo et Philogène, férus de combats de coqs ; sans oublier le pasteur outrancier Pinechrist.

7Il s’agira ainsi de déterminer les motifs et les apports de cette recréation de la première version créole. Ce faisant, j’observerai la démarche de recréation comme une voie alternative à la traduction littérale, comme un moyen de restituer l’esprit qui anime Dézafi, sans s’en tenir au strict geste de traduction.

8Je reviendrai dans un premier temps sur la genèse des Affres, pour ensuite me pencher sur les enjeux de cette recréation française en faisant le point sur les éléments conservés, supprimés, ajoutés. J’évoquerai enfin le projet de différents passeurs qui ont repris l’œuvre de Frankétienne et proposé de nouveaux modes de transposition.

Genèse du projet

9La première version de Dézafi a été accueillie comme une œuvre historique. Ce premier roman en créole haïtien a été salué comme une œuvre révolutionnaire par l’éditeur Dieudonné Fardin, qui, dans sa préface, présente Dézafi comme un pas vers l’émancipation culturelle et linguistique14. Je précise qu’en 1975, Haïti est en pleine dictature duvaliériste ; François Duvalier a cédé le pouvoir à son fils Jean-Claude en 1971.

10Sur un plan international, les voisins créolophones ont salué la publication de ce roman érigé en modèle à suivre pour la consolidation d’un créole littéraire écrit. Je pense notamment aux Martiniquais Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant qui ont proclamé dans l’Éloge de la créolité : « L’écrivain haïtien Frankétienne se fit, dans son ouvrage Dézafi, le forgeron et l’alchimiste tout à la fois de la nervure centrale de notre authenticité : le créole recréé par et pour l’écriture »15.

11Dézafi a été reçu comme un chef-d’œuvre qui n’appelle pas nécessairement une recréation, et encore moins une recréation en français. Cependant, Joseph Lamarre rappelle qu’à la publication du roman « le peuple haïtien est composé de 80% d’analphabètes. Des 20% qui savent lire, le cinquième lit peu ou ne lit pas du tout. De cette poignée qui reste, la moitié s’oppose à l’écriture créole ou discute sur les différentes méthodes d’écriture. La dernière moitié composera donc le nombre d’Haïtiens qui ont pu avoir lu ce superbe roman »16. Cette dernière moitié aura à fournir un grand effort d’interprétation car la langue de Frankétienne est très novatrice ; les auteurs de l’Éloge de la créolité estiment même que « Frankétienne va construire [dans Dézafi] une langue créole inconnue jusqu’alors, en tout cas jamais parlée. »17

12Dans son Anthologie secrète, Frankétienne revient sur la genèse de Dézafi. Il explique avoir pris la décision d’écrire en créole à trente-neuf ans après une longue discussion avec un journaliste qui lui a lancé un défi en disant : « On aurait la preuve indéniable d’une grande aliénation si Frankétienne, l’auteur de Mûr à crever et d’Ultravocal, ne peut pas donner au peuple haïtien le premier roman créole. »18 Frankétienne explique avoir pris au mot cette suggestion : il a donc écrit des fragments en créole non convaincants, brûlé deux livres préparés en français pour enfin arriver à la création de Dézafi. En proposant une version en français, il rend son œuvre accessible à un plus grand nombre de lecteurs, lui donnant ainsi une portée plus large.

Enjeux de la recréation

Simplification typographique

13Dézafi se démarque par sa typographie particulière. En effet, les pages de l’œuvre tapuscrite ne sont pas uniformément investies : on y découvre des jeux d’espacement, de changement de caractères et de graphie. Certaines de ces particularités sont reprises dans Les affres d’un défi, comme le glissement vers les caractères gras et italiques lors d’un changement d’énonciation. La parole collective des zombis est ainsi mise en relief et distinguée de la voix narrative19. Cependant, la version française n’a pas restitué toutes les particularités typographiques de la version originale. La perte la plus signifiante dans le roman correspond à l’effacement de l’image représentant probablement un vèvè, symbole vaudou rattaché à un Loa, un esprit sacré. Dans la version créole, texte et image se complètent pour faire sens. Des expressions créoles et des néologismes forgés par Frankétienne20 sont insérés dans la représentation d’un cercueil et d’une croix, carrefour entre le monde des humains et celui des esprits.Dans Les affres d’un défi, cet assemblage sera uniquement rendu par les expressions « ce dangereux carrefour de déséquilibre où tant d’infortunes pèsent sur nos épaules » et « la croix du malheur » (vf, 181). Il semblerait que l’auteur réserve la version à connotation vaudou pour son public créolophone, probablement plus à même d’en comprendre la dimension symbolique.

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Illustration 1 : Vèvè (vc, 281), Reproduction de J. Jonassaint (art.cit.)

Du créole haïtien au français

14Le style de Frankétienne joue avec les potentiels poétiques de certaines structures langagières en créole. En langue française, d’autres structures sont d’usage. Le style dans la version française dépend donc du potentiel poétique propre à cette langue. En créole, les combinaisons verbales sont, par exemple, plus fréquentes qu’en français : elles peuvent créer un effet de sens. Le verbe « déparler », qui désigne un acte de parole délirant, est ainsi plus couramment employé en créole qu’en français. L’association antithétique « palé dépalé » est notamment très fréquente en créole. Cette réalité linguistique transparait dans l’œuvre de Frankétienne, où l’on retrouve de nombreuses occurrences de cette association : « Nou palé ak tèt-nou, lannuit. Nou dépalé » (vc, 19). Cette antithèse ne se retrouvera pas littéralement dans la version française : « La nuit, nous parlons à nous-mêmes. Nous divaguons » (vf, 12). Plusieurs associations antithétiques fondées sur des combinaisons verbales sont ainsi différemment formulées dans Les affres d’un défi. Par exemple, la formule « Baré / Débaré » (vc, 21) de la version créole a le même sens qu’en français mais l’auteur-recréateur préfère employer une tournure différente dans la version française : « Encerclement. Désenclavement. » (vf, 13). Cette nouvelle formulation s’éloigne du jeu de variation antithétique initial.

15Par ailleurs, dans Dézafi, l’expression « viré-tounin lan kay-la » (vc, 13) suggère que Jédéyon est limité dans ses mouvements : il ne peut qu’aller et venir dans l’espace restreint de la maison. Cette tournure est rendue de manière elliptique dans la version française grâce à la formule « Enfermé dans sa maison » (vf, 8). La répétition d’un même verbe permet par ailleurs d’intensifier sa signification. Lorsqu’un zombi dit vouloir tomber, il lui est rétorqué dans Dézafi « tonbé tonbé-ou ! » (vc, 16). Cette répétition emphatique du verbe, courante en créole, souligne l’idée que le sort personnel de ce zombi n’inquiète personne. Cette insistance est rendue par une proposition conjonctive dans la version française : « - Tombe comme tu veux ! » (vf, 11). Ces aménagements dans la version française changent quelque peu le sens, mais également les effets rythmiques de la phrase. Au sujet du rythme, nous pouvons penser à d’autres cas d’altération entre la version créole et la version française. Par exemple, l’association de trois verbes bisyllabiques confère un rythme accéléré à l’expression « Nou kouri lévé kanpé » (vc, 13) qui évoque justement un mouvement d’accélération. Dans la version française, c’est l’ajout de l’expression « d’un bond » qui suggère la rapidité d’exécution, l’effet rythmique a ainsi disparu dans « D’un bond, nous sautons hors du lit » (vf, 8). Ces cas de figure nous permettent de confirmer l’hypothèse selon laquelle le style et le rythme ne sont pas les mêmes dans les deux versions. Ces changements sont à rattacher à la liberté créatrice de l’auteur, mais également au potentiel poétique propre à chacune de ces deux langues. En s’appuyant sur une analyse des changements dans les modalités de phrases entre la version créole et la version française, Jean Jonassaint arrive également au constat qu’il y a un lien entre la différence existant entre les deux textes et les « spécificités des deux langues » :

Il importe de noter que le texte français a recours à l’interrogatif pour marquer la question, le doute, alors que le texte haïtien emploie une forme affirmative proverbiale pour susciter l’énigme : « zodan konn mòde vyann, li pa konn konte mak ». De plus, cette forme sentencieuse haïtienne exige du lecteur un savoir extralinguistique (partagé avec l’écrivain ou le locuteur) pour être comprise, alors que le texte français ne le demande pas puisqu’il est explicite. Aussi, ne pourrait-on pas se demander si les rhétoriques fort différentes des textes haïtien et français ne sont pas liées aux spécificités des deux langues ?21

16Ce seraient donc bien fondamentalement les différentes spécificités culturelles des langues créole et française qui expliqueraient en partie les différentes tournures.

Transposition et musicalité

17La transposition vers la langue française n’entraine pas une perte irrémédiable. Frankétienne propose par endroits des correspondances entre les versions créole et française. D’un point de vue rythmique, si les combinaisons verbales rythmées sont moins fréquentes en français qu’en créole, ce n’est pas le cas des anaphores. Plusieurs d’entre elles, qui rythment la version créole, se retrouvent dans la version française. Ainsi, les vers « Paròl sann, paròl vann, / Paròl san, paròl van. / Parol gayé » (vc, 18-19) deviennent dans la version française « Paroles brûlées, réduites en cendres. Paroles vendues pour un plat de lentilles. Paroles étouffées dans le sang. Paroles emportées par le vent. Paroles dispersées dans l’ailleurs. » (vf, 12). La disposition versifiée a disparu, mais les images et le rythme anaphorique marqué par les cinq répétitions du mot « paroles » ont bien été conservés.

18Bien que le vocabulaire varie, l’auteur-traducteur trouve des correspondances sonores pour que l’univers des Affres d’un défi fasse écho à celui de Dézafi. C’est ainsi que dans la longue énumération introduisant le récit, la comparaison « Abiyé banda » (vc, 12) est rendue par le syntagme « se parer comme un paon » (vf, 7). Dans les deux versions, l’accent est mis sur des consonnes occlusives ([b] et [p]). Un peu plus loin, il est question du temps où « van Pòtoprins gin malkadi » (vc, 21), c’est-à-dire « quand Port-au-Prince, sous les assauts des vents, se convulse d’épilepsie (le mal caduc). » (vf, 13). L’auteur-recréateur ajoute entre parenthèses l’expression française à l’origine de la dénomination créole de l’épilepsie : malkadi. Ce complément nous permet de faire le lien entre les deux versions, d’entendre la proximité entre les deux langues.

19Et lorsque le lexique diverge entre ces deux langues, Frankétienne glisse d’une langue à l’autre en se fondant sur différentes harmonies musicales. La construction embrassée « Nou sonjé. Nou bliyé. Nou sonjé tigout. » (vc, 13, « nous nous souvenons. Nous oublions. Nous nous souvenons un petit peu », je traduis) est ainsi rendue par l’expression « dans l’instabilité du souvenir et de l’oubli » (vf, 8). Cette structure embrassée n’est donc pas littéralement restituée, mais la version française propose une musicalité nouvelle avec l’assonance en [i]. L’on retrouve à plusieurs reprises ce glissement d’une construction sonore à une autre, mais il faut constater que le travail sur la musicalité est constant d’une version à l’autre. Dans Dézafi, les vers « Poutan, lavi kòché-nou / vif ; lanmou blédé-nou fon ; lanmò fè-nou grimas » (vc, 18, « Pourtant, la vie nous a écorchés / vifs ; l’amour nous a blessés profondément ; la mort nous a fait la grimace », je traduis) mettent l’accent sur les souffrances éprouvées lors des trois temps de l’existence humaine, avec une allitération en [l] : « lavi », « lanmou », « lanmò » (« vie », « amour », « mort », je traduis). Cette insistance sonore subsistera et sera même renforcée dans la version française où elle sera déplacée vers le son [m] : « Pourtant, touchés profondément par les flèches du malheur, déroutés par les madichons de l’amour, épouvantés par les grimaces de la mort, nous sommes des écorchés vifs » (vf, 11). La dimension musicale subsiste et évolue d’une version à l’autre. Les affres d’un défi apparait à cet égard comme un approfondissement de la quête poétique commencée avec Dézafi.

Créations propres aux Affres d’un défi

20Cet enrichissement se retrouve sur le plan stylistique. Parallèlement au travail sur la musicalité, des métaphores, par exemple, sont créées et filées dans Les affres d’un défi. Force est de constater que, lorsque les zombis évoquent le temps qui passe à toute vitesse, l’expression est plus synthétique dans Dézafi (« Jou alé. Nuit pasé. », vc, 13) que dans Les affres d’un défi : « Carrousel des jours et des nuits. Marionnettes et girouettes au cirque des saisons. » (vf, 8). Les ajouts sont nombreux. Ils se retrouvent régulièrement dans des énumérations amplifiées. L’énumération initiale est ainsi enrichie de propositions supplémentaires dans la version française. Le rêve évoqué en début de roman comprend des « araignées venimeuses » (vf, 7) qui étaient absentes dans la version créole. De même, l’ajout d’adjectifs confère un rythme binaire nouveau à cette énumération : « Lasigouav » (vc, 12) devient « l’énigmatique lasigoâve » (vf, 7) ; « Madanbrino » (vc, 12), « L’étonnante Madame Bruno » (vf, 7) et « Chaloska » (vc, 12), « Le terrible Charles Oscar » (vf, 7). Tout au long du roman en français, les énumérations sont ponctuées de digressions plus ou moins longues, comme si Les affres était une composition musicale reprenant les mêmes thèmes que Dézafi, thèmes à partir desquels la version française propose plusieurs variations. On perçoit ici une structure spiralique où « chaque mot, jouant le rôle de déclic est susceptible de se transformer en noyau prêt à se désagréger pour donner naissance à d’autres entités verbales »afin de « saisir le réel dans la diversité de ses aspects »22.

21L’ajout de certains passages obéit donc à plusieurs logiques. Ils permettent tout d’abord d’expliciter des éléments peu compréhensibles pour un lecteur non créolophone. Les affres d’un défi est une recréation, mais cette recréation est l’occasion de suggérer davantage de pistes interprétatives, de fournir une version explicitée de Dézafi. Le plus grand nombre de pages, la présence du glossaire final et des périphrases explicatives pourraient soutenir cette thèse. Certains jeux de mots polysémiques créoles sont, par exemple, explicités dans la version française, ce qui leur fait perdre un peu de leur spontanéité et, partant, de leur charme. L’expression « Youn kou-t ponya / pou krévé tanbou dé bounda » (vc, 108) est traduite par « Un coup de poignard pour crever le tambour à deux faces / fesses » (vf, 70), le rapprochement de « faces » et « fesses » expliquant ainsi l’ambivalence sémantique de « bounda ». Cela dit, plusieurs créations stylistiques propres à la version française ont déjà été observées. D’une version à l’autre, la plus-value sémantique est donc importante.

22Parmi les ajouts des Affres d’un défi, certains propos manifestent un engagement de l’auteur. Il faut ici préciser que si l’engagement n’était pas explicite dans Dézafi23, on pouvait déjà le lire comme un roman allégorique invitant le peuple haïtien à s’inspirer de la révolte émancipatrice des zombis. À sa publication, Carl Henry Guiteau interprétait déjà la structure même du roman en créole comme un cri d’alerte :

D’aucuns pensent que la technique de composition de Dézafi (brusques coupures, espaces blancs, phrases hachées) est mouvementée, déroutante, anarchique même. La quotidienne réalité que nous vivons est-elle autre ? Un puissant souffle d’engagement social ne traverse-t-il pas cette apparente anarchie ? 24

23Cet engagement en filigrane est décelable dans la structure chaotique du texte, dans sa charge allégorique. Il sera explicité dans Les affres d’un défi. C’est ce que suggère notamment l’entrée « zombi » (vf, 212 - 213) du glossaire, qui, développée sur plus d’une page, insiste sur l’asservissement du zombi25 et sur les tortures26 qu’il endure, l’entrée dépassant ainsi sa fonction explicative. Ces descriptions ne sont pas sans évoquer l’esclavage et les pratiques dictatoriales duvaliéristes plus récentes. Il est à ce sujet question d’un général sanguinaire, le général Linglessou, dès l’incipit des Affres, alors qu’il est absent de celui de Dézafi27. Les références au peuple asservi sont nombreuses dans la version française. Par exemple, lorsque Sintil se décrit comme un taureau dominant (« — Sèl toro lan savann-nan sé mouin » [vc, 15]28), Frankétienne préfère remplacer cette métaphore bovine par un discours sur la totale soumission du peuple : « - Je suis le chef omnipotent de la région. Ma voix a déjà pris possession de votre âme et de votre corps. Vous n’arriverez jamais à rompre la chaîne qui vous relie à l’ancre de fer. » (vf, 10). Les pensées des zombis sont elles aussi approfondies dans Les affres d’un défi. Ils expliquent par exemple s’être fait leurrer par de fourbes discours : « Échec et déception. Pour se moquer de nous, ils tirent la langue, font semblant de nous offrir, sans jamais rien nous donner. » (vf, 12). Ici encore, le rapprochement avec la démagogie duvaliériste s’impose. Par touches, l’attention du lecteur des Affres est attirée sur plusieurs problèmes frappant le peuple haïtien : la famine, l’analphabétisme (l’apprentissage de l’écriture comme vecteur d’émancipation est souligné). Une plus grande attention est accordée au personnage de Jérôme29, à sa volonté de soulèvement (il clôt notamment le roman sur la métaphore du sommeil dont il faut émerger : « Nous avons déjà trop dormi ; nous venons à peine de nous réveiller », vf, 198) et à la scène de torture qu’il subit. En effet, cette scène de torture, absente de Dézafi et qui apparait dans Les affres d’un défi, met l’accent sur l’absurdité et la violence du système répressif s’acharnant sur un innocent étudiant. Un long dialogue donne à entendre l’atroce martellement subi par la victime à qui l’on inculque un faux discours :

L’épidémie zombificatrice se répand. Au bout de l’interrogatoire absurde, la tête s’embrouille de peur et le cœur se fige dans le silence. / — Décline ta complète identité./ — Je m’appelle Jérôme. J’ai vingt-quatre ans. Je suis étudiant. J’aime la vie, le soleil, la paix. Je déteste la mort, les ténèbres, le mensonge. Et, je m’attache à ma terre, de toutes mes forces. / — Tu mens, petit opposant ! Tu n’es qu’un anarchiste, un vulgaire terroriste ! Tu refuses d’avouer ton crime. / — Lequel ? / — Ta gueule ! C’est à moi de poser les questions. Et à toi de répondre sans détours. Quel est ton nom ? / — Je m’appelle Jérôme. / — Quelle est ta profession ? / — Je ne travaille pas. Je suis étudiant. / — Menteur ! Il faut répondre : je suis un anarchiste, je suis un terroriste, je suis un ennemi du Pouvoir ! Réponds ! / — Je m’appelle Jérôme. Je suis un étudiant. Je déteste le mensonge. Et je m’attache à ma terre, de toutes mes forces. Et, peut-être pour la trentième fois, Jérôme reçoit un déluge de coups de matraque, de coups de pied, de coups poing, auxquels viennent s’ajouter d’autres formes de violences, d’autres tortures de plus en plus insoutenables, au fur et à mesure que s’aiguise la rage des tortionnaires et que s’épuise la patience de l’inquisiteur. (Vf, 171)

24Ce n’est pas un hasard si Frankétienne donne à voir la torture de Jérôme, un étudiant. En tant qu’intellectuels et hommes d’avenir, les étudiants sont souvent les premières menaces et cibles des régimes dictatoriaux. Ici encore, la fiction figure une réalité haïtienne et, peut-être, une réalité quasi-universelle30. Le lecteur peut s’interroger sur l’absence de ces passages engagés dans Dézafi, pourtant paru en 1975, période très gravement touchée par les problèmes évoqués par l’auteur. Plusieurs éléments de réponse peuvent être avancés. Nous n’avons pas trouvé d’explication de l’auteur à ce sujet, mais nous pouvons supposer qu’il ne lui semblait pas nécessaire de montrer les tortures duvaliéristes au public haïtien, déjà conscient de cette réalité, contrairement au public international, moins informé à ce sujet. Il ne faut pas non plus oublier la censure duvaliériste, qui a déjà frappé Frankétienne. Certaines de ses pièces de théâtre ont en effet été interdites de représentation. Dans Dézafi, les références plus discrètes à l’actualité haïtienne peuvent ainsi être perçues comme une précaution pour contourner la censure. Mollie McFee voit dans ces silences une forme d’auto-censure : « Indeed, when read side by side, Dézafi’s omissions reveal the author’s self-censorship, allowing the text to be all the more expressive in its silence. »31Les blancs typographiques peuvent même être interprétés comme un moyen de représenter cette autocensure, et une façon de laisser au lecteur le soin d’imaginer les propos suggérés. Dézafi peut ainsi être vu comme un négatif à partir duquel seront développées les versions ultérieures. La version en langue française, adressée à un public extérieur, est pour l’auteur l’occasion de développer plus librement son propos.

Un texte indéfiniment transposable ?

25Frankétienne considère Dézafi comme une matrice. Ce premier roman a en effet donné lieu non seulement à deux autres versions du même auteur, mais aussi à plusieurs transpositions génériques et linguistiques. L’on peut s’interroger sur la manière dont cette complexe matière première a pu être traduite, transposée par d’autres auteurs, et sur les effets de ces transpositions.

Transpositions théâtrales

26Avant d’écrire des romans, Frankétienne s’adonnait déjà à l’écriture théâtrale. En 1980, Joseph Lamarre lui a donc suggéré de concevoir une transposition théâtrale qui lui permettrait d’être plus diffusé en Haïti : « L’écrivain engagé lance son message, comme une bouteille à la mer : celui qui le recueillera le répétera aux autres. N’empêche qu’une adaptation de Dézafi pour le théâtre lui assurerait un plus large auditoire »32. Frankétienne n’a pas publié de version théâtrale, mais plusieurs dramaturges ont élaboré leur propre adaptation. C’est le cas, par exemple, du projet guinéen équatorial de Silebo Bouturu, Olivier Mouginot et Pastor Tabashi. Ceux-ci ont mis en scène en 2010, à Malabo, une adaptation plurilingue. Silebo Bouturu explique33 que le texte haïtien fait écho à la situation de crise guinéenne, où la culture n’est pas une priorité nationale, bien que les dysfonctionnements à relever, à dénoncer et à exorciser par la création soient nombreux. Elle précise que l’image de la zombification du peuple peut s’appliquer à plusieurs réalités nationales et évoque notamment la profusion d’églises nouvelles auxquelles les fidèles vouent un tel culte qu’ils en perdent leur libre arbitre. Cette adaptation fait donc écho à l’invitation de Frankétienne à la réflexion sur la soumission et à la lutte pour la libération.

27En 2015, l’écrivain, réalisateur, comédien et metteur en scène haïtien Guy Régis Junior s’est essayé, à Paris, à une adaptation de Dézafi. Cette version a pour originalité de faire fusionner la version française et la version créole de Frankétienne. Il propose ainsi, dans les termes de Victoria Famin, un

enchevêtrement des voix qui s’interpellent, se répondent et se superposent. Aux tirades et dialogues des personnages s’ajoute un chœur qui évoque souvent, par le biais d’un travail vocal saisissant, les souffrances d’un peuple zombifié. Ce qui dans d’autres pièces pourrait être considéré comme une cacophonie devient, dans la pièce de Guy Régis Jr,l’expression profonde d’une douleur qui prend la force d’un tourbillon mais qui appelle, par cette même force, à la libération34

28Victoria Famin insiste également sur la pertinence du texte de Frankétienne au-delà du strict cas haïtien. Dans la mise en scène de Guy Régis Jr., c’est le sel parsemé sur scène qui symbolise la force puisée dans la culture pour s’extraire d’un état de zombification, quel qu’il soit.

Traductions

29Dézafi a été traduit en espagnol et en anglais35. Transposer en un autre contexte linguistique ce roman riche en néologismes, implicites et en particularismes culturels peut sembler une véritable gageure pour des traducteurs qui n’ont pas le même statut et donc pas la même liberté que l’auteur-recréateur.

30Asselin Charles a proposé une traduction anglaise de la première version créole. Ce choix est salué par Jean Jonassaint, qui conçoit Dézafi, première mouture en créole, comme une version plus poétique et plus ancrée dans la réalité langagière haïtienne36 que Dezafi, la seconde mouture. Il aurait été plus facile pour le traducteur de s’appuyer sur la version de 2002, qui s’adresse à un public international (contrairement à la première version éditée en Haïti pour un public haïtien) et présente déjà quelques aménagements facilitant la transposition vers un public créolophone international. Asselin Charles témoigne, en préface, des difficultés rencontrées au cours de sa traduction. Ces difficultés tiennent au fait que le créole et l’anglais sont des langues très différentes. Les expressions créoles sont par exemple beaucoup moins explicites que les expressions anglaises. Le traducteur se réfère notamment à la pratique créole de l’Andaki37, brouillant le message émis. Dans la mesure où le traducteur n’a pas le même statut ni la même liberté que l’auteur-recréateur, il a privilégié la transmission du sens sur la créativité lexicale, qui aurait pu rendre le style de Frankétienne plus simple d’accès à une public anglophone. Asselin Charles reconnaît toutefois s’être permis certaines libertés pour donner un aperçu de la musicalité de Dézafi en s’éloignant légèrement, ce faisant, du sens littéral. Il a ainsi traduit l’expression « Anba plapié frè plin pian » (vc, 218) par « Bro Piè’s pian plagued flat feet bleed blood » plutôt que « The soles of brother Peter’s feet are full of yaws »38, qui aurait été sémantiquement plus fidèle. Il a ainsi pu recréer une certaine musicalité en conservant l’allitération en [p], complétée par des allitérations en [f] et en [b]. Dans la mesure où le sens musical et le sens rythmique jouent un rôle aussi important que le sens sémantique dans l’œuvre de Frankétienne, ce parti pris ne peut être considéré comme une trahison : au contraire, le traducteur a essayé de combiner au mieux fidélité sémantique et transposition musicale. Sa traduction donne ainsi un aperçu très proche de l’œuvre source, avec quelques mots créoles conservés et expliqués au sein d’un glossaire final. La graphie est également respectée dans la mesure du possible, et le vèvè inséré est ici reproduit, alors qu’il avait été supprimé de la recréation française, Les affres d’un défi.

31Dézafi apparaît donc comme une œuvre ouverte, indéfiniment transposable. Le traducteur anglophone a trouvé un moyen de la transposer vers une tierce langue et dans un contexte culturel de réception éloigné de la culture haïtienne. Toujours est-il que l’auteur-recréateur jouit d’une plus grande liberté en vertu de son double statut. Le choix de présenter la version française comme une recréation lui permet de recomposer en français la musicalité propre au créole et d’approfondir certains thèmes fondamentaux, en conférant à la nouvelle version une plus-value stylistique, sémantique, et politique. En maître de l’écriture spiralique, Frankétienne a fait de ce procédé de recréation l’une des caractéristiques de son œuvre prolifique. Celui-ci a pris toute son ampleur dans la spirale de L’oiseau schizophone39 qui, par le biais d’un long travail, s’est mué en huit nouveaux volumes, constituant Les métamorphoses de l’oiseau schizophone40.