« Un livre est un objet collectif : les lecteurs contribuent autant que l’auteur à le créer. » (Simone de Beauvoir, La force des choses)
1Bien avant que le lecteur et la réception ne soient mis à l’honneur dans les théories littéraires1, Maria Kosko s’était intéressée, très concrètement, à l’accueil historiquement réservé au best‑seller de Sienkiewicz (1846‑1916, prix Nobel de littérature 1905), Quo vadis ? Et son étude2, précise, documentée, avait par avance mis au jour les angles morts, l’impensé de « l’esthétique de la réception », avait prouvé (déjà) que : 1) les lecteurs (le « grand public » et les journalistes, les critiques professionnels) n’avaient pas les mêmes tables de valeurs, les mêmes attentes ; 2) que les controverses suscitées par le succès du roman n’avaient que fort peu à voir avec l’esthétique : ce sont des partis pris nationalistes, politiques, éthiques, idéologiques, qui sont insidieusement actifs dans des évaluations qui se veulent et s’imaginent ne porter que sur les « qualités » intrinsèques de l’œuvre3.
2Aujourd’hui armés d’autres grilles d’analyse plus affinées, et étayés par de très nombreuses études (celles‑ci se sont multipliées depuis quelques cinq décennies) portant sur la réception, nous pouvons tirer des dossiers de réception (immédiate et différée) les conclusions suivantes :
31) La notion d’« horizon d’attente » (H. R. Jauss) est un artefact, une construction théorique. Postuler que tous les lecteurs ont une même attente, c’est verser dans l’idéalisme le plus naïf. Il y a des « horizons d’attente » (lesquels ne sont pas arbitraires : ils dépendent du sexe, de la formation, des conditions de vie, du métier, des institutions, de la langue, etc.), et l’on ne saurait donc amalgamer tous les lecteurs. Le fait est que le lecteur (qui, le plus souvent, est une lectrice), n’existe pas : n’existent que des lecteurs qui mobilisent des « réflexes », des manières de lire acquises au cours de leur parcours scolaire, qui manifestent des dispositions, des goûts et des intérêts inculqués et intériorisés, déterminés par une armada de conditionnements singuliers et collectifs, personnels et impersonnels4.
42) La réception n’a que de lointains rapports avec « l’esthétique ». Les jugements littéraires ne sont que très partiellement « littéraires » : le plus souvent, les arguments stylistiques, formels, esthétiques, ne sont qu’un spécieux alibi, que la couverture de préjugés, d’opinions, d’idéologies, voire de stigmatisations qui n’osent pas dire leur nom5.
53) Le premier mot et le dernier mot de la lecture appartiennent au « quatrième pouvoir ». Par nature, l’étude des dossiers de réception fait un sort à la critique immédiate, aux réactions de chroniqueurs qui affichent leurs coups de cœur, disent leurs sentiments premiers dans des revues ou des journaux d’opinion. On ne saurait minimiser l’importance de cette critique (fatalement affective, partisane, myope) puisque si celle‑ci traduit les jugements datés des journalistes du jour, elle est un prisme optique, elle modèle « l’horizon d’attente » des lecteurs prenant connaissance des nouvelles parutions par le biais de cette même critique. Pertinent dans le cadre d’un message oral directement écouté par des auditeurs présents, le schéma Émetteur‑Message‑Récepteur n’est plus applicable lorsque le message passe par des médiations multiples, et c’est toujours le cas lorsqu’il s’agit d’un livre — un texte qui a fait l’objet d’une sélection préalable, et, le plus souvent, de corrections, d’amendements, avant d’être publié — parce que si un livre ne bénéficie pas, au départ, d’un minimum de visibilité, de publicité, il disparaît rapidement de la circulation, et n’est plus accessible, matériellement lisible (les livres que le lecteur a la chance de découvrir par lui‑même devront déjà avoir eu « droit à l’existence », à un embryon de reconnaissance pour figurer dans les rayons d’une librairie ou d’une bibliothèque).
6Fort nombreux sont les écrivains et les lecteurs qui aiment évoquer la découverte du « livre de leur vie » d’une « romantique6 » manière : une découverte inattendue, une révélation, un éblouissant coup de foudre (aucun intercesseur, aucun relais : un sidérant tête‑à‑texte, et une rencontre capitale, pour la vie). Une telle mise en scène relève très largement du cliché. Un lecteur qui découvre un livre, un auteur dont il ignore absolument tout, c’est là un scénario rarissime, et, à vrai dire, trop beau pour être vrai. Depuis le xixe siècle, « le quatrième pouvoir » de la presse, des médias, n’a cessé de croître, tant et si bien que les journalistes ont pratiquement droit de vie et de mort sur la vie des livres. Le pire qui puisse arriver aux nouvelles parutions est le silence intégral : aucune annonce, aucune recension, aucun écho. C’est dire l’importance de la rumeur, du « bruit » (du buzz) dans la destinée des livres. Qu’elle soit muette, favorable ou défavorable, la critique médiatique joue un rôle primordial dans la diffusion et la réception des livres (et de toutes les productions culturelles), à court terme, cela s’entend, mais également à long terme. En effet, à supposer qu’un livre ne disparaisse pas rapidement des rayons (comme c’est la règle), mais devienne un « long‑seller » (expression de Jean‑Claude Passeron pour caractériser les livres qui connaissent le succès sur la durée, comme Les héritiers qui, de 1964 à 2008, atteignent les 100 000 exemplaires), un ouvrage de fond, voire un « classique », la critique suscitée à la parution continue d’être efficiente, voit ses effets perdurer, prolongés dans la réception différée. Car loin que la critique du jour périsse avec le journal du jour, celle‑ci s’inscrit dans la « mémoire de la critique » et pré‑détermine, balise le droit d’entrée en postérité. Toutes les études portant sur la « classicisation » des livres contemporains de l’avènement des médias (xixe et xxe siècle) montrent que les jugements originels, portés par les journalistes à la sortie de telle ou telle œuvre, ne sont pas oubliés, mais orientent, conditionnent et la sélection de cette œuvre dans le canon littéraire et la manière dont celle‑ci sera présentée, chapeautée, escortée, légendée7. Comme le résume Milan Kundera (à propos de Kafka, écrivain à jamais enfermé dans les interprétations de son premier commentateur, Max Brod) : « les premières interprétations collent à une œuvre, elle ne s’en débarrassera pas8. » Une vérité dont témoignent, entre autres maintes illustrations, les lectures faites de Madame Bovary (Emma n’a toujours pas gagné son procès en appel, puisqu’elle est encore et toujours considérée comme une femme intoxiquée par ses lectures, coupable de prendre ses désirs pour des réalités, d’être malade d’une maladie qui porte son nom : le « bovarysme ») ou de L’Étranger9.
74) Histoires d’œil : le souverain « sujet lecteur » (une idée dans le sillage de l’esthétique de la réception, et fort à la mode aujourd’hui dans la théorie et la pédagogie10) existe‑t‑il ? S’il est vrai que chacun lit pour son usage, fait de tout livre un emploi qui lui est propre, s’il est également vrai que « chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi‑même11 », est peu ou prou un « braconnier12 » qui tire des textes toutes sortes de denrées de contrebande, et qu’il en résulte que « tout livre a autant d’exemplaires différents qu’il a de lecteurs13 », il convient toutefois de relativiser, de minorer la prétendue liberté du lecteur parce qu’il n’est pas vrai que les réactions et évaluations affectives ne relèvent que du « moi », que de relations lectorales intimes, exclusives, uniques. L’esprit du lecteur est façonné par les opinions, les connaissances, les préjugés, les curiosités, les valeurs, etc., de son pays, de sa génération, de son époque. Dans l’esprit de Cervantès, Don Quichotte était un personnage comique ; dans l’esprit de Molière, « l’atrabilaire amoureux », était un misanthrope comique. Ce sont les romantiques, ultrasensibles aux conflits entre l’individu et la société, qui ont fait de Don Quichotte une figure tragique, le modèle des rêveurs impitoyablement confrontés à une dure réalité qui les nie, les écrase et les tue, et d’Alceste un misanthrope qui prête moins à rire qu’à pleurer14. En 1857, Emma est condamnée en raison d’une conduite jugée scandaleuse ; dans les années 1970, le mouvement de libération des femmes découvre tout ce qu’implique « la condition féminine » (l’expression date de cette époque), et c’est alors que les yeux s’ouvrent sur certains détails passés inaperçus (tel le « mariage arrangé » de mademoiselle Rouault15), restés invisibles, partant non vus, non lus.
85) Les interprétations qui changent les perspectives, les déplacements des centres d’intérêt sont toujours liés à des évolutions sociales, à des bouleversements, des avancées dans le domaine de la pensée et des sciences humaines qui modifient le regard porté sur les textes. Le meilleur des lecteurs est l’Histoire qui dote les yeux de lunettes nouvelles, qui explicite ce qui restait implicite16. Que toute lecture soit sociale, historique, impersonnelle, c’est sans nul doute un fait fort difficile à admettre pour le « sujet lecteur » (chacun aime à croire que sa lecture est originale, à nulle autre pareille), mais c’est ainsi : en matière de lecture, mieux vaut abandonner l’idée même de « lecture perso ».
96) Enfin, la prise en compte de la réception conduit à s’interroger sur « le pouvoir des fables ». Et les enseignements que l’on peut retirer de la réception sur ce point sont si instructifs, si contraires aux idées reçues, qu’ils valent d’être détaillés, développés à part.
Des pouvoirs de la littérature : les raisons des effets
10Dans la panoplie des idées culturelles admises, figure en bonne place l’idée que les livres sont des armes fatales, que les mots ont en eux le pouvoir de provoquer de multiples effets sur les lecteurs. Et qui songerait à nier cette puissance des mots ? Nul n’en vient jamais à suspecter ce postulat dans la mesure où bien des lecteurs (et surtout ceux que les statistiques classent dans la catégorie : « forts lecteurs », plus de 25 livres lus par an) peuvent attester de l’importance, de l’influence des livres dans leur existence. Et, a priori, il n’y a aucune raison de contester les témoignages de ceux qui ont vu leur vie changée à cause de tel ou tel livre. Que des mots sur le papier puissent provoquer certains effets dans la réalité, nul n’en doute, et il existe même toute une gamme de textes expressément agencés, rédigés dans ce but. Dans ce type d’écrits « performatifs », rien de moins niable que l’indéniable efficacité des écrits pornographiques qui, de tous les textes, sont ceux qui provoquent les réactions les plus immédiates et les moins niables, les plus physiques, les plus visibles (et cela, les censeurs le savent bien, qui se sont longtemps évertués à interdire ces textes aux irrésistibles effets si pervers17). Mais les écrits érotiques ne sont pas les seuls qui visent à produire délibérément affects et effets garantis : les « romans gothiques » (ou « frénétiques »), les romans d’épouvante (dorénavant étiquetés « thrillers », un terme générique dont l’appellation dit tout : thriller, du verbe anglais to thrill, tressaillir, frissonner, trembler), les mélodrames (destinés à « faire pleurer Margot »), les romans sentimentaux (fabriqués pour satisfaire un « horizon d’attente » bleu horizon), les « feel good books » (ces livres qui « font du bien », ces livres « bons pour le moral » qui connaissent de grands succès de librairie), etc., ce sont là autant d’écrits dont les effets (recherchés, calculés) sur les lecteurs ne sont pas contestables. Et c’est ce constat qui conduit à penser que les mots ont le pouvoir d’influencer, de modeler, de transformer (en bien ou en mal) les consciences, et c’est une croyance partagée à laquelle souscrivent naturellement les hommes de pouvoir, les églises, les partis politiques, les censeurs, les zélateurs de toutes espèces et obédiences, mais également tous ceux (éditeurs, professionnels du livre, écrivains, intellectuels, traducteurs, critiques littéraires, professeurs18, bibliothécaires et autres intermédiaires culturels) qui ont foi (il est dans leur intérêt de croire) dans le pouvoir des lettres, dont ils font commerce.
11Que certaines lectures soient déterminantes pour nombre de lecteurs, que des livres marquent durablement bien des vies, c’est un fait irrécusable, mais encore faudrait‑il faire la part des choses : ne pas tout accorder aux mots, et accorder au lecteur la part — essentielle — qui lui revient. Comme nul ne l’ignore, les livres, les mots (fussent‑ils des « mots d’ordre ») n’ont pas des effets automatiques, systématiques : ils n’ont de puissance effective que sur les esprits déjà préparés à recevoir le message, prédisposés à être séduits, influencés, convaincus, convertis, etc. C’est qu’il n’y a pas de « septième fonction du langage19 » qui donnerait aux mots une impérieuse force de persuasion, il n’y a pas de puissance inhérente à l’idée, à la forme, au style des textes. Les phrases, les formules, les idées, les doctrines, les œuvres ne sont pas efficaces, performatives in se, n’ont aucune autorité coercitive en elles. Pour être efficientes, pour vivre, se propager et survivre, celles‑ci ont besoin d’écoute, de porte‑voix, d’adeptes, de disciples, de relais, de réseaux, d’institutions, etc. Un texte (manuscrit ou tapuscrit) non publié n’est pas un livre, mais un livre (quelles que puissent être ses qualités) dont nul ne se fait l’écho est un livre mort‑né. Que la puissance des textes soit dans le hors‑texte, c’est incontestablement une des grandes leçons, empiriques, historiques, matérialistes, de la réception dont la prise en compte conduit à réviser deux idées prégnantes dans la culture et l’enseignement de la littérature : la croyance en l’immortalité littéraire, la foi dans la puissance du Verbe.
121) L’immortalité des chefs‑d’œuvre est un mythe. La « littérarité » (définie comme « ce qui fait d’une œuvre donnée une œuvre littéraire ») chère à Roman Jakobson est un mirage. Aucune œuvre ne détient de « force intérieure », n’est dotée de mystérieux agents conservateurs propres à assurer sa survie culturelle sans de constants soins palliatifs. Les études de réception confirment toutes le verdict sans appel d’Artaud : « Les chefs‑d’œuvre du passé sont bons pour le passé : ils ne sont pas bons pour nous20 ». Croire que certaines œuvres auraient en elles‑mêmes le divin don de durer, c’est grandement s’abuser. Si l’État tient tant aux célébrations, commémorations, anniversaires, et consent même à financer toutes sortes de sauvetages patrimoniaux, c’est parce que le pouvoir, éminemment pragmatique, réaliste, n’ignore pas que sans les cérémonies officielles (piqûres de rappel de souvenirs en voie de disparition), sans l’imposition d’un « devoir de mémoire » collectif, sans musées pour conserver ce qui n’est plus, le souvenir (de 1789, de 14‑18, de 39‑45, ou de tout épisode ou héros du « roman national ») se perd (les cimetières sont remplis de tombes à l’abandon, délabrées, oubliées, adornées de ces messages gravés dans des marbres mal en point : « Nous ne t’oublierons pas », « Souvenirs éternels », etc.). Il en va de même pour la littérature : parler de « la mémoire des œuvres21 », c’est jouer sur les mots, conférer aux textes mêmes l’exorbitant pouvoir de « l’éternelle jeunesse » (mythe littéraire par excellence : Virgile pas mort, Euripide actuel, Shakespeare for ever22, Molière éternel, etc.,) alors qu’aucun écrit n’a, en soi, les ingrédients de sa longue conservation, de sa postérité (une « éternité » littéraire demande un travail de maintenance : il faut entretenir, fleurir la tombe). L’immortalité n’est nullement incluse dans les œuvres littéraires, elle est une valeur ajoutée (et aléatoire), elle relève du social, du hors‑texte. Ce sont les vivants qui font vivre les textes du passé, et qui décident quels textes peuvent mourir et quels méritent de survivre, qui font d’une œuvre périssable (comme toute production humaine) un chef‑d’œuvre relativement « éternel ».
132) Le pouvoir des mots, des écrits, est tributaire du calendrier historique. Pour qu’une œuvre génère de réels effets, il ne suffit pas qu’elle ait pour finalité de faire œuvre utile, de délivrer des messages, de donner des raisons d’agir, de pousser à l’action collective, encore faut‑il que le contexte global lui soit favorable, que les esprits soient disposés à entendre ce qui est dit, écrit. La Nouvelle Héloïse, Werther, René ou La case de l’oncle Tom sont des écrits qui ont eu du succès, ont touché profondément leurs lecteurs parce qu’ils sont « tombés au bon moment », mais cette favorable concordance des temps est loin d’être la règle.
14Quand Simone de Beauvoir publie Le Deuxième sexe (1949), elle ne cherche aucunement à scandaliser, et même, ainsi qu’elle l’a souvent précisé par la suite, elle n’avait pas du tout conscience de faire œuvre de militante féministe. Le livre suscite quelques controverses, génère de violentes réactions misogynes, fait relativement scandale, mais sans que les ventes décollent : « Le succès fut maigre23 ». C’est qu’alors la situation historique n’est pas favorable, les esprits ne sont pas réceptifs aux thèses soutenues, irrecevables, non pensables, non audibles, trop décalées, trop en avance sur leur temps. Ce n’est qu’après que le néo‑féminisme américain des années 1960 a eu fait de cet ouvrage un livre de référence que, dans les années 1970, le livre, dans un tout autre contexte (au mitan des Trente Glorieuses) que celui de l’immédiate après‑guerre, connaît en France et en Europe un très grand retentissement…
15En 1974, paraît en France L’Archipel du Goulag de Soljenitsyne. Le livre fait « l’effet d’une bombe nucléaire24 », et le mot « goulag » passe dans la langue. Pourquoi un tel « séisme en France25 » à cette date ? Cela faisait des décennies que l’existence des camps (la querelle entre Sartre et Camus en 1952 avait porté précisément sur cette question : fallait‑il parler de ces camps ?), était connue, mais les informations et les témoignages (dont les Récits de la Kolyma de Varlam Chalamov, 1966) n’avaient pas réussi à faire éclater la vérité. Sans nul doute, le talent et la personnalité de l’écrivain Soljenitsyne ont contribué à faire passer le message, mais il est non moins évident que L’Archipel du Goulag n’a eu un tel écho, n’a obtenu un tel succès (600 000 exemplaires vendus du premier tome en 1974) que parce que l’ouvrage a touché des intellectuels, des journalistes, des milliers de consciences préparées (par les révélations antérieures), enfin disposées à admettre la nature véritable du « socialisme réel ». C’est le calendrier qui, ici, se révèle être l’élément décisif dans la qualité d’écoute, dans la réception, dans le sort réservé au livre.
16Si le succès de certains ouvrages reste une divine surprise (qui aurait pu parier sur l’inimaginable triomphe du roman d’Umberto Eco, Le Nom de la rose ?), L’Archipel du Goulag est devenu un best‑seller parce que le livre (qui n’avait rien d’un recueil de témoignages susceptibles de plaire « au grand nombre ») venait à son heure. C’est ce bon timing qui explique aussi l’écho rencontré par certains ouvrages difficiles, comme L’Anti‑Œdipe (un livre qui fait événement en 1972) ou Montaillou, village occitan (1975) d’Emmanuel Le Roy Ladurie, « qui atteint le tirage cumulé peu habituel pour un historien universitaire de trois cent mille exemplaires26 ». Habent sua fata libelli, les livres ont leur destin, mais ce destin n’est pas lié à leur valeur in se (une valeur aussi indécelable, aussi introuvable que la « littérarité »). Heureux les livres qui rencontrent leur public parce qu’ils sont en phase avec le moment historique. Dans le domaine des sciences humaines, seuls les livres qui arrivent à l’heure — tel Tristes tropiques (1955) dans le contexte de la décolonisation — courent la chance d’obtenir une certaine visibilité hors des murs de l’université.
17S’il n’est pas sans grands inconvénients pour les auteurs d’être en avance sur leur époque (tous les écrits ne bénéficient pas d’une seconde chance, comme Le Deuxième sexe), il ne l’est pas moins d’être reconnu avec un temps de retard. En France, l’œuvre majeure de Norbert Elias (1897‑1990) commence à être traduite (La Civilisation des mœurs, 1973 ; La Dynamique de l’Occident, 1975), et à produire ses effets bien après la première publication (Sur le processus de civilisation, 1939)27. Toutes les années pendant lesquelles son œuvre est demeurée obscure sont, à l’évidence, des années perdues sans retour. Encore importe‑t‑il de souligner combien la réception de Norbert Elias, prototype de l’auteur « tardivement reconnu28 », exemple d’une imprévisible et extraordinaire reconnaissance différée, est une rareté : les œuvres qui « tombent dans le vide », qui ne suscitent guère d’échos à la parution, sont fort peu susceptibles de faire l’objet d’une exhumation, d’un « rattrapage » par les générations ultérieures29. Quoi qu’il en soit, « le cas Elias » prouve que la valeur d’une pensée, d’un écrit, d’un auteur, est circonstancielle, aléatoire, totalement dépendante de l’accueil que le public lui réserve — ou non. Et c’est ce qui explique qu’une œuvre puisse paraître sans que personne ne s’avise de sa qualité (toute virtuelle, en puissance) aussi longtemps qu’on n’en trouve pas l’intérêt, l’usage. Tant il est vrai que c’est l’histoire qui fait les lecteurs (dans le sens où celle‑ci déplace les curiosités, modifie les seuils de sensibilité, les modes de perception, les grilles de lecture, les services que l’on peut en attendre), que c’est le hors‑texte qui détermine les effets des textes, et les emplois qu’on peut en faire, la possibilité existe toujours qu’une œuvre, ignorée ou délaissée, surgisse, refasse surface‑(en France, dans les années 1980, Tocqueville sort du placard, devient une référence incontournable pour les néo‑libéraux qui veulent voir en lui un prophète de la démocratie, et lui font dire ce qui leur est profitable pour défendre leurs positions politiques30) ou connaisse un immense retentissement bien après sa parution. Comment ne pas songer à la résurgence des deux pamphlets de Nizan, Aden Arabie (1931) et Les Chiens de garde (1932), enrôlés, récupérés, réappropriés par les contestataires des années 1960‑197031 ? Et, surtout, comment ne pas trouver à méditer sur l’invraisemblable fortune posthume du Cours de linguistique générale (1916) de Ferdinand de Saussure, ouvrage que la linguistique a exhumé, et qui est devenu un temps « la » référence incontournable, le maître‑livre de l’heure structurale (1960‑1970) ? Oui, comment expliquer que la pertinence des thèses de Saussure soit restée si longtemps non‑reconnue, sans de notables effets, que la valeur du Cours de linguistique générale (une éminente valeur « objective » longtemps « dormante » — dans le sens où l’on parle d’« espions dormants » — et soudain révélée, devenue évidente, incontestée, dès lors que le Cours a été mobilisé, approprié, exproprié, embrigadé) soit restée si longtemps ignorée, si l’on présuppose que la qualité d’un texte est « interne », ne doit rien au lecteur, au hors‑texte ?
18Ce qu’attestent ces quelques destinées éditoriales, c’est que l’on ne saurait trouver dans les textes la raison de leurs effets sociaux. Pourquoi Le Deuxième sexe devient‑il un livre socialement efficace dans les années 1970, ce qu’il n’était pas dans les années 1950 ? C’est le même texte en 1950 et en 1970, mais le changement d’époque modifie sensiblement la lecture qu’on en fait, si bien que l’essai est enfin lu, découvert, utilisé, instrumentalisé, pour nourrir les luttes féministes. On ne saurait donc parler de l’influence des textes, des « effets » de la littérature abstraction faite du contexte (social, politique, historique, idéologique), qui est la clé de ces effets. De fait, quels que soient les cas de figure (livres parus avant l’heure, à la bonne heure, ou après l’heure), l’importance déterminante du calendrier sur l’efficacité sociale des écrits prouve, s’il en était besoin, qu’il n’y a pas de « force interne » des mots, que les effets ne sont pas inclus dans les textes (et ne peuvent donc être programmés, automatisés, anticipés), sont tributaires des circonstances, des moments historiques, dépendants du nombre de lecteurs disposés ou non à entendre, comprendre, accepter, recevoir, utiliser, mettre en œuvre ce qui est « dans » les livres.
19En définitive, le plus grand enseignement que l’on peut retirer des études de réception est, peut‑être, de pouvoir en finir une fois pour toutes avec cette idée que certains textes auraient en eux une efficacité ou des qualités (« qualités de pensée », littérarité, beauté…) que les lecteurs ne pourraient que découvrir, reconnaître, apprécier, admirer, et qui leur vaudraient passeport pour l’éternité. En réalité, le pouvoir des écrits dépend non de la « substantifique moelle », de la force des mots ou des idées, de la rhétorique ou du style dans le texte, mais du calendrier, de l’accueil réservé par les agents sociaux qui, dans l’espace public, exercent un pouvoir culturel, peuvent servir la cause de tel ou tel imprimé, lui confèrent visibilité et valeur, font son prix, décident de son destin. En somme, la prise en compte de la réception remet sur terre et sur ses pieds l’idéaliste discours littéraire dominant, et donne de belles leçons… de matérialisme historique.