L’approche biographique est‑elle (toujours) matérialiste ?
Introduction : La biographie, genre et méthode
1C’est autour de la figure de l’auteur que se sont constituées la plupart des entreprises d’histoire sociale ou de sociologie marxiste de la littérature. Dans son ambition de renouveler l’histoire de la littérature au début du xxe siècle, Gustave Lanson conçoit par exemple l’approche biographique dans une perspective sociologique, ce qui lui offre une méthode lui permettant de lier l’œuvre au monde qui l’a vu naître. En outre, une telle optique constitue selon lui un programme de recherche empirique, permettant de lier « connaissance du particulier » et « science du général1 ». La recherche biographique est alors épurée de toute perspective individualiste, puisque, comme il le note :
Nous avons substitué partiellement à l’idée de l’individu l’idée de ses relations à divers groupes et êtres collectifs, l’idée de sa participation à des états collectifs de conscience, de goût, de mœurs. Nous avons remarqué dans sa personnalité des parties qui ne sont que les prolongements d’une vie sociale extérieure et antérieure à elle. Nous avons réduit cette personnalité à être — partiellement (pour ne pas dépasser notre connaissance par notre affirmation) — un foyer de concentration de rayons émanés de la vie collective qui l’enveloppe. Notre étude tend à faire de l’écrivain un produit social et une expression sociale2.
2Le renouvellement des études littéraires dans les années 1960 s’est, à l’inverse, souvent construit contre la biographie, à la fois comme genre et comme méthode. Les uns lui opposent une approche centrée sur le texte et ses lois internes de fonctionnement, quitte à proclamer, comme Roland Barthes, « la mort de l’auteur3 ». D’autres, tel Pierre Bourdieu, lui reprochent de reconduire naïvement l’« illusion biographique4 » et de pratiquer une sociologie ou une psychologie rudimentaires, axées sur les relations directes entre l’environnement des auteurs et la production de leurs œuvres. Bien que la figure de l’auteur soit alors souvent mise à distance, il semble pourtant difficile d’en faire l’économie. L’approche biographique reste en effet mobilisée par un grand nombre de partisans de la sociologie de la littérature. C’est notamment le cas de Lucien Goldmann à propos de Racine et Pascal dans Le Dieu caché5 ou de Pierre Bourdieu à propos de Flaubert dans Les Règles de l’art6 et de Manet dans Manet : Une révolution symbolique7, bien qu’ils insistent tous deux sur les médiations qui, par‑delà l’auteur, lient une œuvre à son contexte de production.
3Parallèlement à cette relation ambiguë des sociologues de la littérature à la méthode biographique, le genre biographique a fait l’objet d’un long discrédit dans les sciences humaines et sociales au xxe siècle, en particulier au sein de l’historiographie française où elle a été considérée, selon Sabina Loriga, comme « l’un des symboles de l’histoire traditionnelle, évènementielle, plus soucieuse de la chronologie que des structures, des grands hommes que des masses8 ». François Dosse fait pourtant le constat d’un « retour de la biographie9 » depuis les années 1980. Si, dans la continuité des travaux de Lanson, on peut considérer que l’approche biographique a permis de promouvoir une méthode matérialiste, attentive aux conditions de production des œuvres et à leur historicité, ce retour récent de la biographie indique ici plutôt un basculement inverse, jouant « le psychologisme qui croit pouvoir penser l’individu sans l’histoire [contre] le sociologisme qui croit devoir faire abstraction des hommes pour traiter les faits sociaux comme des choses10 » selon l’alternative mortifère soulignée par Lucien Sève.
4Afin de concevoir une méthode biographique épurée de ses scories individualistes et utile au renouvellement des méthodes matérialistes en littérature, nous allons rendre compte de la manière dont un tel problème a pu se poser pour Gueorgui Plekhanov, Jean‑Paul Sartre, Lucien Goldmann et Pierre Bourdieu, tout en interrogeant également les conceptions de l’individu sur lesquelles leurs tentatives de solution reposent. Car c’est en définitive sur ce point précis que semble se jouer la question du matérialisme. Comme nous le verrons, celle‑ci ne saurait se réduire à une approche matérielle, nécessaire mais pas suffisante, du phénomène littéraire.
Plekhanov et « l’erreur d’optique » individualiste
5Se posant la question « qui fait l’histoire ? » — questionnement central de la théorie marxiste —, le marxiste russe Gueorgui Plekhanov (1856‑1918) dénonce l’« erreur d’optique » consistant à surestimer le rôle des individus dans l’histoire. Dans un texte de 1898, il écrit, à propos de Napoléon :
Nous nous faisons de la force personnelle de Napoléon une idée très exagérée, car nous lui attribuons toute la force sociale qui l’a poussée au premier plan et qui la soutenait. Si elle nous semble tout à fait exceptionnelle, c’est parce que les autres forces semblables à elle n’ont point passé du domaine du possible à celui du réel. Et quand on nous demande : que serait‑il arrivé sans Napoléon, notre imagination s’y perd, et il nous semble que, sans lui, tout le mouvement social sur lequel reposaient sa force et son influence n’aurait pas pu se produire11.
6Tout en rejetant cette conception héroïque du sujet, Plekhanov refuse également de souscrire à ce qu’il appelle la « théorie des facteurs », forme de « sociologisme » à la fois empiriste et mécaniste qui réduit l’individu à une suite de caractéristiques sociales et qui, selon lui, est « inconsistante du fait qu’elle sépare arbitrairement les uns des autres les divers aspects de la vie sociale, et les hypostasie en des forces particulières12 ». Cette hypostase de l’homme que reconduit systématiquement une méthode biographique stricte repose sur une conception individualiste du sujet, le concevant en toute indépendance du monde historique et social dans lequel il évolue. À l’inverse, Plekhanov lui préfère une théorie active du reflet, où la classe sociale des auteurs étudiés constitue une variable centrale. Bien que les facteurs économiques jouent un rôle important sur la vie idéologique, ils n’agissent pourtant jamais de manière unilatérale mais toujours par le jeu de médiations, comme Plekhanov le note :
La littérature, l’art, la philosophie, etc., expriment la psychologie sociale, et […] le caractère de la psychologie sociale se définit par les particularités des rapports réciproques entre les hommes qui composent cette société. Ces rapports dépendent en dernière instance du degré de développement des forces productives. Chaque progrès dans le développement de ces forces entraîne un changement dans les rapports sociaux et, par conséquent, dans la psychologie sociale. Les changements qui se sont produits dans la psychologie sociale se reflètent nécessairement, avec plus ou moins de force, dans la littérature, dans l’art, dans la philosophie, etc. Mais les changements survenus dans les rapports sociaux mettent en mouvement les « facteurs » les plus divers : quel est le facteur qui influera plus que les autres à un moment donné, sur la littérature, l’art, etc. ? cela dépend d’une foule de causes secondaires et tertiaires, qui n’ont pas de lien direct avec l’économie sociale. En général, on n’observe que très rarement une influence directe de l’économie sur l’art et les autres idéologies. Le plus souvent, ce sont d’autres « facteurs » qui agissent : la politique, la philosophie etc13.
7En plus de mettre à distance tout réductionnisme économique — auquel est pourtant souvent réduit le marxisme et sa « théorie du reflet14 » — au profit d’une conception relationnelle insistant sur les « instances intermédiaires entre le mode de vie et la conscience15 », c’est‑à‑dire entre la classe sociale et les individus qui la composent, le concept de « psychologie sociale » mobilisé par Plekhanov a le second mérite de proposer une approche simultanément sociologique et esthétique, attentive à la fois à la vie collective des artistes et aux productions artistiques qui en résultent :
La sociologie ne doit pas fermer la porte à l’esthétique, mais, au contraire, la lui ouvrir toute grande. […] Les particularités de la création artistique se trouvent toujours étroitement liées à la psychologie sociale qu’elle exprime. La psychologie sociale de chaque époque est toujours conditionnée par les rapports sociaux de cette époque. C’est là un fait clairement démontré par toute l’histoire de l’art et des lettres. Voilà pourquoi la définition de l’équivalent sociologique de toute œuvre littéraire serait incomplète et, par conséquent, inexacte si le critique se refusait à apprécier ses mérites artistiques. En d’autres termes, le premier acte de la critique matérialiste, loin de rendre le deuxième acte superflu, l’exige, comme son complément nécessaire16.
Jean‑Paul Sartre et les principes d’une « biographie existentialiste »
8Contre Plekhanov, qu’il réduit hâtivement à un simple partisan de l’« économicisme », Sartre, dans Questions de méthode (1957), propose un « marxisme concret [qui] doit approfondir les hommes réels et non les dissoudre dans un bain d’acide sulfurique17. » Pour lui, ce qui définit l’homme est le « dépassement d’une situation, par ce qu’il parvient à faire de ce qu’on a fait de lui18 » car « si réduit soit‑il, le champ des possibles existe toujours19 ». Sartre définit alors le projet « comme dépassement subjectif de l’objectivité vers l’objectivité, tendu entre les conditions objectives du milieu et les structures objectives du champ des possibles20 ». Cette conceptualisation théorique s’intéresse ainsi à deux états de l’histoire : la biographie de l’auteur, histoire passée et incorporée dans des structures mentales puis inscrite dans les œuvres, et le rapport à l’avenir qu’elle engage.
9Cette perspective s’accompagne en outre d’une méthode, qu’il s’efforce de mettre en œuvre dans son Flaubert (1970‑1971), conçu comme une « biographie existentialiste ». Partant de l’individu Flaubert — car « c’est l’œuvre ou l’acte d’un individu qui nous révèle le secret de son conditionnement21 » —, sa méthode insiste sur les médiations qui lient l’individu à sa classe, et en particulier la famille comme « point d’insertion de l’homme dans sa classe, c’est‑à‑dire la famille singulière comme médiation entre la classe universelle et l’individu22 ». Reprenant un raisonnement métonymique — tout en critiquant son usage par les marxistes mécanistes : « Le principe euristique : “chercher le tout à travers les parties”, est devenu cette pratique terroriste : “liquider la particularité23” » — il définit la méthode d’approche existentialiste comme
une méthode régressive‑progressive et analytico‑synthétique ; c’est en même temps un va‑et‑vient enrichissant entre l’objet (qui contient toute l’époque comme significations hiérarchisées) et l’époque (qui contient l’objet dans sa totalisation) ; en effet, lorsque l’objet est retrouvé dans sa profondeur et dans sa singularité, au lieu de rester extérieur à la totalisation (comme il était jusque‑là, ce que les marxistes prenaient pour son intégration à l’Histoire), il entre immédiatement en contradiction avec elle : en un mot, la simple juxtaposition inerte de l’époque et de l’objet fait place brusquement à un conflit vivant24.
10Contrairement à ce qui a pu être affirmé à propos de L’Idiot de la famille, l’individu Flaubert ne constitue en rien le point d’aboutissement de la recherche pour Sartre25. Le « grand écrivain », en tant que « médiateur26 », permet en effet de prendre pour objet une époque dans son ensemble :
La névrose [de Flaubert] est historique et sociale : elle constitue un fait objectif et daté où se ramassent et se totalisent les caractères d’une certaine société — la France bourgeoise sous Louis‑Philippe —, comme telle, nous essaierons, dans le prochain tome, de la comparer avec d’autres pour voir si elle n’appartient pas à une certaine famille de troubles qui ont existé à l’époque, jamais avant. Cette étude, nous le verrons, nous permettra d’approcher du mouvement artistique vers 185027.
11Sartre ne parviendra jamais à mener à bien ce programme de recherche : L’Idiot de la famille restera en effet un projet inachevé. Pourtant, deux points peuvent contribuer au renouvellement contemporain de l’approche biographique : premièrement, l’importance de la dimension familiale comme médiation entre le sujet biographique et son monde ; ensuite, la « méthode régressive‑progressive », où l’individu est à la fois considéré comme le produit de déterminations extérieures passées et comme le point de cristallisation d’une époque et de ses métamorphoses latentes.
Lucien Goldmann et le « sujet transindividuel »
12Tant Goldmann que Bourdieu ont construit leur méthode contre les principes de la « biographie existentialiste » sartrienne le sujet individuel n’étant pas, selon eux, le véritable sujet de la création culturelle. Pour Goldmann, en effet, « le problème n’est pas de savoir ce qu’était Madame Bovary pour Flaubert, mais ce par quoi Madame Bovary est une œuvre culturelle importante, c’est‑à‑dire une réalité historique, ce qui la différencie de mille autres écrits moyens de la même époque28 ».
13Refusant de « s’aventurer sur le terrain difficile et glissant de la biographie individuelle29 », Goldmann affirme ainsi que « le comportement qui permet de comprendre l’œuvre n’est pas celui de l’auteur, mais celui d’un groupe social […] et notamment, lorsqu’il s’agit d’ouvrages importants, celui d’une classe sociale30 ». Comme Sartre, il répugne pourtant à réduire l’auteur et ses productions à sa seule classe sociale d’appartenance31 ou de s’en tenir exclusivement au sujet « biographique ». Cette position médiane l’invite alors à la recherche des médiations et à souligner « le caractère collectif de la création littéraire [qui] provient du fait que les structures de l’univers de l’œuvres sont homologues aux structures mentales de certains groupes sociaux ou en relation intelligible avec eux32 ». Tandis qu’il est nécessaire dans un premier temps de comprendre les structures significatives d’une œuvre dans son économie générale, le chercheur doit, dans un second temps, pouvoir les expliquer en rendant compte du caractère collectif et social de ces structures, méthodologie concentrique — assez similaire à celle que Sartre propose dans Questions de méthode — que Goldmann applique dans Le Dieu caché et qu’il résume en ces termes :
Comprendre les Pensées ou les tragédies de Racine, c’est mettre en lumière la vision tragique qui constitue la structure significative régissant l’ensemble de chacune de ces œuvres ; mais comprendre la structure du jansénisme extrémiste c’est expliquer la genèse des Pensées et des tragédies raciniennes. De même, comprendre le jansénisme, c’est expliquer la genèse du jansénisme extrémiste ; comprendre l’histoire de la noblesse de robe au xviie siècle, c’est expliquer la genèse du jansénisme ; comprendre les relations de classe dans la société française du xviie siècle, c’est expliquer l’évolution de la noblesse de robe etc.33
14Goldmann préfère alors à la notion d’auteur celle de « sujet transindividuel », en tant que sujet collectif porteur d’une vision du monde, elle‑même définie comme « cet ensemble d’aspirations, de sentiments et d’idées qui réunit les membres d’un groupe (le plus souvent, d’une classe sociale), et les oppose aux autres groupes34 ». Fort de cette conception dynamique et relationnelle de la mise en forme et de l’expression idéologique d’un groupe social, il récuse lui aussi toute théorie du reflet :
L’écrivain ne reflète pas la conscience collective, comme l’a cru longtemps une sociologie positiviste et mécaniste, mais pousse au contraire jusqu’à un degré de cohérence très avancée les structures que celle‑ci a élaborées et de manière relative et rudimentaire. En ce sens, l’œuvre constitue une prise de conscience collective à travers une conscience individuelle, celle de son créateur, prise de conscience qui révèlera par la suite au groupe ce vers quoi il tendait « sans le savoir » dans sa pensée, son affectivité, son comportement35.
Pierre Bourdieu contre « l’individu concret »
15De la même manière que Goldmann refuse le « sujet biographique », Bourdieu rejette l’« individu concret ». Pour lui, la recherche ne peut prendre pour objet qu’un « individu construit », qu’il définit comme « ensemble de propriétés dans un espace de propriétés36 ». Cela suppose alors un travail de construction d’objet afin de « délimite[r] un ensemble fini de propriétés pertinentes, instituées par hypothèse en variables efficaces, dont les variations sont associées aux variations du phénomène observé, et défini[r] du même coup la population des individus construits, eux‑mêmes caractérisés par la possession à des degrés différents de ces propriétés37. » Dépassant la « théorie des facteurs » dénoncée par Plekhanov — en inscrivant ces facteurs dans un espace relationnel, le champ, qu’il substitue à la classe et qu’il définit comme un espace relativement autonome, avec ses propres principes de fonctionnement et de consécration —, il vise à repousser l’« illusion biographique » reposant sur l’analyse d’un « individu concret » :
La vie, l’existence qui, dans sa vérité objective telle qu’elle se déclare dans le roman ou dans l’expérience vécue, se donne comme quelque chose d’éclaté, d’inconstant, de fragmentaire, est constituée comme tout unitaire par le monde social à travers des rites d’institution sanctionnés par l’attribution de noms, par des nominations et ensuite par des institutions […]. Ces actes de nomination successifs sont en quelque sorte le développement de cette nomination initiale par laquelle un nom propre a été assigné à l’individu. Le monde social tend donc à postuler la constance du nominal et à introduire une constance qui n’est pas nécessairement celle de l’expérience vécue38.
16Cette illusion bien fondée est, selon lui, « devenue partie prenante du sens commun savant après être entré en contrebande dans la science sans avoir été soumise à un contrôle préalable39 ». Pour Bourdieu, c’est tout particulièrement le cas en matière de littérature où « la biographie est conçue comme intégration rétrospective de toute l’histoire personnelle du “créateur” dans un projet purement esthétique40 », à l’opposé d’une approche véritablement scientifique :
La représentation charismatique de l’écrivain comme « créateur » conduit à mettre entre parenthèses tout ce qui se trouve inscrit dans la position de l’auteur au sein du champ de production et dans la trajectoire sociale qui l’y a conduit : d’une part la genèse et la structure de l’espace social tout à fait spécifique dans lequel le « créateur » est inséré, et constitué comme tel, et où son « projet créateur » lui‑même s’est formé ; d’autre part la genèse des dispositions à la fois génériques et spécifiques, communes et singulières, qu’il a importées dans cette position. C’est à condition de soumettre à une telle objectivation sans complaisance l’auteur et l’œuvre étudiés (et, du même coup, l’auteur de l’objectivation), et de répudier tous les vestiges du narcissisme qui lient l’analyseur à l’analysé, limitant la portée de l’analyse, que l’on pourra fonder une science des œuvres culturelles et de leurs auteurs41.
17Bourdieu propose ainsi de substituer à la figure de l’artiste un « individu construit », et ce à deux niveaux : premièrement, en proposant une sociologie conséquente, où l’individu est le produit de déterminations passées et est soumis aux forces qui structurent le champ dans lequel il s’inscrit ; ensuite, en limitant l’investigation à certaines variables‑clés, afin de couper court à l’inflation « ad infinitum42 » des moments biographiques qu’il s’agirait sinon de prendre pour objet. D’autre part, il importe selon lui d’adjoindre à la nécessaire objectivation de la figure du « créateur incréé43 » celle du commentateur, soumis à des forces équivalentes, opposant ainsi au narcissisme incontrôlé une socio‑analyse maîtrisée.
Conclusion : L’homme comme « croisement »
18Tout comme Lanson et malgré leurs différences respectives, ces quatre théoriciens prennent pour point de départ la figure de l’auteur. Pourtant, celle‑ci ne constitue jamais le point d’arrivée de leur recherche, à l’inverse du genre biographique conventionnel. D’autre part, leurs « hypothèses biographiques44 » — qui refusent parfois de s’énoncer en tant que telles — ne reposent pas sur une « vision individualiste de l’individu45 », figée et linéaire. Elles partagent au contraire une conception dynamique et relationnelle de la personne humaine comme « croisement46 [Kreuz] », selon laquelle « la personne (tout autant que son œuvre) est le résultat d’un processus de constitution permanent qui se déroule sur des plans distincts47 » comme l’écrit Michael Heinrich. Prenant alors pour objet ce « réseau d'interrelations dynamiques48 » dans lequel s’inscrit l’individu, une telle conception biographique permet d’une part de jouer des échelles d’analyse et des formes de temporalité et d’autre part de remplacer une analogie vague entre « l’homme et l’œuvre » par une véritable réflexion épistémologique et méthodologique sur les médiations que lient le monde social, l’auteur et son œuvre. Cette perspective biographique, cumulant approche esthétique et sociologique — et au sein de cette dernière, une « micro‑sociologie49 », à laquelle invitait déjà Sartre, et une macrosociologie —, constitue en définitive une méthode matérielle d’investigation tout en reposant sur une conception matérialiste, où les données matérielles récoltées doivent être intégrées dans un ensemble plus large qui permet de les comprendre et de les expliquer. Contre la biographie traditionnelle, matérielle faute d’être matérialiste, c’est tout un territoire de recherche sociologique, historique et esthétique qui s’offre alors à nous.