Colloques en ligne

Isabelle Pantin

La fabrique des tables aux XVIe et XVIIe siècles. Aperçus sur la réception de deux œuvres canoniques, le Roland furieux de l’Arioste et les Essais de Montaigne

1Une précision liminaire : l’expression « table des matières » a été ici comprise selon l’usage des éditeurs-libraires du début de l’époque moderne. Du XVe au XVIIe siècles, les « tables » (tabulae) recouvrent un vaste ensemble, incluant les listes des chapitres, mais aussi les index des matières, et toutes sortes de catalogues recensant différentes richesses du livre, des gravures aux maximes ou aux lieux communs.

2Ces tables, par leur présence, voire leur abondance, ou même par leur absence, par leur objet et leur organisation, en disent beaucoup sur la façon dont les ouvrages étaient considérés par leur auteur et, plus souvent, par leur éditeur, sur le genre dans lequel ils étaient classés, sur le statut et la valeur qu’on leur accordait, ou encore sur l’usage que leurs lecteurs étaient censés en faire. Leur variabilité au cours du temps ne rend pas moins significatifs les indices qu’elles nous donnent. Les tables font partie de ces liminaires si utiles pour appréhender l’identité des œuvres dans sa double dimension, à la fois essentiellement poétique et historiquement contingente, comme l’a si bien montré Gérard Genette1. Les observer de près donne un point de vue singulier sur la réception de ces œuvres. J’ai choisi de le montrer sur deux livres très dissemblables mais également canoniques, et dont la vie posthume a été d’une particulière richesse, dès la Renaissance et dans ses lendemains immédiats : le Roland furieux de l’Arioste et les Essais de Montaigne.

Des tables et des genres : une relation instable

3Étant bien entendu que la présence d’une (ou plusieurs) tables, sous quelque forme que ce soit, n’a jamais été une obligation dans les livres du début de l’époque moderne, quelle que fût leur catégorie, certaines constantes liées aux genres ressortent pourtant. Dans les romans, comme on s’y attend, c’est la table des chapitres qui s’est imposée — table tantôt succincte, tantôt conçue comme une ribambelle d’arguments et finissant par résumer toute l’intrigue. En revanche, les livres de savoir (dont l’exemple suprême est la Bible) ont été alors, comme au Moyen Âge depuis le XIIIe siècle, un terrain de culture pour une grande variété d’index2.

4Mais est-ce bien la question du genre qui importe ici ? Les « livres de savoir » ne constituent pas un genre. Cette notion renvoie à un projet d’auteur et/ou d’éditeur, et surtout à un usage de lecteur. Tout livre, en prose ou en vers, narratif ou théâtral, poétique, délibératif ou épidictique, peut se révéler, tôt ou tard, livre de savoir. C’est particulièrement vrai à la Renaissance, âge d’or de la copia rerum et verborum, où l’augmentation des informations, en tous domaines, est perçue comme désirable, mais ou l’on ressent déjà le danger de l’amoncellement chaotique de la documentation écrite, ce qui fait chercher les moyens de l’organiser3. Les tables, dont la fonction première et évidente est de faciliter l’accès aux connaissances, tout en les classant, sont aussi le moyen par lequel la virtualité possédée par tout livre à être un « livre de savoir » se réalise pleinement, et s’affiche. Et un tel processus traverse les frontières génériques.

5Ainsi, dans les recueils poétiques, les tables d’incipit, outre leur intérêt pour se repérer dans la collection des pièces, facilitent diverses pratiques liées à un savoir, comme faire le lien entre tel poème mémorisé, au moins dans son début, et le même imprimé sur la page4. Cela compte évidemment beaucoup plus que le fait d’aider à renforcer une appartenance générique.

6Si l’on persiste à aborder l’étude des tables et des index sous l’angle de l’appartenance générique, il faut garder en tête que ces aides au lecteur, ajoutées parfois tardivement, ne sont pas liées aux propriétés essentielles et intrinsèques des œuvres, mais plutôt à leur capacité à être au moins partiellement remodelées en fonction des circonstances. Des circonstances qui tiennent, en particulier, à la politique éditoriale et commerciale de libraires et imprimeurs, elle-même influencée par des habitudes régionales.

7Par exemple, durant la période incunable et les premières décennies du XVIe siècle, les libraires parisiens ont été souvent plus rapides que leurs confrères lyonnais à mettre des tables dans leurs ouvrages, et parmi les premiers, de grands entrepreneurs très attentifs à prévenir les demandes du public, comme Antoine Vérard et, plus tard, Galliot du Pré, ont souvent devancé leurs concurrents sur ce terrain — notamment en généralisant l’usage de la table des chapitres dans les romans (avec référence au chiffre des chapitres et, plus tard, des feuillets), comme dans ce Tristan de 1489 [Fig. 1]5.

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Fig. 1 : Les faiz du tresvaillant et renomme chevalier Tristan, Rouen, Jean Le Bourgeois pour lui-même et pour Antoine Vérard à Paris, 1489, A1r. Paris, BnF: RES-Y2-57; Gallica.

8L’adjonction à un ouvrage d’une table ou d’un index, et l’éventuelle nouveauté de leur conception, étaient couramment annoncées au titre, et mentionnées dans les privilèges, comme des additions significatives qui, d’une certaine façon, ouvraient une nouvelle phase dans la carrière d’un livre, lui rendaient sa nouveauté. L’exemple du Roland furieux éclaire l’importance de telles adjonctions, montrant à la fois comment le succès prolongé d’un livre se construisait et s’entretenait par des modifications avisées, et comment ce processus enrichissait et rendait plus complexe « l’image » de l’œuvre elle-même6.

Le Roland furieux et ses tables

9Le poème de l’Arioste a été publié par son auteur non seulement sans tables, mais sans rien pour en préparer : les éditions de 1516, 1521 et 1532 n’ont même pas ces petits sommaires ou « allégories » au début des livres qui deviendront un accessoire obligé de l’ouvrage7. Une évolution (posthume) s’amorce en 1535, quand est imprimée à Venise, par Maffeo Pasini et Alessandro Bindoni, une édition comportant plusieurs compléments éditoriaux apportés par Lodovico Dolce8, dont son apologie de l’Arioste (II1r-II6r), et des « Éclaircissements sur quelques mots et passages difficiles de l’œuvre » (Dechiarationi di alcuni vocabuli e luoghi difficili dell’opera), qui présentent une énumération sans classement clair (II6v-II7v). Vient ensuite, précédée d’une note de Pasini qui souligne l’agrément de pouvoir se reporter directement aux nouveaux passages du poème, sans avoir à tout relire (Perche adunque son alcuni, i quali si dilettano di saper le cose dall’Ariosto aggiunte, senza fatica di legger tutto il libro, II8r), un « Moyen rapide de trouver toutes les additions », à savoir une liste compacte (qui remplit à peine dix-sept lignes), de renvois aux ajouts de 1532, par ailleurs signalés dans la marge du texte9. La dernière pièce est une table des personnages (II8v-KK1v), intitulée :

Table des histoires et nouvelles contenues dans toute l’œuvre par ordre alphabétique, avec mention des chiffres des feuillets, chiffres qui indiquent commodément leur début et leur fin, et l’on doit savoir qu’on trouvera toujours en marge du texte le nom de celui dont on voudra lire [l’histoire]10.

10Le titre général de l’ouvrage l’annonce de façon plus expéditive comme la tavola di tutto quello, ch’è contenuto nel libro.

11L’année suivante, outre une réimpression de cette édition, publiée à Turin et à Trino aux frais de Giovanni Giolito11, trois nouvelles éditions, dont l’une est aussi financée par Giovanni Giolito, paraissent à Venise. Aucune ne reprend les compléments de Dolce, mais toutes affichent au titre qu’elle comportent « les mentions de tous les endroits où l’œuvre a été amplifiée par l’auteur, comme on peut le voir de façon ordonnée dans la nouvelle table mise à la fin12 ». Cette « nouvelle table », compilée par Marco Guazzo (qui se donne aussi comme le réviseur de l’ensemble du texte), est l’héritière méconnaissable du « Moyen rapide de trouver les additions » : beaucoup plus complète et précise, elle remplace les références aux feuillets (trop vagues et éphémères) par le numéro des chants et des strophes — ce qui est d’autant plus remarquable que dans l’édition du poème les strophes ne sont pas numérotées. Elle ajoute les incipits, et, d’autre part, développe les arguments des passages ajoutés, ce qui change son caractère.

12L’étape suivante correspond à l’édition Giolito de 154213, copiée à Rome, par Antonio Blado, dès 154314, malgré son privilège vénitien. Elle présente, en tête de chaque chant une « Allégorie » tenant lieu de sommaire (les événements racontés dans le chant y sont rapportés à un sens moral), et correspondant à la petite vignette narrative au-dessous ou au-dessus de laquelle elle est placée. Pour cette édition, Dolce a augmenté et perfectionné les tables qu’il avait dressées en 1535. Ces tables sont désormais réunies dans un appendice, pourvu de son propre titre.

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Fig. 2 :Orlando furioso, Rome, Antonio Blado, 1543, 2e partie, *3r. Munich, Bayerische StaatsBibliothek; cote : ESlg/4P.o.it.30; urn: nbn:de:bvb:12-bsb00048199-5. Fig. 3 : Orlando furioso, Rome, Antonio Blado, 1543, 2e partie, **4v. Munich, Bayerische StaatsBibliothek; cote : ESlg/4P.o.it.30; urn: nbn:de:bvb:12-bsb00048199-5

13Il s’agit d’abord du catalogue, établi en vue d’une comparaison, des passages imités de Virgile et d’autres poètes, avec la citation complète des vers concernés (avec référence aux feuillets), suivis de ceux du poète latin [Fig. 2], puis de l’« Exposition de tous les mots et passages difficiles », cette fois réordonnée selon l’ordre des feuillets [Fig. 3], et enfin, d’une « Table de tout ce que contient l’œuvre par ordre alphabétique » (Tavola di tutte le cose nell’opera contenute per ordine di alphabeto). Chaque entrée de cette dernière table introduit à un élément de l’intrigue. Ces entrées sont principalement les noms des personnages, mais aussi des objets (comme la fiole, « Ampolla », où se trouve enfermée la raison de Roland), des combats (« Battaglia »), des morceaux rhétoriques, comme les éloges (« Lode »). On observe un subtil compromis entre ordre alphabétique et ordre du récit puisquà l’intérieur de chaque lettre on descend le fil des pages, du début à la fin du poème, sans plus se préoccuper de l’alphabet [Fig. 4]. La table cumule donc plusieurs fonctions : elle est toujours, comme la Tavola delle Historie e Novelle de 1535, qui lui a servi de noyau, une table par personnages et épisodes, mais, comme elle est développée, elle se rapproche de ces chapelets de sommaires qu’étaient les tables des chapitres des romans chevaleresques. De plus, elle peut servir d’index des matières, comme le suggère son titre — or la présence d’un index des matières, caractéristique des « livres de savoir », était alors inattendue dans une œuvre narrative et/ou poétique.

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Fig. 4 : Orlando furioso, Rome, Antonio Blado, 1543, 2e partie, **7v. Munich, Bayerische StaatsBibliothek; cote : ESlg/4P.o.it.30; urn: nbn:de:bvb:12-bsb00048199-5

14Les nombreuses éditions suivantes ont apporté ensuite leur lot de nouveautés, y compris en matière de tables, comme celle des « Descriptions variées et très belles de l’Arioste », recensant les évocations de la nuit, du jour et des saisons, les proverbes et sentences15 [Fig. 5] figurant dans l’édition Giolito de 1549 — celle qui, entre autres attraits, comporte une version plus complète des Cinque canti, ces nouveaux épisodes sur la matière de l’Orlando furioso, restés inédits jusqu’en 1545 et qui ne devaient jamais être intégrés au texte canonique du poème16.

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Fig. 5 : Orlando furioso, Venise, Gabriel Giolito, 1549, 2e partie, ***6v-***7r. Madrid, Biblioteca Nacional de España ER/3473

15L’édition Valvassori de 1553, qui offre une nouvelle série de gravures, de plus grand format, et de nouvelles « allégories », plus développées, ne garde plus que trois tables, celle des « lieux » difficiles, celle des comparaisons avec les poètes latins, et l’index des matières, mais elle amplifie les deux premières. Celle des « difficultés », en particulier, devient un énorme répertoire où l’on trouve de tout, des termes inaccoutumés aux références mythologiques et allégoriques, et même la réfutation de critiques adressées à l’auteur17. Ainsi, le premier mot est « Orlando », et la rubrique explique la raison de sa présence au titre d’un poème dont le véritable héros est Roger. Sans références ni aux feuillets, ni aux chants et strophes, et sans ordre alphabétique, il est difficile de se repérer dans ce fourre-tout qui prétend répondre à toutes les questions qu’un lecteur pourrait se poser sur le texte.

16Le fourre-tout est remis en ordre dans l’édition Valgrisi de 1556 qui soumet les « mots difficiles » à l’ordre alphabétique, produisant ainsi un riche dictionnaire de l’œuvre18. Cette édition a été complètement remodelée par Girolamo Ruscelli qui a commenté chaque chant du poème, et refondu et enrichi l’appendice des tables. On y trouve notamment, à la fin, une longue table alphabétique des incipit des strophes, compilée par Giovan Battista Rota (M1r-P4v).

17Il est temps d’interrompre cette longue série, mais pas sans un arrêt sur la première traduction du poème en français, parue à Lyon en 1544 — une traduction anonyme, sans doute un travail collectif piloté par Jean Des Gouttes, receveur des dîmes pour l’église de Lyon, auteur de la dédicace à Hippolyte d’Este archevêque de Milan et de Lyon19. Ce majestueux in-folio n’a pas de table, mais au lieu de mettre les « Allégories », tenant lieu d’arguments, en tête de chaque chant, il les regroupe au début (*3r-*5v). Il ne s’agit pas à proprement parler d’une table, car les feuillets correspondants ne sont pas indiqués. Précisons que les titres courants de l’ouvrage (« Roland furieux » de bout en bout) ne permettent pas de retrouver commodément les différents chants.

18Quoi qu’il en soit, une note « Au Lecteur benivole » justifie ce regroupement :

Ces succinctes Allegories, amy Lecteur, je t’ay bien voulu preposer affin que tu considères avant que d’entrer en la lecture du Furieux, quelle, et comment se doibt prendre et tirer l’utilité de la plaisante et recreative Poësie (*5v, nos italiques).

19Il ne s’agit donc pas d’une aide pour se repérer dans le texte, ou pour effectuer un survol global de son parcours, mais d’une préparation à la lecture. Ce faisant, c’est aussi, pour le lecteur, le moyen de saisir précocement que l’ouvrage qu’il a sous les yeux n’est pas simplement destiné à être lu d’une traite, mais pourra être consulté avec fruit à diverses reprises. L’auteur de la note (probablement Des Gouttes) regrette de n’avoir pas développé davantage les allégories et confie au lecteur cet approfondissement :

Et pource, humain Lecteur, selon tes affections toymesmes tires en les sens, qui a toy seul seront propres et peculiers. En quoy faisant tu cognoistras que le divin Autheur de ce beau livre n’a pas voulu seulement repaistre les oreilles d’une coulante et fluxe volupté d’eloquence, mais y a mis […] soubz le voile des parolles plaisantes, choses, en quoy l’esprit de l’homme se peult merveilleusement delecter. Ce que encores tu ne trouveras en maintes aultres Poësies, lesquelles ne sont leuës sinon une seule foys. Que n’adviendra (à mon jugement) a nostre Furieux […] (*5v, nos italiques).

20Le regroupement des « allégories » avant le début du poème est donc un moyen de signaler d’emblée que celui-ci est un trésor de savoir moral. Galliot du Pré qui publie cette traduction l’année suivante à Paris, reprend la liste des « Allégories » ainsi que la note, mais il ajoute à la première des renvois aux feuillets, ce qui lui donne en plus la fonction d’une table20. Cela s’ajoute à d’autres signes d’une volonté plus affirmée de permettre au lecteur de naviguer commodément dans le livre : le format est plus réduit (in-8), les « allégories », en plus d’être regroupées au début, sont mises chacune en tête du chant correspondant (les lecteurs de romans étaient habitués à avoir deux fois les titres-sommaires des chapitres : en début de chapitre et réunis dans la table), et, au moins pour les cinq premiers chants, elles sont précédées d’une petite illustration ; enfin, le numéro des chants est indiqué dans les titres courants.

21Ce parcours dans les éditions du Roland Furieux (qui pourrait se prolonger encore longtemps) montre donc le rôle stratégique des tables dans la gestion au long cours d’un succès de librairie. Il révèle aussi qu’une table pouvait être un instrument utile pour faire glisser une œuvre d’une catégorique générique vers une autre, ou plutôt pour manifester la pluralité des catégories auxquelles elle pouvait prétendre appartenir.

22Vu à travers ses tables, le Roland furieux était plutôt tiré vers le roman, quand la question des sommaires, de l’intrigue, des épisodes et nouvelles était mise en avant ; c’était une cornucopie de fleurs d’éloquence, avec le recensement de ses belles descriptions, ornements sentencieux et autres pépites ; c’était l’égal d’un canzoniere sous le rapport de la densité et de la constance de la qualité poétique, quand on classait par ordre alphabétique les incipits de ses octaves ; c’était une école de l’imitation créative, quand on rapprochait certains de ses passages de leurs modèles antiques ; c’était un trésor de vérités morales, si on y entrait par les « allégories » ; et enfin, puisqu’il était parfois doté d’un véritable index des matières, c’était un magasin de savoir universel, dans la grande tradition encyclopédique du poème héroïque21.

Les Essais de Montaigne

23Les Essais de Montaigne offrent une autre occasion d’observer, par le biais des tables, la modification posthume du statut, de la situation générique et des usages d’une œuvre. Les Essais se sont distingués dès l’origine par leur remarquable résistance à l’enrôlement dans une catégorie. Ni narratifs, ni poétiques, ni oratoires, ils ne sont pas davantage un livre d’histoire, ni un traité de philosophie morale ; ce ne sont pas non plus des mémoires, et ainsi de suite. Cependant, ils risquaient encore de se voir rattachés au riche ensemble des recueils de diverses leçons, et autres « pastissages de lieux communs22 », si Montaigne lui-même n’avait exclu cette possibilité, d’abord par son mépris affiché des « pastissages » en question, recours des écrivains sans culture, sans personnalité et sans imagination, et surtout en concevant un ouvrage qui prenait le contrepied de ces magasins d’érudition à bon compte se distinguant par la facilité avec laquelle ils donnaient accès à leur marchandise. Le lecteur des Essais, c’est bien connu, est introduit dans le labyrinthe de longs chapitres aux titres souvent ambigus et obliques, sans rien qui l’aide à se repérer : il ne peut s’accrocher ni à des paragraphes, ni à des notes marginales, ni à des sommaires, et bien sûr il ne dispose pas d’un index des matières. Il n’a droit qu’au strict nécessaire pour un ouvrage dont les titres courants indiquent seulement dans lequel des trois livres on est : une table des chapitres.

24Rappelons que Montaigne est mort en 1592, après avoir donné trois éditions successives de ses Essais, en 1580, 1582 et 1588, et que la première édition posthume autorisée des Essais, augmentée des « allongeails » survenus depuis 1588, a été publiée en 1595, grâce aux soins de Marie de Gournay23.

25Dès 1593, cependant, parut à Lyon une édition non autorisée et très défectueuse, à l’adresse de « Gabriel La Grange, libraire d’Avignon ». Son titre annonçait un appréciable ajout :

Livre des Essais de Michel seigneur de Montaigne. Divisé en deux parties. Dernière édition augmentee de deux tables tresamples, des choses plus memorables contenues en icelle24.

26Elle comportait en effet deux index des matières, l’une, pour la première partie (livres I et II), au début25, l’autre pour la seconde (livre III) à la fin26.

27Ces « tables des principales matieres et choses plus memorables » ne furent pas reprises par Marie de Gournay qui voulait garder à l’ouvrage l’organisation voulue par Montaigne, mais on les retrouve, fondues en une seule, au début de l’édition fortement censurée, probablement par les soins de Simon Goulart27, imprimée à Genève sous adresse lyonnaise en 1595 [Fig. 6].

Les Essais de Michel seigneur de Montagne [sic], divisez en trois livres. Contenant un riche et rare thresor de plusieurs beaux et notables discours couchez en un stile le plus pur et orné qu’il se trouve en nostre siecle. Avec deux tables : l’une des chapitres, l’autre des choses plus memorables contenus en iceux, 1595, pour François le Febvre, de Lyon. 2 vols in-1228.

28Le compilateur n’avait même pas pris la peine de supprimer les entrées qui tombaient dans le vide puisqu’elles correspondaient aux passages escamotés.

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Fig. 6 : Les Essais, [Genève], 1595, *4v. Bibliothèque de Genève, Hf 1226 , https://doi.org/10.3931/e-rara-6782

29En 1598, puis en 1600, la série des éditions sous privilège du roi, préparées par Marie de Gournay, se poursuivit en conservant l’organisation originelle de l’ouvrage, tout en adoptant un format plus réduit, l’in-8. En 1602, cependant, le libraire Abel L’Angelier imposa l’adjonction de tables à l’éditrice récalcitrante, pour résister à la concurrence des éditions non autorisées et élargir la clientèle. Parurent donc Les Essais […] enrichis de deux Tables curieusement exactes et elabourées29. Le nouveau privilège (accordé à L’Angelier et daté du 1er avril 1602) soulignait aussi que les Essais avaient été « augmentez de deux tables et de la vie de l’Autheur ».

30Dans cet ouvrage, la table des chapitres est au début, et à la fin, après le privilège, on trouve trois index : d’abord celui des matières, puis celui des noms propres, et enfin celui des éléments relatifs à la biographie de Montaigne qui sont donnés en résumé pour faire office d’une « vie de l’Autheur ». Cet ensemble des trois index est introduit par un titre général :

Les pages du sieur de Montaigne où sont contenues les plus rares remarques de son livre, à sçavoir les exemples des vertus et des vices, les plus graves sentences, similitudes et comparaisons, avec un recueil des loix anciennes des peuples et nations. Plus la vie de l’Autheur par remarques principales et précises sur son propre livre, le tout en forme de lieux communs (4F1r).

31Ces tables, plus approfondies et mieux classées que celles des éditions pirates, transforment effectivement les Essais en magasin de savoirs divers et de belles phrases pleines de sagesse. La référence aux « lieux communs » parle d’elle-même.

32Le deuxième index, celui des noms propres, est précédé par un « Avertissement » qui montre à la fois combien ce type de table était inhabituel, et combien sa fonction différait de celle de l’index des matières. Il s’agissait principalement, cette fois, de mieux servir la mémoire du lecteur. On ne lui présentait pas là des listes de lieux communs pour orienter ses recherches dans le texte (éventuellement en le découvrant), mais des accroches pour retrouver plus facilement les passages dont il se souvenait — quoique de façon trop imprécise :

Chacun nom propre […] est le plus fidelement que j’ay peu faire autant de fois rapporté en ceste table, qu’il se trouve repété en tout ce livre afin que si le lecteur se ressouvient du nom et non de ce dont il desire se rememorer, il puisse […] contenter en fin son esprit (4H8 r).

33Venait enfin (4K4v) la « Vie de Montaigne » sous forme de table, avec une succession de rubriques, commençant par « De » ou « Du ». Cette table n’est ni alphabétique, ni chronologique, bien qu’elle commence par rappeler « comme dès le berceau son pere l’envoya nourrir à un pauvre village des siens et combien de temps il y fut », et s’achève par des entrées concernant les maladies, la mort et la piété :

De sa patience à supporter le douleur […] des pensees à sa mort […]
De son officiosité envers les morts […] sur sa mort […] ses prieres au lecteur […] son action de grâce à Dieu

34Elle cherche plutôt, tant bien que mal, des regroupements par thèmes : d’abord le caractère et les usages de Montaigne, des éléments de son portrait (physique et moral), puis sa santé, ses opinions, certains événements marquants (le tout assez mélangé) ; il y a aussi un ensemble sur son style et sa relation à son livre.

35En 1608, cinq libraires parisiens obtinrent un nouveau privilège pour une édition pleine de nouveautés30. Un portrait de Montaigne par Thomas de Leu, accompagné d’un quatrain (« Voicy du grand Montaigne une entiere figure ») faisait son apparition ; les marges du texte étaient désormais remplies d’un chapelet de notes qui, en résumant leurs thèmes, permettaient de suivre aisément le déroulement des chapitres. Enfin, le triple index final laissait place à une seule « Table des matieres et noms plus memorables », l’index biographique étant devenu un texte suivi, le « Sommaire discours sur la vie de Michel, Seigneur de Montaigne, extrait de ses propres escrit », fait d’un collage de citations et de paraphrases, librement confectionné à l’aide de cette ancienne table dont les entrées étaient parfois rappelées dans les marginalia. En 1611, toujours sous la protection du même privilège, un anonyme ajouta aux notes marginales les références (imprécises et souvent inexactes) des sources d’une partie des citations latines de Montaigne31.

36Marie de Gournay n’était pour rien dans ces nouveautés, mais ne tarda pas à reprendre au moins partiellement la main. Le privilège suivant, en novembre 1614, fut d’abord établi à son nom (même si elle en fit ensuite cession aux libraires), et elle prépara une nouvelle édition, parue en 1617 dans un plus ample format (in-4)32. Faute de pouvoir s’opposer à la logique commerciale qui exigeait de rendre les Essais toujours plus accessibles, elle s’était résignée à contrôler au moins la qualité des adjonctions conçues à cet effet. Elle avait ainsi révisé et complété les références des citations, avec l’aide de collaborateurs sûrs, et même fourni, à la fin, une traduction complète de ces citations. Cette édition de 1617, toujours munie au début de la Vie de Montaigne, reprenait cependant à la fin, comme en 1602, les trois index séparés, sous le titre des « Pages du sieur de Montaigne » [Fig. 7], sans exclure l’index biographique [Fig. 8].

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Fig. 7 et Fig.8 : Les Essais, Paris, Michel Nivelle et al., 1617, A1r et c3v. Paris, BnF : RES Z PAYEN-74. Gallica

37À la fin de sa préface (une version très remaniée et augmentée du long discours liminaire qu’elle avait rédigé pour l’édition de 1595), Marie de Gournay disait pourtant, sans mâcher ses mots, combien toutes ces prétendues améliorations faisaient injure à l’œuvre :

Au surplus, l’opinion qu’ont euë les Imprimeurs, que certaines nottes en marge pourroient enrichir la vente des Essais est cause derechef qu’ils les y ont plantées à leur mode, comme à leur derniere impression : contre mon advis neantmoins, par ce qu’un ouvrage si plein, affluant et pressé, n’en peut souffrir, non plus que de table aussi par mesme raison. Autant suis-je contraire à ceste vie de l’Autheur, qu’ils ont logée en teste, estant complete dans le volume33.

38Quant aux références des citations, elles n’avaient été introduites, comme le reste, que pour de méprisables raisons :

Apres tout, je recognois que ceste recherche et ces cottes d’Autheurs, eussent esté desdaignez par mon pere ; et moy mesme n’en faisois pas grand comte : mais trois raisons m’ont forcee de les entreprendre. En premier lieu cet acheminement de pres de moitié34 : secondement la bestise d’une part du monde ; qui croit beaucoup mieux la verité soubs la barbe chenuë des vieux siecles et soubs un nom d’antique et pompeuse vogue : tiercement l’interest et priere des Imprimeurs35.

39La lutte continua. En 1624, Marie de Gournay dut accepter une légère modernisation du style, mais, en contrepartie, elle obtint la suppression d’une partie des notes marginales36. En 1635, elle dédia à Richelieu la dernière édition parue sous sa supervision37. Ce monumental in-folio renforçait encore les aides proposées aux lecteurs modérément savants, puisque les traductions des citations étaient désormais imprimées à la fin de chaque chapitre (et non plus à la fin de l’ouvrage). L’index final, était, de nouveau, une table unique « des noms propres, et des principales matieres contenues en ce livre », et l’éditrice avait dû ce contenter d’exhaler sa rancœur en révisant et en augmentant la protestation de la fin de sa préface.

40Après la défection, puis la mort de Marie de Gournay, ce modèle continua à se perfectionner. En 1652, Henri Estienne se vantait dans son avis au lecteur d’avoir complété l’index :

Je vous diray encore, qu’ayant esté obmis à toutes les Tables precedentes des matieres, plus de la moitié des choses remarquables, j’en ay fait une nouvelle qui est si exacte, que le Lecteur en toutes rencontres pourra à l’instant trouver son entiere satisfaction, sans estre obligé comme auparavant, de la chercher par une longue et incertaine lecture38.

41En ce milieu du XVIIe siècle, le lecteur idéal des Essais, un homme pressé d’assouvir ses curiosités sans avoir à suivre les divagations de l’auteur, ressemble fort à cet « indiligent lecteur » que Montaigne avait renié car il était incapable de le suivre dans ses allures « à sauts et à gambades39 ».

42En 1659, les Essais subirent un nouveau changement : ils devinrent un livre de poche, avec la parution d’une série d’éditions in-12 en trois volumes, modèle lancé par les libraires parisiens et imité par les éditions pirates jusqu’en 166940. La « Table des matieres plus remarquables » survécut à cette transformation, soit mise tout entière à la fin du troisième volume, soit répartie dans chacun des volumes.

43Après leur mise à l’Index, en 167641, les Essais connurent une longue éclipse pendant laquelle ne parurent que des abrégés, dépourvus de tables42. Enfin, en 1724, Pierre Coste fit paraître à Londres une « nouvelle édition » des Essais, « faite sur les plus anciennes et les plus correctes », première d’une nouvelle série43. Parmi de nombreuses additions et améliorations annoncées au titre figuraient « de nouveaux Indices plus amples et plus utiles que ceux qui avoient paru jusqu’ici44 ». Pierre Coste, dans sa préface, assure effectivement qu’ils sont « tous nouveaux » : il se saurait les « garentir complets », doutant qu’on en « fera jamais de tels d’un Livre écrit du stile des Essais de Montagne », mais ils sont aux moins utiles et intéressants45.

44Quoi qu’il en soit, la « Table des principales matières » qui figure à la fin de chacun des trois volumes, marque une rupture avec celles du XVIIe siècle. Il ne s’agit plus simplement d’un guide de repérage, ou d’un outil offert aux collectionneurs de lieux communs pour qu’ils puissent faire leur marché dans l’œuvre, sans s’imposer de suivre tout au long ses digressions. On voit que, désormais, leur compilateur a adopté la perspective d’un historien, soucieux d’approfondir la connaissance d’un écrivain désormais classique : il a cherché à recenser ses thèmes, et les regroupement qu’il effectue sous certaines entrées (comme, dans le premier volume, « Enfants », « Homme », « Montaigne », ou « Mort ») désignent des points d’entrée privilégiés dans son univers [Fig. 9]. D’autre part, l’index cite parfois des mots ou des expressions anciennes (dans le même volume, « Bastine », « Desferre », « Gobeau »), avec des renvois non seulement au texte, mais aux notes explicatives de Pierre Coste.

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Fig. 9 :Les Essais, éd. Pierre Coste, Londres, Jacob Tonson et John Watts, 1724, vol. I, Bbb4v. Lyon, Bibliothèque municipale, 103226.

Conclusion

45Les tables des matières des XVIe et XVIIe siècles sont donc un riche univers, pouvant donner lieu à d’amples déclinaisons pour s’adapter à des ouvrages divers, mais aussi à toute une gamme d’usages et de projets de lecture. De plus, parce que les tables sont extérieures à l’œuvre sur laquelle elles portent, elles ont la capacité d’en donner un reflet. Sous leurs formes les plus ambitieuses, elles en constituent même une sorte de microcosme : un avatar en réduction, déformé, mais capable de mettre en lumière certains aspects autrement peu visibles.

46C’est pourquoi les tables ont été à la fois un instrument et un révélateur de l’évolution posthume des œuvres. Elles pouvaient contribuer utilement à leur survie, en les aidant à répondre aux demandes changeantes du public, et à maintenir l’intérêt de ce public. Elles ont même joué parfois un rôle crucial dans leur « canonisation ». Ainsi, dans le cas de l’Arioste, la multiplicité des tables manifestait la pluralité générique du Roland furieux, sa dimension universelle.

47Cependant, en particulier parce qu’elles contribuaient à classer les œuvres dans des catégories, les tables pouvaient être l’instrument subtil d’une sournoise dégradation. La résistance de Marie de Gournay aux initiatives des libraires le montre bien : bardés de leurs tables et de tout l’arsenal habituel des « aides au lecteur », les Essais, ce livre unique et inclassable, dont la lecture devait être une expérience singulière, réservée aux âmes d’élite, étaient devenus, elle le voyait avec chagrin, un magasin de savoir ou un magasin de sagesse parmi d’autres dans la bibliothèque de l’honnête homme.