Colloques en ligne

Cécile Leguy

Geneviève Calame-Griaule et la performance du conte

1Invitant dès 19701 à aborder les productions orales littéraires en étant attentif au contexte linguistique et culturel de leur énonciation, Geneviève Calame-Griaule fait œuvre de pionnière en France. Le programme est complété, dans le collectif dirigé en 1977 qui tient lieu de manifeste pour une approche ethnolinguistique de la littérature orale2, par un appel à considérer tant le « style oral » que les fonctions sociales des productions littéraires. Les observateurs d’une oralité vivante sont en effet tous concernés par le même souci de témoigner, par écrit, de la multimodalité de l’oralité, qui n’est pas seulement récit d’un texte, mais bien partage en situation d’une parole qui ne se dit pas que dans les mots. Cependant, les chercheurs n’exploitent pas toujours eux-mêmes complètement leurs propres avancées théoriques et méthodologiques. Dans quelle mesure Calame-Griaule a-t-elle tenu compte de la performance, comme « action et événement »3, dans son travail d’écriture ?

2En prêtant attention au contexte d’énonciation des contes, l’ethnolinguiste manifeste un intérêt pour certains aspects de la performance, notamment les formules marquant les frontières de la littérarité, le chant et, surtout, la gestuelle et tout ce qui relève du paralinguistique. Elle fait également de l’auditoire un facteur essentiel qui ne doit pas être négligé. Sa perspective, plus analytique que pragmatique, ne l’a cependant pas sensibilisée à la part interlocutive de l’évènement, même si son attention à la personne des conteurs, à l’impact du genre ou du statut social sur le style oral comme sur le choix du répertoire, a ouvert des pistes de recherche. Dans son souci documentaire visant à être au plus près de la situation vécue et du sens qui lui est donné par les participants, elle a cherché à retranscrire par écrit, dans les contes publiés en français, recueillis au pays dogon au Mali ou auprès des Isawaghen et Touaregs du Niger, les éléments stylistiques propres à l’oralité : rythme, images, gestuelle, variabilité.

Une attention particulière à la performance

3Aux premiers temps des enquêtes de terrain, les pionniers de l’ethnographie notent la littérature orale sous la dictée. Il n’est pas possible alors de saisir ce qui se passe en situation « naturelle ». Les choses changent à partir du moment où l’on peut enregistrer sur le terrain. Il y a ainsi une grande différence entre les textes retranscrits par Calame-Griaule à partir des années 1950 et la littérature orale recueillie lors des missions menées chez les Dogon avant-guerre par Marcel Griaule, Michel Leiris, Denise Paulme et Deborah Lifschitz. Connaissant la langue, elle s’équipe d’un magnétophone à partir de 19564, dix ans après son premier séjour en pays dogon. Elle peut alors accéder aux nuances d’expression, jeux de mots, allusions, ce qui était impossible à ses prédécesseurs qui devaient s’en remettre au truchement de traducteurs. Dans les années 1970, elle développe ses méthodes d’enquêtes sur le conte en performance auprès d’Isawaghen, une population proche des Touaregs, à In Gall au Niger5. Disposant de matériel d’enregistrement du son et de l’image, elle filme des conteurs en situation et met ainsi en valeur la présence de formules et de chants, et surtout de tout ce qui relève du paralinguistique.

4Si tous les collecteurs ont mentionné l’existence de formules plus ou moins figées d’ouverture et de clôture, quelle que soit la société dans laquelle le conte est recueilli, celles-ci sont souvent absentes des textes retranscrits. Or, ces procédés langagiers indiquent non seulement le début6 et la fin de l’histoire, mais aussi l’entrée dans un autre monde, imaginaire, symbolique, où le sens à chercher n’est pas explicitement exposé7. Comme le précise Calame-Griaule, la présence de tels énoncés marque également un changement de registre, le passage du discours ordinaire au « littéraire ».

5Dans le corpus isawaghen, les formules d’ouverture sont parfois très simples : « voici un conte », ou « c’est l’histoire de telle personne », tandis que celles de clôture sont bien énoncées, même si c’est seulement pour dire « c’est fini ». Elle relève deux types de formulations : la première, assez énigmatique et souvent répétée, est un emprunt traduit du hausa8 : « la tête de la souris ! », « la souris, c’est fini ! » ou « la souris, qu’on coupe son cou ! »9. La seconde termine le conte tout en invitant à poursuivre les histoires : on trouve ainsi des énoncés comme « que le conte aille et suive Untel », incitant la personne en question à raconter à son tour.

6Dans le corpus dogon, il y a rarement une ouverture comme celle qui introduit le conte « Le plat du père »10 : « Des contes ». Le plus souvent, une simple phrase présente la situation initiale : « on dit qu’un père et son fils eurent une dispute », par exemple11. Des formules de clôture semblent tombées en désuétude, comme celle retenue dans le titre du livre de 1987, « demain nous irons ramasser des cauris au marché », même si Nadine Wanono12 l’a encore enregistrée auprès d’une vieille femme en 198613. Les contes du corpus publié en 2006 se terminent généralement par « le conte a répondu, il se tait » ou « il se tient tranquille ».

7Le recours au chant est un élément important, qui n’est pas toujours sensible quand on lit un recueil de contes. À partir de son corpus isawaghen, Calame-Griaule relève plusieurs fonctions des chants14. Dans de nombreux contes, ils servent à la dramatisation du récit : les aventures du héros sont rythmées par le chant, qui se répète de manière de plus en plus serrée jusqu’au dénouement. C’est le cas par exemple de « Yaabulu »15. Les enfants ont rapporté de brousse un énorme tronc qui s’avère être un être maléfique. Arrivé au village, il chante son refrain réclamant Yaabulu, celui qui l’a porté. On lui donne d’autres vies à engloutir : chameaux, vaches, captives… mais le rythme s’accélère, le chant revient de plus en plus vite, menaçant le petit Yaabulu. Quand le tronc avale la mère, puis le père, il n’y a plus qu’une phrase énoncée entre chaque refrain, la répétition du chant faisant monter la tension dramatique… puis, le conteur reprend sa voix parlée pour dire le dénouement du conte, le ciel qui envoie une pierre de tonnerre libérant tous ceux qui ont été engloutis.

8Le chant est porteur de message dans certains contes. Dans « La chanson du tisserand » par exemple16, l’artisan révèle par son chant l’origine de l’enfant. Dans ce cas, la partie chantée est essentielle à la compréhension de l’histoire elle-même.

9Enfin, le chant joue un rôle comique dans le dénouement de certains contes, comme dans « Le Mallam et sa femme »17, le cousin du pauvre homme abandonné par sa femme parvenant par son chant à le remettre sur pied, lui qui était devenu si maigre « qu’on ne voyait plus que sa tête »18. Certains passages chantés sont incompréhensibles, et de fait intraduisibles, accentuant d’autant l’aspect comique. Il arrive souvent, les récits circulant avec les hommes, que le chant soit dans une autre langue, en hausa19 généralement à In Gall. Si le conteur raconte l’histoire dans sa langue, il garde bien souvent le refrain — ou une partie de celui-ci — mémorisé dans la langue dans laquelle il a découvert le conte. Les paroles ne sont pas toujours comprises des auditeurs, qui les déforment en racontant à leur tour, si bien qu’il est parfois difficile de traduire des refrains devenus au fil du temps insensés.

10C’est sur l’attention au paralinguistique que le travail de Calame-Griaule est vraiment pionnier. Elle montre en particulier que les gestes des conteurs ne sont pas que phatiques. Ils ne se contentent pas non plus d’accompagner la parole. Il s’agit bien sûr d’éléments de dramatisation du récit, de « théâtralisation »20. Mais ce que les enquêtes plus précises mettent en évidence, c’est qu’ils peuvent dépasser la parole, voire la contredire : celui qui s’en tiendrait au récit énoncé passerait alors à côté d’une partie du conte.

11En prônant une analyse du conte à partir des gestes narratifs, elle met en valeur un aspect jusqu’alors négligé21. Ce qui l’intéresse est plus précisément le rôle joué par les gestes « aux niveaux “littéraires” »22, dans la situation de contage où se combinent gestes de la communication courante et gestes plus spécifiques au récit. Le « style oral », à distinguer du style littéraire qui peut s’étudier à partir de la seule retranscription textuelle, comprend ainsi la gestuelle du conteur, mais aussi les expressions du visage, les intonations de voix et tous les procédés paralinguistiques auxquels on peut recourir en situation23. Comme les autres, les gestes narratifs ne sont ni naturels, ni universels, une même action pouvant être signifiée différemment selon le contexte culturel. Face au conte en situation, il faut donc non seulement être attentif à ce que les interlocuteurs de Calame-Griaule appellent « ce qui donne du goût au conte »24 – gestes, attitudes, expressions du visage, toute la mise en scène du conte, comme les épices permettent de faire une bonne sauce – mais aussi en comprendre le sens. Pour ce faire, elle se soucie de l’interprétation des conteurs, leur collaboration étant à ce sujet indispensable.

12Dans l’introduction au manifeste de 1977, elle insiste sur la nécessité d’étudier le conte dans son contexte d’énonciation, mettant en valeur le rôle encore peu étudié de l’auditoire. Cependant, si elle a toujours insisté pour qu’un public soit présent lors des enquêtes, notamment lorsqu’il lui fallait créer une « situation artificielle » pour pouvoir filmer, le contage se faisant ordinairement de nuit, Calame-Griaule, plus intéressée par la portée symbolique des paroles émises que par l’interaction observée, n’a pas vraiment analysé la dimension interlocutive de la performance. Elle est néanmoins attentive aux échanges du conteur avec l’auditoire, quand par exemple Taheera utilise le pronom personnel à la deuxième personne pour commenter son récit (« tu sais ce que c’est, un captif avec son maître »25). Mais on ne trouve pas chez l’ethnolinguiste d’approche pragmatique de l’évènement qui se joue entre les personnes en présence lors de la veillée, ni même d’étude détaillée des types d’audience comme a pu le faire Ruth Finnegan à la même époque26.

Une considération pour la dimension sociale du récit de contes

13Dans le souci de rendre compte au mieux de la performance, le conteur devient dans ses travaux un personnage incontournable, ce qui a un impact sur la conception même de la littérature orale. Les contes ne sont plus alors des éléments de patrimoine, intemporels et sans auteur, mais deviennent le récit recueilli auprès d’une personne particulière. À partir du moment où Calame-Griaule perçoit cet aspect circonstanciel et créatif de l’activité de contage, elle prend l’habitude de préciser qui sont les conteurs, leur situation sociale et leur style narratif propre. Le conte lui-même n’est pas compris de la même façon selon qui l’énonce, et on remarque ainsi que certains récits sont spécifiques à certaines personnes ou catégories de personnes. C’est surtout là encore à partir de ses enquêtes à In Gall qu’elle accorde une grande importance au conteur, concevant le conte recueilli comme un moment particulier d’expression. Dans l’ouvrage de 2002, les récits sont classés par émetteur, chaque corpus étant introduit par une présentation du conteur, de son répertoire et de son style27.

14La notion de « répertoire », en tant que choix de contes propre à une personne, s’impose alors. Ce que montre plus précisément l’ethnolinguiste, c’est combien le répertoire d’un conteur, tout comme son style, sont en partie déterminés par son genre et son statut social. Dans une société assez fortement stratifiée, les normes et attitudes varient d’un groupe social à l’autre, ce qui a une implication non seulement sur la parole (registre, usage, lexique, etc.), mais également sur ce qu’il est possible à chacun de raconter, et comment, selon l’auditoire. Une différence est faite à ce niveau entre hommes et femmes, celles-ci n’étant pas censées trop « s’ouvrir » en public28.

15Calame-Griaule a raconté de manière synthétique la progression de ses enquêtes sur la gestuelle29. En travaillant plus précisément avec deux forgerons contant ensemble, de manière vivante et drôle, après avoir enregistré un jeune Touareg issu d’une tribu religieuse, elle note des différences significatives concernant le style oral de chacun. Certains, comme ce jeune d’origine noble, sont tenus à la réserve du fait de leur statut social, ce qui a une implication sur leur manière de conter. Tout en parlant avec emphase, le jeune Touareg a des gestes mesurés, plus suggestifs que démonstratifs, ne mettant pas l’accent sur les passages scabreux des contes. À l’inverse, les Isawaghen, groupe social qui sans être servile est dépendant des Touaregs, sont souvent plus démonstratifs. Les femmes isawaghen, contrairement aux nobles, ne craignent pas de se manifester en public et se sentent tout à fait libres de leurs gestes en contant. Quant aux forgerons, appartenant à un groupe endogame d’artisans au service des nobles, ils sont de loin les plus expressifs, non seulement dans leurs gestes, mais aussi dans leurs mimiques, leurs éclats de rire et leur façon d’occuper l’espace.

16Ainsi, l’observation de la gestuelle donne des indications importantes, d’une part par l’apport d’éléments de sens qui ne sont pas dans les mots énoncés, d’autre part parce que la manière dont on en use peut être révélatrice non seulement du statut social de l’énonciateur, mais aussi des rapports entre interlocuteurs. Calame-Griaule a mis en valeur l’aspect événementiel du conte, mais sa perspective plus analytique que pragmatique30 l’a tenue éloignée de cet aspect de la performance. En effet, ses observations sur la communication du conte ouvrent des pistes de recherches pertinentes qu’elle explore finalement peu. À une époque de forte influence structuraliste, l’intéressent plus le contenu des récits et la portée symbolique des éléments mis en scène, relevant leur richesse documentaire. Cependant, empruntant une perspective ethnolinguistique dans laquelle les éléments d’un énoncé n’ont de sens qu’en contexte, elle se garde de toute interprétation qui ne serait pas ancrée dans une connaissance approfondie de la vie sociale, permise par l’ethnographie et la collaboration avec les acteurs du terrain. Dans un texte coécrit avec des collègues31, elle combine la méthode structurale en comparant différentes variantes d’une même histoire à l’approche émique, afin de « parvenir à une écoute des contes qui soit la plus proche possible de celle de leurs destinataires, c’est-à-dire à une saisie de tous les sens manifestes et sous-jacents, explicites ou implicites »32. Pour Calame-Griaule, la connaissance du contexte social est première, la comparaison entre différentes versions du conte vient en second, comme on le voit dans les études rassemblées dans Des cauris au marché33.

17C’est plus précisément la portée initiatique des contes qui retient son attention. Beaucoup sont adressés aux jeunes qui se préparent à entrer dans l’âge adulte, dont ils doivent acquérir les codes s’ils espèrent une vie sociale et personnelle épanouie. Dans « Le plat du père »34, sa connaissance du contexte dogon et de la langue lui permettent de relever tous les niveaux de sens des différents éléments du conte, mettant alors en valeur des aspects qui restent obscurs à ceux pour qui ce contexte est inconnu.  

18Soucieuse de bien comprendre les contes, mais aussi de respecter ses interlocuteurs, Calame-Griaule tient donc bien compte de la dimension sociale d’une expression littéraire orale appréhendée en contexte. Face à la performance, dont elle a contribué à ce qu’elle devienne un cadre incontournable35, elle ne mène cependant pas de réelle analyse de l’événement en tant que tel, dans sa dimension pragmatique. Néanmoins, afin d’être fidèle à la situation, elle cherche, dans ses traductions des contes en français, à mettre en valeur les dimensions sociales et le sens pris par les énoncés comme par ce qui échappe aux mots lors de la performance.  

Procédés d’écriture

19Comment rendre compte par écrit du son et du rythme propre à l’oralité ? On connait l’importance des onomatopées36 et des idéophones37 dans les langues africaines, qui peuvent être employés dans le langage courant mais sont surtout présents dans l’expression littéraire. Leur usage, ainsi que le recours à la répétition, servent bien souvent le rythme de l’oralité. Calame-Griaule fait elle-même le point concernant les contes isawaghen :

Parmi les procédés stylistiques qui font appel aux ressources de la langue, il faut citer l’emploi d’un lexique qui privilégie la fonction expressive, le choix du détail qui « fait voir » en peu de mots une scène ou un paysage, les images poétiques et frappantes, l’utilisation à bon escient des onomatopées (). Quant à la répétition de termes, de groupes de termes ou de morceaux entiers du discours, elle constitue également un procédé narratif qui peut servir entre autres à souligner l’importance de certains éléments, à marquer la durée (« il était là, il était là… »), à remémorer aux auditeurs les événements précédents (récit dans le récit) ou encore à répondre à une intention comique.38

20L’ethnolinguiste choisit, dans l’écriture des contes, de rester au plus près de la parole39. Cela n’est pas habituel quand elle publie ses premiers textes et elle doit s’en justifier40. Face aux images, elle a parfois recours aux notes pour préciser comment les choses sont dites, par exemple dans « Blanche-Neige41 au soleil » : « ils pleurèrent toutes leurs larmes » : littéralement « ils pleurèrent jusqu’à être fatigués »42. Dans l’écriture du conte, elle met entre crochets les précisions nécessaires au lecteur qui ne sont pas dans le récit (par ex. : « Le lièvre prit [le lait], en but un peu, remercia, leur rendit [le reste] »43 ; « Après avoir pilé [les feuilles de] baobab, elle demanda… »44). Ainsi, elle respecte son choix de rester au plus près du conte, tout en proposant une traduction compréhensible.

21Un problème de taille se pose cependant à tout traducteur face à la présence d’allusions, de sous-entendus. Comment faire entendre la portée de certaines formules imagées quand producteur et récepteur ne partagent pas les mêmes références ? Calame-Griaule ne publie pas de textes sans un accompagnement analytique. Elle précise en note les références culturelles essentielles à une meilleure compréhension, expliquant l’usage des plantes ou le recours à un pronom. Si elle intervient dans le texte même du conte45, elle le précise aussi en note. Dans « Blanche-neige au soleil »46 par exemple, un conte isawaghen, les deux filles jouent au « jeu des cailloux » connu sous le nom d’awalé ou wari. Elle traduit par « mettre les pions dans les cases du jeu » le simple terme signifiant « compléter » qu’utilise le conteur, ce qu’elle précise en note.

22Racontés ordinairement en situation d’interconnaissance, les contes sont riches de propos allusifs, de références partagées. Cet état de fait se combine, en Afrique de l’Ouest, avec un certain goût pour le discours proverbial et l’expression indirecte des avis comme des sentiments. C’est généralement en commentaire qu’elle donne des clés pour saisir le sens des images. Ainsi, en traduisant mot à mot la chantefable recueillie auprès d’Amadigné en 1960, elle se contente de transcrire, au sujet des jeunes filles qui font en brousse des promesses de don si elles ont un jour un enfant : « Elles rentrèrent toutes à la maison. Toutes descendirent heureusement du palmier-doum. Celles qui avaient promis de donner une poule, donnèrent une poule… »47. On comprend qu’elles ont enfanté, mais c’est dans le commentaire suivant le texte bilingue du conte qu’elle explique :

La métaphore par laquelle est exprimée leur heureuse délivrance est intéressante. « Descendre en paix du palmier-doum » signifie en effet « avoir un heureux accouchement ». Lorsque la femme enceinte a mis son enfant au monde, c’est comme si elle avait échappé à un danger comparable à celui que l’on court en descendant d’un arbre très haut et très étroit comme le palmier-doum. Cette descente symbolique de l’arbre a probablement aussi un sens initiatique, la maternité faisant accéder la femme à un nouveau statut dans la société.48

23Les noms des personnages sont souvent significatifs. Ils peuvent être descriptifs, mais sont aussi porteurs de messages, comme peuvent l’être d’ordinaire les noms donnés aux enfants. En dogon, il est rare de voir nommer les personnages des contes. Quand cela arrive, elle laisse le nom tel quel et précise en note ce qu’il signifie. Dans le corpus isawaghen, héros et héroïnes sont plus souvent désignés par un nom, ce qui peut être le cas aussi de certains animaux, dont le nom joue alors un rôle dans l’intrigue. Dans « Blanche-Neige au soleil », le nom du dromadaire, Oh ! mon œil !, permet l’intervention du forgeron, médiateur par excellence. La mère jalouse de sa fille l’a retrouvée, hébergée par les génies. Par ruse, elle réussit à l’empoisonner. Les génies éplorés placent le corps de leur protégée, enroulé dans de belles couvertures, sur un palanquin porté par ce dromadaire à qui ils recommandent de ne se laisser prendre que par qui dira son nom. Quand il passe devant le forgeron, celui-ci, abattant un arbre, reçoit justement un éclat dans l’œil et s’exclame « oh ! mon œil ! », ce qui provoque l’arrêt de l’animal. Tout heureux, l’artisan part donner les couvertures au chef ; sa fille en jouant y découvre la jeune fille endormie et la sauve49.

24On a vu l’importance accordée par Calame-Griaule au paralinguistique lors de ses enquêtes. Mais comment restituer toute la richesse signifiée par les gestes dans une publication écrite ? Elle propose deux solutions possibles50 :

– On peut faire passer dans le texte lui-même (ou sa traduction) les nuances stylistiques orales ; dans ce cas, on ajoute au texte original un certain nombre d’éléments nouveaux correspondant, d’une manière plus ou moins exacte, à ces nuances. C’est la solution préconisée par Jean Derive51.
– On peut présenter le texte sous sa forme authentique, en donner une traduction très littérale, et ajouter des commentaires faisant ressortir les gestes, expressions du visage et intonations, avec si possible des photos illustrant les principaux gestes. C’est la solution que j’ai proposée moi-même52

25La solution de Derive, spécialiste en littérature comparée, est plus « littéraire » mais a pour inconvénient une perte d’authenticité. La sienne est plus « documentaire », accompagnant le texte écrit du conte de photos parfois issues de films, ce qu’elle fait dans tous ses textes consacrés à la gestuelle. Sans doute y perd-t-on en plaisir de lecture ce qu’on gagne en authenticité… même si de simples photos ne sauraient remplacer l’intensité de l’événement vécu ; ce que ne parvient pas toujours à faire le film non plus, bien que dans ce cas la voix et ses intonations soient restituées. Calame-Griaule imaginait un futur où il sera possible de joindre aux publications « des cassettes vidéo qui redonneront aux textes, sinon toute leur richesse vécue, du moins une apparence de vie »53. Pionnière en filmant sur le terrain54 afin d’analyser le style oral, elle n’a finalement pas joint d’images vivantes à ses publications, ses films étant demeurés à l’état de documents de travail.

26Il faudrait aussi pouvoir signaler les intonations nécessaires à la compréhension du récit. Ainsi, elle remarque la voix nasillarde que prend le conteur quand il parle pour l’Hyène dans les contes de l’homme-hyène, en relation avec la mort55. Dans une réflexion plus générale sur la nasalité56, elle revient sur cet aspect, qui montre bien l’intérêt d’être attentif aux modulations vocales du conteur. Elle ne propose cependant pas de méthode particulière pour en rendre compte dans l’écriture, elle-même procédant par le recours aux notes. Certains utilisent des didascalies, d’autres des procédés graphiques pour rendre visible les modulations de la parole et saisir au mieux la poétique de l’oralité — comme le fait par exemple Dennis Tedlock57 en utilisant des majuscules pour indiquer la force de la voix, des traits pour marquer les allongements, etc.58 Calame-Griaule reste finalement très modeste dans ses retranscriptions publiées, ne proposant pas de procédés pour mettre en valeur tout ce qui relève du paralinguistique dont elle souligne pourtant l’importance.

27Si chacun a son propre répertoire et sa manière de le dire, chaque moment de contage est unique et un conteur ne dit pas toujours les choses de la même façon. Cette variabilité est rarement étudiée, les chercheurs préférant souvent enrichir leur corpus par des histoires nouvelles, même si l’analyse structurale proposée par Claude Lévi-Strauss a mis l’accent sur les transformations, incitant à comparer les versions. Lévi-Strauss ne s’intéresse cependant pas à la littérarité des récits, travaillant lui-même sur des traductions. Son approche des variations porte principalement sur ce qu’il appelle les « mythèmes », unités narratives minimales comprises dans leur logique et non dans leur expression. Dans un article publié au sein d’un collectif consacré à la variabilité59, Calame-Griaule analyse quatre versions d’un même conte raconté par un jeune Touareg, recueillies lors de trois missions successives de 1970 à 1975. Cette analyse lui permet de mettre en valeur une nette évolution du style du conteur. En effet, si « les séquences narratives sont partout les mêmes et s’enchaînent de la même façon »60 et si le style oral est constant, du point de vue énonciatif comme de la gestuelle, ce qui varie plus fortement d’une version à l’autre est la qualité littéraire de l’expression. Pendant cinq ans, le conteur a souvent raconté ce conte devenu un incontournable de son répertoire, en améliorant la qualité expressive. Calame-Griaule le montre à partir de tableaux comparatifs portant sur les descriptions, de plus en plus détaillées au fil du temps. Par exemple, le mari, abandonné « dans la brousse » dans la première version, l’est de manière plus dramatisée « loin des yeux de tout être vivant, loin de toute eau à boire » dans la troisième61. Le lexique expressif est aussi plus riche d’une version à l’autre. Ainsi, l’homme abandonné est décrit avec des mots simples dans la première version (« il s’est levé, a marché, est arrivé à un arbre, s’est assis ») ;

dès la variante II apparaît un terme plus expressif innabatawtudu, « il a marché en titubant », terme qui exprime la démarche de celui qui a faim et soif et ne maîtrise pas bien ses mouvements ; dans les deux autres, il est précisé d’abord qu’on le laisse « à plat ventre » (ibbimbey), terme répété plusieurs fois pour insister sur la durée ; puis intervient un autre mot expressif itinəbətutu qui signifie « il a marché en vacillant » (ou en faisant des zigzags), terme répété également trois fois.62

28Enfin, elle analyse les répétitions, dont on sait combien elles sont appréciées en situation d’oralité63. Là encore, les deux dernières versions sont les plus riches en redondances stylistiques.  

Conclusion

29C’est une soirée festive à la suite de l’assemblée générale d’une association qui aide à la construction d’écoles au Mali, dans la région d’Orléans. Entre plat principal et dessert, les convives sont invités à applaudir un couple de conteurs locaux. Ils ont choisi un répertoire africain. En représentation plus qu’en situation de performance, perchés sur la scène de la salle des fêtes quand leur auditoire est encore attablé, ils cherchent à faire participer les gens aux chants, leur demandent de reprendre des listes d’onomatopées inconnues censées propulser l’imagination vers une terre fantasmée. Ils racontent l’enfant terrible, la calebasse dévorante, l’enfant sauvé par l’oiseau. Des histoires puisées dans des recueils de contes écrits. Ceux de Calame-Griaule, peut-être ? Ou plutôt des versions plus accessibles, édulcorées, où tous les arbres sont des baobabs, où l’on se nourrit de couscous et de fruits juteux même au cœur de la savane. Assurément, il ne s’agit plus ici d’être « au plus près du texte ».

30Si l’ethnolinguiste dénonçait les détournements que certains néo-conteurs faisaient parfois des histoires qu’elle avait pris tant de peine à retranscrire et à étudier, elle s’est néanmoins intéressée au phénomène du « renouveau du conte »64 et a contribué à ce que des collaborations entre raconteurs d’histoires et chercheurs s’établissent. Son souci cependant était de ne pas trahir la richesse des contes observés sur le terrain, d’en faire saisir les images, la portée symbolique, le sens. Ces exigences scientifiques d’ethnologue, elle les a également mises en œuvre au sein des Classiques africains, dont elle fut la présidente de 1998 à 2011, association éditoriale créée en 1964 qui gère une collection65 pensée comme une vitrine des « belles lettres » de la littérature orale africaine, où les textes en version bilingue sont publiés dans le souci, toujours, d’être « au plus près » de ce qui a été observé lors de la performance.